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Christophe Bregaint, Dernier atome d’un horizon (extraits)

TEXTE 1

Passe

Un autre Jour

 

Jour

Crissement

De cette craie

Qui dessine

Une espérance

Appauvrie

Avant

Qu’elle

Ne se casse

Et chute

 

Au pied

Du tableau noir

 

 

TEXTE 2

 

Sur le trajet

Nous laisserons

La fin

En l’état

 

Au point de départ

 

Nous nous nourrirons

De ce qui viendra

Par la suite

 

 

TEXTE 3

 

Battement de cœur

Court-circuité

Devenu tombe

En rien de temps

Comme un rien

Un inachèvement

En pure perte

 

Dans un vertige

Encore et sans interruption

On distingue cet autre

Que l’on n’a pas connu

Avant le fracas

 

 

TEXTE 4

 

De la voix

On ne retrouve plus

Les éclats

Qui ont coupé la

Liaison entre

Elle et

Cet autre

Hors champ

 

Voix off

D’une cicatrice

 

 

TEXTE 5

 

Rendez-vous

Avec notre venue

Au monde

 

La lumière

Dépeuple

Déjà les yeux

De tout repos

 

Tant et si bien

Que l’on commence

A négocier

Un coin de paradis

Avec la mort

 

 

TEXTE 6

 

Aux regards dégoupillés

« Cédez le paysage »

Dis-tu

A cette obscurité qui vient

 

Par la brume

Par l’écume

 

Comme elle est venue

Jusqu’à présent

Par le passé

 

 

TEXTE  7

 

Des crépuscules

Voulant se perpétuer

D’une façon ou d’une autre

 

Au bout du compte

Nous ne sommes

Que ça((Christophe Bregaint, Dernier atome d'un horizon, Tarmac éditions, mai 2018, 86 p., 14 euros.))

 

 

 

 

 

 

***

 

Textes inédits

 

A la confluence

Des ruines

 

Route tracée à

La désolation

 

Hors de la lumière

Peut-être étreindras-tu

Peau couverte

De mémoire

Cette voie où

Celle-ci

 

Comme pitance de l’exil

 

Puisqu’il te faut aller

Où les vents enivrent

 

***

 

A bientôt

Dis-tu

A chaque escale

 

Avant de partir

Pour une autre

 

Sur ton itinéraire

Imprécis

Nomade

 

De gare en port

 

Tu descends

Sur une terre temporaire

 

Pour donner forme

A ton errance

 

***

 

Ce jour

Est particulier

 

Plus noir que jamais

 

Le crépuscule

Discute

Avec la mort

 

Dans l’intimité de la désolation

 

Une tranchée s’est ouverte

 

Adieu

Les discours

Peuvent encore mentir

 

Te souviens-tu que

Nous savions

 

***

 

Gratter la surface

Des ténèbres

A suffisance

En cet endroit

 

Pour trouver plus de sombre

S’il en est besoin

 

La disgrâce

Fait fleurir

Plus qu’un naufrage

 

A l’orée

De l’indéfini

Tremblement

 

Il semble que

La pluie est attendue

 

***

 

A l’autre bout de la ligne

Tes yeux

Ne portent plus le ciel

 

Sous tes cheveux

 

Tout est devenu

Tellement vulnérable

 

 

De ce qu’il te reste

De ce que tu n’as plus

Encore une fois

 

Tu refais l’inventaire

D’une vie

Foutoir

 

***

 

Parfois

Tu te retournes

 

Vers là-bas

 

C’est un jour d’hiver

Qui donne refuge

A ta peine

 

Ce ciel transi

 

De temps à autre

Il reste plus longtemps

A tes côtés

 

***

 

Que faire

Ce jour

Te demandes-tu

A chaque mouvement

De l’ennui

 

L’étreinte d’une interrogation

 

Retranche

Une clarté à ce qu’il te reste

Comme souffles

 

En sursis

 

***

 

Qui que tu sois

Jusqu’à l’ivresse

Par la souffrance

 

Tu concasses

Les os

Des faux soleils

 

Pour retrouver

Espace vital

Ne serait-ce qu’un court

Instant

 

Qui referait

Lumière

 

***

 

Tout cela est stupide

On se gratte encore la peau

On creuse

Dans la chair

 

On espère y trouver un peu de repère

Sous des plaies mal cautérisées

Par le temps

 

Privation de couleur

Qui pénètre de plus en plus l’œil

Telle une aiguille aiguisée

Dans la terre grise

 

Tes os s’enfoncent

Sans plainte

Tu dériverais bien encore

Mais ton souffle est prisonnier

 

Par-dedans les parois

De la désolation

 

« qu’y a-t-il à faire?

Je n’ai qu’une seule réponse: désespère!»*((S. Kierkegaard))

 

 

 

 

 

 

 




Doina Ioanid: Histoires du Pays des Babouches

Doina Ioanid: Histoires du Pays des Babouches (le titre en français du recueil Cele mai mici proze, Editura Nemira, București, 2017)

Traduit du roumain par
Jan H. Mysjkin

Préambule – PoèmAnvers

Une veilleuse qui peut prendre les formes d’une cache-abri. Deux pigeons blottis à côté d’un tuyau de descente. Un plancher blanc où glissent un cheveu et un harmonica dans l’appartement au-dessous. Des persiennes rouge brique esquissant un sourire de loin. Et puis les quiétudes. Les quiétudes du soir. Les quiétudes alléchées. Tu écoutes comme elles se meuvent, comme elles sonnent. Tu les vois briller sur un ongle. Quiétudes du soir. Une veilleuse. Un visage sous une veilleuse. Des polders traversés par le vent. Les quiétudes volant comme des foulques au-dessus de moi. Je me souviens de ton baiser bien ajusté à mon pied, le bas le plus fin, dans un ici, dans un ailleurs.

 

 

 

 

 

 

Je me tiens dans une main et je mendie l’histoire de quelqu’un d’autre. Un après-midi d’été indien. Un café, je me dirige vers une table. Un homme se dirige vers la même table. C’est une grande table ronde. Partageons-la, dit-il. Un moment de gêne. Il s’appelle Lemi, il fume des Marlboro. Il habite tout près, il n’avait plus de sucre. Peut-être juste un prétexte pour un café, un après-midi d’été indien. Lui, un café, moi, une bière. Il est venu à Anvers quand il avait dix-sept ans, de l’ex-Yougoslavie. Le hasard : un régisseur l’avait remarqué dans une discothèque, il cherchait quelqu’un avec l’accent et une gueule de l’Est pour jouer un KGB-iste. Il est parti spontanément. Le sort. Il a ensuite joué dans d’autres films. Il est spontané. Spontané et direct. Il a un nez de boxeur et ressemble à Robert De Niro. Maintenant, il est dans le business, quelque chose avec la mode, l’art. Il cuisine bien la paella. Mais il est seul, divorcé. Une femme marocaine. Deux enfants. Les enfants te coûtent une fortune en Belgique. Le soleil sur le plateau de la table. Quelques feuilles qui froufroutent. Au départ, un bras sur mon épaule. Nous, gens de l’Est, nous devons nous soutenir les uns les autres. Je me promène dans la vieille ville, parmi des immeubles givrés. Je fais des photos, je bois une bière. Je me mets de nouveau en route. Un œil s’ouvre dans mon dos, un œil avec un doigt sur ses lèvres. Ensuite, je longe le jardin du béguinage, là où l’oignon donne des fleurs violettes. Et je me tiens de nouveau dans une main et je mendie l’histoire de quelqu’un d’autre. En fait, mon histoire, en quelque sorte. L’histoire d’une main mise dans une autre main.

 

Une image pivotant sur un tambour, une apparition dans une tour à Bruges. Autour de moi, sept lits, et dessus, sept femmes en blanc, avec un turban orange. La réalité du jour commence avec un battement d’ailes contre la fenêtre à côté de mon lit. Un vitrail sonore. L’aile ouverte d’un oiseau m’habille discrètement à l’intérieur. Mes membranes matinales. Membranes protectrices.

 

Good morning sur un escalier bleuâtre aux taches de café. L’homme au sushi me sourit. Des propos recueillis dans la rue aux massettes. En face de moi, un cygne blanc, les ailes grandes ouvertes. Le tramway fait revenir sur ses rails toutes sortes de souvenirs avoisinants. Puis, je fais la cuisine pour quelqu’un d’autre que celui en face de moi. Quelqu’un qui essaie de m’entrevoir au-dessus de la tête des autres.

 

Te déplacer avec une chaise. Reculer avec une chaise. De combien de manières ? Jusqu’à ce que mes yeux dépassent les autres et s’assoient à ta table. Jusqu’à ce que tes yeux secouent les griffes de ton épaule, au détour d’une rue. Juste un regard parlant.

 

Les lignes d’un plancher blanc que tu suis des soirées entières. Le plancher blanc, rayé comme un cahier réglé. Réglé, réglé, feuilles rayées. Garde, regarde les lignes de ta paume ! Un arbre entouré de chrysanthèmes et une bicyclette posée contre lui. Je ne sais pas rouler à bicyclette. Alors ce sera taxiclette ou pédalo.

 

Sel et poivre. Prendre le chemin du poivre et du sel. Leurs histoires te rassemblent comme les doigts d’une main. Et de nouveau cette musique d’un tram qui ramène des souvenirs sur ses rails. Sel et poivre, le chemin de tes pas sur le plancher blanc.

 

 




Pierre Dhainaut, État présent du peut-être

Il faut saluer la naissance de la nouvelle maison d’édition de Mathieu Hilfiger, Le Ballet Royal, inaugurée par le très beau livre de Pierre Dhainaut : État présent du peut-être. Déjà l’objet-livre, au design sobre et élégant, suscite le désir de lecture. Ce livre est composé de trois mouvements (« Suite sans titre », « Un temps de dédicace », « L’école du large ») en correspondance admirable avec l’aquarelle de la couverture peinte par Caroline François-Rubino, toute en légèreté de touches qu’on dirait de pur souffle. 

Pierre Dhainaut, État présent du peut-être, Le Ballet Royal, 2018

Pierre Dhainaut, qui a récemment publié un autre livre avec Caroline François-Rubino (Paysage de genèse, Voix d’encre) et des poèmes dans le numéro 72 de Diérèse, semble avoir trouvé en cette artiste une forme d’alter ego peintre, tant poésie et peinture échangent ici une réciprocité de preuves sous le signe de l’aquarelle, vocable apte à définir aussi le travail de l’écriture. 

Au centre du livre, l’expérience de la « nuit », mais pas n’importe quelle « nuit » : « ‘la nuit des temps’ // celle qui a rendu la neige obscure / la mémoire impuissante à la ressusciter » (p. 9), « la nuit, la nuit sans rémission » (p. 17). Tout le livre est tendu vers le dépassement de « l’épreuve » (p.14) de cette « nuit » ontologique. Tout d’abord par le risque d’un accord précaire de la « nuit » et de la « neige » : « ‘Neige’ et ‘nuit’, les deux mots ensemble » (p. 9), comme le suggère déjà le vers initial de ce livre qui n’a peut-être pas de plus intense désir que celui de « transmettre / au plein jour une âme, une poignée de neige » (p. 15). Mais pour que l’accord de la « nuit » et de la « neige » puisse être trouvé, il faut pour Pierre Dhainaut que ce soit un « enfant » qui le formule : « ‘Neige’ et ‘nuit’, les deux mots ensemble, / selon cet ordre ou l’ordre inverse // qu’un enfant les répète, ils se confondent, / leur murmure envahit les chambres, // s’unit au silence et l’aimante » (p. 9). On retrouve ici la place centrale de « l’enfant » salvateur dans la poésie de Dhainaut. La « main » du poète « tremble » toujours dans une main d’ « enfant », et ce tremblement les unit au plus profond : « Tu te penches, il est là l’enfant que tu évoques, / ta main tremble en la sienne » (p. 28). L’ « enfant », qui pour Pierre Dhainaut et Yves Bonnefoy « porte le monde » (Dans le leurre du seuil), est aussi celui qui donne le sens et le rythme, c’est-à-dire l’origine même de la poésie. Ainsi de la « petite fille », figure initiatique qui joue de la « marelle » : « la petite fille / en sautant de l’un à l’autre évitait de frôler / les bords, trébuchait, repartait, variant le rythme, / quelques minutes, une journée entière / et tous les jours, elle se croyait au paradis » (p. 25). C’est aussi « l’enfant » qui guide Pierre Dhainaut vers le foyer incandescent de son œuvre – « l’écoute », franchisseuse de « nuit » par excellence : « la profondeur noire, est-elle noire / puisqu’il (l’enfant) écoute ? » (p. 19). Pour que la « nuit » soit non pas abolie mais « réapprise », il importe que le poète soit un être d’ « écoute » : « Nous réapprendrions / la langue des nuits ou des souffles / comme des yeux ne s’appuyant que sur l’ouïe » (p. 21). Dhainaut est ici au plus près du beau titre de Claude Vigée : Apprendre la nuit (Arfuyen, 1991). Pour Dhainaut, il y a une consubstantialité féconde et bénéfique de la poésie et de « l’écoute », comme le suggère déjà la quatrième de couverture : « Elle (la poésie) instaure dans le temps mesuré, morcelé, de nos existences celui d’une écoute incessante ». Aussi Dhainaut fait-il partie de cette famille de poètes, de Rilke à Bonnefoy, que j’ai pu appeler « poètes de la clairaudience »[1]  ((Michèle Finck, Épiphanies musicales en poésie moderne, le musicien panseur, Champion, 2014. Pour Dhainaut, voir en particulier la page 13.)). Ce n’est que sous le signe de cette triade – « la neige », « l’enfant », « l’écoute »- que le poème selon Dhainaut peut naître de la « nuit » elle-même : « De la nuit un poème émane, saurait-il / comment, il n’en dirait rien, / il ne veut pas savoir où il se rend, / l’infini lui réclame un visage en confiance, / un visage d’enfant » (p. 23). Mais pour que poésie il y ait, il faut ici selon Dhainaut que le poème tende vers ce qu’il nomme, avec Bonnefoy, « le simple », et qu’il se ressource sans cesse dans l’intervalle des blancs, par où les mots respirent. À cet égard, le travail des blancs dans l’écriture de Dhainaut entre en correspondance avec les blancs interstitiels de l’aquarelle en couverture de Caroline François–Rubino. Ce n’est que trempé dans le « simple » et le silence du blanc, que le poème, si frêle soit-il, a le pouvoir d’’ « écarter les murs », comme l’exprime un des plus beaux poèmes du livre, tercet admirable : « si frêle, un poème / écarte les murs, / dehors le lierre approuve » (p. 45).

Encore faut-il réfléchir au titre fertile de ce livre : État présent du peut-être. La quatrième de couverture éclaire ce titre de façon intense et elliptique à la fois. Pierre Dhainaut y dissocie la « poésie » du « poème », pensant (avec d’autres) que la « poésie » est plus que « les poèmes » qui lui accordent « l’hospitalité » : « La poésie en acceptant l’hospitalité des poèmes s’y ressource, s’y ravive, elle ne déserte que ceux qui ont la prétention de la retenir. » S’impose ici une ouverture sur la fécondité du « peut-être » dans la poésie contemporaine, qui est avant tout une poésie du « peut-être ». Que l’on pense au « récit en rêve » d’Yves Bonnefoy « deux musiciens, trois peut-être » ou à l’approche de Claude Vigée selon qui « peut-être » est l’un des « noms » de « la présence de Dieu »[2] ((Sur le « peut-être » en poésie moderne et contemporaine, voir Michèle Finck Poésie moderne et musique, ‘vorrei’ et ‘non vorrei’, Essai de poétique du son, Champion, 2004, p. 369-372.)). À cet égard Pierre Dhainaut, dans sa rayonnante quatrième de couverture, propose une des définitions les plus exigeantes de la poésie : « La poésie est le ‘peut-être’ toujours en devenir, les poèmes, de livre en livre, de porte en porte, en proposent un ’état présent’ provisoire, lui aussi mobile ».




Magda Igyarto, poète et peintre

Née en Belgique d’un père hongrois et d’une mère polonaise, Magda IGYARTO n’a jamais dissocié la peinture de l’écriture. Agrégée  en philosophie et lettres, elle a mené sa carrière d’enseignante tout en peignant et en exposant ici et ailleurs. Désireuse de participer  à rendre la poésie vivante partout où elle le peut, elle réalise et anime depuis octobre 2014 « Les Mots d’ Azur », sur Agora Côte d’ Azur.FM , une émission centrée sur la poésie d’aujourd’hui, mais ce n’est que tardivement qu’elle a fait la démarche de publier ses écrits longtemps demeurés son jardin secret.  

Certains recueils sont nettement engagés: Métamorphose, Eau Mère, porte sur le thème de l’eau, Cris de femmes, Des graines germeront sur leurs pas, sur les discriminations et les violences que les femmes subissent encore à l’heure actuelle  partout dans le monde. Les autres écrits sont ceux d’une femme qui pose un regard sur sa vie, sur la vie, et tout ce qu’elle peut apporter de merveilleux, de terrible et d’inattendu.

La forme autant que le thème des poèmes fait penser à l'indissociable activité picturale de Magda Igyarto, dont une récente exposition résumait le travail de ces deux dernières années au travers de différentes séries utilisant des poudres de pigments purs sur résine et toiles de lin. Les titres de ces toiles - Dérives, Traces, Ondes, Ondes invisibles, Variations et Paysages intérieur – pourraient tout aussi bien servir aux cinq poèmes que nous présentons.




Jean-Luc Steinmetz, Suites et fins

Une poésie à fleur d'instant

 

Comment retrouver le vrai lieu, celui de l'instant, de la présence et de la vie qui grouille de désir.
Nous sommes face à une poésie à fleur d'instant, entraînée dans un irrésistible courant sans fin, « parle, parle comme si longtemps tu pouvais le faire et que des siècles t'étaient donnés », même si nous naviguons sur l'océan de tous les doutes et de tous les possibles, même si nous nous mettons parfois à l'unisson de la souffrance.

 

Jean-Luc Steinmetz,Suites et fins, Le castor Astral, mai 2017, 160 p., 14 €.

Une phrase qui parle du sable qui s'écoule, comment n'aurait-elle pas raison ? 

Une phrase est le temps qui s'écoule, elle parle de la vie et de ses remous. Nous somme bien dans le livre du temps, d'un temps non linéaire, à l'image de l'écriture de l'auteur et de la feuille qui se replie, se chiffonne, où dans les plis le temps d'après peut alors côtoyer celui d'avant, où les rêves et le réel se regardent l'un en face de l'autre.
Et l'être humain, où est-il ?

A chacun sa théorie, que ce soit celle du Big Bang ou du Grand Rêve, toutes ces explications ne seront toujours que partielles. « Écoutons les buissons d'étoiles », qu'allons-nous trouver ? L'auteur nous donne plus à vivre qu'à voir, dans ce parcours multiple qui passe d'une branche à l'autre pour parcourir l'arbre infini de la vie. Ce livre est trop riche pour le résumer en quelques lignes, les rhizomes donnent naissance à d'autres rhizomes qui tissent une toile complexe parfois imprévisible, au-delà du monde du visible.

Que nous dit-il finalement ? Apprendre à voir et à entendre, à sentir et à penser, à étudier et à savoir...A vivre et à mourir : une des grandes missions de la poésie. Et à ouvrir les portes du château intérieur où à chaque pièce, une autre porte s'ouvre, indéfiniment jusqu'aux étoiles les plus lointaines.

Alors les souvenirs s'entrechoquent, souvenirs d'amour, de mort, d'enfance, de résilience, d'été et d'hiver, de métal et de chair, d'os et d'or, jusqu'à la dernière séance ! Nous faisons un grand voyage dans l'espace et dans le temps où des enfants « marchent sur l'enfer de la marelle, où on lisait sur le « tableau noir énonçant la morale », jusqu'aux premiers émois, « les souvenirs étendant d'est en ouest leurs ailes ». Nous sommes entraînes dans un labyrinthe de sensations et de réminiscence mais au lieu de chercher la sortie, nous goûtons au plaisir de se perdre, de déambuler dans un univers disparate et parfois déroutant, pour finir avec l'amour et la poésie, les deux poumons qui nous font vivre, pour mieux respirer, pour que le temps devienne moins lourd, soulevé par le vent.

Dans « la nuit qui nous mène plus loin que le sommeil », il faut tenir sur cette terre pour ne pas être éjecté trop tôt, savoir reconnaître un merle qui s'envole, la cloche qui tinte au milieu de nulle part, presque inhumaine, et les algorithmes des grandes villes.

 

Quelle est cette poésie, insaisissable, intransigeante, main de sable et visage de lumière ?


Qui n'accepte pas la soumission, les forces destructrices, la souffrance gratuite, peut-être un leurre, une utopie, à moins que ce soit le cœur même de l'humanité... La parole va-t-elle disparaître au profit de l'image ? La poésie c'est le verbe mais aussi des allégories, des symboles, des métaphores, dont il faut certes se méfier pour ne pas se perdre, reflets de l’inconscient, au plus profond de l'être, donc intraduisible en représentation, même si c'est la plus performante techniquement. La poésie ne part pas des yeux mais d'un monde souterrain qui remonte à la surface pour révéler les vérités profondes.

Fort d'une grande culture jamais apparente, Jean-Luc Steinmetz réussit, dans un creuset bouillonnant, à réunir mémoire et oubli, constituant un alliage d'une résistance inégalable, puisqu'il s'agit de l'écriture et de la vie.

A la fin, il tire le rideau, mais on attend qu'il se relève !

 




RUINES, de Perrine Le Querrec : L’éblouissement

Unica Zürn (Berlin 6 juillet 1916 – Paris 19 octobre 1970) est une plasticienne et poète. Elle rencontra Hans Bellmer (Kattowice 13 mars 1902 – Paris 23 février 1975) en 1953 ; Bellmer l’introduisit dans les milieux artistiques parisiens, notamment auprès du groupe surréaliste. De leur union fusionnelle, de leur relation sado-masochiste, l’œuvre d’Hans Bellmer, répétant à l’envi des poupées désarticulées, des représentations d’Unica dans l’enfermement du corps, a trouvé sa substance. Au détriment d’Unica ?

Les amants vécurent un enfer programmé de 1957, date de la première hospitalisation d’Unica, dépressive, dans l’univers psychiatrique, à 1970, date d’une dernière hospitalisation suivie du suicide d’Unica se jetant par la fenêtre de l’appartement parisien de Hans Bellmer (devenu hémiplégique en 1969 et profondément mutique depuis). C’est cette relation perturbée que décrit Perrine Le Querrec dans Ruines.

Voyage impossible et pourtant. Unica Zürn et Hans Bellmer ne voyagent pas ensemble dans l’ouvrage de Perrine le Querrec. Non, pas ensemble, séparés, amants régurgités, l’un à côté de l’autre mais séparés. Deux histoires qui se cognent ; seul le corps d’Unica souffre. L’autre ne souffre pas et se contente d’éjaculer une œuvre d’art. Éjaculer, est-ce voyager ensemble ? Le Querrec écrit : « Le trou violet foré jusqu’à l’os / Une blessure sans cesse à combler / Et Hans aura beau manipuler… » Il manipule Hans Bellmer, en pervers narcissique, clope au bec, jamais il ne voyage. Manipulateur. Il distrait les voyeurs immobiles avec le corps violé d’Unica criant de vérité, saucissonné, assaisonné. « Unica assise dans un silence de presque morte. », « Unica la vicieuse / Hans sodomise… » L’histoire morte d’Unica contée par Perrine le Querrec pénètre la bouche foireuse d’Hans Bellmer, lui fait un linceul de mots (car Unica est poète et Perrine Le Querrec est grosse de ces mots ; une femme peut en ensemencer une autre, le transfert s’établit), lui mord la langue, lui arrache la langue.

Hans Bellmer, la bête aimée aux mille postures, regarde de travers la belle Unica, jamais de face. Hans

 

jamais ne désherbe / Les racines du mal qui / Soulèvent Unica, la fendent, la ruinent… 

 

La poésie de Perinne Le Querrec, qui ose s’attaquer au monstre formé par Unica et Hans, un monstre en ruines, est à chaque ligne une blessure. Aucune fécondation n’émerge cependant de ce livre absolu (contenu dans le temps contenu), le plus beau, le plus laid, tant le geste laid d’Hans Bellmer vient polluer le sexe vivant, les lèvres petites et grandes d’Unica que Perrine Le Querrec berce au creux de sa plume.

Il est un moment ou l’extrême vérité du corps révélé au jour, le martyre du corps rabouté, ficelé, devient éblouissement de l’âme, la grande lumière noire effaçant l’idée de beauté même. C’est ce que raconte Perrine Le Querrec dans Ruines, le livre de l’éblouissement.

 




Roland Dubillard : Je dirai que je suis tombé, suivi de La boîte à outils

Quand la réédition de Dubillard est tombée dans mon escarcelle postale, j’ai poussé un rugissement de plaisir. Un tel génie qui entre chez moi (sans y être exactement invité, mais en 372 pages et 251 poèmes) ne s’écarte pas aisément. En un premier temps, j’ai cru accueillir à domicile tous les « diablogues » de la terre, du monde, de l’univers…. avec un outrancier sens de la généralisation (du genre un Dubillard est bon, donc tous les Dubillard le sont). « Hop, hop, hop » ! Dans le vaste bric à brac du créateur, allais-je tomber sur une bonne livraison. 

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, suivi de La boîte à outils, 372 pages, Poésie, Gallimard, 2017

J’attendais de l’absurde, me léchant les babines à l’avance. Je l’attends encore ! Zut. L’absurde y est absurdément absent. De la fumée d’absurde. Enfumée par l’absurde. « Hop, hop, hop ». Fonce plutôt, me dis-je, trouve quelque intérêt à l’inattendu. En couverture, la photo de ce Duduche-au-billard entre deux zozios empaillés (au choix, ils sont pareils) sonne comme une invitation. Allons-y, « taping, tapong », illico presto.

Il est vrai que cette « boîte à outils » imprévue (publiée dès 1985) titillait en une France qui apprécie si mal ses artisans et travailleurs manuels. Elle me provoquait, malgré d’ordinaires consignes de lecture. Quels « outils » ? un tournevis ? un décapsuleur ? Une perceuse visseuse délicieuse…Non, les « outils » dubillardesques sont finalement assez convenus : prolongement du corps (main, cheval) ou substitut (marteau, tuyau, clef anglaise, clou, ciseau, montre, scie, etc.) ou autre (eau). Certains le sont moins (convenus) : punaise, parapluie, ventouse débouche évier, soucoupe et tasse…Hors de cet ensemble boîte à outils, émerge un « trombone » trompeur : non, il n’est pas le lieur-relieur de paperasses, mais bien l’instrument de musique à coulisses !

Fouillons dans cette panoplie des humbles, des oubliés, bref des… outils. Saisissons-nous – au hasard - de la clef anglaise. Dubillard épluche d’abord son fonctionnement : comparée à un escalier, elle fragmente l’effort au fil de la mollette. Il s’évade ensuite de sa description par la poésie, constatant qu’elle ressemble à un « F », puis à une « clé de fa » (avec quand même un certain effort !). Passons ensuite à la hache qui « a l’air de sourire », tout en pensant à son utilisateur : celui-ci est invité à y répondre en retour, tout en « rêvant » à cette « hache infidèle à son homme ». Puis emparons-nous de la passoire qui, tel un « agent de la circulation », sépare l’eau des spaghettis ! Le tire-bouchon, quant à lui, est « défiguré (…) à la torsade tordue dans une grimace éternelle», bref c’est un « infirme à vie ». Testons enfin le lasso, lequel pourrait capturer « le troupeau » des pensées s’éloignant de leur auteur. L’auteur réhabilite - sans en avoir l’air -ces objets négligés. Cherchant à les décrire, à les comprendre de l’intérieur ou à les imaginer, il leur attribue une existence et peut-être même une âme. Pourquoi ? Penser les outils, n’est-ce pas un nouvel outil pour dire autre chose ?

Le clou possède un statut privilégié. Plusieurs poèmes lui sont réservés. Certes il n’y a pas de « cloueur » dans «  l’annuaire des professions ». Ils sont bons à rien. Cependant ils sont « dans le clou, le trou du clou» et même le « dedans mystérieux du clou ». Ils se clouent même entre eux, (sans clou ni marteau), « chacun s’essoufflant dans un bouche à bouche à lui-même » (pas évident à imaginer). Il est vrai que ce sont des « cloueurs absolus » ! Le clou en soi est néanmoins « fier d’une sotte étincelle ». Solitaire, il est embarqué en une « aventure » dans les fibres de bois et s’endormant dans la planche « apaisée ». Qui la racontera ? La pointe de métal est implicitement liée au marteau, lequel pendant la nuit, « rêve » dans la boîte à outils, « queue en l’air ». Les dérives du poète le conduisent parfois à un constat imprévu (clou et porte ont chacun leur marteau), parfois à un jeu de mots narquois (« clouons nos clous »).

Enfonçons notre clou conceptuel à sa suite. Faisons un bond de lecture vers l’évocation de la mort, toujours significative. Cette notion essaime ça et là. Elle s’évoque d’abord avec la mort des fleurs « dont on fait des couronnes ». Ailleurs, elle s’accompagne d’une envie de vomir « funèbre ». Ici, un car insolite transporte « des enfants majeurs morts », les siens (s’agit-il d’un vrai souvenir ?). Lui-même est le morceau qui « manque à la bouchée des morts ». Il a déjà vu mourir «  un homme qui n’était pas grand-chose ». « Un seul homme qui meurt », dit-il, « tombe de vous comme tombent les larmes ». Il voit aussi un homme « mourir pour la dernière fois » (est-ce de l’humour noir ?). Des pleurs coulent, tel un signe de « plus haut » accompagné par un violoniste et un joueur de trombone (un instrument qu’il affectionne visiblement). Que reste-t-il des défunts ? Pharaon et personnes ayant participé aux pyramides sont mémorisés « non pas à titre de morts, mais en qualité de pierre taillée » ! Il ne lui reste plus qu’à faire « mourir les morts ». Pour le poète, la mort enfin est «  le chapeau haut de forme de toute vie ». Sorte de point presque final, somme toute. Au demeurant, Dubillard a même envie de casser par fatigue cette foutue boîte à drôles d’outils ouverte dans ses poèmes : c’est « une boîte pleine d’outils morts (…) pleine des gestes morts ».

Au fil élastique d’un labyrinthe intime aux nombreux recoupements/renvois/échos, transparaît un Dubillard tous azimuts – en quelque sorte débridé - présent sur tous les fronts. Il aime ainsi fusionner avec le monde : « dans la nuit j’ai construit ma nuit, j’ai couché mon ombre avec l’ombre », « la nuit qui s’use (…) et qui m’use contre elle en une seule usure », « des fleurs qui poussent à travers les fleurs », « je sentais son prénom se prénommer en moi », « tout ce qui tourne finit toujours par tourner mal ». Il sait s’abandonner à la délicatesse poétique (« Ce qu’un homme et une fleur ont à voir ensemble », il perçoit deux soleils). Il ose exceptionnellement caricaturer le cadavre du misanthrope, dont un enfant « ouvrira » ni plus ni moins la « braguette » et « croquera » les « couilles ». Il accorde une présence diversifiée à des dames qui n’ont pas l’air du temps jadis (Françoise, Hortense ou une certaine Myriam perdue dans un poème). Symboliques ou réelles ? Certaines sont « trop larges pour habiter Paris », d’autres donnent aux pêcheurs l’ordre de rapporter les harengs où ils ont été pêchés. Il voit parfois le monde comme une femme (« J’étais très claire » dans le poème Rencontre). Enfin l’une de ces défuntes « a le cadavre aimable ». Il sait aussi faire preuve d’une originalité descriptive (un « chat à l’imparfait » est celui qui disparaît). Il goûte les jeux mots sonores (l’eau ne pèle pas, ne bêle pas, mais gèle, « les harengs sont hargneux » ).

Derrière ces diverses approches, s’esquisse une philosophie du monde. Il propose une « robe de la sagesse », invitant à la modération. Hommes et charrettes disposent de pieds et roues droite et gauche : les utiliser par « alternance » permettra au piéton d’aller plus loin. Quant à celui qui fait l’âne pour avoir du son pour son âne ou la pipe pour avoir du tabac, il « perdra bientôt l’envie dont il brûlait ».

En bref, pour résumer le non résumable, les outils mentaux de l’auteur lui permettent de clouer ses idées, de clefanglaiser ses illusions, de punaiser ses rêves, de vriller ses phantasmes, etc. Cher grand Duduche, alias Roland, j’ai sans doute mal infiltré les tréfonds et replis de votre esprit. En tant que lectrice, j’oserai dire que je suis aussi « tombée » sur un os : entreprendre de le ronger ne me déplaît pas car il y a des « os à moelle*((cf Pierre Dac)) » !




Editions Tinbad : l’horizon d’un futur poétique

La Mythologie personnelle de Christophe Esnault

Le sujet de ce livre, et son enjeu, sont énoncés dès l’avant lecture. En manière de propos liminaire, le lecteur a donc un horizon d’attente qui se dessine, d’autant que certains connaissant Christophe Esmault savent que ce dernier ne s’y laissera pas saisir et échappera à tout conventionnalisme…Ainsi peut-on lire, en manière de préambule, dès la troisième page et avant même le sommaire : 

 

Choisir quatre des cinq questions posées à des écrivains par André Breton, parfois avec Paul Eluard, dans une série d’enquêtes surréalistes publiées dans trois revues : Littérature (1919), La Révolution surréaliste (1925) et Minotaure. Répondre en incluant quarante huit textes visuels. Ce textes est un hommage à la dramaturge anglaise Sarah Kane et à son sublime 4-48 Psychose (L’Arche, 2001).

Puis viennent les questions, sur la page suivante, rangées dans l’ordres des chapitres regroupés dans la table des matières : Pourquoi écrivez-vous ? , Le suicide est-il une solution ? , Quelle sorte d’espoir mettez-vous dans l’amour ? , Quelle a été la rencontre capitale dans votre vie ?

 

Christophe Esnault, Mythologie personnelle, Editions Tinbad, 2016, 87 pages, 13 € 50.

Les réponses apportées par Christophe Esnault situent le texte entre un genre fréquemment pratiqué, l'essai, et lui-même, tant on ne peut le catégoriser. Dépourvu de tout lyrisme, l’énonciateur narrateur poète (difficile de choisir une instance narrative) évoque des bribes de son passé, mais toujours avec l’objectif de soutenir une réflexion sur l’être et le non être. Dans une prose dont la phrase est concise et construite avec un lexique d’une justesse redoutable, l’auteur oscille entre ces deux axiomes dans une posture nietzschéenne qui construit le discours d’une quête dans le même temps que celui de son aboutissement : la réconciliation entre soi et le néant.

Et puis il y a cette évocation superbe de l’amour souhaité et vécu comme une transcendance, sans illusion, mais dans la conscience que là encore est une des voies possibles vers un satori salvateur :  le baiser qui efface tous les autres, celle qui permet à la rencontre de gommer les précédentes.

Enfin, afin d’honorer la dernière contrainte « répondre en incluant quarante huit textes visuels » Christophe Esnault conclue ses quatre chapitres avec des aphorismes inscrits dans des encadrés. Textes visuels variant la taille et le caractère de la typographie, dont on peut s’interroger sur la pertinence esthétique, si ce n'était le nom de l'auteur, dont on peut aisément pressentir un pied de nez au spatialisme ou à toute autre forme de poésie visuelle, lecture ironique soutenue par la qualité conceptuelle des aphorismes, que l'on peut aussi lire comme des apophtegmes grinçants ou humoristiques…Ces séries de quelques pages s’égrainent de manière aléatoire, et répondent à la problématique du chapitre.

Voici donc un livre qui explore les tréfonds d’un inconscient dans le même temps qu’il énonce des questions essentielles. Les réponses, chacun peut et doit les chercher, peut-être pas les trouver, car l’enjeu est la raison même d’exister. Et le surréalisme, à qui Christophe Esnault emprunte les questions, ne sert plus de support à une création formelle. Il est dans cette Mythologie personnelle devenu métaphore de l’existence même, et c’est ce que l’auteur tente de questionner, non pas pour tenter d’y trouver du sens mais, peut-être, comme les existentialistes, pour accepter l’absurdité de toute chose et, alors, commencer à vivre.

 

 

 

 

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l'Observatoire du vivant (triptyque) de Tristan Félix

Tistan Félix nous offre une fois de plus avec Observatoire des extrémités du vivant (triptyque) des textes dont il est permis d’affirmer qu’elle porte en germe un renouveau grâce à une parole puissamment poétique. L’auteure nous offre une série de poèmes qui se déploient au rythme d’un espace scriptural qui devient le support d’un jeu avec l’occupation de la page. 

Accompagnés de photos dont elle est l’auteure, la poète évoque la gravité de la vie, et parfois même la superfluité de nos postures sociales, de nos constructions mentales et de nos représentations.Les clichés, qui offrent des images de créatures et de fœtus monstrueux dans des bocaux, ou bien d’un chat noir pour la dernière série de poèmes, deviennent supports d’une évocation burlesque et grave de la vie. Trippes, chair et os, peau et tout ce qui convoque la monstruosité de corps évoqués dans des champs lexicaux déployés au fil des pages, deviennent le support métaphorique qui permet d'exprimer des problématiques comme la différence et la place de l’individu dans une société normative. Sujets de prédilection me direz-vous, oui, mais il n’y a jamais de redondances entre un recueil et un autre, et la poète aime à explorer formes et champs lexicaux qui, à chaque nouveau livre, lui permettent de défricher une route inédite : celle de la création.

 

Rester chez moi ?
vous plaisantez
il n’y a plus d eplace que pour pas moi

A chaque tour sur moi-même
je bute contre l’œil des autres
qui lissent la peau de l’or
la peau de l’ordre
la peau de la mort

Vite, une fée !
j’ai trois vœux à brailler
avant qu’on me scelle à jamais

dîner d’un abricot
embrasser la cuisse d’un géant
être moustique pour l’hirondelle avant l’orage

 

 

Photographie de Tristan Félix

C’est toujours l’envers du décor qui est rendu perceptible, grâce à un jeu subtil avec les potentialités du langage : Tristan Félix produit des textes dont le forme libre lui permet de déployer un imaginaire fécond et puissamment évocateur. Entre poèmes versifiés et poèmes en prose, la syntaxe y est moins bousculée que l’appel à des champs lexicaux inédits et producteurs d’images.

Le lien entre textes et images est subtil, et l’étrangeté pourrait être ce qui crée un pont sémantique entre ces deux polarités d’expression. Les clichés crus et impressionnants de Tristan Félix déploient leur envergure et révèlent le poème. Ils permettent une mise en abîme du texte, qui apparaît lorsqu’après une première lecture le récepteur y revient. Soulignant toute l’incongruité que l'auteure tente de restituer et ouvrant les interprétations à un univers supplémentaire, celui d’un imaginaire fantasque et décalé, comme celui de la poète.

 

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Avec ces deux auteurs, Les Editions Tinbad nous offrent de bien belles pages, au sens esthétique du terme, les ouvrages de la collection sont d’une très belle facture, ainsi que pour l’amplitude des textes qu’elles portent.

 

Tristan Félix, Observatoire de l’extrêmité du vivant (tryptique), Editions Tinbad, Paris, 2017, 166 pages, 20 euros.

 

 

 

 

 

 

 

 




Brigitte Gyr,Le vide notre demeure

La bibliographie de Brigitte Gyr (avocate de profession) est impressionnante : 14 livres de poésie sans compter sa présence dans diverses anthologies, 2 pièces de théâtre, 2 livres jeunesse, et quelques traductions (dont 3 de poésie) et voilà « Le vide notre demeure », de la poésie comme j’aime : les souvenirs sont convoqués, « Le café du port va bientôt fermer » (p 10) sans qu’on sache s’il s’agit d’une fermeture quotidienne ou définitive. Tout l’art de Brigitte Gyr est là. 

Ailleurs (p 15), c’est un baluchon que le lecteur découvre (avec du coton, une seringue…) et qui sert de point de départ au « souvenir (qui) se défigure ». Ailleurs encore (et il me faut citer un poème in extenso ) : « l’immeuble où l’on vivait est / mort de vieillesse le / bois de l’armoire / flambe dans la cheminée » (p 17).

Le lecteur remarquera la coupure à la fin du vers 2… Comme il remarquera la brièveté des poèmes ou le thème de l’incendie. Je ne sais pas si l’usage du caractère italique désigne une citation ou la volonté de l’auteur(e) d’attirer l’attention du lecteur sur certains propos mais le poème tient la route. Ce que dit Brigitte Gyr, c’est le mystère d’être au monde que la langue ne résout pas (p 37). Car le vide, c’est notre demeure. L’ordre des mots a son importance, nous rappelle, mine de rien, B Gyr : c’est ainsi que «  demeure… le vide » (p 49) est à rapprocher du titre du recueil, « le vide notre demeure ».

 

 

Brigitte Gyr : « Le vide notre demeure » suivi de « friperie ». La Rumeur libre éditeur, 80 pages, 15 euros.

Le titre de la Seconde suite, « Friperie », dédiée à Christian Boltanski et à Monumenta 2010 fait écho au tas de vêtements. Comme font écho certains termes de la première suite (grue, peau…) à l’installation de Boltanski dont il faut dire quelques mots : dans le Grand Palais, une grue rouge soulève quelques vêtements d’un énorme tas avant de les relâcher. Le vêtement est la seconde peau de l’homme. Le froid est glacial dans le Grand Palais tout comme le brouillard est glacial (p 66). Je n’aime pas trop les installations mais là j’adhère par la grâce des poèmes, par les questions en abysses et par la mort présente… Les poèmes de Brigitte Gyr permettent de comprendre l’installation de Christian Boltanski ; il faut remercier la première.

 




Philippe Leuckx, Comme un devoir d’offrande

1

Reclus, l'enfant veille, absorbé par le sombre. Le cagibi ombreux est un pur refuge. il y voit parfois rayonner les rémiges de son âme comme autant de particules vivent. Aura-t-il seulement rêvé? Ou semé de mots le doute né du noir?

L'enfant veille en moi, sa troupe de syllabes toute prête à servir. Les mots n'ont jamais peur du noir ni les rythmes du battement régulier que l'obscurité douce rend plus vifs.

 

2

Dans son enceinte de paille, l'enfant, secret, veille au menu des plus petites choses. L'aire souffle. La grange ordonne le monde. C'est un univers de particules qui s'élèvent comme des mots. Il observe sans regarder. il pense surtout au silence qui s'émiette sous lui, autour de lui, dans l'embrasement du jaune.

L'heure est sans nom pour qui serre l'heure en gros blocs compacts.

Elle freine l'esprit. Elle arrête les petites mains qui gigotent.

La paille sent l'offrande d'un champ. Il se souvient aussi qu'à courir dans la moisson close, au sein des éteules, lui étrille les petites jambes.

Pour l'heure, dans son enceinte, il pense.

 

3

On ne voit pas la rue ni la grange ni l'enfant qui a goûté au ciel sans déplacer ses étoiles.

Le plus sombre de son temps, il creuse en lui des espaces.

Il tisse sous le pis des vaches la paille dont il se reposera quand le rêve passe le mur de sa chambre.

Il va sur le chemin des morts égayer quelque tombe avec le buis des mots et la langue traversière.

Il ne sait presque rien sauf dans les plis des blés la ferveur des moissons.

Jamais il ne s'aère plus que du seul bruit du vent lorsque l'étable cogne et que les seaux en fer blanc secouent la mousse des fatigues.

Parfois, il revoit sans s'éblouir la lune des pauvres jours.

pour Françoise L. et pour Angèle P.

 

 

4

Les fêtes sur la place communale étaient portion congrue : quelques tirs à pipes, quelques balançoires sous le tilleul indémodable.

A bien tirer au fusil sur des tiges métalliques recouvertes de papier, on gagnait qui une photo dénudée de BB, couverte de ses seuls cheveux blonds (on était en 1962 ou 1963), qui un jouet en plastique qui serait bien vite rejeté.

L'enfant était malade comme un chien à vouloir faire de la balançoire plus haut et il lui fallait à chaque fois vomir tout son saoul.

La place, il est toujours question de place dans les récits d'enfance, est vide.

L'enfant est mort, il y a longtemps, devant son ancienne école; l'enfance se balance, se balance jusqu'au creux des ruelles qui partent de la place et s'enfoncent dans le passé.

pour Gil J.

 

5

Un jour de plus à mettre

Une bandelette

Autour de notre chagrin

 

6

Qui vient là soudain dans mon sang comme un poème qui ouvrirait ses mains sans faire tomber de cendres?

L'enfance s'assoupit dans une herbe fertile.

Le cœur à regret puise les mots avec une pelle toute déchiquetée qui les laisse filer.

La neige vient souvent, et la pluie, et les larmes, mouiller d'ombre la plus petite lumière.

 

7

On n'en croyait pas ses yeux, plein de larmes.

Les crues avaient empli les cœurs, et les jardins, et toutes les alertes avaient eu beau jeu, Marne, Yonne, Seine ne formaient plus en certaines zones décousues que de larges bassins d'eau qui avaient tout couvert jusqu'aux plus simples souvenirs, mêlant photos, barrières, plastiques, troncs d'arbres, jouets d'enfants désossés, pelures des rives, jaune sale des limons arrachés.

On voyait le matin, après le désastre, quelque pêcheur tentant de retrouver la rive, un enfant ramasser avec son père qui l'éloignait des rats quelques détritus à fourrer dans un sac.

Le ciel n'était plus le ciel, et la mémoire débordait de tout ce que les pauvres gens avaient perdu, murs, lisières, confort, habitudes des tracés, comme une souvenance éperdue, débondée.

 

8

On est sous tant de couches qu'on se cherche sans bras, presque sans voix. Le temps ce linge pesant a trop souvent pesé sur la pulpe des paupières. On a vécu sans doute comme d'un oubli moins pur.

Tant de noms venus nous caresser d'enfance!

Et puis les mots ont tout enfoui de ce désir qui frôle le nomade et son cours. Peu de sable sinon. Peu de sang sans couture.

On vit d'ombre, s'entend.

Quand il faudra heurter les plus sombres marches, il y aura un peu d'air pour faire fi de l'effroi, un peu de baume sur les mains du temps.

 

 

9

Lèpre

 

On est la lèpre

pour le genre sain

la crevasse

si c'est plaine

la bure pour cacher le moineau

la drôle de vérité sans demeure probe

dans l'interdit

la sombre rumeur

celle dont on coud les poches

dans l'opprobre

on migre à reculons

comme l'être

 

10

Je vais jusqu’au bord de ma tristesse

pour boire

je sais que chaque vers tisse

un peu plus

cette espèce de consolation fade comme l’herbe

je vais vers le jardin en quête d’eau

pour essayer une larme

moins vive

qui coupe moins la ride.

 

11

L’oubli comment ne pas

l’avoir éprouvé

souvent

on a quitté le bord

on a senti la marge

on s’est trompé pour soi pour vous pour l’autre

on a cru à une sourde

menace

qui ne vouait pas de coup

à cette audace de vivre

L’oubli je le ramasse

à chaque coupe de ciel

je l’éteins je l’étreins

d’un seul vers

de beau temps

sur la fenêtre

je passe le plus clair de ma tempe

à réfléchir pour rien

pour la mémoire obscure

d’une nonchalance éparse

au travers de la nuit

on m’oubliera pour sûr

je ne crains rien

dans le garni enfoui des vieux livres qu’on froisse

parfois il est un vers qui sourit qui grimace

entre deux poussières

cette seule image vit rit

au fronton de l’oubli

je ne crains rien

le sourire du vent a très souvent soufflé

sur la buée

du temps

(12 février 2018)

 

12

Pour l'ami Armand Guibert (1906-1990) :

Vers le soir vers la ville

-------------------------------------poème

 

à force d'écouter dans le noir

la lumière se frôle

"à travers les terres

habitées"

quand aux terrasses du soir

viennent boire quelques étoiles

ou quelques éteules d'une mer de blé

quand les apôtres s'enivrent

loin des solitudes

et qu'un vin âpre s'esseule

dans les jarres

à travers quelques âmes

c'est tout le peuple qui s'élève

dans le murmure des colombes

dont le gris s'agrège au sombre étal

des lampes murmurantes

et parfois l'oiseau du cœur chante

vers le désert

et appelle des vœux de pain

de partage et de ciel

(samedi 3 mars 2018)