1

Gérard Mottet, Par les chemins de vie

Dès l’ouverture du recueil, une question lui donne sa tessiture : «  La poésie : quoi d’autre que cette voix qui tente éperdument d’apprivoiser l’incertitude ? ». Philosophe de formation, Gérard Mottet, porte en lui cet amour de la question qui le pousse à interroger inlassablement notre essentielle fragilité. A travers ses textes, le temps semble se diffracter en de multiples miroitements où persistent quelques scintillements de l’enfance :

Où vont nos pas dans les poussières

De ces chemins trop incertains

Où vagabondent nos regards

Qui s’usent aux éclats du monde

Retrouverons-nous jamais la mémoire

Perdue de nos contrées originaires. 

Gérard Mottet, Par les chemins de vie, éditions Unicité, 2017

Si à chaque instant la mort est inséparable de la vie et que chaque pas nous en rapproche, il nous faut cependant essayer de rendre « à notre âme l’élan perdu de ses désirs ». La contemplation du monde et de la nature peut ainsi ouvrir la voie à une sorte d’apaisement et de consentement à notre éphémère destin :

 

 Vois comme les rivières et les fleuves

Aiment aller se perdre dans la mer immense

Et tout le firmament de la nuit venir s’y refléter.

Ouvre vaste ton seuil à la nature laisse la venir.

 

Ainsi nous marchons en « ces chemins secrets vers cet ailleurs qui est toi-même », en quête à la fois de nous-mêmes et d’accomplissement, pour maintenir ouvert le champ des possibles, comme un écho « au deviens qui tu es » de Nietzsche : « préfère ce qui n’est pas encore advenu mais le devient. […] préfère ce qui vient à ce qui est déjà venu et ne t’arrête pas en chemin connu […] Laisse-toi devenir. » Alors parfois peut surgir un bref instant de grâce, comme une épiphanie, pour panser notre mémoire endolorie :

 

Connaîtras-tu comme autrefois enfant

Juste la grâce d’un instant

Le pur jaillissement d’une étincelle

Qui te fera soudain renaître

Dans la coïncidence de toi-même. 

 

Si nous nous sentons parfois comme prisonniers d’un « ici » morne et monotone et que « lourds nous semblent nos pieds attachés à la terre », déchirés entre notre besoin d’appui, de stabilité et notre désir de nous envoler avec au cœur cette soif inextinguible d’immensité, toujours l’ailleurs nous appelle à nous dépasser nous-mêmes pour enfin « faire danser toute la terre, danser la vie et danser la lumière, toi voltigeur de l’infini. ». La parole en définitive s’avère être le seul véhicule de cette envolée furtive :

 

Les mots parfois

Ouvrent leurs ailes de colombe

Et s’envolent au loin

S’échappant d’entre les barreaux

Du quotidien. 

 

Mais le désir étant sans fin, le bonheur est toujours autre part, insaisissable, nous enchaînant à une sorte de déambulation forcée car nous ne sommes faits que « de l’étoffe du temps » et seul l’instant présent est en définitive riche de notre éternité. Ceci nous détermine à être à la fois présents et absents à nous-mêmes, à la fois « ici-ailleurs » en même temps dans ce jeu de la vie où s’allient les contraires et les paradoxes. C’est pourquoi la thématique de la marche et du pas fait sans cesse retour car elle est l’essence même de la vie et de notre nomadisme existentiel :

 

En chacun de tes pas

Il y a un chemin impossible

Que tu n’emprunteras pas […]

Es-tu rien d’autre que ce mirage là-bas

Qui te tourmente

Que cette ligne d’horizon

Imaginaire

Que tes pas ne pourront jamais atteindre.

 

L’homme en sa finitude à la beauté d’une « fleur suspendue au bord de l’abîme », mais vaine est sa tentative de fixer l’instant, d’arrêter le flux et reflux du temps à travers l’écriture, seul compte le mouvement d’aller vers ce que l’on ne connaît pas encore et qui reste toujours à inventer, à définir :

 

Laisse Laisse courir la vie en liberté

Ne tente pas de l’arrêter car accomplie

Ne sera ton œuvre de vie

Que lorsque te sera donné d’enter

Dans ton ultime vérité.

 

Alors la vague que nous sommes peut enfin revenir « au flux incessant de la mer » et le vieil homme se reposer « comme s’il eût reçu sa part d’éternité. »

Ainsi en ces « Chemins de vie », Gérard Mottet nous emporte dans une profondeur sans concessions, nulle place ici pour l’artifice, il ne reste plus que l’essentiel en de fulgurantes métaphores ou paradoxes où s’allient les contraires, à l’image même de notre humaine condition. Un très beau recueil à découvrir absolument.

 

 

 

 

 




Tristan Felix, Aphonismes

La somme du dedans et du dehors égale zéro : Tristan Félix donne le branle au rêve

 

Tristan Félix, une voix obsédante, venue du fond de l’âge, une voix ravageuse et musclée, musicale, embarque le monde dans un dé à coudre. Au tout début, rien, l’univers tient dans un dé à coudre. Et Tristan Felix se tient là, au bord, à la périphérie de rien, au centre décalé de la poétique.

Poète et pas seulement. C’est à dire tout. Tout est poète et Tristan Felix décline à sa manière la façon d’être tout. Son ouvrage, Aphonismes, paru chez l’éditeur (artisanal) Venus d’ailleurs, nous indique, à la fin de la fin, sur cette quatrième de couverture qui est proprement une bouteille d’encre jetée à la mer, que l’aphorisme, velu comme un turc, pérore à la tribune / l’aphonisme branle du chef au bras d’un faune eunuque il chante.

Sa façon d’être tout. Foin des péroraisons, de la rhétorique, de cet art des dominants qu’est l’aphorisme qui se prétend porteur de vérités profondes. Il n’y a pas de vérités profondes, telle est la réponse. Tristan Felix, poète, clown déjanté, photographe, conteuse en langues obscures et imaginaires (combien de langues ne sont pas nées qui auraient dû naître, belles et porteuses d’un seul mot décliné à l’infini : paix), poète et donc tout, ne pérore pas.

Sa façon d’être tout. Elle branle du chef pour aider un son à sortir. L’exercice est difficile, la voix sort, éraillée, une voix de tête. L’eunuque, dont elle rappelle l’image, est cet être parfait dans un monde imparfait. Elle le chante, et agace, et porte le faux au sublime pour approcher le vrai.

 

Tristan Felix, Aphonismes, éditions Venus d'Ailleurs, 201796 p., 10 €


 

Quatre-vingt-seize aphonismes ponctués d’autant de dessins, à moins qu’il ne s’agisse de dessins appuyés d’aphonismes. Le premier d’entre eux, J’habite derrière chez moi, est un paon gracieux. Ce texte pose l’ensemble : derrière l’égo doit se cacher une vérité. Mais quelle est-elle ? L’homme guerroie / la queue emplit de Dieu / il ensemence la mort / auréolé de glaire. L’important, ici, n’est pas de constater que l’homme ensemence la mort, ça, on le sait ; non, l’important, c’est la « glaire » en place de gloire. Il y a du Cioran dans Felix.

Aphonismes ne cache pas non plus son goût pour la répétition en guise de rafale mortelle avant l’heure. Le J’habite derrière chez moi est répété plus loin, comme pour redire, plus loin redire que, décidemment, notre habitat est étrange à l’étranger de nous-même que nous sommes : J’ai fait trente-six fois le tour de ma maison / sans en retrouver l’huis // derrière, mon lit porte en creux le trace / de ce que je fus. Seule la trace subsiste ; mais elle ne dit rien d’une vérité de l’être qu’on soupçonne gîter dans le corps, le cœur et l’âme. Elle se contente, comme toute trace, d’être belle à celui qui regarde, une œuvre d’art. Une vérité jamais connue, qui ne le sera jamais, jamais. Mais évoquée, oui, dans la glaire porteuse de vie (de rêve plutôt). Tristan refuse de la chercher. S’il y a une vérité, elle est dans le manque de vérité.

Pour illustrer cette démarche, Tristan Felix se pare des habits de clown. Qu’une femme se déguise en clown, non, qu’un clown porte une femme, l’enfante dans la justesse de son art (au sens de l’art du Juste), sa glaire, pour lui dire, à elle : Compte les bêtes : il n’en restera jamais assez pour les tuer toutes // mais compte sur toi, tu es de trop, voilà la clef d’Aphonismes.

Pour être plus précis encore, lisons : La pensée du monde rend aphone // tant mieux : plus personne n’entend le monde. Personne ne peut entendre un monde impossible à penser.

Cet ouvrage ouvragé de dessins dessine une ligne de fuite surréaliste réduite à néant. Poursuivi par le doute / Il s’enfuit à l’intérieur du cercle // ou la somme du dehors et du dedans // égal zéro. Pointé.

 




Fulvio Caccia, RAPHSODIE

Andante

La colère te sied bien, te donne de l’éloquence
du grain dans la voix pour ensemencer le chant
Ton apostrophe m’honore
Cependant je ne te crois pas  
Tu me confonds avec un autre
Qu’attends-tu ?
Que je te protège, te prenne dans une sorte
d’emportement comme naguère pour te soumette
jouir de toi et ensuite t’abandonner ?
Tu n’as pas changé, tu sais
Tu es restée la même
Sans doute te dévoiles-tu davantage
tu deviens plus impatiente 
maintenant que le temps a tressé
tes cheveux au cordage des caravelles
Tu veux aller droit au but – mais lequel ? –
Tu me reproches déjà
de ne pas le savoir
de douter de moi (de toi ?)
de ne pas voir la distance croître entre nous
C’est écrit
C’est écrit sous tes paupières qui
s’ouvrent et se ferment
sémaphores
pour lire le secret de la musique de sphères  
Et voilà que tu m'entraînes encor
vers ce blanc inquiétant
cet horizon sans chemin qui tremble
invisible
sur la table de chêne au centre de la cuisine
dont les armoiries sont un stylo bic
et une plume fontaine au capuchon fendu
Tout un programme ! 
Le temps reflue, tu n’es pas là
 

Aria

Ce matin, le songe chante mes éternuements !
C’est par la lignée des femmes que mon nez s’émoustille
par ma mère que ma mémoire convoque à cet instant
Que fait-elle assise sur la petite chaise pliante
dans le terrain vague près de la maison à Florence ?
C’était avant le grand Déplacement
dans l'autre siècle, dans l'autre pays...
Silence !
Elle lit les lettres d’Amérique !
Elle lit les lettres de son frère
qui a repris lui aussi la route de l’exil
Que racontent-elles ? Dis-moi
Que chuchotent ces mots, cailloux semés
comme des bonbons sur la route du grand Songe
du Mensonge ?
Que voit-elle donc entre les lignes
du récit ressassé et tant de fois imité ?
Le grand voyage vers la fortune ?
Ah ! Ces illusions qui incendient les cœurs
embrasent les émotions
Partir. Recommencer
comme si de rien n’était
Rien
Rien, ce n’est rien

 

Fugue

Mais où diable étais-tu passée ?
Je ne t’ai pas vu partir !
Tu aurais voulu que je t’appelle par ton nom ?
Que je te dise que « je t’aime ! » 
Que je ne cesse de penser à toi –mais je ne pense qu’à toi !–
Que tu es toute ma vie ! Et plus encore !
Nous ne nous quitterons plus jamais !

Tu ne dis rien ?
Moi aussi je serai silencieux
Va-t-en !
Non !
Reste
Où es-tu ?
Dis-moi quelque chose
Il n’y a ici que le bosquet de noisetiers
les trilles des oiseaux
le ronron du réfrigérateur
le pas percutant du passant dans la rue
le vent dont les branches
aux bourgeons rougeoient
Où es-tu ?
                 Dans les broussailles, les ronces ?
                 la selva oscura qui occulte la mémoire ?
                 Entre ces rhizomes improbables où tu tisses ton refuge ?
Mystère
Tu es mystère
C’est ta manière de me dénoncer
de m'arracher au buisson ardent
                       où crépitent les braises du songe
que je retourne lentement avec les pierres noires, les runes
que tu as laissées jadis
Je dois continuer
Il me faut te retrouver

 

Ricercare

Les doigts de l'aube fouillent les frondaisons
C’est par là, oui, que tu t’es enfuie
entre le muret et le sureau
par la canopée qui déploie ses ailes
ostensoir d’oiseaux
J’ai mis alors mes bottes de sept lieux
pour fouiller les caves et les ruelles
descendre dans les égouts, sillonner les passages
les contre-allées, les venelles
battre l’espoir pour te trouver
Je n’ai que faire de ta fausse pudeur
avers d’un orgueil insensé
j’avance au-delà des routes
                               des bois
                               des marais
                               des saisons
J’avance vers ton absence
Je marche dans l’indifférence du jour
vers le pardon de la nuit pour rapatrier
ce qui en reste et l’ériger contre l’ennui
Voici venu le temps des réminiscences
Tu joues à la marelle sur les trottoirs étroits
Tu n’es plus cette petite fille qui sautille vers le ciel
Le sort t’as fait conjoncture, fouillis de lignes et de particules
où mes yeux cherchent obstinément les tiens
pour lutter l’engourdissement
C‘est le temps des allergies. Atchoum !
Le pollen a déjà encensé les jours
Et voilà que je ne perçois plus ton odeur
je ne sens plus ta présence
Fragrance bleutée, inouïe
Où es-tu maintenant ?
Les muqueuses de mon nez sont les chaînes de ma maison
Je n’ai plus de distance, au sens propre et figuré
Je navigue à vue
Feignant l’indifférence
j’écoute les bruits du matin
Et mon impatience
que je berce comme un nouveau-né
Reviens !

 

 

 

 




Sotto voce pour les variations lacrimosa de Michèle Finck

Variation poétique, d’après le recueil  de Michèle Finck
(Arfuyen, 2017)

 

chair qui fut royale déchue
depuis l’origine sans retour
le mûrissement de la pourriture
en nous n’est pourtant pas
de notre fait nous qui suivons
las et aveugles ne le répétez
pas à nos oreilles intègres
nous qui suivons l’Indestructible
l’étoile supérieure à toutes
enseigne notre frère pragois

chair peut-être pas pourrie
mais mûre y avez-vous pensé
Michèle Finck amie chère
certainement que oui diable
chair ou corps plus pudique
comme mûri par les éclats pâles
de la lune qui nous garde notre
étoile à nous la destructible
car même la lune est luisante
même elle émet des rayons
qui tiédissent la peau glacée
des cheveux qu’on s’est fait blancs
depuis la prime enfance ô malheur
à la nuque rompue à l’arrachement
du sarment irascible au nerf vif
du dos cave à l’armoire des reins
de la déchirure aux rets des pieds

de bien faibles consolations
mais qui font tout notre bien
notre plus grand bien
ariston anthrôpou khtèma
car ils portent avec eux le sort
humain depuis son émergence
la douleur c’est le savoir absolu

là-bas derrière la fosse orchestrale
les feux roses brûlent impatients
qu’ils sont de révéler l’aube aimée
dans la gloire immature insouciante
vous en souvenez-vous pour ma part
il ne me reste en bouche qu’un crissement
de sable de corne évasée par les averses
si courantes en automne hiver en Alsace
et même alors je me réjouissais de la richesse
des schistes et des micas aux reflets lapis
des feldspaths délicats aux éclats lazuli
leur histoire ancestrale est éblouissante
quelque part oui ça mérite je ne sais ça
mérite considération du moins respect

ce onze octobre deux mille dix-sept
nous nous sommes écrits avons je crois
pensé l’un à l’autre ça se produit entre amis
je vous ai dis que je lisais votre livre je m’excuse
j’ai menti lui me lisait votre livre comment
pouvais-je vous le dire à ce moment c’est lui
qui me lisait oui lu par votre livre qui
ne raconte pas mon histoire il ne raconte
rien que le chemin d’une recherche
une certaine image de votre chemin
et ce soir les voix tapant de l’intérieur
de mon armoire ô siège antique de l’âme
le souffle tapait désirait sortir mais pas
demain non ce soir même alors j’ai
ouvert ses deux battants bouche ouverte
mon souffle a commencé à sortir
et c’était naturel et bien consolant déjà
pour celui qui est aux prises avec le temps
ses rudiments de frustration
et ce texte est né ainsi en écho au vôtre
pousse modeste au pied de votre arbre
poussée grotesque du printemps en plein
automne on se rappellera cette lumière

lu par votre livre j’y opposais au livre
Connaissance par les larmes c’est le
nom de ce livre qui est vôtre devenu mien
par la magie de la lecture de l’amitié
et du sel venu de l’Indestructible et déposé
fardeau de la lune dans le bac d’eau glacée
sur notre langue en gage de survie
l’empathie la sensibilité le cri humain le cri tu
lu par lui donc je lui ai opposé des notes
directement écrites au crayon sur lui
le livre papier pas le livre image ou le Livre
oui borner les vers et les phrases
déjà bornés par les pages les marges
et les syntaxes pesées et déposées
par vous dans ce lieu étroit des feuilles
comme présents lunaires au temple vide
mais c’est ainsi que je suis rentré
en lui que le vôtre est devenu mien
à mon humble mesure de scribe nubile

il est une lumière blême reflet opaque
de l’océan qui jadis fut indigo
jaillie des abysses jusqu’aux maisons
de petits villages méditerranéens
elle les encadre comme des peintures
d’un bras de bronze d’un œil émeraude
fait de leur blancheur lumineuse
un appel alarmant à la déchirure
plus bas bien plus bas sur les récifs
parmi le bouillon tourmenté des algues
le bris terrible des brisants aiguisés
appel doublement alarmant fascinant
il n’intime guère il chante comme sirènes
à l’oreille un chant doux comme le miel
tendre comme une brise apaisée
partition radicale d’une consolation impossible

que peut-on opposer à ce cri
alors que nous sommes nus démunis
et qu’il n’est que l’écho d’un chœur dense épais
comme la rangée des vagues du large
chevauchant jusqu’à nous misérables
que peut-on opposer à l’écho de l’écho à
l’épiphénomène de l’eau à l’épi fait noumène
les maisons blanches sont devenues
par lui seul des chaudrons vif-argent
implacables des agents de la rage animale
la nature s’est faite paysage comme encadrée
dans un bord duplice une toile tendue
les couleurs survivent mal dans le pays
devenu monochrome elles ne sont plus
que les soubresauts les résidus d’un monde
vaporeux lisse comme une soie lisible comme
la lisse lavande des environs de Grignan
où l’air l’eau la pierre se mêlent en même vapeur

dans un tel pays de plomb les beautés
ne sont pas plus rares mais plus brutales
les rouges suintent des angles des pierres
d’aigres verts perlent des chemins poussiéreux
quant aux jaunes ils brûlent les commissures
gouttes acides presque transparentes
du moins c’est l’impression qui nous saisit
lorsque tout s’effondre alors que tout continue
et au même rythme sans nous tout simplement

cette ivresse polyphonique porte
un nom ou deux que je tairai ici

que peut-on opposer à l’effondrement
sinon l’effroi pied tâtonnant courageux
devant le chemin inconnu la piste chaude
le sol tremblant sur la lave du mercure
que peut-on donc y opposer sinon
ce parcours doublement incertain
par son biais comme sa visée
en direction de l’Indestructible
regard dans le lointain l’ouverture
insurrection des algues lacrymales
qui dansent quelque part dans
notre œil aveugle de l’intérieur
œil sans paupière à laquelle
il manque les cils

parcours mystique bien sûr
harassement sur des chemins qui
nous appartenant croit-on
se dérobent sous les pieds les mains
tendues vers les morts qu’on a aimés
les vivants qu’on a perdus désolés
expérience gnostique connaissance
rhénane méditerranéenne universelle
impalpable de la vie par la douleur
je le disais savoir humain absolu
fil d’Ariane tenu envers et contre rien
d’autre que notre soi tout entier contenu
dans ce que j’ai toujours nommé la Source
un grand bassin de larmes accumulées
en soi depuis l’origine larmes contenues
sans issues sans sorties possibles
comment supporter cette double peine
mais l’intuition la confiance seule
est salvatrice elle nous mène alors
avec la main de Béatrice la voix de Virgile
dans la spirale de la révélation consolante

l’or brille quelque part sous le
champ de couleur de Nasser Assar
allons-y voir allons vers l’aube

avec des pattes de mouches insignifiantes
des grilles à peine des filets de paroles sur
votre livre autour de votre bouche d’abord close
j’ai ajouté aux vôtres à vos châteaux mes briques
de sables au milieu de la marée montante
de la mer mariée au chagrin mêlant
sel et larmes que rien n’endigue

là-bas le large dit-on son bruit son silence
l’effroi de ses apnées tropicales
là-bas en coulisses le large investit
la chambre sonore de Neptune
y gronde comme cent mille hommes
ou dix mille tritons venus pour frayer
de là où nous sommes en bout
de course sur la plage de nos heures
comme les enfants réduits à des traits
s’éloignant sur la bande de sable
dans le poème d’Yves intitulé Le nom perdu
ces mélismes inquiètent jusqu’à nos pleurs
qui roulent en nous par chariots entiers
chariots charrient nos chairs filandreuses
sans que l’issue ne soit barrée Michèle
l’issue rêvée aux larmes contenues
dans le bassin éternel de la Source

l’issue le large l’issue le large
se répète-t-on sans fin abandonnant
ainsi l’œuvre du cheminement
le cheminement sur la plage infinie
de Dunkerque des Landes
de Vendée de l’Érèbe
vers l’issue l’issue c’est le chemin le pas
qui accroche la plante des pieds au sable

et la mer alors c’est le miroir
que fabriquait notre père à tous
y baigner notre blessure saignant
dans la Blessure originelle
petit trou au côté du néant
le geste d’y baigner seul fragile blessé
thalassothérapeutique
devient la mer de larmes qui submerge

court-circuit circuit coupé court
canal lacrymal sectionné
par le choc indicible par la
somme impitoyable des chocs
addition des peines coupe la langue
chemin triplement coupé
chemin de la vie des larmes de la poésie
triple peine paix péniblement empêtrée
dans les jalons sans gloire des sanglots
court-circuit demande alors
quel est le plus court chemin
entre deux point entre
nous poussière minuscule et
Dieu point culminant
que dire laissé sans voix
sous le joug du silence sotto voce
les larmes sont faites pour
les chagrins pas les ruines

canal coupé court-
circuité ne put plus
pleurer depuis lors
dit-elle à peine retenue
par les cristaux de sel
en elle par la mer déposée
cri alors retenu en arrière
de la bouche du cœur du bassin

quelle forme de vie demeure
pour l’humain privé de larmes
ou bien
survit-on vraiment à l’excès de chagrin
ou bien
garde-t-on visage certes
on ne meurt de rien dit-on
la grande question sans réponse
l’énigme de la douleur
sans cesse posée par la poésie
la connaissance jamais acquise
toujours recherchée par les larmes
leurs méandres traçant sur nous
la carte le delta de notre humanité

atterrée d’être née
atterré d’être né
atterrés d’être nés

je connais si bien cette joie folle
de ressentir enfin les larmes
reprendre le chemin des joues
confirmer notre humanité
indicible bénédiction des larmes
n’est-ce pas je sais la
joie de la quête mystique
de la connaissance par elles

chœur bouche fermée
le cri est initial pas le silence
né de cet atterrement
faire d’emblée silence
comme si ça n’était pas imposé
se taire pour s’élever
construction verticale du
poème initial
initiumou initium
les maîtres lecteurs du Livre
ne peuvent trancher
verticale au mot unique
un mot par vers
mot-vers vers-mot
pourtant l’Unique pur est dédoublé
car deux fois apparaît Dieu
en troisième place trinitaire
et antépénultième place trinitaire
dans une parfaite symétrie
quinze vers d’un mot-vers
deux fois sept vers-mots
dans chacun Dieu double face
Christ punitif et Christ rédempteur
Dieu tout-puissant et Dieu fait homme
tel le Christ Pantocrator
du couvent Sainte-Catherine
deux fois sept mots autour
de la connaissance autour de
l’arme ultime de l’humanité autour des
larmes

poème Hors
douleur totale
douleur motrice de l’écriture
écriture est poésie
écriture chemin de connaissance
poésie est connaissance
poème est larme
voix est regard

plus de larmes
sont brûlées
plus de larmes
sont gelées
dites-vous
identiquement

à l’époque je n’avais pas
de plus vif désir que celui de pleurer
joie mariale liquéfiée
j’entends de pleurer dehors
plus à l’intérieur de soi
pour accroître inutilement
le volume du bassin des larmes
douleur non coulée non dites
autoraugmenter le volume
et plus le bassin de larmes

poème Soif
vie nue exposée sacer
père mère ami laissés
dans la laisse de mer
échoués ensemble
trop tôt avant le point
de fuite de la plage étirée

singbarer Rest
quel est-il
une variation Lacrimosa

cherchant un chemin
à emprunter
on y progresse les étapes
du calvaire se succèdent
un second chœur bouche fermée
un troisièmeet cetera
à chacun à chaque station
chaque tableau la couleur
et la parole anamorphosées
la vérité qui se resserre
moins lointaine
anonyme et universelle
l’anonyme est universelle

l’énigme demeure mais
la parole lentement se
libère des amarres
analusislançaient les capitaines
dans les ports hellènes
la mer devient praticable
le large regardable
l’œil l’affronte avec l’oreille
la musique fredonne elle
est née du silence elle
ne s’éteindra pas on ne
meurt de rien voyez-vous
isométrie polyphonie
mélomanie symphonie

le poème questionne
encore et toujours
les mêmes énigmes
s’y confond comme on nage
dans la mer sans y avoir pied
le poète questionne
encore et toujours
les mêmes borborygmes
oui c’est ce qui se produit
le chanoine devient chaman
explore les différentes voies
d’accès à la connaissance
nage entre les dimensions
du rêve de la réalité
de la rêvalité ose
le voyage spatio-temporel
à l’extérieur de soi

chef dessaisi de sa baguette
et de son orchestre
oser vraiment la musique
laurier-rose et laurier-rouge
exactement dit construit
o i é o é o i é ou
fêtes les voyelles comme
fit notre jeune père
fêter la consonne
et délivrer la consonance
sans séparer l’eau du sel
poète penseur et panseur
poète alchimiste et animiste

chanter chanter encore
ce droit
à tous les orchestres
musée musique sont le même
disent encore les Anciens
de Vivaldi à Verdi
de Masaccio à Picasso
en veillant toujours
à passer par le silence

une bouche mi-close
avec sa bouteille bue
un jour renait le printemps
de la mort nait la vie
suggère cette fois le bon sens
avec sa bouteille pleine
la bouche en fleur
n’appartenant à personne
redevient nôtre et refleurit
anonyme universelle
nourrie par la terre d’exil
sur notre souche
morte de sécheresse
jusqu’au prochain hiver
qu’on passera lui aussi
sans assez de larmes
qu’importe nous
nous retrouverons au large
portés par l’esquif
de nos frêles musiques

 

 




Max Alhau, Marie Alloy, En cours de route

Tu es monté plus haut
que la cime des arbres :
ce n'était pas le ciel
mais un espace sans nom
qui te renvoyait
vers des visages enfouis
au creux de leur absence.

Prélude sans aucun doute
à quelque orage en germe
et qui mettrait le feu
à une traversée
aussi brève qu'illusoire.

Max Alhau, En cours de route, Peinture de Marie Alloy, L’herbe qui tremble 2018, 120 pages 14 €

 

Avec des mots simples que ne cherchent ni la rime ni l’espoir, l’homme Max Alhau pose son regard de l’autre côté. Le théâtre est désert. Les couleurs, formes et perspectives du rêve éveillé s’effacent. Les images s’éparpillent.

Ce qu’il reste, un mot laissé en blanc qui n’attend plus rien après.

Même l’avenir devient légende. 

Porté par l’intelligence d’une vie, celle des années lumière, Max Alhau nous offre là de belles pages blanches. Celles d’une  éternité qui commence à la source, avec le vent, avec ton visage, qui se poursuit avec le silence qui te nomme. Une éternité que tu habites, parait-il,  qui pourrait s’achever, éclair dispersé dans le ciel.

Pour ressentir ce qui se cache derrière l’absence (thème cher au poète), nous traversons des paysages, de vie et de papier, espaces sans nom, prémices de terres inconnues, admirablement représentés par Marie Alloy. Nous voilà happés par cette résonance entre la peintre et le poète. Nous sommes prêts pour la disparition des mondes.

Pour que l’écho aussi redevienne parole, pour qu’avant l’arc-en-ciel la pluie devance la lumière
Pour que toi aux confins du cosmos tu ne perdes jamais le goût de l’éternité.
Pour que tu sois, invisible, celle qui donne à l’aube le droit d’écarter à jamais la nuit.

Ce recueil est  celui d’un veilleur. Il sculpte nos interrogations et ses jeux d’ombre et de lumière éclairent l’exilé en nous, passagers absents de ce voyage. 

Quand les choses 
et les visages s’éloignent
il n’y a que les mots
pour barrer la route
à l’absence, à l’oubli
pour ouvrir la voie
à des terres fabuleuses
où les choses, visages
confondent la douleur

Pris par le mouvement de l’en-cours, chemin faisant sur les hauteurs de l’être, loin de nous la danse flamboyante des éphémères, si proche le vent et la lumière, les racines de la mémoire… nous approchons du réel.

Les forêts, les ruisseaux, les vallées, tout ce qui se nomme réalité, tout cela n’est plus qu’image traversant le regard intérieur, mirage approché de trop près.

C’est un autre paysage / qui s’impose transparent / comme à l’écart.

En cours de route fait vivre en nous l’enfant du silence. Il nous encourage à récolter l’invisible. l’auteur descend, grave, dans les profondeurs de la parole, sans jamais quitter les horizons. Ainsi nait une autre histoire. Celle qui se voile pour que l’autre se dise, joyeuse et libre, par la grâce solaire de la présence.




Quelques questions à Marie Alloy

Deux livres de correspondance : Marie Alloy, Dominique Sampiero, Vers la terre(1995), L’Ombre emboîtée(1997), aux Editions Le Silence qui roule.

Chère Marie,

j’ai passé de longues heures à lire, à regarder Vers la terre, et L’Ombre emboîtéei. J’ai essayé de m’en imprégner. Je découvrais complètement Sampiero, dont seul le nom m’était connu. Je connaissais un peu plus ton travail.

manuscrits de Dominique Sampietro, droits réservés

Quoique très différents l’un de l’autre, ces deux livres m’ont tout de suite captivé ; la lumière naturelle m’y aidait d’ailleurs car la salle de lecture était offerte à un ciel chargé de mille nuances, de mille strates d’épaisseurs, nues et azur se disputant souvent la partie à toute vitesse. Un peu comme des sentiments, du reste. C’était un climat parfait pour me laisser prendre par la masse des papiers et la matérialité du livre (Vélin d’Arches pour L’Ombre, BFK de Rives pour Vers la terre). L’Ombrem’étonnait par l’association de ses deux corps de texte (Clearface 34 et 17), par son organisation « en couple » ; l’autre, monumental, narratif, par le poids des aquatintes et des textes colorés, tourbés, tangibles.

J’ai pris beaucoup de notes. Le mystère cependant persistait : plus je tournais les pages, plus me traversait une réalité versatile. Je n’arrivais pas à la pénétrer. 

Je suis retourné plusieurs fois à la bibliothèque, j’ai évidemment lu l’article que t’a consacré Arts&Métiers du livreiii, puis ton article sur Dominique Sampiero, Le Sens profond de la terre, paru dans Nord’iv. Plus tard, je t’ai adressé l’espèce de questionnaire que voici : tu m’as fait l’amitié d’y répondre. Je te remercie vivement, chère Marie, pour cet échange. Aujourd’hui, nous le partageons avec tous les lecteurs de Recours au poème. Ainsi quelque chose circule.

 

gravures de Marie Alloy, droits réservés

Thomas Demoulin - Comment as-tu pressenti que Dominique Sampiero et toi partagiez certaines intuitions ? Pourquoi lui as-tu écrit ?

Marie Alloy - Je l’ai contacté après avoir lu avec émotion ses premiers ouvrages en prose poétique et comme je commençais depuis seulement quelques années (1993) à créer des livres d’artiste, et, sans rien programmer, j’ai pris contact avec lui via son éditeur (Cheyne à l époque, si je ne me trompe pas). J’avais déjà réalisé des livres avec d’autres poètes, comme Antoine Emaz, mais ici l’expérience avec D.S. fut différente, davantage basée sur l’échange vivant (poèmes / gravures) qu’avec Antoine Emaz pour qui laisser « totale carte blanche à l’artiste » est sa façon, non de se désengager mais de faire confiance et d’accepter l’imprévisible – le dialogue venant après, ou pendant, mais sans ingérence dans le mouvement singulier de l’artiste. En fait Dominique Sampiero à qui j’avais envoyé une recherche en cours, un petit agenouilléréalisé en aquatinte au sucre et tiré en encre noire, s’est senti interpellé par cette estampe. Il a commencé à écrire à partir d’un envoi de petits personnages, assez primitifs, terreux, repliés sur eux-mêmes, dans un rapport à la terre à la fois organique, minéral et relié à la prière, par le fait de s’incliner, avec humilité, (un peu comme dans la posture d’un paysan de Jean-François Millet par exemple). Au fil des échanges qui se sont étalés sur plusieurs mois, ce fut tantôt l’écriture qui donnait forme aux figures gravées, tantôt celles-ci qui suscitaient l’écriture. Il y eu un mouvement d’échange très dynamique, une motivation réciproque, une stimulation créative mutuelle.

 

TD - Apparemment, c’est toi qui, la première, a envoyé quelques chose (était-ce l’aquatinte en frontispice ?), puis Sampiero et toi vous avez correspondu, vous êtes vraiment entrés dans cette démarche d’échange dont parle Pierre Dhainaut à propos des livres d’artiste : c’est toujours risqué, ce premier pas vers l’autre, non ? Le dialogue peut ne pas prendre ?

MA - Non ce n’était pas l’aquatinte en frontispice le point de départ ; celle-ci est venue bien après, au contact des mots, surgie d’un monde inconscient à la croisée de l’anal et de l’animal, comme quelque chose qui naîtrait de l’humus même de la terre et du dialogue.

Livre d’échange bien sûr, mais c’est aussi à un niveau de profondeur qu’il n’y a pas lieu d’analyser. Nous nous sommes rencontrés plus tard, mais l’échange essentiel dans le travail de création s’est fait par courrier.

 

Il n’y a pas de risque à entrer en contact, chercher un dialogue ; poésie et peinture, ou gravure, ont toujours été étroitement liées. Le seul risque est que le travail dans le livre soit mal engagé, voire fabriqué, non authentique – dans ce cas, il faut refaire, recommencer (pour certains livres qui m’ont résisté, j’ai dû faire de nombreuses maquettes avant de trouver une justesse). J’ai toujours cherché un accord entre les figures gravées et le poème, ses rythmes, son monde, en refusant l’illustration comme l’abstraction. Privilégier l’émotion, la voie sensible, une sorte d’imperfection qui donne la vibration humaine, son toucher et sa voix

TD - Des corps agenouillés… Un rapport avec la sculpture ?

MA - Non je n’ai pas pensé à la sculpture mais seulement à la projection de mon propre corps sur le sol de l’atelier, puisque j’ai réalisé ses plaques en aquatinte au sucre, agenouillée moi-même par terre, pour les peindre, puis les faire mordre par l’acide. Mon atelier d’alors était une vieille étable…

TD - En 1995, pour Vers la terre, tu possèdes ta propre presse taille-douce depuis peu. Est-ce que ça a été une évidence pour toi de l’utiliser pour ce premier livre avec Dominique Sampiero ?

MA - Non, pas une évidence. Il n’y a d’évidence en rien. C’est un cheminement, un enchaînement des actes et des gestes – comme pour le roulement des cylindres de la presse. La plaque gravée est entraînée, roulée sur le papier, imprimée et l’empreinte en devient révélation. J’ai fait une cinquantaine de personnages pour ce livre, vingt-cinq seulement ont été retenus, pour leur force énigmatique, charnelle, presque primaire. Il y avait aussi en jeu pour ce livre un rapport à la sexualité et à la mort qui a secoué mon travail de graveur (une façon de labourer le corps de la plaque et du langage).

TD - Sampiero a un rapport vivant et nourri à l’image, quelle expérience avait-il alors du livre, du livre d’artiste ?

MA - Il a fait de nombreux livres d’artiste, bien avant ce livre avec moi, et bien aprèsv. Je ne connaissais pas cet aspect de son travail, je lisais seulement les poèmes dans des éditions courantes, à l’affût d’échos intérieurs. Plus tard, après ce livre, j’ai compris que ce qui m’avait touché dans cette écriture de D.S., c’était le nord de mes origines, le nord rural, une certaine pauvreté d’être et de nudité intérieure mais comme emportée dans un maelstrom de sensations confuses, un trop d’images, un flux inapaisable et contradictoire de beauté et de maux.

TD - Dans le même ordre d’idée, c’est un poète qui ne redoute pas d’embarquer dans une narration. Est-ce que toi tu as eu cette impression ?

MA - Non, la narration échappe au texte ici. C’est de la poésie, une voix qui s’étrangle à dire le corps dans l’amour et à rejeter l’enfouissement ultime ; ce qui en résulte est une haute lutte avec la terre et avec soi-même. Mes gravures accompagnent, elles ne décrivent pas. On peut lire sans les regarder, ou ensemble, prose et estampe, il se produit une autre alchimie, d’autres forces. En fait, il n’y a rien de raconté. Juste un dépôt de vie dans l’humus des figures agenouillées.

TD - Et la typo ? C’est intéressant, la couleur change au fil des pages : ton idée, une proposition de Sampiero ?

MA - Mon idée, une nécessité. J’imprimais en sérigraphie, donc pas de contrainte technique comme avec la typo. Je trouve que le fait d’apporter une autre couleur au texte, était comme une façon de lui donner une nourriture différente, ou un timbre qui en modifie légèrement la réception. Palette automnale annonçant la saison des pourritures à venir et qui bouge de chapitre en chapitre.

TD - A partir de cette connivence entre vous sur la question du « devenir de la terre, de nos racines »(je te cite), en quoi votre échange a-t-il éventuellement approfondi ou infléchi ta propre quête ?

MA - Je ne sais pas. La terre est notre racine commune. Toute ma peinture est liée à la terre et la gravure, principalement au végétal, aux éléments, surtout l’eau et la terre. Je me suis retrouvée dans les pages de Bachelard à ce propos. Mais je n’aime pas dire « je », cela concerne chacun. Tout cela s’approfondit sans doute au fil du temps presque naturellement. Je n’emploie plus le mot « quête ».

TD - Vers la terre : est-ce que tu dirais que, dans ce livre, une sorte d’impureté, d’austérité, de violence aussi, confine à la grâce d’une création perpétuellement continuée ?

MA - La persévérance et une éthique intérieure exigeante orientent le travail dans l’atelier sans le séparer du monde humain, social.  La grâce reste secrète, énigme. Ce n’est pas austérité, c’est peut-être ascèse, rudesse, mais aussi lumière. Elle émane de la terre et de la chair du poème.

 

TD - Comment s’est passé l’enchaînement de ce premier livre au projet de L’Ombre emboîtée ? Quelles ont été les modalités de votre échange pour ce deuxième livre ?

MA - Le poème fut premier sur les lithographies. J’apprenais à cette époque la lithographie à l’atelier de Jörge de Sousavià Paris et j’ai eu le désir de l’associer dans un livre assez grand. Il n’y a pas de lien direct entre ces deux livres, sinon un besoin de fidélité à un auteur pour approfondir les circulations entre nos deux modes d’expression.

TD - Là, tu utilises quatre lithographies sur un papier que tu viens « contrecoller » (c’est ça ?) sur ta feuille en Vélin d’Arches. Qu’est-ce qui t’a inspiré cette idée ?

MA - Oui la litho est plus fine dans ses détails lorsqu’elle est tirée sur un papier japon ou chine, et cela lui donne une teinte crémeuse qui se différencie de l’Arches blanc naturel. Les graveurs utilisent fréquemment ce procédé qui valorise l’impression en lui donnant un épiderme.

TD - Pour la typo, il y a 2 corps de texte (il y a 2 poèmes). Tu t’en es chargée ? C’est difficile à composer, un tel alignement ? Tu peux raconter ?

MA - Oui j’ai imaginé et construit seule cette mise en page du texte initial qui en favorisait ainsi une double lecture, voire de multiples lectures ; j’ai trouvé cette idée dynamisante pour le texte qui devenait de cette façon poème et une sorte de chant.

TD - Je trouve que le sens de lecture est questionné par ce procédé, que l’on peut « tisser » les deux textes de différentes manières : j’ai raté quelque chose ou bien c’est cette réouverture que vous vouliez ?

MA - C’est bien sûr ce que j’ai volontairement recherché.

 

TD - J’espère rencontrer Sampiero parce que ce livre semble avoir des échos très forts avec une espèce d’image originelle à la source de sa création poétique. « Grand-mère est assise à la fenêtre et regarde. Elle m’offre une première leçon d’amour. De silence, de contemplation. Mon premier poème ».Il t’a parlé de cela ? Et tes silhouettes, encadrées, ont-elles un rapport avec la quête impossible de cette image-souvenir ?

MA - Chacun porte en soi de tels souvenirs, que nous soyons, comme avec Dominique S. d’une même génération, ou d’une autre. Le rapport affectif à la mère ou aux grands parents sont l’une des sources de nos émotions, pensées, écritures (en mots ou gravées). J’ai évoqué cela dans un livre paru aux éditions Invénit où, à partir d’un tableau de Corot, j’ai retrouvé « Un chemin d’enfance »  en contemplant deux silhouettes de paysans faisant corps et âme avec le paysage.

Je ne vois pas les silhouettes de « Vers la terre » comme encadrées mais ouvertes.  Le souvenir n’est pas fixé mais mouvant, il circule d’un plan à l’autre de la mémoire, effaçant ou renforçant certains détails. Garder au plus secret de soi ce qui sourd d’essentiel.

TD - Si tu as des histoires ou des anecdotes à propos de ces livres, de leur réception… Je prends !

MA - Non, pardon ; le livre suffit. Il ouvre, dit et montre. A chacun d’en faire son miel ou son histoire. Certains en aiment la densité obscure comme on aime s’enfoncer dans une forêt, d’autres rejettent certaines pages, se sentant dérangés ou offensés par la crudité allusive des images et des phrases. Cela ne nous appartient pas.

 




Marie-Françoise Ghesquier, De tout bois si

Traductrice de formation, Marie-Françoise Ghesquier (qui a aussi signé Di Fraja) vit près de Chalon-sur-Saône. Elle écrit dans des revues (Décharge, Comme en Poésie,Traction Brabant, Nouveaux délits), et a publié trois recueils : Aux confins du printemps, À hauteur d’ombreet La parole comme un cristal de sel*(( Encres Vives, 2013 ; Cardère, 2014 (photos de l’auteure et de Cathy Garcia) ; Cardère, 2016 (monotypes de l’auteure).))

.
Un feu qui brûle par son absence et une condition hors-champ : ce titre singulier se retrouve dans le dernier vers d’un des poèmes – « je feu de tout bois si ». La suspension finale demeure, tandis que l’ellipse du verbe accentue la revendication d’une liberté totale.

 

Marie-Françoise Ghesquier, De tout bois si. Éditions Henry, 2017. 74 p., 8 €.

On trouvera souvent ce jeconstruit en prise directe avec un groupe nominal ou un participe – jeau rebond des refus, je décliné jusqu’au noir, etc–,et des phrases qui se terminent dans le vide – Comment voulez-vous / que toute notion d’incarnat ?

Ces ellipses sont le point limite d’une écriture qui scinde / le senset brasse des motifs à la tonalité surréaliste, à la langue constellée de mots obsédants (branchies, dupliqué) et de jeux sonores (cardée au myocarde, hameçon-âme son), parfois précieuse – l’éristale enclave la parole hélicoïdale– ou brisée jusqu’à la désarticulation :

 

Je louvoie parmi doutes assaillants      d’août

et fleurs furieusement

d’aucun ne voudrait

parole graminée        minée par dessous

 

La lecture peut buter sur ces passages étranges, mais ils sont vite perçus comme la seule voie laissée par le dire impossible.Jamais n’est rompu le fil qui nous relie à l’auteure aux prises avec la fragilité du corps et du cœur, en proie à la sensation aiguë de l’infini des possibles, et attentive à une nature vibrante. D’autant que sa poésie, fidèle au titre, est loin de se limiter à ces formes de déconstruction et de codage. Dans son kaléidoscope passe plus d’une image fluide – Je jette mes rêves comme des éclats de lune / entre les branches mortes.Et même cette plénitude fugitive si nourricière :

 

Parfois la libellule passe à travers
les jeux de lumière

 

Aiguille d’acier pour recoudre
les clartés déchirées

 

De fil en aiguille
                                              au plus pur du bleu

 

 




Jean-Luc Despax, Mozart s’est échappé

Tout serait-il dans le titre ? « De la musique avant toute chose et pour cela préfère l’impair », ce à quoi nous songeons, de prime abord... Et comme Mozart n’y est plus, son escapade ne signalerait-elle pas un certain appel à un renouveau de la poésie, une éviction du  passé, tant pour ce qui est de la forme que pour les thématiques abordées généralement par le poème ? S’il est des horizons d’attente singuliers, en voici un, et la parcimonie des vers qui composent  les poèmes  laisse pressentir le trait de modernité suggérée par le titre.

La « Table des poèmes » ne laisse pas de doutes quant à la teneur inédite de ce que nous propose l’auteur du recueil : « Prière aux grand patrons », « L’Esquisse d’une vérité », « Urgences », « Dans la rue de Mandelstam », « Mozart court encore », « Labyrinthe bruxellois »,  « Les humeurs d’un petit architecte »…Certains titres sont humoristiques, tel « Analyse cartésienne et pour pas un rond », ou caustiques : « Nouveau code du travail pour un seul horizon »…Engagés, aussi, dans une réalité politique , « Planète poutine »…D’autres convoquent des philosophes, Kierkegaard, Heidegger…Ces découpages tutélaires évoquent les voyages de l’auteurs, et le regard porté sur chaque pays traversé…Où est Mozart ? Et bien, il est cité dans un des poèmes du recueil, là où on ne s’attendrait pas à le trouver, tant le titre, drôle, mais strident, annonce la tonalité critique du texte, au diapason de ceux qui composent le recueil :

Jean-Luc Despax, Mozart s’est échappé,  Editions Henry,  124 pages, 10 €

 

Carte de crédible

 

Au bout de trois tentatives de suicide
La carte de groupe sanguin est avalée

Les  prochaines notices nécrologiques
Seront faites à Taiwan.

La rumeur de la ville
Se moque des réseaux

Et ce n’est pas le tout d’être « écouté »
Il faut être entendu

Non tant changer de vie
Mais façon de la vivre

Toujours l’heure du leurre
Et bien temps de se détromper

Assigné à résilience
Mozart s’est échappé

 

Et nous sommes édifiés, car si l’auteur évoque Mozart, c’est bien parce que dans cette modernité brossée au vitriol par le poète Mozart, et de fait ce qu’il représente, ne peut que fuir !

Ne s’arrêter qu’à la teneur humoristique de pléthore de poèmes serait omettre de  rendre compte du ton sarcastique de la plupart d’entre eux qui, non sans une certaine légèreté, tracent les contours de sociétés différentes et restituent une vision planétaire des aberrations économiques et politiques qui malheureusement perdurent. Le regard critique du poète décode sur le ton le plus léger qui soit une modernité dont il énonce toutes les dérives, car il ne manque pas de soulever les problématiques actuelles les plus importantes

Engagement politique et constat des échecs de la mise en pratique de plusieurs théories humanistes, certains des textes de l’auteur ne sont pas sans rappeler qu’il a lui aussi nourri des espoirs, déçus…

 

Poètes vivants de l’étagère

Pas un livre de Marx pour sauver le rayon

C’est Ovide au complet mais aussi Xénophon
Le Marx de mon lycée je le laisse aux lingères

Oh sans mépris aucun. Dante, je le digère
Il m’aide à passer les saisons, les congères
Les poètes vivants peuplent mes étagères
Cela ne suffit pas cher petit commissaire ?

 

On ne sait si Mozart n’y est pas, mais, quoi qu’il en soit, la musicalité et l’humour étoilé de la poésie de Jean-Luc Despax ne seraient pas, sûrement, sans interpeler le compositeur. Et puis, la gravité, soudain, dans un décor d’une banalité déconcertante, inouïe et éclatante comme un coup de canon dans une forêt tranquille, surgit pour nous rappeler que l’horreur n’est pas loin….sous un ciel qui « demeure entier » !

 

Le Ciel demeure entier

Mort des éphémùérides et baisars de velours
Les canons sont changés aux serrures des portes
C’est égal maintenant
Le train m’attend à quai comme coursier trop sage

Je possède l’arrogance des papillons
Je fais du NOSTOS une arme de conquête
LK’éclairage public innocente mes vers

Dans les gares,
Ils nous regardent comme des bestiaux
N’auront paq min désespoir lorsque je descendrai

Heureux d’être vivant

L’espace continue de mutiler le Temps

 

Rien à ajouter, car oui, l’espace continue de mutiler le temps.




Laurent Robert, Leçon, Ithaque

Leçon

 

J'écris poèmes dérisoires

Pour être sûr d'avoir ouvrage

À mon actif non pas notable

Mais existant pour une heure ou

Des siècles tels Claude Guichard

Pierre Mathieu Nicolas Favre

Poètes privés d'illusions

Ciseleurs sans avenir autre

Que fils ou fille à qui apprendre

Bonne leçon de vanité

Lecteur improbable des temps

Futurs se bâtissant morale

Pour soi seul connaissance au gré

Des vers lentement agencés

J'écris poèmes dérisoires

Car je préfère être oublié

Poète que père ou amant

Un jour mes mots sortiront d'un

Tiroir pour l'ennui ou la joie

Postérité de jeunes filles

Hâves d'érudits rétrogrades

 

Ithaque

 

Dans un colloque discourant

Sur de locales écritures

Je pense à l’étudiante grecque

Incapable de suivre mon

Verbiage non loin du dernier

Rang et de l’assoupissement

Elle seule au fond est vivante

Avec le bon sommeil qui gagne

Ses paupières alanguit sa

Poitrine sous le chemisier

Un sursaut est venu peut-être

Au nom d’Ithaque prononcé

Ithaque sur Haine et sur Trouille

Styx coulant dans ce noir pays

Sombre bouillon d’heure quelconque

Fatal potage des ratés

Au nom d’Ithaque elle s’éveille

Ni aveugle ni grec Homère

S’appelle Franz Moreau poète

Un tantinet découragé

Toute lumière toute vie

Elle n'entend ni ne voit goutte

Elle ne ressent pas Hypnos

Lui toucher doucement l’épaule




Eric Dubois, un chemin de vie plus qu’un parcours

Eric Dubois, un chemin de vie plus qu’un parcours 

Voici des années, des décennies, qu’Eric Dubois ne cesse, poursuit, chemine, accompagnant cette évidence qui est sienne, écrire. Il se définit lui –même comme

Eric Dubois : poète du quotidien

Cela sonne bien

Tu auras passé toute ta vie
A chercher

A avoir un prénom et un nom((Eric Dubois, Entre gouffre et lumière))

Auteur, lecteur-récitant et performeur il publie plusieurs recueils dont « L’âme du peintre » ( publié en 2004) , « Catastrophe Intime » (2005), « Laboureurs » (2006), « Poussières de plaintes »(2007) , « Robe de jour au bout du pavé »(2008), « Allée de la voûte »(2008), « Les mains de la lune » »(2009), « Ce que dit un naufrage »(2012) aux éditions Encres Vives, « Estuaires »(2006) aux éditions Hélices ( réédité aux éditions Encres Vives en 2009), « C'est encore l'hiver » (2009), « Radiographie », « Mais qui lira le dernier poème ? »  (2011) aux éditions Publie.net, « Mais qui lira le dernier poème ?  »  (2012) aux éditions Publie papier, "Entre gouffre et lumière" (2010) aux éditions L'Harmattan, « Le canal », « Récurrences » (2004) , « Acrylic blues » (2002) aux éditions Le Manuscrit, entre autres.   Beaucoup d’autres textes paraissent dans des anthologie ou revues. Enfin, ultime engagement de cet auteur tant actif que talentueux, il est le responsable de la revue de poésie en ligne « Le Capital des Mots ».

Eric Dubois, Le Cahier, Le Chant sémantique, Choix de textes 2004/2009, L'Harmattan, 169 pages, 17 euros.

D’une écriture quelque peu classique, dévolue à un lyrisme émouvant et à des interrogations sur la place du poète dans un monde qu’il ne cesse d’interroger, Eric Dubois se définit lui-même comme « poète du quotidien ». Ses premiers recueils convoquent tout un univers, singulier, celui de l’environnement de l’auteur, support d’un questionnement ontologique. Le poète, dans une prise en compte du quotidien, interroge ses propres perceptions, et sa raison d’être au monde, questionnement premier et permanent, qu’il s’agisse de restituer une vision extérieure, ses propres états d’âmes, ou, dans les derniers recueils, le langage lui-même. Il évoque, dans un syncrétisme temporel, ses souvenirs, ses pérégrinations mentales, et, toujours, son rapport à l'écriture. 

 

Le Cahier

 

Quelques notes raturées                                          tu écris qu'il
est impossible d'écrire dans cet état

 

Tu ne veux pas de ce monde consumériste                        des
lignes d'écriture                      serrées                              plus de
dyslexie infantile.                         il t'arrive parfois de bégayer
des mots improbables dans une langue incertaine dans une
syntaxe schizophrène

Parfois de songer à ton  adolescence   et à ta jeunesse
périlleuse     sur le chemin des restes de                   cahier de
poèmes écrits à dix-sept ou à vingt ans

Matériau pour une analyse plus approfondie

Mine d'or minée pour les                        thérapeutes patentés
tu écrivais pour les filles n'est-ce pas ?

On écrit pour coucher des mots                                         pour
coucher avec                      pour se coucher                             et
dormir avec l'amour. 

Sur le blanc du papier                                                   le noir de
tes pensées                                                le calque de tes désirs
l'encre de ton avancée                      sur des territoires fragiles

Tu as toujours avec toi un petit cahier. le cahier                  tu
écris qu'il est impossible d'écrire dans cet état                      il
t'arrive parfois de bégayer des mots   improbables dans une
langue incertaine dans une syntaxe schizophrène

Où écrire le poids de ton âme sur le balancier des mots

Sur les lignes après la marge                                     du définitif
Matériau pour une analyse plus approfondie

Mine d'or minée pour les thérapeutes patentés

Un texte                                               le texte de ta peau irriguée
du sang des mots

Tu as toujours avec toi un petit cahier. le cahier                     tu
écris qu'il est impossible d'écrire dans cet état                         il
t'arrive parfois de bégayer des mots improbables dans une
langue incertaine dans une syntaxe schizophrène((Eric Dubois, Le Cahier, Le chant sémantique))

 

L’énergie printanière et remarquablement lumineuse des premiers textes invite le lecteur à suivre le fil des pensées du poète, avec, bien souvent, l’expression d’une tension entre le réel et la perception qu’en a celui-ci. Le sujet est toujours mis en abîme. L’être évolue dans un environnement dans lequel il se reconnaît et/ou se perd. Dans les premiers vers d’Eric Dubois, tout comme dans  les derniers, la ténuité du poème n’économise pas le mot juste :  un moment de partage purement humain, une communion. Cette dimension réflexive ne quittera pas l’écriture d’Eric Dubois.
Mais dans Entre gouffre et Lumière, la confidence se fait plus présente, les interrogations plus profondes, et le poète partage avec son lecteur ses doutes, ses craintes et des problématiques toute personnelles, confidences qui évitent le ton bien trop empesé d’un lyrisme suranné… Il s’agit d’une posture réflexive, un discours qui énonce sa propre création en même temps qu’il rend compte de l’existence du poète.

Eric Dubois, Entre gouffre et lumière, L'Harmattan, 2010, 69 pages, 10 euros 50.

Tu cherches la pauvreté

Dire l’essentiel

Des mots
Le lyrisme et ses fioritures

Dernières salves encore

Dire jeu
plutôt que je((Eric Dubois, Entre gouffre et lumière))

 

Partagé entre une écriture poétique et sa réflexivité, Entre gouffre et Lumière marque un tournant dans l’oeuvre d’Eric Dubois…Fidèle à une syntaxe simple et protocolaire, il unit une écriture qui met en  abîme sa propre création  à une dramaturgie qui énonce encore des éléments du quotidien, prétextes à brosser les états d'âme du poète.

 

Eric Dubois, Chaque pas est une séquence, éditions unicité, 48 pages, 11 euros.

Et l’été fume
Je bois ma mélancolie

A la terrasse des bars
Je ne fume plus depuis quatre ans

Je regard les passants qui me regardent
Si je partais sans payer

Qui se cache derrière les lunettes noires ?
Les mots ne font plus recette ?

Toujours prégnante en arrière plan, dans les motivations à peine cachées,  ou bien énoncées de manière explicite dans les poèmes d’Eric Dubois, nous est montré l’envers du décor, celui d’une écriture poétique en recherche d’elle-même. Le discours est aussi celui d’un militant actif, qui porte la poésie, depuis toujours, la défend, et la promeut.

 

Un orage soudain
dans la nuit

Entre les tours
Une voix brisée

Est venue frapper l’esprit
qu’on entend encore au loin

Les mots nous manquent
Et qui va disparaître((Op. Cit.))

Si Entre gouffre et lumière marque un tournant dans l’oeuvre d’Eric Dubois, ses deux recueils suivants prendront la direction d’une poésie qui interroge le langage, et n’hésite pas à rendre compte de sa propre création. Une poésie de la maturité, qui tente de restituer en un discours touchant jamais exempt d’éléments biographiques, les raisons de sa propre existence. Le vocabulaire, ici encore, reste simple et explicite, tout comme la syntaxe. Mais alors, comment existe cette poésie, créatrice d'images évocatrices d'un discours qui mêle les traces d'un vécu lié intimement à sa raison d'être, l'écriture ? Il semble que l'émotion, cette envolée permise par le texte lorsqu'il dépasse l'anecdotique pour énoncer des archétypes, soit justement le fruit de ce parcours, celui du poète, car Eric Dubois est poète, avant tout, avant même d'appartenir au monde des hommes.

 

La peau du temps se retourne
massée sous le portes

Pierre dans la cohue du lichen
La passion est mouvante

Les formes se complètent
habiles abstractions

Dans le vent les papiers dansent
avec l’outil des mots à la base du nerf

Le pâle éclat du matin se reflète
dans les yeux mornes des passants

Qui vivent dans un hôtel dont
les rêves éclaboussent le sexe du ciel((Op. Cit.))

 

Eric Dubois énonce clairement ses motivations,  lorsqu'on considère l’exergue d’œuvre du Cahier qui s’ouvre sur une citation empruntée à Louis Aragon dans Le Paysan de Paris : 

 

C’est à la poésie que tend l’homme ; il n’y a de poésie
                                                                 que du concret

 

Chaque pas est une séquence, car la prégnance de la vie dans la poésie, et de la poésie dans l’existence est ce qui façonne l’œuvre du poète.

 

Chaque pas est une séquence

Il y a le mot comme au pied des choses
pour caler la phrase

La langue un départ

La pluie un chasseur
quand le mot devient une chose

La langue est un dédale

Chaque homme est un nuage

Le livre à venir s’ouvre sur le silence

Il y a toujours un regard attaché à un autre regard
s’il n’est pas brisé((Eric Dubois, Chaque pas est une séquence))

 

 

Et c’est, enfin, avec Langage(s), qu’Eric Dubois atteint un palier qui offre à son écriture une dimension supplémentaire. Je me permettrais d’y voir une sorte de manifeste poétique, dans lequel le poète nous livre ses réflexions sur le travail de la langue et sur la trame pluri-dimensionnelle du poème. Jouant avec l’espace scriptural et les typographies, il se sert désormais de ces deux éléments pour soutenir des réflexions  sur ce qu’est "écrire"…

D’une écriture qui convoque une vision du réel transfigurée par le travail de la langue, Eric Dubois a atteint sa maturité poétique et nous en restitue l’essence, dans Langage(s). Le changement, progressif et subtil transparaît dans un emploi de champs lexicaux qui rendent compte de sujets encore jamais abordés. Dans un emploi syntaxique plus savamment orchestré par des scissions et des accolements de vers, Eric Dubois, outre le fait d’intégrer l’espace scriptural à la production de sens, évoque alors des problématiques qui mènent le lecteur dans des univers inédits. C’est le travail du temps, de l’existence, enfin rendu palpable grâce à une poésie subtile et révélatrice de sa propre existence.

 

 

 

Eric Dubois, Langages, éditions unicité, 2017, 57 pages, 12 euros.

Des tous premiers écrits, qui proposent une vision du réel teintée de subjectivité, au déploiement d’une poésie qui problématise l’emploi du langage, et interroge l’espace de l’écriture, sa possible perméabilité à une transcendance souhaitée, et recherchée depuis toujours par le poète, Eric Dubois nous offre  la maturation d’un face à face avec lui-même, poète, celui-là même qui émerge, et disparaît derrière le travail vertigineux de la poésie qu’il nous offre .

 

Ecrire c'est tutoyer la mort

Dire l'impossible

Ecrire ou mourir

On laisse des mots en héritage

 

On partage le sensible avec les mots qu'on isole dans des
cages

vides

 

Ajuster le pourquoi et le comment    Interroger l'espace

 

Quelque chose qui ressemble à un départ promet l'aube
claire

met de la couleur au monde et de la tristesse aux arbres 

Quelque chose comme les dents du ciel

Quelque chose comme les bruits de RER

On met toujours des mots au corps

des mots au présent

des mots à la présence charnelle

aux vêtements des malades

 

Et puis, je laisse de côté toute velléité d’analyse, d'interprétation, tout désir de rendre compte des textes d’Eric Dubois, parce que j’ai ce désir de partager avec vous ce qu’est la poésie, qui est communion, au-delà du langage. Alors, voici :

 

 

Cristallisation du désir et hommage
amoureux

 

Je te sais assise active assise active dépendant des saisons
dépendant des saisons de leur cours imperturbable de leur
cours imperturbable et pendant que tu marchandes tes
derniers strings pour quelques lingots d'or dans quelques
marchés aux esclaves nous sommes tes amoureux captifs
tes amoureux captifs toujours en quête de ton amour de
ton amour et d'un retour d'affection mais tu ne nous
écoutes pas occupée à marchander ta lingerie fine dans
quelques souks tu ne nous écouteras pas désireuse de faire
le commerce de tes charmes à quelques séniles
impuissants et prothésistes dentaires tu ne nous écouteras
pas non  tu préfères te vendre tu ne nous écouteras pas tu
sais pourtant que nous t'aimons pour ce que tu es et pour
ce que tu représentes aussi l'amour faite femme l'amour et
je te sais assise active assise dépendant des saisons
dépendant des saisons de leur cours imperturbable de leur
cours imperturbable et pendant que tu marchandes tes
derniers charmes pour quelques sonnants et trébuchants
nous nous morfondons de désir d'un désir coupable certes
mais véritable que peut faire la alerte impuissance face à la 
féminine assurance que tu déploies
jour après jour avec tant d'énergie sas cesse renouvelée
rien dites vous et vous avez raison rien absolument rien et
nous pouvons toujours croire à des lendemains meilleurs
avant le passer du rideau final oui mous pouvons espérer
toujours ton retour.