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Et tout le reste…

Juillet 1978. J’avais vingt-deux ans. Contrairement à Paul Nizan, je laisserai sans doute dire que c’est le plus bel âge de la vie. J’étais étudiant en lettres modernes à la Sorbonne. Je n’affirmerai pas que ma vie a changé cette année-là mais j’ai appris ce que le mot « rencontre » signifie. J’étais  en vacances en Martinique pendant deux mois. Un privilège certes. Une chance également pour qui veut la saisir. Je logeais dans la famille d’un ami martiniquais de mon âge. Que connaissais-je de la Martinique? Rien. Enfin si, des livres : André Breton et surtout Aimé Césaire…

Etait-ce suffisant pour découvrir ce département d’outre- mer qui devint français en 1635 soit plus d’un siècle  avant la Corse ?  Je l’ignore. J’avais lu Césaire avec l’enthousiasme et la candeur  d’un jeune homme épris de littérature et d’absolu. Le beau-père de mon ami travaillait à la mairie de Fort - de -France. A l’époque, dans tous les foyers martiniquais, il y avait une photo du maire de Fort- de –France dont j’admirais l’écriture,  le lyrisme, la révolte… Que sais-je encore ? Sans hésiter, j’ai demandé à mon hôte s’il pouvait m’obtenir un rendez-vous avec Aimé Césaire. Charles n’a pas paru étonné. « Je vais voir ce que je peux faire » m’a-t-il répondu et ce fut tout.

Au cours de mes promenades,  je voyais  parfois le maire de Fort- de- France et son chauffeur dans une DS noire. Les gens le saluaient de loin ; il répondait toujours amicalement à leurs signes.

Un jour, Charles est venu à ma rencontre avec un sourire entendu : «  Tu as rendez-vous avec l’homme que tu voulais voir, demain à quatorze heures, à la mairie ». J’ai tout de suite apprécié la périphrase.  Ainsi, Ilm’attendait. Je ne savais quoi penser. J’avais emporté   Les armes miraculeuses  en vacances, un de mes livres préférés. Je décidai de le prendre avec moi. Que pouvais-je faire de plus ?

A 14 heures précises, j’entrai dans la mairie. « Vous êtes attendu » me dit-on avant même que je me présente. On m’introduisit dans un bureau. Césaire se leva et me tendit la main en souriant. Ce qui me frappa tout d’abord, ce fut son amabilité et cette manière spontanée de mettre son interlocuteur à l’aise.  Je n’éprouvai aucune timidité. Je me sentais de plain-pied avec lui. De quoi avons-nous parlé ? A ma  grande confusion, je ne m’en rappelle plus exactement. Je n’ai pas pris de notes, je ne peux donc restituer notre dialogue avec précision. Il m’écoutait parler de littérature, de Paris et de son œuvre avec attention. Je me souviens d’une phrase qu’il a prononcée en souriant : «  Je ne suis pas le roi Christophe ». Je pensai fugitivement à une autre affirmation de Césaire (je cite de mémoire) : «  L’indépendance conquise,  commence la tragédie ». Ce fut vrai pour Haïti, pour l’Algérie et pour bien d’autres pays. Pensait-il alors à la Martinique ? Je ne lui ai pas demandé.

Parfois, on frappait à la porte. Lorsque la personne entrait, il faisait signe qu’il ne voulait pas être dérangé et notre conversation reprenait.

Et maintenant, plus de trente ans après ?...  C’est trop tard, me dira-t-on. Curieusement, je n’ai pas cette impression même si je suis bien incapable de restituer le contenu de cet entretien. L’avouerai-je ? Je n’en éprouve aucun regret La page est tournée.

C’était en juillet 1978. J’avais vingt-deux ans. Et tout le reste est littérature.

 

Ils sont revenus les visages en exil
Je les ai vus se refléter sur les chemins
Détrempés de sang
Ils me rappellent sans cesse
Que j’ai raison de voir la mort en filigrane
De ma vie.

Je les ai vus se profiler sur les ombres
Des déportés du monde
Sur la douleur d’une femme que je n’ai pas su abolir
Ils marchent tous dans la même direction
Avant de se rassembler au cœur du monde
Pour se réchauffer
Autour d’un brasier fantôme.

Personne ne voit les visages en exil du monde
Et je détourne aussi les yeux
Pour vivre encore un peu.
La nuit
Leurs yeux rouges mettent le feu à mon sommeil

Ils sont revenus des carrefours de la douleur
Les visages en exil.
Ils s’appellent Abraham ou Boris
Et portent d’autres noms que le monde
A oubliés
Ou grattés furieusement sur les stèles de la mémoire

Ils se rassemblent toujours au carrefour du monde

 

A Delphine Haslé

La nuit se penche vers nous
Par-dessus votre épaule
En nous tendant la main.
Les mots que vous prononcez s’ accrochent  à vos cheveux.
J’ aimerais en cueillir quelques-uns avant qu’ils disparaissent
A jamais

Mais je n’oserais pas les dissimuler dans ma paume
Ce serait vous faire offense
Le temps ne le permettrait pas.
La nuit avale doucement nos  pensées
Au rythme de nos pas.
Je voudrais inscrire notre rencontre dans
Les battements de mon cœur.

La nuit se penchait vers nous.
Grâce à vous
J’oubliais la face tuméfiée
Du monde

 

Denis EMORINE, Auteur de « Teatru » ( Editura Ars Longa http://www.arslonga.ro/ , français/roumain, 2013)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Pascale Monnin : la matière de la poésie

Comment faire un numéro sur les créolités sans l'ouvrir à une artiste dont tout le parcours artistique et la biographie illustrent cette féconde mixité humaine et culturelle dont nous voulons rendre compte?

 

Artiste de renom international, elle a  exposé entre autres au Grand Palais, à la Villa Médicis, chez Agnès B, au Musée de l’OEA, au Fowler Museum, à la Halle Saint-Pierre... Pascale Monnin a aussi participé à la Biennale Dak'art ainsi qu'à la Biennale de Venise, et le Lowe Museum de l’Université de Miami présente un de ses mobiles dans la collection permanente. Ayant grandi et poursuivi ses études artistiques en Suisse, d'où sa famille est originaire, tout en faisant de fréquents séjours en Haïti, où elle est née, et dont elle parle parfaitement le créole.

Les voyages de Pascale Monnin, sa double appartenance culturelle,  nourrissent une oeuvre multiple, dans laquelle son imaginaire complexe et sa fantaisie s'expriment à travers la peinture – où se déploient tendresse et harmonie – mais aussi gravure, sculpture, mobiles et installations. Ces dernières, davantages marquées par la violence du monde, mêlent projections d'ombre, jeux de lumière, matériaux divers, de récupération même, comme pour dire combien la matière du monde, même abîmée, salie, dégradée... peut être transformée en un objet de beauté et de réflexion : le travail de l'artiste est un travail profondément poétique en ce qu'il interroge des matériaux existants pour les transcender en une oeuvre temporaire (comme la vie) mais riche de perspectives ouvertes et de rêveries sur l'aile de l'analogie.

Pascale Monnin a été entourée toute sa vie par des artistes (ceux notamment de la galerie familiale : Mario Benjamin, Killy, SergineAndré, Louisianne St. Fleurant, Stivenson Magloire, Frantz Zéphirin et le sculpteur Camille Jean, dit Nasson, maître du recyclage ) : c'est naturellement qu'elle est devenue une personnalité éminente de la nouvelle école haïtienne, marquée par l'ouverture internationale de ses artistes,  portant haut les valeurs et les traditions de l'île, dans des créations très contemporaines (on peut citer les peintres Mario Benjamin, Sergine Andre, Pasko, Killy, Duval-Carrie...)

Epouse du poète  James Noël (dont des inédits peuvent être lus dans ce numéro) , elle fonde avec lui l’association culturelle Passagers des Vents en 2010 et en 2012 ils lancent la Revue artistique et littéraire IntranQu’îllités : ils oeuvrent ensemble pour l'épanouissement et la reconnaissance de la vie artistique de l'île.

Vol de nuit I, acrylique, papier sur toile, 60x30pces 153x76cm.

A travers ses oeuvres, Pascale Monnin témoigne de façon originale, avec humanité et tendresse, de la beauté de la vie, de la richesse des relations humaines et amoureuses,mais aussi des drames dus aux aléas climatiques, à la situation économique, sociale et politique de son pays -  témoignage rendu plus terrible encore par la poésie émanant de son travail, tout inspiré des mythes de sa culture créole autant que par  l'iconographie et les éléments de sa culture européenne. Attirée par le mystère et les symbolisme des religions, bien qu'elle même ne les pratique pas, l'artiste confiait, dans un entretien à Indigo Arts Gallery  (( lhttps://indigoarts.com/artists/pascale-monnin?qt-works_by_artist=1 )) :

These characters, these animals which live in my paintings are a little like gods, spirits of a mythology that belong to me. They whisper something that I cannot completely grasp, they speak of the living, of the dead. They speak about me, but their language is coded and I can't quite understand them. Fellow travelers they are at times friendly, terrible, defenders or manipulators, they send back in mirror image wanderings, poetry and doubt.

 Les installations :

A travers la variété de ses créations poétiques, d'apparence aérienne et ludique, Pascale Monnin suscite l'empathie du spectateur pour les situations dramatiques dont elle se fait le hérault.
Ainsi, dans la vidéo  Pour le mémorial aux disparus du tremblement de terre, voit-on les  moulages de visages d'enfants vivants au moment du tremblement de terre, pour interroger les disparus. Comme matériaux, le ciment et le fer, instruments de destruction massive lors du séisme de 2010 qui, associés à des miroirs cassés, brisés, reflètent la lumière, créent la beauté pour reconstruire des visages lumineux et solaires. 

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L'arbre dans lequel sont suspendues ces têtes est un "Mimi", de son nom savant le "Pseudobombax ellipticum", arbre qui, dépouillé de ses feuilles, fleurit en janvier. Chaque année ses fleurs roses salueront les disparus du 12.01.2010. Cette œuvre, réalisée grâce au support de la FOKAL, fut inaugurée le 12 janvier 2015  et la  vidéo réalisée au Parc de Martissant à Port-au-Prince. En fond sonore, la captation de la commémoration du Tremblement de terre du 12 01 2015, organisée par Michèle Lemoine - le film est de Léa Todorov.

( MATTHEW : photo David Damoison)

Description : L'oeuvre se compose de 40 portes persiennes (2mx40cm x3cm), d'horloges en fonte, et de cables, ainsi que de 2 vidéos.

L'oeuvre Matthew évoque l'ouragan qui a dévasté le Grand Sud d'Haïti en 2016 : cette installation, construite au retour de Port-Salut, petite ville du Grand Sud d'Haïti, est faite des restes d'une maison soufflée par l'ouragan. L'idée était de créer une spirale ascensionnelle qui contrebalance les énergies destructrices et les convertisse en espoir. Elle est accompagnée de projections de petits films, faits par des drones,  de la maison avant et après Matthew. La première version de l'oeuvre fut créée avec le soutien de Laboratorio Arts contemporains. Une deuxième version, créée pour la Biennale Dak'art, en 2018, présente au sol des ombres portées : ainsi, par contraste avec les portes qui s'envolent, elle créent une forme de lotus et appelle à la communication entre le sol, le bas, la nature, le passé, et le ciel, le haut, l'immatériel, le futur.

 

 

L’artiste explique son oeuvre intitulée La dette  en évoquant le rêve qu'elle faisait enfant, et qui en est l'inspiration première :

Je suis assise à califourchon sur un gros poisson. Tout autour de moi la mer est fête de chiffres, orgie de nombres. J’ai une dette. La boule au ventre, je navigue avec la conscience que même si je passe ma vie à aligner les chiffres et les nombres les uns après les autres, je finirai par mourir bien avant de savoir combien je dois.

Par extension, Pascale Monnin l'applique à des cas particuliers : ainsi Haïti est le seul pays qui, vainqueur au sortir d’une guerre, paya le vaincu. La dette de l'indépendance (indemnité de dédommagement de 150 millions de franc-or ) sera payée jusqu'en 1952. (aujourd'hui,  Haïti croule sous les dettes aux Banques et pays divers.)
On peut aussi penser au fait que certaines manières de compter les richesses montrent l’incapacité à arriver à un décompte juste.
Enfin, par extension encore :
que devons-nous à nos parents, que nous doivent-ils?

Description :   L"oeuvre se compose de têtes en béton, fer, et miroir, balance pour la canne à sucre, tableau.

 

Enfin, Ma chair et mes colibris est une installation kinétique très onirique qui présente, flottant dans des faisceaux lumineux,  un ange  fantasmagorique,  qui abrite en son centre de minuscules colibris en papier mâché. Il déploie ses ailes immenses,  faites d'un rideau de perles de cristal et de fil de fer, dont l'ombre immense se répercute sur les murs. Pascale Monnin en parle ainsi :   

 

Ce mobile marque ma fascination pour la fragilité.
Les colibris, si petits et fragiles, sont pourtant doté d'une mécanique extrêmement puissante : Leur vol est impressionnant et leurs ailes peuvent battre  jusqu'à 200 fois par seconde.
Fragiles et forts, comme les enfants dont les visages ornent cet ange de 2m50 d'envergure.

 




Patrick Chamoiseau, L’Empreinte à Crusoé, La Matière de l’absence

 

Le roman de Chamoiseau, Texaco, croisait diverses voix d’un peuple qui construit l’histoire en sa créolité (Marie-Sophie, le Marqueur de paroles, etc…), dans un quartier insalubre autour des réservoirs pétroliers.

Dans L’Empreinte à Crusoé, la démarche opposée renvoie aux origines mythiques d’un homme. Le narrateur naufragé – Robinson – naît en pleine solitude à « l’heure d’équinoxe » en une « île oubliée », entre ces lumières que sont « le brasillement de l’océan » et la « phosphorescence implacable de la plage ».

 

Patrick Chamoiseau,L’empreinte
à Crusoé,
 Editions Gallimard, 2013

 

Là, l’océan « se fracasse » comme pour « avaler » cette île dont il fait le tour avant de découvrir une empreinte énigmatique. Il part à la recherche de cet « intrus », l’Autre et l’Ailleurs absolus, allant et revenant plusieurs fois près de cette trace d’un « pied droit » , « Le tout possible ».

Il s’adresse même à un vieux bouc « bien plus humain » que lui. Il arpente les grottes, croyant trouver partout celui qu’il cherche, jusqu’à la découverte d’une seconde empreinte. Il comprend que c’est la sienne, comme l’était probablement la première, « J’étais seul, mille fois seul ». Il touche son corps, veut un miroir pour le mettre en face de sa « mémoire perdue », teste même une casserole en fer blanc peu efficace. Il donne finalement un nom à ce visage imaginé dans l’illusion : Dimanche, jour probable de la semaine réelle. L’île devient alors une « infinie mosaïque de présences » et se met à se mouvoir.

 

La villa métisse, l'atelier galerie
du peintre,
 Catherine Théodose.

Au terme de ce périple intérieur, il devient l’artiste (après l’idiot et la petite personne). Son lien au monde a changé : « J’étais devenu de même nature que les grands arbres, de même feu que les fleurs, de même frisson que les herbes coupantes ». Il voit désormais l’ile avec la « trame de son esprit ». En ce lieu « de trouble et de souffrance », il se remet en mouvement. Il rejoint un promontoire pour attendre des chaloupes salvatrices. Le capitaine du bateau, dont nous consultons le carnet de bord, le retrouve ne peut accoster.

« L’écriture explore » dira Chamoiseau qui a créé ce Robinson éblouissant qui n’est « ni celui de Defoe, ni celui de Tournier». « Chaque pas est une occasion de connaissance », précisera-t-il ensuite. Ainsi le romancier a « semé des possibles », empreints de luxuriance poétique en une nature envoutante, qui sont un éblouissement pour l’esprit.

 

La Matière de l'absence

Le titre énigmatique laisse croire à un traité philosophique. Il s'agit en fait d'un écrit initiatique inspiré. Porté par la houle de légendes successives, le lecteur se laisse transformer. Patrick Chamoiseau perçoit l’absence de la mort de sa mère telle une matière. Il mue ce vide en plein et la mort en vie. Cette mutation s’accompagne d’une mutation secrète entre la défunte et ses ancêtres esclaves, entre l’individu et ce peuple déplacé auquel il appartient. Il prend ainsi l’individualisme occidental à rebours.

L’ouvrage d’une ensorcelante beauté enclenche ses chapitres selon une structure volcanique : impact, éjectat et cratère. L’ « impact », celui de la mort de la mère, s’inscrit d’emblée à l’intérieur d’un conte. Le conteur, « guerrier de l’imaginaire », refuse de dépeindre prosaïquement le réel (l’homme, la mort) pour lui substituer la suggestion, le dire autrement (« trente douze mille cabinets » évoque une maison luxueuse). Il enfourche les images libérées du rituel funéraire – laveuse de corps, maître des morts, conque de lambi – qui constitue le fait réel. La « trace » de cet impact là va pouvoir « inaugurer » le récit.

L’éjectat* déploie les souvenirs des membres de cette tribu perdue qui font « grappe » autour de « manman » la défunte Man Ninotte. Parmi eux, Chamoiseau alias le Négrillon et sa sœur alias la Baronne. Sans cette manman, impossible de demeurer « encore des enfants ». Leur grappe, ce « brouillard de solidarité », se retrouve élargie aux nègres esclaves et aux nègres marrons (fugitifs). 

Patrick Chamoiseau, La Matière
de l'absence,
 Seuil, 2016.

La mémoire d’absence de ce deuil de l’auteur renvoie déjà à la grande absence de ces hommes africains sans passé : enfoncés d’abord dans une cale, ils retrouveront d’autres grappes d’hommes sur les terres d’arrivée. Contes et récits de ces survivants « esseulés » constituent une « parole composite ». La singularité de l’un s’épanouit dans celle des autres. Que reste t-il à ces êtres massivement arrachés de leur sol , après avoir tourné autour de « l’arbre de l’oubli » (sorte de Léthé du Bénin) ? Seule la mémoire du corps (danse, tambour, etc.) leur permet de retrouver une humanité dans ce « déshumain » de l’esclavage, ce génocide à l’échelle d’un continent qui ne peut dire son non.

Le quotidien des pauvres émerge, zigzaguant entre l’histoire de sa tribu-famille et de la tribu-peuple: les vêtements (ceux de la case, de l’école, du dimanche), les bijoux, la fabrique de bonbons pour la survie, le tout emporté – transcendé – par un puissant «sentiment de beauté. » Au fil des pages, l’auteur révèle l’écologie spontanément développée lors de cette vie recommencée ailleurs. Ces hommes et femmes déplacés inventent la « circularité heureuse » du recyclage d’objet, la médecine par les plantes du « jardin créole », la récupération et réutilisation des objets.

Le « cratère » enfin, secrété par les funérailles, est décrit et approfondi avec la même luxuriance mémorielle. La Baronne fille et mère seconde, l’enterrement où le prêtre enterre deux défunts la fois par économie liturgique, etc. Au fond et à l’image de ce cratère qu’est l’écriture ressurgit un autre « gouffre » d’effroi : la « cale » maudite des bateaux négriers où ont été jetés les Africains. Elle devient elle-même fondatrice d’une nouvelle genèse.

© Edouard Duval-Carrié

De cet univers-là où règne l’indicible, l’impensable, l’indéfini en émerge un autre, celui de ce Tout-Monde inscrit dans la pensée d’Édouard Glissant. « Tout est relié à tout ». La création de ce nouveau monde est portée par une formidable volonté de mise en « Relation » de personne à personne (choc, contact, échange, etc.). Alors… Ce livre devient un « océan » à la façon de Glissant : les lecteurs s’y rencontrent en rencontrant à la fois les mots de Chamoiseau et le Tout-Monde. Une Relation imprévue s’instaure dans cette mutation des esprits et des cœurs.




D’Île en Elle : Murièle Modély, de “Penser maillée” à “Tu écris des poèmes”

Murièle Modély, réunionnaise, porte son île en elle comme un engramme en reflet de son nom :

Dans mon ventre, une île

Effilochait la ville

Murièle Modély, Penser maillée, Editions du Cygne, 2012.

Entre ces deux recueils, elle creuse son rapport à elle/île, l'éruptive dont les flots de lave sous l'encre se mêlent au flot des mots, les modèle, charriant les souvenirs qui tournent et taraudent le fil du discours – les fils, plutôt, comme un écheveau, le désordre d'une chevelure charbon à l'odeur de mélisse, éparse et renouée comme dans Penser maillée, dont le titre s'éclaire, grâce au petit glossaire créole/français qui accompagne le recueil : "mailler, emmailler", c'est mêler, mélanger, emmêler : ainsi le chante une strophe dans son "koseman" natal, le créole réunionais (p. 82). C'est le même mot qui clôt ce recueil cyclique comme la forme de l'île, dans lequel effectivement le lecteur aura rencontré "Mots /Et / Morts // emmaillées (sic)/ au fond de la vallée" : car tout se mêle, y compris les genres, à travers la présence/absence féconde de ce "e muet" (( "tu agites l'e dans l'eau" dit le vers liminaire du dernier poème de "Tu écris des poèmes" (p. 51) ))  , depuis l'île où

Les racines adventives

De la mère

de ma mer

Dérivent

autour du volcan qui creuse le réel pour atteindre, à travers la création d'un mythe, la réponse inaccessible, la Réunion des deux pans d'une identité dont l'auteure tresse le blanc et le noir, avec l'encre des lettres entre les rives de la page. Mythe de création dans lequel l'île est femme :

Il était une fois une femme

Née dans une fournaise

Sous la peau des écailles

dans les veines de la mer

La luxuriance d'un lexique en liberté, naviguant entre deux langues, évoque toutes les couleurs d'une faune et d'une flore tropicales, et sert une pensée dérivant sans entraves, sur le fil de l'analogie, que soulignent et provoquent les répétitions syntagmatiques, les anaphores, l'usage d'énumérations et de listes au développement quasi surréaliste :

Sur la feuille

Un mulot

Un tarsier

Un oiseau

Un accélérateur

Un moteur emballé

Un vélin griffonné

Un homme démembré

Dans la flamboyance des images, nouant le corps au monde, se dit la révolte, la démesure d'où naissent "la géante Désir", et ses amours vus comme au microscope des mots "Des pores, des pigments / Voilà dans le karaï / Tes épices fragments / Dans l'huile des bichiques grouillent comme des vers / Sur tes hanches tatouées // Mélanine". Amours mythiques d'un roman familial d'où naissent le poème et la poète aussi, en quête d'elle-même : avec l'ardeur et la violence issues du piton basaltique dont la gueule toujours ouverte dégueule sa lave – Murièle Modély "décadenasse sa bouche", vomit, désenchaîne sa parole, bondissante, exubérante, creuse le nom de "Jeanne", et de "Lucie", les retourne, les dépiaute, y cherche SON propre nom, son origine

Fille de négresse

Petite fille de blanc

Engoncée dans la toile

Où se dessine en creux

l'autre

moi

 

"L'autre moi" écrit des poèmes.

Bien sûr, la poète le savait : c'était écrit, c'était la condition même de sa libération, inscrite dans Penser maillée, dans la violence, le chant du corps torturé par sa douleur, la blessure, l'explosion attendue – il fallait bien 

Que le crâne

Se fende

Que gerbent en continu

La bouche et le volcan

 lisait-on dans ce premier opus.

Murièle Modély, Tu écris des poèmes, éditions du Cygne, 2017 

Mais ce dont témoigne ce dernier recueil, après 6 années ponctuées de plusieurs publications en 2014 et 2016, c'est d'une emprise totale de la poésie sur l'être et sur la vie : Murièle Modély désormais n'écrit désormais "que des poèmes". Sous ce Titre, en forme de constat, ou d'injonction, se déroule un texte qui interroge la prégnance du jaillissement poétique,  sa permanence, "à table, au lit, devant le film à la télé". Sa nécessité, quand la pensée fait défaut, qu'il faut agiter les mots, français ou créoles – pour secouer le réel – pour ETRE – car la poète l'écrit : "le poème est toi / et tu es le poème". N'écrire QUE des poèmes, c'est effectivement se vivre telle, lui donner son corps même  – dans un geste eucharistique qui rachète la langue et comble la mémoire.

Et c'est la langue qu'on torture, triture – pas question de "faire joli" ou poétique, on travaille ici "les choses concrètes et laides" – avec cette  langue qui explose en supernovas de mots sur la page, qui s'aligne en listes, explorant minutieusement son corps animal :

 

tes poèmes sont noirs

avec beaucoup de poils

de la chair

des sécrétions

des odeurs d'encre épaissse (...)

 

Pour la poète déchirée, arrachée à La Réunion natale, peut sourdre enfin, de cette profusion, de ce désordre,  la possibilité  de "se rassembler" (p.31), de combler le vide intérieur (p. 47), dans le rythme des mots tapés au clavier, avec un bruit de dentition, dans le mouvement de l'écriture.

 

Cette île primordiale, Eden perdu, qu'elle porte dans sa chair, elle la retrouve, non seulement face à l'écran de l'ordinateur, mais coupée/reliée au quotidien toujours présent, grondant de sa rumeur de voix d'enfants, de télé, de métro, de sons urbains... cueillant "la bulle du poème remontant du passé" jusque dans les "bips" du passage à la caisse

 

jusqu'à ce que             les mots deviennent le vide se déroulant

c a l l i g r a m m e s   s o n o r e s   s u r   t a  

p e a u   é l a st i q u e

Alors, oui, vraiment, intensément, naît la sensation d'être, "dans le poing du poème".




Jean-Watson Charles, Plus loin qu’ailleurs

C'est un émouvant recueil que nous livre Jean-Watson Charles, long poème dédié à Magloire Saint-Aude et à la mère « ses yeux d'eau et d'océan », préfacé par Arnaud Delcorte sous le beau titre de « L'au-delà de la mer », dans laquelle est rappelé en exergue un des plus beaux poèmes de ce recueil intitulé Plus loin qu'ailleurs, et qui signe d'emblée la thématique de l'exil et son motif principal « la mer » :

J'ai fini par comprendre
Que ton cœur qui saigne
N'est que ce lambeau de terre
Livré à la mer
Et depuis j'ai jeté mon regard
Comme en écho
La mer que tu adorais tant et qui fut la dérive
De nos peuples
De toutes nos souffrances
Car ce grand soleil
Que tu portes en toi
Est la brèche de nos souvenirs
Et de nos errements.

Jean-Watson Charles, Plus loin
qu'ailleurs, 
Editions Ruptures, 2013.

 

La mer comme une page balayée par le souffle des vents, ceux de l'exil intérieur douloureux et pénétrant, au rythme envoûtant des vagues qui cernent l'île et la bercent.
Longue prière de l'exilé, à la mémoire des hommes, à l'île aimée, cette terre « linceul », à l'aimée qui soutient sa parole et son cœur et l'entraîne dans sa tendresse, à la mère peut-être laissée sur l'autre rive, en quittant sa terre : « je ne reverrai plus mon pays », ce pays qu'il tient dans ses mains, sous sa plume, et dans son cœur, jamais loin, sinon par l'éloignement physique. Dans cette distance entre elle et lui, il y a toute cette eau mouvante qui se fond et se confond dans l'âme, donnant au poème sa coloration onirique et troublante, entre errance et solitude, la sienne et celle de tous les hommes quand

chaque île est un cri obsédant
dans la mémoire d'un peuple.

 A la mer qu'il emporte dans son corps comme sa mère l'a porté et qui se confondent au fil des mots et de l'eau avec les larmes et le sel, « au cœur du monde j'ai effleuré toutes les portes de l'exil », les regrets de l'homme exilé sont mêlés de tristesse et de souvenirs évanescents et fragiles :

...je marche dangereusement
A la cueillette des étoiles.
Nous
qui avons fait la route 
Que nous reste-t-il
La nuit marâtre
nos cœurs blessés
La mer qui rêve d'odeur
Que nous reste-t-il
Nous
Déchus. 

Est-ce la mer qu'il tutoie ? Et qu'il aime comme une femme ?

Ta voix berçant le loas de ma ville
Toutes les sources ont repris
le refrain des damnés
Et les champs épousent la courbe
De tes yeux sous marins.

ou comme une mère ?

Nous sommes des fils
que la terre a oubliés.

A la fureur des vagues, force toute puissante et mystérieuse qui ballotte son cœur-coquillage dans sa poitrine, le poète dit :

Je viens d'un pays
Où l'ici est ailleurs
Où chaque homme porte en soi
la mémoire d'une île.

Douceur et sensibilité pour ce texte dont Arnaud Delcorte souligne le « lyrisme réaliste », voire le romantisme, et profondeur signifiante dans le questionnement existentiel et humble, quand le poète invite à se laisser porter dans « ce grand désordre » et que, « dans une parole qui chemine », chaque mot  nous berce avec douceur, au rythme des ressacs, s'échouant comme fétus de paille expulsés sur les rivages du monde. « Je t'écrirai la mer les caraïbes/Aux yeux de chacals »

 

 

 

 

 




Kenny Ozier La Fontaine, Nèg, inédits

QUAND JE SERAI POLICIER 

quand je serai policier
quand je serai policier avec mon pote Thomas
on aura de jolies voitures
avec des sirènes Playmobil
avec des roues géantes
et de gros pots de voitures de course
quand je serai policier
je ferai la guerre aux bâtards
" un 45 contre l'estomac "
on portera des robes roses
et des couettes de putes
des robes de princesses édentées
et des pantalons militaires déchirés
et on foutra en taule les idiots
et on portera des Ray-Ban
même la nuit
surtout la nuit
et on dira au diable
viens 
viens
mec
n'aie pas peur !
et on lui fera des mauvaises blagues …
on dira au diable
tiens mange ça
et on mettra de la harissa bien piquante
dans ses burgers
on lui fera passer le goût des flammes à celui là
il fera moins le fier
il demandera pardon
on fera des feux d'artifices dans le commissariat
dans les bureaux
on fera cramer le plafond
on prendra notre pied
c'est nous qu'on commandera
même à dieu ...
les animaux obéiront
ou on leur mettra des coups d'pied
des coups d'savates
on mettra de la mayo sur les bouches des juges
et du dentifrice dans le rouge à lèvre des reines anglaises
on maquillera tous les maquillés
à notre manière
les prêtres seront en culotte le dimanche
l'office ça sera pour rigoler
il y aura plus de loi
on fera la loi
et les pigeons et les idiots
auront qu'à bien se tenir
oui ils seront récompensés en baffes dans la tronche
rien à foutre
tout l'monde à terre !
ou je tire !
on collera des images pornographiques 
partout dans les WC publics
pour foutre la trique aux gens
on attachera des casseroles à tous les chats
à leur queue pour que ça chante dans les rues
à tous les animaux à poil
et qui miaulent grognent reniflent etc.
on inventera une danse cosmique
une danse 
non
un ballet 
la danse du tutu rose
une danse bien méchante
et sexuelle et violente
danse des grosses moustaches
des queues de comètes
que tout le monde devra danser
quand on sera policier 
avec mon pote Thomas
ça va plus rigoler
du tout

SI J'ÉTAIS LE DIABLE

si j'étais le diable
j'expliquerais aux médecins 
aux pharmaciens
et aux chirurgiens plastiques
ce que c'est
vraiment
le commerce des âmes
je leur dirais "asseyez vous les gars, faut qu'on cause"
je leur dirais " en fait vous pigez rien "
je leur dirais " les gars, je vous ai apporté des clous, des cafards "
si j'étais le diable 
je vendrais des armes mystiques
aux enfant qui s'ennuient
aux enfants qui n'aiment personne
ni les chats ni rien
et qui disent
c'est possible d'étouffer un père Noël avec sa propre barbe
faut lui faire croire 
en lui brouillant sa cervelle
que c'est de la crème chantilly qui lui pends au bec
t'as des oiseaux trop cons 
tu vois
qui avancent à pied
( je sais je sais … sont complet débiles ! )
si j'étais le diable
il me faudrait leurs coudre les ailes avec du gros fil noir
leurs coudre les ailes par-dessus leurs paupières d'oiseaux malades
et les clouer pour de bon
si j'étais le diable
je n'écouterais que les prières adressées à dieu
aux anges
aucune autre !
alors je ne regarderais plus jamais la TV
alors je ne lirai plus de littérature érotique
si j'étais le diable
je n'aurais jamais envie de pleurer
je lècherais passionnément 
des bosses de vieilles femmes
des courbées comme des C
et je dirais très sérieusement 
aux innocents assoiffés
" tenez ! elle sont là, vos glaces au citron 
celles là que vous avez toujours rêvé
goûtez goûtez ! avec la langue les gars"
oui si j'étais le diable
moi aussi j'enverrais des gentils et des moins gentils
au paradis
si j'étais le diable j'allumerais des radios 
au beau milieu de la nuit
quand tu serais déjà endormi
volume max
et je t'enverrais des signaux brouillés
des : frrrssshhhh …. frrrssshhhh ….. frrrssshhhh ….. croustillants
de la grosse friture satanique
le genre tu vois
qui sépare sur les ondes
les voix d'homme du chant des mouches
des prières quoi …
tu comprends ?
des prières qui tâchent les chemisiers, les pantalons, 
si j'étais le diable je ferais croire aux jolies filles
celles avec de jolies hanches de jolis yeux
que les animaux écrasés, prisonnier des roues de voiture
agrafés aux pneus, scellés au caoutchouc
sont des mécanos très expérimentés
capables d'effectuer des réparations très complexes
sur des voitures en mouvement
si j'étais le diable je ferais chanter la pluie d'une voix drôle
et genre une chanson qu'on comprendrait tous
je la ferai chanter cette conne
mais d'une voix drôle
cette fois
d'une voix
de président peut être
celle de Giscard 
ou De Gaulle si je veux
si j'étais le diable je dirais que le diable n'existe pas
je dirais
aux idiots agenouillés à l'endroit 
et à ceux agenouillés 
à l'envers ( les retourneurs de croix, les qui croient que la nuit
c'est l'heure pour faire des bêtises en toute quiétude et d'insulter 
les ombres les miroirs)
je leur dirais aux idiots
vous êtes des idiots

© Kenny Ozier-Lafontaine (Paul Poule) et Vincent Lefèbvre

LAPLI MOFWAZéc1

" an pa vlé, an pa enmé
an byen vlé, men èvè on ti gou sikré
on ti gou si a dou manman
évè bay koko pou savon
an vé pa, pa enmé-y
lanmò lasa,
maké-y évè tan-li pi mové ankò
an toujou ba la ri chenn
an mofwazé évè sòsyé adan glas an mwen
toujou bobi an kat chimen
padavwa an toujou konnèt kay téka bouyi an 
kannari an mwen,

ki dyab lafimé san difé
dyab fwomajé ki patini dowlis
an tan di konsa bòd lanmè pa lwen,
bod lanmè pa lwen,
an byen tan ! ( pa fè wòl manti )
jòd la sé bèlté dèmen sé HAK !
la pli épi HAK !
on jou, bondyé mèsi, kon bag é dwèt,
HA'AK épi ayen

*  *  *

la traduction est de  Liana Ozier-Lafontaine . ce texte est enregistré
les textes paraitront en avril aux éditions du Dernier Cri, en collaboration avec Evelyne Postic

PLUIE NOIRE

" je veux pas, j'aime pas, 
je veux bien, mais avec
des si et des si il vous plaît 
et des si seulement et des si jamais,
je veux pas n'aime pas
mourir,
pas l'écrire, l'entendre
dire,
j'ai bien trop l'habitude des miroirs, des rues piétonnes,
des couettes et des regards,
des passages vers moi-même, oui ...
j'aime pas ... découdre l'os du gibier,
l'ombre de mon pas, 

... on entend dire, ci et là
qu'un jour viendra,
j'ai bien entendu ( faut pas mentir )
qu'un jour et puis s'en va
de pluie ,
jour et puis tant pis,
jour, oui, sans miroir
et sans moi ...
jour des vierges NOIRES "

*  *  *




Suzanne Dracius, Exquise déréliction métisse

L’entrebâillement de la porte

 À Samantha et à Marie Gauthier

 

En plénitude d’œil ouvert,
Polychroïsme jouant dans
L’entrebâillement de la porte
Au gré de ces incidences que, vive, la lumière apporte
En multitude, champ offert
Par surgissement d’incarnats
Sur fleurs épandues en émoi
D’infinitude d’yeux cillant,
Immuable regard vigilant
Sur l’insigne féminitude,
Ton avenir n’est pas si différent du mien ;
Pourtant nos passés abolis divergent bien.
Or dans l’entrebâillement de la porte, là,
Paraît ton présent, Pandora.
Car dans l’entrebâillement furtif de la porte, là,
L’Espérance au fond restera.
Si s’oblitérait le passé, nous serions tous condamnés
À mille fois le ressasser.
Sur tréfonds d’ardent nacarat,
De sueurs, de sucres et de sangs,
Mêlés — ô métissage fervent —
Absolu regard vigilant,
Dresse-toi, libre, tu es là,
Fière, affranchie, Pandora.
Marronne de corps et de cœur,
Marron de force et de couleur,
Pour marronner, faire le mur,
Fuir, altièrement fugueuse.
Les murs de la honte, fougueuse,
Les dirimer, trouver la faille.
La dive porte s’entrebâille :
Sans procrastiner, Pandora,
Sur tréfonds de vif baccarat,
Laisse gloser ces fronts d’exégètes factices
Sur les indécryptables essences métisses.
Abandonne-leur ces pâleurs,
Ce qu’ils érigent en valeurs.
Quitte-les, ces pisse-copie !
D’Afrique et d’Inde et d’Utopie,
Dans l’entrebâillement de la porte, là,
Paraît ton présent, Pandora.
Parée pour ta Révolution,
Telle une ultime Abolition,
Parée, oui, de tous les dons,
Femme debout sur fleurs haut levées,
Écarlates, écartelées,
Bien plantée, fermement campée
Dans la confusion de tes sangs.

 

© Suzanne Dracius 2012
Exquise déréliction métisse, éd. Desnel (Prix Fetkann Poésie)

 

 

Pascale Monnin, Danser le chaos (détail) 20x20 pces, perles, papier sur toile.

 

Pointe-des-Nègres

 

 

 

À Aimé Césaire, cette prosopopée de

la ville qui eut pour maire un poète

 

 

Là débarquèrent

naguère

les frères

et sœurs d’Afrique

en souffrance

sous France

sous-France

déportés.

Là s’épand ma gésine urbaine.

Thalassique est cette hystérie :

ce ventre est ventre

de la mer.

J’ai fécondé l’écume marine.

Moi je pénètre, tendue,

la houle porteuse de négriers.

Moi j’ai pointé mon phallus

dans l’utérus

océan

pour en faire naître des lots de nègres

tout debout.

D’ores et déjà, désormais

je fais assaut d’urbanité

sans parvenir à oublier

que je me nomme « Pointe-des-Nègres »

dépossédée de mon nom d’Afrique.

Comment me crièrent-ils

antan

ces enchaînés, lorsqu’ils posèrent

sur mon écale

leurs millions de pieds sanguinolents : 

Fongo ? Dankan ? Goanuà ?

Ou bien Nchi Kavu ou Goà ?

 

Montent à mon oreille par gros vent

les noms qu’ils me hurlèrent naguère

ces rauques gosiers africains

avant que je ne fusse « Pointe-des-Nègres »,

pendant que j’étais Pointe à Nègres,

pendant que, de mon fer pointé

au fond des entrailles de la mer,

naissaient des lots, des piles de nègres

à l’envi,

des charges de nègres

à l’encan,

de mes graines, dans l’effervescence

de la matrice océane

au temps où je violais, impavide,

l’immensité caraïbe.

En elle j’épandis ma semence

en plein mitan de cet océanique bassin.

En sortirent des myriades de nègres

debout

hauts congos

haut levés.

 

Quel nom d’Afrique me donnèrent-ils

avant que les leucodermes

ne me baillent pour nom « Pointe-des-Nègres » ?

Souf ? Terrou-bi ? Lessdi ?

De leurs cabèches esclavées,

de leurs boudins

gonflés de faim,

leurs langues asséchées d’eau saline,

du tréfonds de leurs gosiers rauquis

de tant et tant crier famine,

quel nom d’Afrique pouvait sourdre ?

Fus-je criée Mabélé, Oto,

Monkili, Hmsé ou Molongo ?

Lorsque, sur ma squame courbant

leurs indénombrables échines

lacérées à coups de chicotte,

ils posèrent leurs pieds en sang

couverts de chiques,

tchip ! comment avaient-ils rauqué

« Terre ! Terre ! » en leurs langues d’Afrique ?

Terre je suis, sacrée, suburbaine,

multicolore, à ce jour.

En mon hypermarchand rond-point

quelle noire lumière diffuse mon phare ?

 

 

Pointe-des-Nègres  – quartier de Fort-de-France, lieu de débarquement des esclaves déportés d’Afrique pendant la traite négrière

 janvier 2006

 

 

© Suzanne Dracius 2011

Exquise déréliction métisse, éd. Desnel (Prix Fetkann Poésie)

 

Finiséculaire haruspice

 

On dirait que des ciels s’entrouvrent,
Non encore étales, pourtant,
Somptueusement neufs, au demeurant
Et sereins, potentiellement,
Si finiséculaires, si fastes,
Si finimillénairement festifs
Pour de dextres envolées, de favorables auspices,
De multiples surgissements propices
Hors des présages funestes.

J’optai pour que tous les ciels s’ouvrent, vastes
Et clairs, en nonante-sept.
Que calme et cirée s’offre à nous l’immensité océane
— Kalmisiré, pour de vrai —
En nous, pour nous et alentour, ad vitam aeternam.

 

© Suzanne Dracius 2012
Exquise déréliction métisse, éd. Desnel (Prix Fetkann Poésie)

 

Pascale Monnin,  Ma chair et mes colibris, photo  : Josué Azor.

Pascale Monnin, La Déboussole.

Antonomase en temps de cyclone

 

Avec les flots bruissants de la rivière qui coule au fond de ce jardin,
S’échappant, marronnant, fluette mais fougueuse tellement
Jusqu’à la Pointe-des-Nègres — qui sait ? elle en a l’impétuosité —
Exit la lycéenne scéenne en DS 21,
Femme pourfendue à la merci du moindre macho venu.
Existe, dans les tourbillons, les ondes bénéfiques, cycloniques d’un vociférant hurricane,
Mordillé des dévorations d’érotomanes distingués,
Un palindrome salvateur de l’épéen guerrier de l’Iliade,
Le paradoxal pseudonyme si incroyablement gaulois,
En anagramme de cet homérique hapax

Exit la moitié de moitié,
La mi-ceci mi-cela.
Existe la réappropriation d’un être dans son intégrité
— Sa totalité recouvrée,
Son entièreté assumée —
Pour qui toute discrimination positive est un oxymore,
Pour qui chaque récrimination légitime est tautologie,
Pour qui l’affirmative action n’est pas que figure de style
Pour qui le chiasme n’est pas qu’impure ou vaine rhétorique
S’il est « peau noire, blanc dedans »
Ou « la peau sauvée, noir au fond ».
Entonnant en ces temps de cyclone
Une antonomase plus réelle qu’Hercule, Apollon ou Vénus
— Métis, métis —,
D’une palinodie plus qu’humaine,
Trois petits tours firent les Pléiades
D’onyx et d’albâtre, puis s’en furent,
Au nombre de sept, toujours.

 

© Suzanne Dracius
extrait d’Exquise déréliction métisse(Prix Fetkann Poésie), éd. Desnel

 




Néhémy Pierre-Dahomey, RAPATRIES

 Rapatriés  désigne, métonymiquement, à la fois le quartier et ceux qui y résident. En donnant ce titre à son premier roman, Néhémy Pierre-Dahomey installe le lecteur dans ce lieu, symbolique de toutes les tentatives avortées pour gagner un ailleurs, qu'est un camp haïtien dédié à accueillir tous ceux qui, après avoir rêvé de partir, ont été contraints à un retour en arrière. L'héroïne de ce roman ne quittera pas son île et durant tout son parcours  de vie tumultueux, elle sera aux prises avec un destin qui s'acharnera à la ramener toujours à son point de départ. Là où elle a toute sa vie, dans un mouvement  concentrique fait de va-et-vient la retenant au cœur même de son île, Haïti

Néhémy Pierre-Dahomey, Rapatriés, Editions Seuil, 2017

tamponnée à la face du monde des années quatre-vingts comme le coin le plus pauvre, le plus crasseux et le plus misérable de l'Amérique entière.

Le roman s'ouvre sur une scène tragique qui nous ramène à notre terrible actualité où de nombreux migrants perdent leur vie en mer.  Toutefois, il installe, dès l'incipit : « Belli marchait, vaillante et décidée, sur ce sentier aussi simple qu'un calvaire », la figure d'un personnage féminin fort et volontaire, celui d'une mère haïtienne qui part, non pour répondre à un désir d'ailleurs, mais par défi amoureux.
Belliqueuse Louissaint au nom et au caractère déterminés, personnage central du texte, a pris la mer sur le canot à voiles du capitaine Frère Fanon, « plus  un petit caboteur qu'un grand capitaine des mers » qui « s 'était distingué en ayant touché plus d'une fois les terres de la Floride qu'il avait peuplées, en des temps moins difficiles, de quelques bonne dizaines de migrants ». Belliqueuse y perdra Nathan, contrainte lors du naufrage, à bout de forces, de lâcher son tout jeune corps dans les eaux turbulentes de la marée.
Son choix bien inconséquent toutefois et même irresponsable, révèle combien fragiles sont ces vies portées par la fatalité et le manque d'ancrage. Un personnage tout à la fois décidé  et passionné  mais perdu dans son désir de sortir de son destin, une femme qui aime et qui souffre. Des événements tragiques, résultat de choix hasardeux, la conduiront aux portes de la folie et de l'errance. Et cette errance sera à l'image de son seul désir, partir pour mieux rester auprès de celui qu'elle aime. Une tragédie universelle sans doute. Une tragédie comme il en existe ailleurs. Belli est une femme prête à tout, même à s'amputer d'une part d'elle-même, en renonçant à  ses enfants, pour accéder à une vie nouvelle. Mais si le désespoir de Belli transpire dans son errance, sa nature impulsive l'aveugle. Belliqueuse porte bien son nom.
Partie suite à une ultime infidélité de l'homme qu'elle aime, Sobner Saint-Juste alias Nènè, elle reviendra  « déterminée à aller mieux dans le meilleur des mondes avec l'homme de sa vie ».  Cet homme qu'elle avait « l'habitude de maltraiter », jusqu'à le battre, « surtout quand il était saoul, en huit-clos ou en public », celui-là même qui lui mettra une raclée mémorable pour avoir commis cet « infanticide ». Pourtant, Belli  « portait ce naufrage avorté dans le regard, en marchant comme elle seule sur la route étroite de Les-Miracles, quartier excentré de la cité ». Ce premier drame hélas sera suivi d'autres pertes, d'autres enfants que la mort ou le destin enlèvera à Belli. Il y aura Marline, une enfant de dix ans, fragile, tuberculeuse, puis ses deux autres petites, Belial et Luciole qu'elle choisira de « donner » à Pauline, une femme passionnément engagée dans la cause humanitaire qui « se disait révolutionnaire en son genre et travaillait à dégraisser ce système auquel elle avait accordé près de la moitié de son existence sur terre et toute sa vie professionnelle ». Combien d'enfants donnés à la mer ou à une autre mère ? C'est peut-être, en filigrane, une autre des intentions de ce livre qui pourtant ne s'étend pas sur des problématiques économiques ou sociales de l'île dont on sait qu'elle est soumise depuis longtemps à des conditions difficiles (climatiques, politiques, etc) mais qui montre combien le malheur peut marquer des êtres conduits par un destin implacable. C'est donc sans informer son infidèle mari (pour encore une fois se venger de lui) que Belli décidera de confier ses deux filles à l'adoption. Mais à quoi peut bien penser cette mère en avançant ainsi au devant de son destin de mater dolorosa ? On peut s'interroger sur le sens de la première épreuve qu'elle affronte comme une fatalité ; la perte de l'enfant de deux ans jeté à la mer, Nathan. Ce désespoir premier n'est-il pas fatalement annonciateur des autres catastrophes survenues ensuite ? Belli est-elle une mère indigne et abandonnique ou une femme soumise à son destin de femme  insuffisamment portée, aimée, entourée ? Elle ira jusqu'à chercher quelque refuge ultime dans la foi et la dévotion chrétienne pour retrouver son mari parti, mais dans son échec à rejoindre sa fille par voie légale, elle perdra pied complètement. Quant à Belial qui n'est que beauté lumineuse, intelligence et douceur et que sa mère a oublié de nommer, elle s'auto-nommera de ce nom diabolique : « Cette petite s'est donné le nom du mal personnifié, l'autre nom du diable mentionné dans le manuscrit de la mer Morte de la grotte de Qumran. ». Bélial, par ce prénom « tragique » incarnera le mal dont sa mère souffre et par son propre exil pour la France, l'exil intérieur et carcéral de sa mère. Belial connaîtra cependant un destin moins douloureux peut-être, en partant, mais son histoire restera marquée par celle de sa mère. Luciole au nom magique partira quant à elle du côté des Etats-Unis sans qu'on puisse jamais savoir précisément où.
Ses dernières filles parties, son fils aîné tombé dans la déchéance, elle regarde son passé et son histoire personnelle trouée, son arbre généalogique difficile à reconstituer du fait des manques et des absences à soi, jusqu'à l'ultime catastrophe du 12 janvier, encore dans la mémoire de tous.

 

Pascale Monnin.

Elle n'en pouvait plus de ce monde où elle était retenue. Elle ne savait aucune magie qui ferait  paraître devant elle, comme cela en urgence, la silhouette de ses enfants perdus. Elle s'en voulait à elle-même, à la scène originelle et floue de la perte de Nathan, à ce quartier qui n'était qu'un vaste inachèvement, un lieu raté, un acte manqué. Elle sentait le sang qui circulait chaud dans ses veines, des débuts de picotements, sa crampe au dos, et elle partait en délire contre son monde de sinistrés. 

 

Porté par une écriture énergique, une narration très maîtrisée, des personnages dont on ne peut se séparer une fois le livre refermé, ce premier roman très prometteur peint la tragédie d'une mère, elle-même métaphore d'une île aux tourments incessants. A l'égal de ses aînés en littérature, Pierre Néhémy-Dahomey manie une langue riche de ses paradoxes comme ceux de son île, puissante, lumineuse, exubérante parfois, une écriture au rythme frénétique et enlevé.

Néhémy Pierre-Dahomey est né en 1986 à Port-au-Prince et vit depuis quelques années à Paris où il a poursuivi des études de philosophie. "Rapatriés" est son premier roman, Prix Révélation SGDL 2017.

 




La Caraïbe aux visages d’Evelyne Chicout

Evelyne Chicout est une romancière guadeloupéenne prolixe et engagée. Ses fictions rendent compte des problématiques sociales et humaines. Elles abordent la question des origines, de cette disparité ethnique qui est l'identité de la Caraïbe, notamment dans La Caraïbe aux eux visages. Dans son roman autobiographique, Le Passé au futur, cette question du métissage est placée au centre de la constitution de cette femme accomplie. 

- Comment la créolité imprègne-t-elle votre oeuvre et pourquoi avoir choisi d’écrire en créole plutôt qu’en français ?

- J’ai toujours parlé français dans ma famille en Guadeloupe, et à mon arrivée en France quand j’avais 17 ans, j’ai continué. A l’époque, c’était marrant de parler avec mes amis ou même mes enfants en créole, mais c’est vrai que je ne le pratique pas beaucoup. Depuis que j’écris, je me suis penchée sur la question : comme j’écris sur la Caraïbe,  il m’arrive de penser en créole, ce qui m’a d’ailleurs permis de me rendre compte que je n’étais pas à jour sur l’orthographe ! Elle n’est d’ailleurs pas évidente... Par exemple il n’y a pas de « r » qui est remplacé par un « w ». Il y a aussi d’autres choses que j’avais apprises, qui m’ont fait réaliser à quel point le français est plus complexe que le créole. 

Evelyne Chicout, Le Sang oublié, éditions Nestor.

En fait le créole est tellement plus simple qu’on aurait tendance à le compliquer. L’été dernier, une dictée, à la journée de la créolité, m’a permis d’apprendre des choses sur l’orthographe de ma langue ! Je me suis aussi acheté un roman en créole au salon du livre. Cependant je tiens à  exprimer mon admiration pour les jeunes l'ayant choisi comme option au bac, car ce n’est définitivement pas évident à apprendre.

- Et au niveau syntaxique, le créole est-il plus simple ?

Tout est beaucoup plus simple ! Il n’y pas par exemple pas autant de temps pour un seul verbe ! seulement passé, présent et futur.  C’est tout. Mais comme je suis arrivée en France très jeune, je me suis imprégnée du français, donc je parle et pense en français. Ce qui est dommage en fait !

- Lisez-vous en Créole ?

- Un peu, mais c’est très difficile du fait de ce manque des « r » qui sont des « w », il n’y a pas non plus de « c » car il correspond au « k » ...

- Vous avez dû aussi  entendre vos parents parler créole ?

- Oui mes parents, mes amis aussi. Mes enfants ne le parlent pas mais le comprennent. J’ai sans doute été influencée par ma vie en France.

- Votre imaginaire est donc quand même imprégné de la créolité ?

- Oui complètement. Je trouve le créole bien plus coloré que le français. A l’origine,  il a été formé par les amérindiens qui étaient sur place, les africains qui sont arrivés, et les européens.. Pour se comprendre ils ont, chacun avec leur langue de base, créé cette langue. C’est donc une langue très vieille, parlée depuis très longtemps,  par beaucoup de pays du monde.

-  Ce n'est pas une langue figée, mais une langue officielle qui évolue, et qui est lexicalisée avec des dictionnaires par exemple ?

- Le créole évolue, notamment parce qu’il est employé par des locuteurs qui le font évoluer. D’ailleurs aujourd’hui des mots du langage populaire entrent dans le dictionnaire, comme certains mots de créole lexicalisés en français moderne. Elle vit, elle est enseignée et figure même au bac en option  comme je vous l'ai dit ! Toutefois, si le créole semble simple,  il faut rentrer dedans.Il est imprégné d’un imaginaire particulier. C’est là qu’on voit que la langue détermine l’individu. Je m’en rends compte en écrivant.

- Effectivement, en psycho-linguistique on voit, à partir de l’étude de son fonctionnement syntaxique et lexical, la façon dont la langue débouche sur les universaux d’un peuple .  Je trouve le lexique créole très poétique !  N'est-ce pas difficile de le traduire en français ?

- Evidemment. Cela dit, il y a beaucoup de français dans cette langue, par exemple dans le créole guadeloupéen qui est très simple, si on parle lentement les gens en France nous comprennent. En Martinique les gens parlent plus vite et l’accent complique la compréhension. Je ne m’imagine pas du tout écrire en créole...  dans mon dernier roman j’ai utilisé des expressions. Il n’y en a pas beaucoup mais je me suis permis de les mettre. A la fin du roman, j’ai ajouté un glossaire avec leur signification.  Mais au salon du livre, j’ai rencontré un auteur qui écrivait en créole :  pour moi c’est « la mer à boire » ! Il faut vraiment s’y mettre. Il doit y avoir une question de personnalité aussi. Pour avoir grandi en France, est-ce-que j’ai vraiment envie de m’investir autant dans le créole ? Ce qui m’intéresse, c’est d'en glisser quelques mot dans mon écriture, mais il ne s ‘agit pas d’écrire intégralement en créole.

Evelyne Chicout, La Caraïbe aux deux
visages,
éditions Nestor.

- Et  pensez-vous qu’il existe des traductions satisfaisantes ?

- Oui, il y en a, mais c’est tout de même difficile. Je me suis d’ailleurs rendu compte que certains mots créoles changent, ce qui est normal…  mais quand je rencontre des « anciens », et que je leur apprends ces mots nouveaux, ils me disent que ce n’est pas du créole ! Ils sont outrés, mais c’est vrai qu’une langue doit évoluer afin de ne pas mourir.

- Y a-t-il des gens qui écrivent sur le créole lui-même ? Comme des linguistes ?

- Oui bien sûr ! Hector Poullet,  un linguiste par exemple. Dans le cadre du prix littéraire, j’ai pu me procurer son dernier livre, qui est très agréable à lire. C’est une pièce de théâtre, et ce qu’il écrit est tellement coloré... Il était digne d’avoir le prix selon moi. Il transmet d'anciens contes que j’ai pris plaisir à lire, avec des mots que j’avais oubliés et que j’ai également pris plaisir à redécouvrir.

Il fait vraiment un travail de fond sur la langue, notamment en Guadeloupe, où nous sommes très conservateurs. Mais  on trouve aussi des livres de grammaire créole,  ainsi que des dictionnaires. Par ailleurs, certains, notamment des indépendantistes, depuis quelques temps ne s’expriment plus qu’en créole. Il ont aussi une radio. Cela fait partie de l’histoire de la Caraïbe. Il y a des mots amusants... par exemple pour quelqu’un qui achèterait quelque chose aux enchères, on dirait qu’il l’a acheté « à l’encan ». Même moi, je connaissais le mot sans savoir ce qu’il voulait dire. Cela m’a obligée à chercher.

- Existe-t-il des textes anciens en créole, comme ceux écrits en ancien français ? Des textes de référence, une littérature écrite en langue ancienne ?

- Oui, bien que je ne puisse pas vous citer de référence…

- Est-ce que la poésie créole est un genre fréquenté ? Est-elle beaucoup lue ?

- Oui, il y a beaucoup de poètes, surtout aux Antilles où je dirais même qu’il  y a plus de poètes que de romanciers, contrairement à ce qui se passe en France.  C’est d'ailleurs peut-être  parce que je suis plus influencée par mon éducation française que j’écris des romans. Mais au salon, je me suis rendu compte qu’il y avait vraiment beaucoup de poésie et très peu de roman dans la culture créole.

- Et du théâtre peut-être aussi ?

- Exactement, puisqu’il s’agit d’un genre très vivant et que le créole s’y prête très bien.

 - La poésie est-elle aussi portée sur scène, récitée par les poètes ou des comédiens ?

- Oui, elle est énoncée par les poètes. Elle n’est pas qu’écrite, mais aussi  très orale et vraiment très présente dans la Caraïbe. D’ailleurs peut-être l’influence de la langue elle-même fait-elle qu’il y a moins de romans ?

- Pourtant, le roman, tel qu’il a occupé le devant de la scène au dix-neuvième siècle en France, est peut-être le genre le plus à même de transfigurer des problématiques historiques et sociales, car les gens s’identifient au héros… ?

- Oui, dans mes romans j’essaye d’ailleurs de raconter le passé en le mélangeant aux événements actuels. C’est un genre qui me correspond bien. Je me suis penchée sur la poésie mais ce n’est pas « mon truc ». Je pense que nous avons une identité difficile à changer même si elle peut évoluer.

- Dans vos romans il y a une coloration et une présence des Antilles de plus en plus grande qui ramène au créole, donc ?

- C’est vrai, mon univers romanesque est très empreint de créolité, même s’il est aussi empreint de la France, à mon image en fait. Je m’intéresse d’avantage au créole maintenant, alors qu’avant j’avais tendance à le considérer comme un dialecte. Je ne m’exprimais en créole que quand j’étais en colère, et encore ! Je vouvoyais mes enfants puisque chez nous, aux Antilles, c’est très significatif, cela met de la distance et change la forme de la relation. Mes parents faisaient ça. Il y a cependant des mots qui changent selon les iles, mais malgré ces nuances, nous nous comprenons. D’ailleurs la poésie créole est très belle, mais peu de personnes la comprennent à cause de nombreux détails, qui ne sont pas compréhensibles en français. Si j’avais une anecdote à raconter en créole, la traduire en français ne donnerait pas le même résultat. Il y a quelque chose qui se perd.

- Et quand vous écrivez en français vous arrive-t-il de penser en Créole ?

- Oui bien-sûr ! Par exemple si j’ai un personnage créole je vais penser en  créole car il doit penser en  créole !

- On peut donc espérer, à travers votre témoignage, que de plus en plus d’auteurs  pratiquent et développent les langues créoles, pour lesquelles je suppose qu’il existent des contacts entre  elles ?

- Eh bien, par exemple à Sainte-Lucie, dans la petite Caraïbe, les gens parlent créole !  Donc même s’il y a des nuances je comprends quand j’y vais. Comme à la Réunion, à l’Ile-Maurice, dans toute la Caraïbe et même en Louisiane.

- C’est donc une langue en pleine évolution, et bien en vie ! Merci beaucoup, Evelyne Chicout, d’avoir accordé de votre temps à Recours au poème.

 




Créolités et création poétique

A l'origine de ce numéro, le désir de donner à lire et à entendre des voix poétiques différentes, à travers le  français tel qu'il est, bien vivant, dans le monde, et à travers les créoles, ces langues locales, liées historiquement au français mais dont le statut est particulier – langues jumelles et charnelles, langues vibrantes des racines et de la famille, constituées contre et en liaison avec la langue dominante - dont l'usage littéraire est encore largement méconnu.

Pascale Monnin.

Créoles, et français langue commune – comme la koiné antique, multiple, nourri de ses voyages, de ses rencontres avec d'autres cultures, d'autres réalités géographiques et historiques – donnant naissance  à des idiomes neufs, des créoles aux racines multiples (aux Antilles, à la Réunion, en Polynésie), longtemps dévalorisés car langues des dominés, colonisés, mais si vivantes qu'elles ont transmis  et fait grandir des littératures parallèles, dans lesquelles le français perdure, mais non pas comme un joug imposé par des maîtres, puisqu'il joue, se gémine, de ces langues vives, portées dans la chair des peuples qui désormais les revendiquent pour créer aussi avec elles, car créer, c'est aussi vivre : vivre plus haut, vivre en prenant appui sur ses ancêtres pour aller plus loin, ailleurs – ensemble !

Les poètes invités pour ce numéro, appartiennent à cette double culture, française, et créole... Certains ont aussi accepté de répondre à un questionnaire ouvert sur leur rapport de créateur avec cette double langue et double culture ((les questions : Est-ce que vous écrivez en créole, ou non? Y a-t-il des sujets qui vous viennent d'abord en créole, et qui sont "traduits" en écrivant directement en Français ? ...

La poésie est-elle un domaine à part de votre pratique langagière habituelle ? comment s'organise pour vous le rapport entre les deux langues et quelle part a le créole dans votre écriture et votre imaginaire? Comment définiriez vous le rôle du créole dans la constitution de votre personnalité poétique?)) :

nous avons retenu les réponses de Kenny Ozier-Lafontaine pour la Martinique, Navia Magloire et Elbeaux-Carlinx pour Haïti, et Frédéric Célestin pour La Réunion :

 

© Kenny Ozier-Lafontaine (Paul Poule) et Vincent Lefèbvre

 

Kenny Ozier-Lafontaine – Martinique :

"je n'écris pas comme De Gaule, ou comme Perse,

je cause et je gueule comme un chien ! "

Léo Ferré

Ce qui m'intéresse principalement dans le travail de traduction de mes textes, du français vers le créole, que je réalise avec ma soeur, c'est le va-et-vient, la tension qui doit naître de cette confrontation entre les deux langues. J'ai toujours cherché dans mon travail à lutter contre l'exotisme, le "doudouïsme", et contre toutes les manières publicitaires de référer au territoire des Antilles. Toutes les manifestations langagières héritées de mon enfance sont d'abord vécues chez moi comme un problème, ayant le souci de ne pas vouloir ancrer mon écriture, m'étant toujours représenté la poésie comme un moyen de navigation vers l'inconnu, et un moyen de restitution de ces voyages dans l'ailleurs. L'écriture serait donc aussi bien la caravelle, que le canoë du Taïnos, ou plutôt la pagaie, le sextan, et enfin la carte où inscrire les noms, les coordonnées de ce nouveau monde qui se dessine devant moi. 

L'écriture pour moi, doit être ce carnet de rêve, grâce auquel la restitution du rêve, et le rêve lui-même, ne seraient plus consommés en des instants séparés. Malgré la distanciation prise au cours du temps, la richesse de ce langage, due entre-autres aux "dominations" successives dont l'île devait souffrir, m’a toujours rappelé à mes fondamentaux.

Pour le recueil Nègre (à paraître aux éditions du Dernier Cri), je me suis attaché à diminuer, exterminer, toutes les références possibles à mon pays natal, afin que le texte que j'allais soumettre à ma soeur pour la traduction ne souffre d'aucune nuance, aucune référence au lieu de notre naissance. Je souhaitais que le foyer d'émission et celui de réception, puissent être les plus étrangers possible, les plus éloignés, comme les deux extrémités d'un élastique bandé, prêt à céder, ou à se contracter, se réduire, se rejoindre. Car ce qui m'attire, m'enchante, avant tout avec le créole, c'est sa violence. Ce n'est pas qu'on y entende vraiment les coups de fouets claquer, mais il y a encore aujourd'hui dans le créole quelque chose d'une souffrance, comme un cri, une sorte de puissance qui se redresserait comme une montée de sève,  une violence "argotique" qui ne rencontre désormais plus aucun obstacle, et qui peut "gicler" comme bon lui semble, une manière de "causer" qui me fascine, pour les mêmes raisons, chez des auteurs comme Burroughs, Céline, Genet, ou encore dans l'argot nègre ou red neck que l'on peut rencontrer chez Faulkner … une puissance donc vers laquelle mon écriture en français me porte naturellement et qui n'a peine à retourner puiser chez moi les mots qui lui font défauts. Les mots donc, la syntaxe, y sont souvent âpres, secs comme des coups bâtons, en témoigne les noms des divinités de la nuit, de l'ombre, tels que les Soukounyans, les Dorlis. Comme dans la poésie de Césaire, la langue créole se déploie le plus souvent comme une coulée de lave violente échappée de la Pelée. Le créole jusqu'à récemment était encore une langue orale, une langue interdite en certains lieux, une langue qui pour mes yeux d'enfants possédait déjà quelque chose du blasphème, de l'injure, ou du cri, elle était aussi la langue des contes de mon enfance, les premiers temps, les premiers contacts avec les territoires des sorciers, des Kimbwasè (Quimboiseurs)

© Kenny Ozier-Lafontaine (Paul Poule) et Vincent Lefèbvre.

 

 

Navia Magloire, Haïti :

Pour ma part écrire en créole est une éducation, un apprentissage, comme on se réapproprie ses racines. J’ai appris à penser l’écriture en français, ce qui revient à concevoir mes textes en français. En revanche pour le reste je pense en créole. Les deux langues ont toujours cohabité et coexisté ; dans un premier temps l’instruction se faisait en français et le créole était la langue parlée,  à présent, les deux sont à égalité même si la majorité choisit le créole qui est une langue viscérale par rapport au français qui est la langue amenée.  La langue de l’instruction a été le français donc pour ma part il est naturel de créer mes textes dans cette langue. Sans oublier que ce fut la langue imposée, celle du colon langue de la colonisation qui est devenue plus tard une arme pour une certaine élite.

Etant donné que je ne conçois pas mes textes en créole, je l’utilise moins. En revanche il m’arrive d’ajouter des mots ou de faire référence à des images créoles dans quelques textes. Mon langage n’est pas insulaire, ce qui diffère de mon identité. Je ne traduis pas mes textes, le sujet ou le thème peut être de culture créole mais la langue dans laquelle elle est pensée est le français. Si je devrais écrire en créole je le ferai directement.

Navia Magloire, Blessures de l'âme, CreateSpace Independent Publishing Platform, 104 pages.

 Je ne pense pas que le créole en tant que langue soit pour quelque chose dans ma personnalité poétique. On ne peut ni réduire ni enfermer la personnalité humaine dans une langue, que cette personne soit ou non un poète. Je lis autant les poètes japonais, coréens, que les poètes français, espagnols, africains ou haitïens. en revanche ma langue viscérale est le créole. Mes peines, mes douleurs, mes émotions je les ressens et les perçois en créole.

J’écris à partir de mes viscères et c’est ce que je transforme en langage poétique. Je me considère comme universelle, une poétesse du monde.  La poésie est omniprésente, chaque rencontre, chaque nature, chaque voyage, chaque expression humaine est poésie. Je ne peux détacher la poésie du quotidien. Le quotidien peut être une expression triste de cette dernière mais c’est tout de même là. 

© Kenny Ozier-Lafontaine (Paul Poule) et Vincent Lefèbvre

 

Elbeaux Carlinx – Haïti  :

Je suis un poète haïtien, j'écris dans les deux langues, le créole qui est ma langue maternelle et le français qui est ma langue de formation, mais ça varie pour moi selon les émotions que je veux partager.  Si le créole est une langue aussi romantique que le français, il n'est pas pour moi seulement un moyen de communiquer mais surtout un moyen de dire que je suis homme, de me révolter puisque cette langue a pris naissance dans des circonstances historiques bien déterminées, c'est le ciment qui a rendu possible la révolution des noirs à Saint-Domingue qui va accoucher la nation haïtienne, première nation nègre.

J'écris dans les deux langues et je parle comme j'écris, ma poésie n'est pas seulement sur les pages blanches mais dans mes actions et mes paroles, elle est devenue un mode de vie. J'utilise le français surtout pour m'ouvrir au monde puisque le créole n'a pas encore fait son chemin, mais aussi parce que c'est une belle langue, polie, assez intelligente.

 

J'espère vivement que ma langue maternelle puisse un jour charmer le monde comme le fait la langue de Voltaire, surement cela nécessite des années de production assidue, raison pour laquelle je produis dans les deux langues avec presque la même passion. Et parfois je publie mes textes en français et en créole pour aider les gens à se familiariser avec les deux.

En Haïti la littérature est surtout francophone et on juge un bon écrivain à sa façon de manier la langue française. Par contre, si j'écris beaucoup plus en français je dois avouer que le créole me fait voir les choses avec plus de précision puisque selon moi il y a des choses de notre entourage immédiat ou de notre culture qui ne peuvent être décrites dans une autre langue sans perdre du coup leur force, leur couleur, leur cruauté. Quel mot français va remplacer l'interjection "Ayida Wedo" en gardant la même force ? Tout comme, je pense, il y a des mots français qu'on ne peut dire qu'en français pour ne pas trahir le sens initial.

Je dis souvent que si les langues se traduisent il a toutefois des mots qui sont jaloux, trop fiers de leur musicalité pour se laisser travestir. Raison pour laquelle je ne traduis pas mes pensées si un sujet me vient en créole il sera écrit en créole, s'il me vient en français il sera écrit en français sauf dans des cas spéciaux et pour des raisons pédagogiques je peux toujours écrire un texte, le même, dans les deux langues.

 

© Kenny Ozier-Lafontaine (Paul Poule) et Vincent Lefèbvre

 

Frédéric Célestin – La Réunion :

Je n’écris presque exclusivement qu’en créole réunionnais, bien que je m’oriente progressivement vers d’autres langues. Ecrire en créole est pour moi un acte militant et engagé : une toute petite goutte dans un océan de bonheur que je tente tant bien que mal d’apporter à la Réunion, en m’inscrivant dans l’Histoire littéraire de celle-ci.

Si je parle mieux français que créole, bien que je sois dans une logique bilingue, j’écris mieux en créole. Surtout, la littérature réunionnaise m’offre un espace accessible, place qui est beaucoup plus restreinte quant à la littérature française. Je vise donc un public local, sans plus d’ambition, même si je commence timidement à écrire en français, quelques vers ici et là. Dans une orientation militante je pense qu’il est essentiel pour nous réunionnais d’écrire en créole, même si, bien entendu je reste très ouvert à d’autres langues, notamment l’anglais et les langues cultuelles de notre île. Ecrire en créole est donc pour moi l’acte militant d’apporter sa pierre à l’édifice.

La poésie est un domaine à part de ma pratique langagière habituelle – d'une certaine façon,  elle m’a sauvé la vie.

 En effet, à la recherche d’une expression artistique à un moment donné de ma vie, je me suis tout d’abord lancé dans la musique (les percussions locales et afro-cubaines) que j’ai découvert avant l’écriture, même si écrire était, comme pour tout étudiant ès Lettres, pour moi un rêve, rêve que l’île a contribué à réaliser. Et j’ai trouvé dans l’écriture ce que je cherchais dans la musique. En effet, j’ai commencé à écrire en 2000. J’ai alors demandé à un de mes mentors si ce que j’écrivais était bien de la poésie. On m’a répondu que non. Alors j’ai arrêté d’écrire. Ce n’est que quelque dix ans plus tard qu’on m’a relancé dans l’écriture poétique. En effet, un peintre réunionnais, ami d’enfance, m’a proposé un travail poétique autour de sa peinture. J’écrivais en créole avec une amie qui elle écrivait en français.

Halima Grimal, Charly Lesquelin, Frédéric Célestin, Triptik an liberté, Editions K'A, 2016.

C’était en 2013 : mon premier recueil de poésie voyait alors le jour : « Triptik an liberté ». En 2009, j’avais commencé un roman autobiographique, mais sans grande conviction. Même si la poésie reste une activité littéraire pour moi, je suis aussi ouvert à d’autres horizons d’écriture : un roman, et un essai dont le but est d’argumenter autour du créole réunionnais en tant que véritable langue (chez l’éditeur actuellement). Donc oui, la poésie reste mon domaine de prédilection, surtout quand mes textes deviennent des chansons.

Le créole réunionnais et le français sont mes langues co-maternelles. Le créole est au cœur de mon expression poétique. Il m’apporte un espace d’expression unique dans ma vie. Le plaisir immense d’écrire en créole est pour moi salvateur.  Au début, mon acte d’écrire était purement cathartique : j’écrivais pour me soigner, pour panser les blessures d’une Histoire, réunionnaise, et d’une histoire personnelle douloureuses. Aujourd’hui, je ne m’inscris plus dans cette logique, l’acte d’écrire est pour moi toujours aussi salvateur, mais le plaisir et la passion y sont au centre. Si, au début de mon écriture poétique, je me suis découvert très engagé, notamment au niveau politique, des thèmes comme la musique, l’amour pour la Femme, la vénération de nos ancêtres, l’amour pour le Monde, l’amour pour mon pays ont pris place.