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Les Cahiers du Loup Bleu

Une brochure de quelques pages, sous une couverture toujours identiquement illustrée d'une bande horizontale de forme variable sur la première de couverture, et d'un loup -  bleu, évidemment – dont les traits sont dus à des artistes différents ((Les Cahiers du Loup Bleu, Les Lieux-Dits éditions,  une trentaine de page environ, chaque exemplaire orné en 4ème de couverture du dessin d'un loup signé par un artiste différent.  format 21 x 13,5. Brochures agrafées. 7 €)) – un pour chaque auteur. Une citation de Stephen Jourdain, en dernière page, précise l'intention de cette collection apparemment minuscule – apparemment seulement  :

Un loup qui ne rejoint pas la forêt renie sa nature de loup. Un homme qui ne rejoint pas le bouleversant poème qui couve sous ses paupières renie sa nature d'homme.

 

Fondée en 2000, la collection des cahiers contient 16 titres, dont ceux de Jacques Goorma, qui inaugure la série, Alain Fabre-Catalan, Marc Syren, Anne-Marie Soulier... Modestes, les presque brochures proposent des textes très différents les uns des autres dont je retrouve, à l'occasion de celui qui vient de m'arriver, quelques titres dans les rayons.

Je feuillette en effet aujourd'hui les poèmes de Chantal Dupuy-Dunier, qui m'a offert "Ton nom c'était Marie-Joséphine, mais on t'appelait Suzon" (2ème trimestre 2018). Poésie d'un extrême dépouillement, les textes de Chantal touchent par leur simplicité : ici, la tentative de ressusciter, à partir de bribes, d'objets oubliés - de ces petits déchets qu'on oublie au fond d'un tiroir - le personnage clivé d'une femme au prénom trop aristocratique pour la vie qu'elle mène – vie mélancolique qui n'en fait pas une Madame Bovary, mais une personne parfaitement intégrée, dont personne ne comprend la confuse douleur d'être deux en elle et que retrace une narratrice toute en empathie pour son personnage, dont on retient ce passage :

(...) Ta fille m'a donné tes corsages.

Je n'ose les porter,

comme si un sortilège pouvait soudain

me transformer en quelqu'un d'autre.

Vêtements magiques pendus sur des cintres

pour conserver quelque chose de ton corps,

Protégeaient-ils la peau de Marie-Joséphine

ou celle de Suzon?

*

 

Le délicat poème de Chantal m'a poussée à rechercher d'autres titres dans les rayons : ainsi, Arnoldo Feuer, sous le titre Chemins de forêts et de champs,(2ème trimestre 2018) emmène son lecteur en promenade au fil de 47 brefs poèmes : 7 vers  chacun – deux de plus qu'un tanka, mais avec une similarité  dans le traitement des thèmes - la nature et ses différents mondes, végétal, minéral, animal avec lesquels le poète vit en harmonie -  et ce lien du 7, chiffre symbolique affiché dans le poème japonais par le rythme des syllabes (31 regroupées par 5 ou 7). Tendres, humoristiques, parfois métaphysiques, ces petits septains laissent comme un écho dans l'âme et la mémoire :

 

XI

Encore le chasseur

une mésange lui tricote

de branche en branche

un gilet

de ciel bleu

il en oublie

le gibier

 

 

*

Autre titre, autre univers : la Rue composée de Sylvie Villaume (2ème trimestre 2017), dont la disposition du texte mime dans tous les sens celles des voies d'une ville.

*

Je possède aussi Irrésistible de Jacques Goorma (4ème trimestre 2015) sous-titré "fable d'âme", avec en épigraphe une citation de l'Epître de Jacques sur la langue. Ce très beau texte, se présente comme l'autobiographie, en prose, d'un "être" nommé Irrésistible, qui annonce tout de go à un destinataire qu'elle tutoie, s'être enfuie de l'asile où on la tenait enfermée et vouloir  "tenter de te dire ce que j'ai appris de si important et comment je me suis éveillée à moi-même. Ce qui est resté de mon aventure et a survécu à mon oubli."

Méditation philosophique sur l'âme et la pensée, dans le style d'un (bref) roman picaresque, auquel ne manquent ni l'humour, ni la profondeur, par celle qui assure à son interlocuteur, poète évidemment, qu'elle inspire, accompagne et rencontre dans le poème :  "je suis souffle, parole, chant (...) Je suis le grand silence qui te parle depuis ton aube sur la terre", ce petit texte est un joyau.

*

Je finirai ce tour d'horizon des brochures du Loup bleu en citant le Deuil du singe, de Marc Delouze, publié lui aussi au 2ème trimestre 2018. Regroupés en triptyque, des textes puissants, qui traitent de la mort, on le devine – mais avec un incipit à faire frémir : "Né au milieu des charniers / l'oreille cernée par tous les cris du monde"... On ne s'étonne pas de croiser des vers de L'Enfer de Dante, dans cet univers où "Le seul séjour des morts / c'est le corps des vivants" – ni de lire le deuxième volet, (qui contient le poème éponyme du recueil et qui est introduit par une épigraphe de Kafka), comme une sorte d'Apocalypse d'un "monde mou", où nous errons "dans la nuit des temps liquides", en quête d'un souvenir disparu, et que le poète tente de retrouver "avec la pioche ébréchée de (ses) mots".... La dernière partie, dédiée à "Ali Podrimja, poète du Kosovo retrouvé mort allongé sur la terre du Larzac (...)"  donne la parole au mourant dans un long et terrifiant monologue d'agonie :

 

mon corps

mon corps s'échappe de mon corps

comme le verre de mes mains

qu'un étranger me tendit

il y a longtemps

longtemps

 

(...)

 

dans mes narines le sang d'un insecte écrasé

sous mes doigts le fin filet de ses cheveux

 

dans ma bouche l'éternelle charogne du poème (...)

*

Cinq loups, cinq univers poétiques différents... l'unité de cette petite collection réside dans l'ouverture des formes et sujets qu'elle accueille, et qu'il est important de suivre.   

 




Hommage à Michel Cazenave

Jusqu’en 2016 – date à laquelle sa santé ne lui a plus permis de continuer - Michel Cazenave a accompagné l’aventure de Recours au Poème où il tenait la chronique « Du bel amour » - sa disparition nous touche donc doublement. 

 

En effet, avant de publier ses riches notes de lecture, nous avions été éveillés à la culture en écoutant ses émissions à la radio – Les Vivants et les dieux – religieusement enregistrés, à une époque où les « podcast » n’existaient pas, afin de n’en manquer aucun épisode - ces parenthèses magiques qui nous sortaient du monde en nous introduisant dans un réel plus vaste, autant par la puissance du sujet, que par sa voix envoûtante, retrouvée avec émotion aussi dans ses écrits.

 

Et l’expression « éveil à la culture » n’est pas une vaine figure de style : cet homme à la formation initiale solide (il était normalien) n’a eu de cesse, dans la multiplicité de ses activités - philosophe, romancier, poète, auteur d'essais historiques, scientifiques et philosophiques, journaliste, critique littéraire, éditeur, spécialiste de C. G. Jung, homme de théâtre, autant que de radio et de télé… - de frayer des passages, d’établir des passerelles, de relier la culture à l’histoire, l’histoire aux mythes… Sa quête était profondément spirituelle ET réaliste, à mille lieues des dogmatismes, des chapelles, des partis, des sectes et des clans.

Michel Cazenave pensait la complexité et la donnait à sentir. Son œuvre offre, avec simplicité, à chacun de ses auditeurs et lecteurs, la possibilité d’entrevoir le fécond paradoxe de l’unité profonde qui sous-tend toute les manifestations de l’agir humain.

C’est cette même possibilité d’entre/voir que nous attendons de la poésie – pour agir mieux, plus fort, dans le sens d’un épanouissement de ce que l’homme peut de meilleur en ce monde. C’est pourquoi, en hommage à ce « compagnon de pensée » (dans le sens où nous souhaitons entendre la transmission des valeurs et des savoirs comme le compagnonnage de toute une vie) nous republions l’entretien qu’il nous avait accordé pour l’enquête contre « Le Simulacre de la littérature ».

 

••••••

 

1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Honnêtement, je me méfie du mot "révolution" dans son acception moderne: celui de révolution sociale (sans être forcément d'accord avec un éternel statu quo sur le sujet). Nous avons tellement vu de révolutions au XX° siècle, qui se sont souvent terminées dans les plus atroces dictatures! Non point que leurs auteurs n'aient pas, quant à eux, été désintéressés, mais le problème est trop souvent avec leurs successeurs. Moi qui me suis beaucoup intéressé au Mexique, comment ne pas relever que ce pays aura, durant des décennies, été gouverné par le PRI - autrement dit, le Parti Révolutionnaire Institutionnel - sans jamais se rendre  compte (ou bien les dirigeants ne voulaient-ils pas le savoir ?) qu'il y avait une profonde contradiction interne dans cet énoncé !

Non, pour moi, la poésie est d'abord une explication avec ce qui nous fonde - ce que certains appellent le Divin, mais auquel je suis prêt à donner le nom que vous voulez. Quant on va chercher l'étymologie grecque du mot poésie, on s'aperçoit vite qu'il a à faire avec la notion de fabrication - c'est-à-dire, comment on se fabrique soi-même en se découvrant tel qu'on est vraiment ? L'Occident a toujours présenté ces deux idées comme opposées l'une à l'autre. Et personnellement, je pose la question: que fait-on, précisément, de cette "conjonction des opposés" dont nous ont entretenu des personnalités aussi différentes qu'Héraclite d'Ephèse, que Stobée, que Nicolas de Cuse - ou que quelqu'un, ne voici pas si longtemps, comme C. G. Jung? Mais il est vrai que, de ce point de vue, nous ne sommes pas si loin du Taï-Gi-Tu chinois, du jeu du yin et du yang, ou du Shiva androgyne d'une certaine Inde...

Si c'est cela, la révolution, la remise en cause de nos idées les plus ancrées et, me semble-t-il, "victimes" que nous sommes de pseudo-évidences, les plus "naturelles" qui soient, alors, oui, dans ce sens, je suis un "révolutionnaire": il s'agit simplement de s'entendre sur les mots...

Et je rappelle en passant que la "révolution" était d'abord la révolution des astres - autrement dit, la manière dont, régulièrement, pour nous, observateurs, ceux-ci repassaient aux mêmes points... Etre révolutionnaire, ne serait-ce dès lors redécouvrir des choses dont nous nous étions écartés sans toujours le savoir ?

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Oui, je pense très fortement comme Hölderlin.

A condition de se rappeler que nous n'allons vers notre vérité la plus vraie qu'à travers des crises qui, parfois, nous semblent invraisemblables. Mais chacune de nos "crises" est une bonne occasion de progresser. Si seulement nous nous demandons: "pourquoi est-ce que cela m'arrive à moi ? Qu'est-ce que cela veut me dire ? Vers quoi dois-je aller ?" Ce qui, nous l'avons beaucoup trop oublié, est au départ le sens du mot religio, et non ce religare dont on nous a tant rebattu les oreilles, et où quelqu'un comme Lacan voyait une expression de ce qu'il définissait comme de l'imaginaire.

Puis-je me permettre de signaler que, pour Cicéron un "homo cum religione" était d'abord un homme de scrupule, un homme qui se posait des questions ?
Pour le reste, je suis entièrement d'accord avec ce que vous déclarait Basarab Nicolescu dans l'entretien que vous avez réalisé avec lui. Nous n'avons jamais été aussi proches, de par notre action, de détruire notre Terre et, pourquoi pas ? d'en faire disparaître notre espèce. Est-ce vraiment le but vers lequel nous tendons ? Je suis, quant à moi, assez "croyant" en nous, pour penser que nous nous en apercevrons, sans doute au milieu d'une tourmente générale, et que nous changerons alors de cycle de civilisation.

Vous voyez : je ne peux - sans doute à un niveau différent - être en rupture avec ce que disait cet immense poète qu'était Hölderlin, même si, comme Nietzsche des décennies plus tard, il n'a pas su surmonter ses dernières épreuves: mais il voyait juste !

Alors, soyons tous des poètes ! L'humanité s'en porterait tellement  mieux !..

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Oui, je suis bien d'accord avec Baudelaire. La poésie est ce qui nous permet d'aller plus loin, toujours plus loin... dans la connaissance réelle de nous-mêmes, et donc du cosmos, et de ce qui se trouve à la source de Tout. Il suffit de relire Platon (ce qu'il a vraiment dit, non ce qu'on en rapporte d'habitude) pour le savoir... Sauf ce que, en complément, en a dit Plotin : à savoir qu'il est un "Un d'avant l'Un" auquel nous ne saurions avoir aucun accès - ce qui fait parler à Grégoire de Nazianze d'un "au-delà de tout", au Pseudo-Denys, d'un "Néant suressentiel" et au gnostique Basilide d'Alexandrie d'un "Dieu qui n'est pas". La poésie nous emmène sur ce chemin ; mais, comme elle est encore une production humaine, il arrive ce moment où même elle doit se taire. Pourtant, pour nous qui habitons ce monde, comment s'en passer ?

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

J'essaie de ne pas ramper. Mais comme c'est souvent difficile ! Il est si facile de renoncer - plutôt que de se battre pour les choses qui en valent la peine... Sur ce point, pourtant, la poésie me paraît offrir un grand avantage : celui de toujours s'étonner de ce qu'il y a d'éternel en nous ; et de vouloir le faire s'exprimer. En sachant bien qu'on n'y arrivera jamais pour de bon, parce que le silence seul y serait accordé. Pourquoi je comprends que, jusqu'à il y a finalement peu, tout poème était chanté : il me semble que la musique sort du silence et y retourne, alors que le poème, qu'on le veuille ou non, finit par dire quelque chose ! Mais il faut en passer par là, c'est un gradin nécessaire, et que serait donc un poème qui ne serait pas le témoin - et le fruit - de notre incessant combat ?  

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Il me semble qu'on trouve la bonne réponse dans "Le Phèdre" de Platon : être poète, c'est être amant des muses (notons ici encore la parenté de la poésie avec la musique - le tout sous la bénédiction de Mnémosyne : la "Déesse " de l'esprit, et avant d'en arriver à la plus belle des bonnes folies, d'être amoureux de la Beauté du monde, autrement dit, d'Aphrodite. Puisque les Manichéens et les Gnostiques n'ont tout de même pas si tort que cela! Comme le disait Jung à la fin de "Ma Vie", le monde qui nous entoure est d'une éclatante beauté, et aussi, d'une insoutenable cruauté. La poésie nous "sert" à nous frayer notre chemin vers la pure Beauté, et il m'apparaît de jour en jour plus clairement que le poème nous emmène vers toute la musique du monde (que les sceptiques néo-aristotéliciens en ricanent à leur aise !), et vers ce que beaucoup d'auteurs modernes nomment la "cosmodernité", c'est-à-dire la relation à l'ensemble de l'Univers sous le "pouvoir" de l'Amour.

 




Amont dévers, neuvième livraison

Amont dévers (Voir “Recours au Poème” 185, juin 2018)

 

Longtemps, l’Italie a semblé être au centre du monde occidental, tout en jetant un pont vers le sud arabe, d’abord par sa géographie, et vers l’est (ou levant) plus ou moins lointain par l’entreprise de ses grands voyageurs. La figure de Marco Polo faisait écho ici à celle d’Ibn Battûta (de peu postérieure), avant l’aventure toute différente de Colomb et du bouleversement complet qui s’en suivit, en particulier pour l’espace méditerranéen.

Alors, comme recroquevillée, la Péninsule fut peu à peu reléguée au rang de province, riche sans doute de beaux musées, de ruines grandioses, de palais vides, et prit elle-même, bien souvent, des habitudes que nous dirions provinciales (tout à tour province espagnole, française, anglo-saxonne et américaine). Pour autant, eux-mêmes grands traducteurs – y compris au cinéma, où sous-titrage et doublage atteignirent des sommets de perfection – et bons critiques, ou simplement lecteurs des littératures autres, jusqu’à laisser influencer et faire passer à la modernité leur langue vétuste (rôle de Pavese, entre autres), les Italiens ne se sont jamais pensés hors des courants et des innovations du reste du monde. Ils ont conservé ainsi un rôle culturel primordial, du moins en Europe et aux Etats-Unis d’Amérique. Les contacts intenses avec la NRF, puis Tel Quel ou Change, mais aussi City Lights, CoBra et Gruppe 47, pour ne pas parler des “transferts” plus lointains d’auteurs comme Patrizia Vicinelli ou Toni Maraini (ou, dans la direction inverse, d’un Al Nassar), ni de la circulation généralisée sur et par le Net aujourd’hui, font que la mondialisation n’épargne pas – pour le meilleur et pour le pire – la poésie.

Bien sûr. Au point qu’il peut sembler extravagant de se pencher sur la vie des gens et des animaux familiers de la campagne, naguère. Et que la formidable circulation d’Internet aujourd’hui mêle et démultiplie littéralement, sans fin prévisible, cette extension entrelacée de voix et de visions naguère jugées non réconciliables.

 

Le reste du monde, certes

 

(Invocation à l’Égyptien)

Saint Onuphre tout poilu
Tout aimable tout grelu
Par vos très-sacrés poils
Faites-moi cette grâce
D’ici à ce soir !
Saint Onuphre tout poilu
Mon cœur est bien trop confus
Par vos très-sacrés poils
Faites-moi cette grâce
D’ici à ce soir !
Saint Onuphre tout poilu
Je vous prie, de ce palus,
Cette grâce me devez
Car je veux me marier.

(anonyme sicilien)

 

Immanu’el le Juif

J’ai vu le Sultan
en mont et en plan,
et oui du Grand Khan
je pourrais conter.

[...]

"Bisbis bisbidis
bisbis bisbidis
bisbidis bisbidis"
entends conseiller.

Là tous les babouins,
romieux, pèlerins,
juifs et sarrasins
verras arriver.

"Tatim tatatim
tatim tatatim
tatim tatatim"
ois-les trompeter.

"Balouf balaouf
balouf balaouf
balouf balaouf"
entendras bâfrer.

[...]

Immanu’el ben Shelomoh, Bisbidis, Vérone (c. 1315)

 

(Exotisme domestique)

Le crocodile est animal si étrange
    qu’on ne peut savoir combien il a de serres ;
    tantôt il est sous l’eau, tantôt vit sur terre
    et ainsi de çà, de là donne le change ;
prédateur il piège dans l'eau immergé ;
    mais pond son œuf en terre avec faux conseils
    à tel point, que sien il soit, on s’émerveille,
    comme d’un monstre par autrui aspergé.
Ainsi nombre d’Évêques et Cardinaux,
    Protonotaires et divers pestilents
    vivent tels des princes et rois triomphaux.
De part et d'autre tu les verras fervents
    et porteurs, en chaire et en cour, de tous maux :
    à tromperies et à fraudes s’appliquant.

Niccolò Liburnio, Lo Verde Antico (1524)

 

(Dans les Croisades)

18
Qui est cet étranger qui lutte si bien
en joute et qui est d’allure si farouche ? –
Pour toute réponse, à elle il ne lui vient
qu’un soupir aux lèvres, dans les yeux des pleurs.
Soupirs et larmes qu’elle veut retenir
sans pouvoir en tout les cacher au-dehors :
un fil de pourpre cerne ses yeux gonflés
et un souffle rauque trahit ses pensées.

19
Puis elle dit en mentant, et dissimule
sous un voile de haine un désir tout autre :
“Hélas, je le connais bien, et entre mille
je le reconnaîtrais à coup sûr sans faute,
car souvent je l’ai vu remplir les campagnes
et les profonds fossés du sang de mon peuple.
Ah, qu’il est cruel quand il frappe et inflige
des plaies qu’herbes ne soignent, ni arts magiques.

20
C’est le prince Tancrède : oh, si prisonnier
il pouvait m’être ! je ne le voudrais mort
mais vivant, pour qu’en moi il donne à mon fier
désir de vengeance quelque réconfort.”
Ainsi parlait-elle, et de son dit le vrai
à qui l’entend en autre sens se retord ;
et les derniers mots s’échappent de sa bouche
mêlés à un soupir qu'en vain elle étouffe.

T. Tasso, Gerusalemme liberata, III (1581)

 

(Galilée et son télescope)

45
Ouvrant le sein de l’Océan profond,
non sans danger ni sans devoir combattre,
l’argonaute ligure en ce bas monde
découvrira nouveau ciel, neuve terre.
Toi du ciel Tiphys – non marin – second,
voyant combien il tourne et ce qu’il serre
sans aucun risque à tous les gens cachés
tu montreras des astres insensés.

G. B. Marino, Adone X (1623)

 

Buenos Aires

Le bâtiment avance lentement
Dans le gris du matin parmi la brume
Sur les eaux jaunes d’une mer fluviale
Apparaît la cité grise et voilée.
On entre dans un port étrange.
Les émigrants
S’affolent et deviennent féroces en se pressant
Dans l’âpre ivresse d’imminentes luttes.
D’un groupe d’Italiens habillés
De façon ridicule à la mode
Bonairienne on lance des oranges
Aux concitoyens hagards et hurlants.
Un garçon du port, très léger
Enfant de liberté, prêt à l’essor,
Les regarde, les mains dans sa ceinture
Bariolée et esquisse un salut.
Mais féroces grondent les Italiens.

D. Campana, Inédit (1908) – première version dans « Doc(k)s » 2-3, 1992

 

(Lumières d’émigrante)

Les lumières qu’on voit trembloter
joliment petites et lointaines,
semblent des étoiles au chevet
de vastes Solitudes en plaines.

Leur lueur douce parmi le voile
violet foncé de la nuit obscure
semble venir de l’immense ciel
dont l’étendue infinie torture.

Inaccessibles, comme bandées
d’un air léger de mélancolie,
ce sont des chimères désirées
inutilement toute la vie.

Severina Magni, Luci lontane, 1936

 

Rue Sainte Walburge

Il a battu peut-être plus fort
Que les talons du lancier, ton cœur.
Te revient le fracas dans une odeur
De cheveux, et les jours si beaux
Au courant blond de la Meuse.
Pâlissent dans la froide brume
La route du bourg, les écrits
Étrangers des enseignes, les champs
Derrière le pilotis.
Tu en retrouves la trace
Et d’une bouffée de vapeur
Subsiste la chère figure d’amour
Ces charmants talons battus sur le cœur
Et l’ombre chaude sur le visage.

Leonardo Sinisgalli, Vidi le muse, 1943

 

Le nègre juif

1.

les passants, tassés, sombres et pesants : enveloppés dans leur mouchoir
sur la figure 

comme elle brûle avec une fumée noire et dense l’herbe du jardin
tout juste fleuri

dans lequel à l’intérieur jouait enfant la dame qui glisse dans le vent

tenant bien ferme de la main sa tête refaite depuis peu

pour qu’une rafale plus forte que les autres ne l’envoie pas rouler
au milieu de la place

madame salomé tu ne demandes à ton père que ta propre tête

2.

nous tenant par la main autour du char d’assaut duquel nous sommes nés nous dansons

me voyant à la fin monter, grimper, vers la corde tendue au-dessus du vide

singe en salopette là-haut, danser protégé par un filet que forment
entrelacés les doigts de ceux qui sont au-dessous

et l’un avec une soucoupe faire le tour, ramasser les pièces

qu’est-ce que je peux faire dans ce mécanisme mêlant mon temps en sens vertical

tenant loin de moi les pages du livre des morts : inscriptions, souvenirs,
que je relis le soir

mais la destruction depuis longtemps s’est accomplie : à présent, venir
avec moi, se pencher, regarder, toucher du doigt, peau craquelée

assis à notre table devant un café pour consulter les journaux : pluie
qui bat sur les toits des voitures stationnées

moi parfaitement tranquille, assis à la place qui m’est réservée,
sans erreur possible, à la place que j’ai retenue

épave enflée, charogne du bateau démantelé par les poissons

et dans la voiture se disposent en ordre nouveau les asticots anciens :
dont les tours et retours sont à suivre

3.

dire ça avec des fleurs, ils le savaient depuis que de l’intérieur des fosses
communes ils les poussaient dehors

tapis moelleux aux mille couleurs, colonies de vers, troupes en mouvement
vers le front

arbre né au beau milieu : au-dessus du filet, doigts entrelacés
de ceux qui sont là-dessous

orphée ! lui dit l’un, orpheu ! criant, éphreu ! lui frappant la figure
à coups de pied, hébreu ! lui dit alors : « chante ! »

chante, juif ! réveille ces morts

et entre les feuillages le vent, air conditionné, déodorant vaporisé
dans la chambre à coucher

et au-dessus du filet me voici je danse, je chante, je joue de la lyre : singe
dans ma salopette, bleu enflé par le vent, vessie de porc

et me voilà camion, pointant décidé vers le large, voiles déployées : caillou
décidé à se noyer

vessie de porc gonflée par les gaz des cadavres, jadis pleine de saindoux[...]

Adriano Spatola, L’ebreo negro, 1966
[Une version légèrement différente dans mon Printemps italien, 1977]

Docile contre

Docile contre
sa ruine se cabre sur l’à-pic
un pin sylvestre agenouillé, docile
contre la flamme presse
pour se consumer un tison,
une phalène délire,
le poing glacé se défait
en une main docile contre la fièvre,
la tête penche vers le mur, comme tu remercies
de penser, de ne pas penser
et la reconnaissance qui partout
nous fleurit les lèvres, les maisons, les tombes,
de qui reconnaît au delà d’elle-même le visage
où elle tourne docile contre
un myope baiser ?

F. Hindermann, Docile contro, 1980

***

La chair morte revit
dans sa misère grande
avec le vent qui ramène les odeurs
à un ordre dispersé.
La chair morte est brodée
par ces sinueuses présences
que les autres appellent des larves.

*

Quant ils ont coupé la lumière
la mort s’est ressaisie
pour apparaître aussitôt après
plus nette, plus vierge.

Ivano Ferrari, Macello, 2004

 

 

Porte Palazzo

Minérales, certaines traces dans le verre : morceaux d’ongle,
essayez de comprendre, comme les vagues du fleuve fixées en instantanés
ou le grain d’une voix archaïque montant de la deuxième rive.

Je deviens une trace décantée si j’écoute
que tu te réveilles pour reconnaître l’Africaine des morts
quand elle hurle sur le fleuve et s’adoucit dans les vagues.

C’est de l’existence qui s’est déposée, le rite retrouve des familles
comme les grands arbres et les oiseaux qui s’élancent

des branches vers le pont métallique : la plainte au-dessus des vies,
nous au-dessus de l’endroit d’où nous sommes venus.

Tu l’entends faire un pas en arrière, tu fermes les yeux
pour dire là d’où j’arrive, là où je peux aller.

Elle s’est éloignée comme si elle griffait, comme si nous l’avions prise...
mais la nuit n’a plus d’extension, elle plie en nous des cris continentaux.

Maria Borio (de : Accoglienze, inédit)

 

 La rencontre

Sonett*

Paracar che scappee de Lombardia,
se ve dann quaj moment de vardà indree,
dee on’oggiada e fee a ment con che legria
se festeggia sto voster sant Michee.

E sì che tutt el mond el sa che vee via
per lassà el post a di olter forastee,
che, per quant fussen pien de cortesia,
vorraran anca lor robba e danee.

Ma n’havii faa mò tant, violter baloss,
col ladrann e coppann gent sôra gent,
col pelann, tribolann, cagann adoss,

che infin n’havii redutt al punt puttana
de podè nanca vess indiferent
sulla scerna del boja che ne scanna.

Carlo Porta (1815)

 

(Les Français chassés en 1814)

“Bornes” qui fuyez loin de Lombardie,
si vous avez le temps de regarder,
jetez un œil et voyez quell’ frairie
marque la fin du bail de vos loyers.

Si tout le monde sait que vous partez
pour faire place à d’autres locataires,
ceux-ci même tout pleins de bonn’s manières
voudront aussi des biens et leurs deniers.

Mais vous nous en avez fait voir, et plus,
nous dépouillant, tuant l’autre après l’un,
nous plumant, pressurant, chiant dessus,

qu’enfin vous nous avez réduits assez
qu’on ne pourrait rester indifférents
au choix du bourreau qui va nous saigner.

Poesie (posthumes)

* [milanais classique]

 

La sixième lettre apparut dans le ciel

La sixième lettre apparut dans le ciel,
c’était une annonce, je suppose, pour la Firestone
qui trônait seule au-dessus du Campo Boario
avec écrit : par ce signe tu vaincras,
mais en vert, parce que c'est ma couleur.
Et maintenant je la revois, même de jour,
et je bénis le Testaccio et ses alentours
et surtout le coin de rue
où, devant un feu au rouge
il me fut concédé d’espérer le vert :
la sixième lettre apparut dans le ciel
et en cet instant se mêlèrent les siècles,
le temps s’enfuit avec tous ses cadavres,
je regardai ce signe de triomphe et
tombai amoureux de toi : voilà l’histoire
de ma, disons, conversion.

J. Rodolfo Wilcock, Italienisches Liederbuch - 34 poesie d'amore, 1974

 

Fixité

De moi à cette ombre en suspens entre fleuve et mer
juste une mince bande d'existence
à contre-jour de l'embouchure.
Cet homme.
Il répare des filets, badigeonne une coque.
Des choses que je ne sais pas faire. À peine les nommer.
De moi à lui rien d’autre : une fixité.
Chaque excédent parti ailleurs. Ou éteint.

(V. Sereni, Stella variabile, 1981)

 

(Fragment)

...
Toi Bête cabrée, aiguillon somnambule,
torche enflammée éteinte par les mains
d’une fille éternelle : toi Destrier,
cheval aventurier, vole encore
te planter
dans ton rêve piaffant, avant-coureur
d’une ultime aventure...

Grytzko Mascioni, inédit 1986 (tr. légèrement différente dans Le cœur en herbe, 1987)

 

Au fond des Carpates

Toute l’enfance entraînée en ce dimanche
s’agenouille sur l’escalier derrière le chœur à Piata Mare
où les rubans des roms tressent des touffes de crin
au feu et certains prêtres portent barbes ou soutanes
ou des ciels blancs posés sur le ventre à la place du cœur,
torture entre ses dents le mouchoir léger
que des roses nouent au menton ou sur la nuque

les voix sont simples, se ressemblent toutes,
ramènent le chœur à la patience du fils
pourquoi m’as-tu abandonné
à cette unique note que l’enfance reconnaît
contre le palais sur la langue dure dans la gorge
sait imiter encore aujourd’hui comment doucement se lève
doucement les genoux font mal un moment

Mia Lecomte, Terra di risulta , 2009

 

 

 

Florinda Fusco, il libro delle madonne scure, 2009   




Franck VENAILLE, Requiem de guerre

Août 2018 - le carnassier - a avalé Franck Venaille. Se dire qu'il fut accompagné par Michel Cazenave et Richard Soudée, et la sidération nous saisit. Cette émotion, intense, est celle suscitée par la langue de ce grand poète. Les mots, retournés comme des volutes sur eux-mêmes, s'enroulent autour des évidences et en dévoilent d'autres contours, inédits. Le vers devient vecteur de sensations, et plonge dans les souterrains de nos consciences, là où demeure encore la source archétypale de nos représentations. Alors, le poème  mène à cet intangible espace qu'est la beauté, de celle qui ne se laisse qu'effleurer du regard, comme une neige immaculée recouvre l'improbable étendue ouverte par le poème. Lire Franck Venaille sera toujours partir pour un périple initiatique. Dans cet article de 2017, Philippe Habans lui rend hommage en restituant ses impressions à la lecture de Requiem de guerre, qui valut à l'auteur le Prix Goncourt de la poésie. A la suite de la note de lecture de Philippe Habans, nous avons joint deux extraits  du recueil : le premier et le dernier texte.

Franck Venaille, Requiem de guerre, Mercure de France,
Poésie Mercure, Paris, 2017, 112 pages, 11 euros.

 

 

*

 

“Je crois que j’ai senti très vite, étant jeune garçon, que la vie était invivable, que c’était quelque chose de trop fort, de trop présent.” La voix de Franck Venaille se fraie un chemin, s’arrête parfois, au bord de l’exténuation, et reprend, comme portée par quelque incertaine lumière au loin 1.  Le capitaine de l’angoisse animale 2 a commencé à publier il y a plus de cinquante ans :

 

mystère de la poésie qui porte en elle cet élan
cet appel de la vie
jusque dans l’arène où les hommes, bientôt, devront
mourir 

 

Ce Requiem de guerre, c’est comme s’il me l’avait lu, dans l’hôpital fantôme où j’étais lui tandis qu’il devenait une de ces apparitions venues l’effleurer – Apollinaire, Verlaine, Nerval, Baudelaire, Kafka, Brecht, Modiano, Cummings, le “rebouteux célèbre” qu’il nomme Simon Freude, et le frère humain par excellence, François Villon.

Le titre – qui évoque le War Requiem de Benjamin Britten – ne renvoie pas seulement à la guerre d’Algérie, qui a marqué l’auteur à vie. Il y a aussi la guerre contre les humbles, qu’il a défendus avec le Parti communiste. Et celle que mène la maladie, ennemi si tenace qu’il s’agit de “guérir de l’idée même de guérir”. Et l’interminable guerre interne, la guerre contre soi où “je suis l’assassin et la victime.

Après la photo d’un cheval infiniment pensif – il reviendra sous de multiples formes – une parole sort des limbes : “J’ai décidé de mourir avant de naître. Sinon c’est impossible de continuer.” En une séquence liminaire et dix sections sont brassés souvenirs, figures obsédantes, rêves, émotions, pensées intimes, échappées déconcertantes. L’essentiel, l’existentiel, l’incontournable, ce qui nous habite et nous fait. Ballet d’espaces-temps que souligne la sobre élégance des variations – page compacte, poème aux lignes espacées, alternance de vers et de paragraphes apparemment prosaïques, petits pavés de texte numérotés. 

Si le poète y affronte douleur et terreur – “Qu’est-ce qu’un corps mort ? Comment passe-t-on d’une certaine hébétude au néant absolu ? ” –  il ne fige pas dans le tragique. “Oye ! Oye ! Oye ! ”, s’écrie-t-il cocassement à plusieurs reprises, “ Zim Boum”, “Bingo ! Bingo ! Bingo ! ”. Il explore “la matière sensible / des Ten-dres”, parfois si tellurique : “Elle ! Avec la totalité de son large corps d’aide-soignante, elle me tient serré contre ses muscles, ses os, sa poitrine portée forte et apaisante.”  Il nous dit la profondeur, celle qui saisit et laisse sa trace : “Et tout autour de nous, le mystère entier, ce don des oiseaux nés ici.” “Celui qui ne craint pas de vivre dans / ce qui est plus sombre que le noir”  est aussi celui qui peut écrire : “je n’ai cessé de vous parler de mon amour de la vie”.

Ce recueil a valu à Franck Venaille le Goncourt de la poésie – il avait reçu au début de l’année le Grand Prix National de la poésie pour l’ensemble de son œuvre 3. Son art puissant et pudique rapproche de soi, des autres et du réel.

 

 

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1. Au micro d’Augustin Trapenard, https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-02-mai-2017.

2. Titre d’une anthologie parue en 1998 (Obsidiane).

3. Poésie : Papiers d'identité, PJO, 1966 ; L’Apprenti foudroyé, PJO, 1969, Ubacs, 1986, Les Écrits des Forges, 1987 ; Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu... Parce que le ciel est bleu !, PJO, 1972, Atelier La Feugraie, 1984 ; Caballero Hôtel, Paris, Minuit, 1974 ; La Guerre d’Algérie, Paris, Minuit, 1978 ; Jack-to-Jack, Luneau-Ascot, 1981 ; La Procession des pénitents, Monsieur Bloom, 1983 ; Opera buffa, Paris, Imprimerie nationale, Littérature, 1989 ; La Descente de l’Escaut, Bussy-le-Repos, Obsidiane, 1995 ; Tragique, Bussy-le-Repos, Obsidiane, 2001 ; Hourra les morts !, Bussy-le-Repos, Obsidiane, 2003 ; Algeria, Paris, Melville / Léo Scheer, 2004 ; Chaos, Paris, Mercure de France, 2007 ; Ça, Paris, Mercure de France, 2009 ; C'est à dire, Paris, Mercure de France, 2012 ; La Bataille des éperons d’or, Paris, Mercure de France, 2014.

Franck Venaille a aussi écrit des récits (La Tentation de la sainteté, Paris, Flammarion, 1985 ; La Halte belge, Portiragnes, Cadex, 1994 ; Le Tribunal des chevaux, Paris, L’arbalète-Gallimard, 2000), des études sur Pierre-Jean Jouve, Umberto Saba, Pierre Morhange, et des essais (Écrire contre le père, Jacques Brémond, 1996 ; C'est nous les modernes, Paris, Flammarion, 2010.

 

*

 

 

J’ai décidé de mourir avant de naître. Sinon c’est impossible de continuer. Il fallait que quelqu’un montre l’exemple. Il le fallait. J’ai mêlé ma voix à celle des autres. Jusque-là c’était impensable. Pauvre parmi les pauvres. Ce n’est pas possible. Il m’arrivait pourtant de parler à un chien. De tirer sur sa laisse pour qu’il se rapproche et ainsi entende mieux ce que je lui disais. Je dois tout révéler. Raconter l’histoire de la médecine. Pourquoi moi ? Parce que j’ai su renoncer à la vie à temps. Je vais raconter ça. La mort de fin de vie. La mort au fur et à mesure. Mais cela ne suffit pas. Il faut dire ce qui se passe à l’extérieur. En même temps. Une mort ! Mais c’est lui (l’autre) qui mourra. Moi, je ne mourrai jamais. Comment fera-t-on pour identifier le cadavre ? Il faudra écouter tous les moribonds. Les amadouer pour qu’ils viennent tousser devant témoin. Aux médecins, ensuite, de faire monter les enchères. On l’enterrera si on le trouve. Je ne veux pas pourrir avec lui. Je veux conserver mes os intacts. Je ne pourrirai pas. Je serai encore dehors. Sous et contre la peau. Mais je serai aussi dedans quand ne sera plus que poussière. Ce n’est pas possible autrement. C’est comme ça que je vois la chose. La fin de la vie. Et comment faire pour en finir. Mais il est impossible que je le sache. Je le saurai ici pourtant. Et même si c’est impossible à dire, je le dirai. Au présent. Il ne sera plus question de moi. Seulement de lui à la fin de la vie quand on balayait sa poussière d’âme. Ici un long silence. Il se noiera peut-être. Il voulait se noyer. Il ne voulait pas qu’on le trouve. Il ne peut plus rien exiger. Rien vouloir. Galets dans les poches. Voilà de quoi parlent les journaux. Pourquoi est-il parti dans la ruelle sur sa gauche ? Pourquoi n’a-t-il pas changé de direction ? Ici un long silence. Il n’y aura plus jamais de « je ». Il ne dira plus jamais rien. Il ne parlera plus. Il ne dira plus rien à personne. Et personne ne lui parlera. Il ne parlera plus jamais seul. C’est l’histoire de la médecine que je raconte. Pourquoi se serait-il jeté dans le soleil ? Pour une insomnie ? Allons donc ! Il est mal. Il va mal. Et c’est à cause de moi que tout ça est arrivé. De ma propre pensée il ne reste plus rien en lui. Il a fait le grand vide. Vous dites qu’ainsi Il cherchait à retrouver l’origine de toute chose. L’état d’autrefois. Cela passe forcément par les hurlements. Ceux qui viennent de l’intérieur. Ceux que l’on parvient à neutraliser avec des paroles vraies. Oye ! Oye ! Oye ! Ce n’est pas possible autrement.

 

 

SUITE ROYALE POUR CORBEAU SOLITAIRE

 

Comme il fera bon s’asseoir près d’une rivière modeste

(j’aime cela)

pour y dormir, y dormir comme en ce rêve païen que j’ai fait

écouter le chant profond des oiseaux d’eau.

La mémoire y règne avec l’arrivée de grands spectres populaires passés au talc pour la parade.

Ah ! Ce qui serait bien mais vraiment bien

c’est d’exiger que les monarques

(le chant étincelant de l’eau vive)

signent ce document sur lequel on lira, mais que lira-t-on ? sinon le nom de ceux qui, toute leur vie, mirent l’élégance au premier plan.

J’en fis partie, du moins le pensait-on du côté

de braves personnes.

Et tout autour de nous, le mystère entier, ce don des oiseaux nés ici.

Dites-moi que nous sommes comme tous les autres hommes.

Rien que des humains




Rome Deguergue, Girondine

Grâce à la générosité et l’ouverture d’esprit de la passeuse de poésie et elle-même délicate poète japonaise, Shizue Ogawa, le professeur de littérature française à l’université de Kyôto, Éric Faure, (qui en outre étudie avec passion les « contes et légendes du Japon ») s’est vu offrir un exemplaire de Girondine, de Rome Deguergue paru récemment aux éditions belges, Traversées, dont il a souhaité délivrer un regard immédiat proposé, tel quel, ci-après :

 GIRONDINE

 

« Girondine. adjectif f.sg : du département de la Gironde. » Le titre de l’ouvrage est ambigu car, en français, les mêmes adjectifs s’appliquent aussi bien aux personnes qu’aux choses. Alors, le « girondine » du titre, fait-il référence à l’auteure ? À défaut de l’être pour l’état civil, Rome Deguergue l’est incontestablement de cœur car, dans son nouvel opus, c’est à une balade onirique et contemplative dans la nature et l’histoire girondines qu’elle nous convie. Guide, elle nous emmène « sur les franges de la Garonne / de Bastide, Cambes, Langoiran, vers l’île / de Raymond, Paillet et au-delà de Rions » (Le mur), nous présente ses humbles habitants en dressant ici le portrait d’un Pauvre pêcheur et nous fait découvrir sa faune et sa flore en évoquant là le passage des vols d’alouettes, de grives, de canards et de bécasses (Vols).

Rome Deguergue, Girondine, Editions Traversées, 2018.

Initiatrice, elle invoque le souvenir des dieux antiques de la Garonne, des Romains, d’Ausone, des Vandales, de Jeanne D’Arc, du Prince Noir, des « Trois M » et de biens d’autres auteurs plus contemporains pour retracer les heures, souvent sombres, de la région. Elle y parle en effet du tonnerre des armes qui grondent, du sang des Huguenots qui coule et des éternelles injustices de ce bas-monde qui font que les uns ripaillent tandis que les autres crient famine (Plaintes). La Garonne, « la mar de bourdeu », spectatrice de ces atrocités millénaires, croit faire un « cauchemar », elle dresse un constat sans appel de la nature humaine « perfidie, fièvres, vermine et sauvagerie » et repousse nonchalamment « carcasses de navire de guerre, cadavres de mouettes fluviales, de ragondins et de quelques marins noyés. »

Le paysage girondin, lui, est moins chanceux. Il garde des séquelles de la présence humaine : « le souvenir de ce qui fût émerge encore parmi les ruines / Rideau de végétation où se devine l’insidieuse présence humaine » (Îles). Il subit régulièrement les agressions de l’espèce prétendument humaine qui pense davantage à son confort personnel qu’à la vie en harmonie avec la nature : « route noire, écorce terrestre asphyxiée » (Yesterday).

Les magnifiques photos en noir et blanc qui accompagnent l’ouvrage se font l’écho de ce triste constat. Nous y voyons des paysages où règne le métallique, le métallique qui enferme les moutons, attrape les poissons, transporte les hommes ou se transforme en grue insecte. Nous y voyons aussi des photos de pieux plantés dans les eaux de la Garonne, hideux totems d’un culte rendu à un dieu qui s’appellerait Industrialisation ou Progrès. Et ce n’est pas tout. Rome Deguergue nous dresse le portrait d’un monde où l’homme ne détruit pas seulement la nature. Il détruit aussi sa propre nature et édifie un monde dominé par les apparences et les faux-semblants.

À cela, l’auteure propose une solution, « tentative pour retrouver la source », mais, consciente de la nature et des faiblesses humaines, elle conclut tristement qu’il y a « impossibilité d’atteindre à la pureté originelle à la culture adulte, réfléchie » (La ville se comprend sur l’autre rive) et que notre clinquant « Liberté, égalité, fraternité » n’est, en fin de compte, qu’un rêve. À ce monde dénaturé à tous points de vue, il ne semble y avoir que deux échappatoires : « la fuite des mascarades des gens de Bordeaux » (Rückkehr) ou le suicide pour rejoindre les dieux et dormir avec les fées (Vertigo) !

Nous l’aurons compris, Girondine nous convie  à une visite poétique dans la nature et l’histoire girondines mais ce n’est pas une nature sublimée et idéalisée que Rome Deguergue dépeint, c’est une nature blessée et meurtrie par l’insidieuse présence humaine. Contrairement à l’image que l’on se fait des poètes et que l’on se représente souvent comme des êtres déconnectés des réalités du monde, Rome Deguergue est, au contraire, une observatrice attentive des mouvements du monde qui l’entoure, que ce soit l’urbanisation de Bordeaux ou les attentats de Charlie-Hebdo (Pont Ba-Ba). Et ce n’est pas tout car, à travers son évocation de la région girondine, elle entend, de toute évidence, nous délivrer un message de portée universelle, un peu à la façon de cette goutte des eaux café au lait de la Garonne qui rêve d’atteindre l’Amérique et de mouiller « les pieds de la fière statue, celle de la Liberté » (Accents de Garonne).

J’habite au Japon et, tandis que je découvrais l’ouvrage de Rome Deguergue, les autorités et les médias japonais célébraient, à grands coups de commémorations et d’éditions spéciales, le septième anniversaire de la catastrophe de Fukushima, et répétaient à l’unisson que le danger était écarté afin de pouvoir remettre les centrales nucléaires en activité et rassurer le monde à quelques mois de l’ouverture des Jeux Olympiques de Tôkyô. Alors, vous comprendrez qu’en ces instants-là, les proésies de Rome Deguergue qui évoquent les dégâts causés par la présence humaine et la terre asphyxiée trouvaient un curieux écho dans mon quotidien pourtant si éloigné des rives de la Garonne. J’en prends à témoin ce qualificatif de « nucléaire estuaire » utilisé par Rome Deguergue pour évoquer la centrale au cœur du marais du Blayais, en bord de Gironde, entre Bordeaux et Royan, et ces quelques vers qui, même s’ils parlent d’une autre catastrophe, pourraient parfaitement convenir à évoquer celle de Fukushima : « je conserve un goût amer, mer de boue, eaux tourmentées de Garonne sorties de leur lit pour noyer le mien. Tourbillonnantes, criminelles rafales frappent et volent les grands anneaux du temps. Les barreaux sombres des Landes & du Médoc choient, l’ombre croît et la peur s’installe. Le progrès détricote ses bienfaits. Maille après maille s’en vont les ans » (Bug).

Tout ceci me donne furieusement envie de faire le poète qui ne se préoccupe pas des contingences matérielles et géographiques pour formuler le souhait que la petite goutte des eaux café au lait de la Garonne, cette petite goutte porteuse de l’histoire et des leçons du passé, parvienne non seulement à atteindre les côtes américaines mais trouve aussi, d’une manière ou d’une autre, son chemin jusqu’au Japon pour y faire partager son expérience.

Kyôto, le 27 mars 2018

Éric Faure ©

 




Sanda Voïca : Trajectoire déroutée

La dédicace en forme d’épitaphe (« Pour Clara Pop-Dudouit (1994-2015) »), sous l’austère couverture, semble ériger un classique tombeau poétique - mémoriel monument de mots dont on ne sait si la « déroute » du titre concerne la poète affligée, ou la précoce interruption de la jeune vie qui est pleurée. 

Toutefois, dès les premières lignes, ce recueil n'a plus rien de la forme attendue – rien de plaintif ni de lyrique, dans cette noire élégie où tout le corps même de la poète, se dresse « tombe blanche / ovale dans [son] corps » - comme une maternité inversée. Et le « coup de poing dans le plexus » évoqué par l’auteure frappe aussi son lecteur, happé, contraint à se pencher avec elle, sur l’infini puits de douleur d'où elle arrache les mots comme des morceaux d'elle-même. Lire est une grande douleur partagée pour qui, emporté au fil des effrayantes métamorphoses de ce corps écrit, douloureux et survivant, dans un récit dur, précis et sans pathos, découvre que cette lamentation ne sera pas du tout un livre-stèle, l'eulogie d'un chant funèbre, mais la voix, éraillée de douleur, de celle qui tente de se restructurer, par le labeur de poésie, avec son crayon qui laboure la page, contre la douleur qui ronge celle qui écrit «Je suis celle qui s'extrait / de MON jour / de SA nuit».

Ce qu'on lit, c'est la relation scrupuleuse d’une saison en enfer, à laquelle on participe tant la description est puissante, une lutte contre la possession vampirique de la vivante par la morte : «la fille revient / s’empare de moi (…) je mets la fille disparue / dans mon échine ». Ce cheminement tracé sur la page vers la libération des deux entités conjuguées dessine une sorte de Livre des mo(r)ts : le livre de la morte/vivante encore dans le corps de la mère – la recherche au fil des mots de la prière qui va l'aider à sortir enfin du monde – comme dans le Bardo Thödol, le Livre des morts tibétain, décrivant le chemin ultra-terrestre  parcouru par le mort en route vers sa libération, à travers des épreuves comme autant d'étapes de couleurs, aidé de la parole de ses proches. Le poème est une « navette » (p.47), « outil à passer le fil / dans le métier à tisser », ce linceul des fils de deux vies croisées à dissocier désormais - mais comment, lecteur effrayé, oublier que ce mot désigne aussi la barque, le bac, permettant l'ultime traversée, à travers les poèmes qui l'emportent ?

Des images archaïques vous assaillent dans toute leur brutalité. C'est donc ainsi que l'on pleure – vraiment - dans sa chair, dans ses os. Sans fioriture. Sans joliesse. La douleur est ogresse - comme la morte et son souvenir : « Ogresse, elle / moi aussi ogresse / Qui mangera qui ?»

Enfermée, double et solitaire, dans ce corps « découpé/dépecé », qui ne lui appartient plus, la poète « tâtonne », dénoue les « cordelettes blanches », devient larve, insecte, disparaît, tente l'envol vers plus de blanc, de bleu... toujours attachée à la fille qui n'est pas souvenir, mais chair de sa chair « faisandée vivante », plantée en elle et qu'il faut aider à partir... 

Je colle à mes tripes

Je colle à mes mots

Je colle à la mort.

(…)

Ma mort est celle de la jeune fille.

En vol, on ne voit

que l'air sous nos ailes ...

Le texte se lit comme une longue parenthèse hallucinée, dans laquelle se renversent toutes les évidences, où s'inversent aussi les fonctions des choses du réel : les murs attaquent, l'air est solide, le corps devient pierre, et « toutes les dalles / de l'allée et des parterres rectangulaires / ne sont plus celles de mon jardin / mais celles d'une tombe (...) » dans le magnifique paysage inversé des pp 49 et 50.

Lorsque Voïca écrit les vers commençant par « Retable », on pense inévitablement aux peintures baroques, à L'Enterrement du Comte d'Orgaz, à l'horreur sous nos yeux de ce passage qu'il faut affronter, chacun seul, inventant ses propres solutions pour survivre, afin de ne plus porter enfin qu'un souvenir poreux... Et la poète qui tente de réinvestir ses mots évidés/son corps/sa vie, en creusant une tombe avec ses poèmes, nous entraîne aussi dans une sorte de transe chamanique, où devenue « géante aux godillots », elle observe « le monde, en bas », le vide aussi, comme le visage absent de la fille, devenus « gués vers un univers plus blanc / malgré le pullulement de toutes les couleurs ».

Puis la douleur se résorbe avec le souvenir – et Sanda Voïca puise au plus profond des mythes universels pour nous narrer l'involution de la mort, les échanges entre existants et revenants évoqués à propos des toiles de Chagall, le tissu désormais plus lâche, comme une nasse, qui va la libérer assez pour déclarer, comme ressuscitée parmi les mots : «   Me voilà » …




Morceaux choisis de La Boucherie littéraire

« Il écrit pour habiter le silence des êtres qu’il aime et faire tomber  la parole en poussière . »

Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit

 

Une magnifique découverte que ces deux recueils de la Boucherie littéraire. Le langage y tourne à rebours du ronron des horloges, et va puiser dans l’universalité de nos âmes cette puissance poétique qui évoque en chacun de nous ce que nous portons au plus profond de nos êtres de chair : l’immanence de nos existences, la transcendance de nos parcours.

Deux auteurs, Dominique Sampiero et Nicolas Gonzales, qui ont ceci de commun de porter la poésie au-delà de toute espérance. Où vont les robes la nuit et La Rotation du cuivre se déclinent selon la ligne éditoriale de cette magnifique enseigne : une couverture qui signe l’identité de la collection, blanc cassé, où se dessinent un appareil tutélaire et un générique en rouge et noir. Les éditions la Boucherie littéraire, collection Sur le billot… Une quatrième de couverture sobre dont l’espace est entièrement dédié au texte, en proposant un extrait de poème. Les dernières pages du recueil sont réservées aux mots de l’éditeur et proposent une courte biographie du poète.

 

Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit

 

Les robes, mais pas n’importe lesquelles, émaillent le recueil de Dominique Sampiero. Une robe, noire… ne reste plus que cette petite robe noire, métonymie de la femme aimée et disparue. Vide, désertée, lieu de rapatriement du réel et repère ultime du poète, face à la solitude. Le travail du deuil est suggéré par le poème liminaire, ce lent chemin, inconnu et escarpé. Si la temporalité ne reste qu’évoquée, nous en saisissons l’étendue. Une date en début de recueil, 14 février, 3h16 du matin, une date à la fin, 14 février,  5h19 du matin. Pas d’année, le temps du deuil ne se mesure pas, il est l’espace désertique d’un voyage solitaire vers l’inconnu. Puis le complément circonstanciel sur lequel ouvre le recueil, qui évoque la réitération des années, et suggère que le second 14 février ne s’inscrit pas sur le calendrier de la même année que le premier.  Et puis, le 14 février, c’est la Saint Valentin…

Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit,
éditions La Boucherie littéraire, ciololection
Sur le billot,  12 €

 

Tous les ans au printemps, j’ai peur de mourir. Et je ne meurs pas. je me noie dans une fatigue sans fond.

J’ai beau dormir, me retourner en long en large dans mon lit, le goût de vivre me résiste. Une mémoire obscure se glisse dans ma chambre d’ombre.

De la lumière tombe goutte à goutte sur la peau des vitres, friables comme le sourire de l’air. Il pleut du ciel quand le ciel se sent seul. La pluie fait de moi un esclave de la fenêtre.

 

Métaphore du décloisonnement temporel opéré par la disparition de l’être aimé, et de ce travail de la mémoire qui mêle souvenirs et états d’âme, le poème offre des mouvements permanents sur la ligne du temps, là où le poète évoque, au gré de ses errances mnésiques et sensorielles, des images, des odeurs, des mots et le silence, partagés avec la femme disparue. Ni forme classique ni modernité affirmée, en prose ou versifiés, ces poème ciselés dans le haut des vertiges du langage servent une mise en œuvre qui esquisse un univers situé entre le réel et l’absence, et une présence onirique, cosmique, de la femme disparue.

J’ai attendu sans bouger comme j’ai appris au plus profond de ton sommeil racine, guettant, sur le miel de tes paupières,  le fruit rouge de ta grâce ou  le mourir laiteux de tes seins, le moindre remou de ton sang  sur ta peau. Quelque chose de toi échappé du pays profond où tu dors.

 

J’ai caressé avec mes yeux toutes les courbes, tous les creux et les plis  les plus précieux de ton éternité.

J’ai rêvé de ta robe
jours de lunes
noyant tous mes contours
dans le souvenir de ses froissements
et de ses odeurs

 

Et c’est grâce à l’écriture que le poète porte ses mots vers cette femme, l’amour perdu, disparu, englouti :

 

En m’unissant à toi par cette lettre signée au murmure des horloges, dans le vacarme assourdissant du vide blotti comme un enfant dans le ventre des ténèbres, je m’invente plus vrai, plus pur, comme je ne l’ai jamais rêvé. même si les caresses dans le monde d’ici n’existent plus, je les écris pour que leur écho te réchauffe.

 

D’âme à âme, Dominique Sampiero effleure les contours d’azur de la femme perdue. Le poème n’offre aucune résistance à l’espace intersidéral qui sépare les dimensions respectives des deux amants. L’épigraphe d’œuvre souligne la puissance de l'écriture, qui déploie cette parole unique et éternelle,  éphémère et toujours recommencée :

 

Ecrire, c’est entrer dans l’affirmation de la solitude où  menace la fascination. C’est se livrer au risque de l’absence de temps, où règne le recommencement éternel.

L’Espace littéraire, Maurice Blanchot

 

Dans l’éternel recommencement de cette sidération, la mort, l’engloutissement de la trace, du pas, de la vie, le poète transcende les dimensions et s’adresse à celle qui n’est plus, à la petite robe noire, vide,  mais dans l’immanence de retrouvailles au pays du silence habité par les mots. Et après eux le blanc des pages,  là où la cendre des paroles tombées d’un infini libératoire dessine le visage espéré, encore.

 

Où vont les robes la nuit
quand les femmes
les déposent en offrandes
à leur chaise ?

Où va l’âme des femmes
endormie dans le cri de l’herbe

Nicolas Gonzales, La Rotation du cuivre

 

 

Un énergie stellaire, un élan, une pulsion, telle est cette poésie. Le rythme porte une parole verte et servie par des champs lexicaux qui convoquent un univers urbain.. Un vocabulaire, usuel, non apprêté, parfois familier, esquisse sans fard une réalité crue et brossée comme décor des errances et du désenchantement du poète. Le lecteur est plongé dans une réalité restituée par le prisme d’un énonciateur sans illusion ni avenir, tout comme l’étaient les poètes de la Beat Génération.

Nicolas Gonzales, La Rotation du cuivre, 
éditions La Boucherie littéraire, collection
Sur le billot,  12 €

 

A l’instar des écrivains de la Beat Génération, aux prises avec une actualité politique et historique si étouffante qu’elle clôt toute projection, le poète nous invite à la suivre dans ses errances et ses interrogations, ses constats aussi : Il n’y a plus rien, il ne reste plus rien, même pas la mort. La dérision est celle d’un regard posé sur soi-même et le monde qui entoure le poète. Et si la quatrième de couverture propose un texte qui semble dire l’enthousiasme et le désir de vivre, les nombreuses phrases négatives laissent soupçonner un dérapage, une parole dont le degré antiphrastique sourd sous le flot des vers qui avancent au rythme effréné de la modernité : la quatrième de couverture donne le ton :

 

trois heures
et quelques notes de sommeil

les premières salves de café inondent ma langue de porcelaine

je me tiens nu sur la rive
d’un angle droit
les mains tressées dans le dos

je dévore à pleines dents mon contrat d’aliéné
mes engagements d’amniotique

un bouquet d’hirondelles fleurit dans mes pensées

je n’ai rien pour la barque
désolé pas de fil
ni d’obole dans la bouche

mais une pâle cloison de rides
éperdument irriguées

 

La dédicace confirme cette impression :

 

à toutes ces nuits
dans le vide.

 

Nicolas Gonzales offre magnifiquement, tragiquement aussi, l'espace du poème au vide, à la puissance de l’appel du vide, du désoeuvrement et de la liberté que rien n’arrête que les limites d’une confrontation avec la mort.

 

je me suis toujours vu
en plein état de mourir

dépositaire d’un vide à colorier
d’un passage à cultiver sour les riguers de
l’impossible

je me suis toujours vu glisser par la fenêtre
accueillir le fond de ma chute sur un oreiller de
goudron

goudron

je me suis toujours vu
rejeter l’eau dont j’avais besion

je me suis toujours vu
en plein état de mourir

et je le suis
de fait et par nature

j’entends le grondement de me veines
et l’excellence de respirer

je dépose mon dernier cri
dans une ancienne boîte aux lettres

mais trop tard
il est toujours en retard le mouvement d’acuité

 

Solitude, et regard sans concession sur un univers glacial et gris, celui de la ville. Nicolas Gonzales porte la voix d’une génération. Il cueille aux champs lexicaux d’une modernité démunie d’humanité la verve crue de l’impuissance à exister. Plus rien,il n’y a rien, il ne reste rien, ni ailleurs, ni dieu, ni avenir : rien

 

j’ai relu chaque dossier
feuilleté les murs de ma chambre

j’ai renversé tous les meubles

 

 

L’amour aussi est impossible. Ontologiquement perdu, la solitude, il n’y a plus que ça, les rues, le goudron et la solitude, en attendant l’avenir, qui n’existe pas.

 

ne me laissez  pas
non
crever là comme un invendu

je saute une ligne en pleurant
et tombe avec la pluie

où suis-je à présent
qu'ai-je donc à parler seul dans les yeux d'un
interphone

j'épelle ton ombre à la foule expirant sous le train

mais que m'arrive-t-il
je n'en sais rien

j'écris ma nuit sur les arbres
je plaide ma cause de cadavre
et puis rien

je trempe mes lèvres dans le caniveau
pour devenir éternel
et puis rien
toujours rien

le jour fond
regarde
comme du beurre sur ta robe

je me torche la bouche
sur le paillasson
avant de laisser la parole

et puis rien
toujours rien
je n'arrive plus à me taire

je voudrais le faire
mais je ne parle pas la bonne langue

 

 

Nicolas Gonzales renouvelle le discours lyrique d’une conscience en proie à des questionnement existentiels. En cela, il est proche des poètes de  la Beat Generation, par l’emploi métaphorique d’un univers urbain représentatif des états d’âme du poète, et décor d'une errance propice à l'introspection, Mais Nicolas Gonzales va plus loin : Plus rien ! Pas plus de dieu que de refuge dans une fraternité disparue, pas  de fugue réparatrice dans une nature absente de représentations, et surtout la conscience que cette vacuité est totalement stérile… Si ce n’est que sourd un discours réflexif, celui qui laisse entrevoir les considérations du poète quant à la pertinence d'un acte d'écriture totalement désacralisé. Cet acte de nommer pour que disparaissent toutes les aspérités du réel, non plus perçu comme un espace salvateur, mais dévoilé comme lieu de perdition ultime, menant vers une immanence impossible.

 

 




Carole Carcillo Mesrobian, Aperture du silence

Sous la cicatrice une blessure, sous la blessure, la peau du temps

Toutes les frontières froissées, emparées, et cette première aube, cicatrice ouverte, blessure reconnue dans « le creux du sillon vase femme… ». Carole Carcillo Mesrobian place l’écriture sur la frontière même - un objet à passer, enjamber. La frontière entre l’aube et le ciel, entre indigo et cyan, la frontière-fusion du corps et de l’esprit. La vie de toutes les aubes recommencées : 

 

Carole Carcillo Mesrobian, Aperture du silence, PhB éditions, Paris, 2018, 56 pages, 10 €.

« L’aube hébétée/ Péristyle habité de la trace des nuits. » On pense irrésistiblement, à la lecture de  Aperture du silence, au tableau de Gustave Courbet nommé « L’origine du monde », un tableau chaste, n’en déplaise, qui montre le silence de l’aperture, sa promesse d’éternité.

En cheminant dans le corps infiltré de tous les « sables » roulant dans les veines, sables des temps digérés par le corps, croît « … la rumeur démesurée / des apertures ancestrales ». La poésie de Carole Carcillo Mesrobian est celle du corps sacrifié, elle fouaille le corps « Aux pieds des dunes les falaises / Montagne au flanc d’une rosée ». Les apertures ancestrales résonnent en chant, comme le musical bruit de fond de l’espace est le cri de la naissance à jamais naissante. Ou encore un fameux « … tremble du murmure des veines sous nos chairs », pour dire que murmure et silence sont choses pareilles et portées par les veines (les cordes) de l’espace infini.

Le corps en représentation. Poussière d’éternité. Et cet autre corps recherché, celui de l’autre soi-même, femme ou homme caché dans un vers ouvrant la perspective « D’épouser la texture de ta peau / D’emmuré ». Le recueil si chantant, si plein des couleurs d’aubes, tisse le tissu du corps étendu à l’espace, conçu comme une sidération, la cicatrice toujours recommencée d’une blessure initiale, d’un corps dont il faut se vêtir. Ô mère, dis-moi qui je mange ? Quelle peau arrachée du tréfonds des étoiles est ma peau écartée ?

Le poème de Carole Carcillo Mesrobian est eucharistie. Après que « …l’odeur de femme cette robe d’augure » signe le sexe du monde, la table est dressée, fabriquée d’étoiles, et se déroule alors « La scène close sous le velours / D’avoir avalé qui tu es », puis le « Je suis allé vers toi / Comme linceul à l’éternité ». Le souffle de l’esprit s’empare des membranes, des ramures, des eaux souterraines jusqu’à saturer les rimes, multipliant les aubes dans son outre d’azur.




Questions à Claude Ber

Claude Ber ne cesse d’explorer les possibles d’une poésie qui cherche aujourd’hui un renouvellement tant formel que sémantique. Elle explore les potentialités du langage et de ses mises en œuvre, entre vers et prose. Elle propose une écriture qui dépasse les frontières génériques. Ses recueils, construits comme un tout signifiant, ne laissent passer que la lumière qui transparaît d’une lecture herméneutique du réel, dont elle absorbe les contours, et qu’elle restitue en en dévoilant toutes les dimensions. Une œuvre unique en devenir, où la globalité ne peut se passer du fragment, et où le fragment révèle la globalité du monde.

-Vous écrivez autant en prose qu’en vers, et vous jouez avec l’espace scriptural pour créer du sens. Ce dispositif associé à un langage courant vous permet de créer des images absolument époustouflantes, avec un emploi de la langue majoritairement usuel. Votre poésie est protéiforme. Est-ce que ça répond à une démarche particulière ?

-Je retiens volontiers ce terme de protéiforme, qui correspond à ma tentative de travailler les multiples possibles de la forme du poème. Le poème a trop souvent et à tort  été défini par la seule rime alors que ce qui définit le vers c’est le rythme, l’aller à la ligne, la tension entre syntaxe et rythmique ; la répétition sonore importe, mais existe sous d’autres formes que la rime, dans l’assonance, l’allitération... Ce qui m’intéresse, c’est l’utilisation de la totalité de l’empan de ce qu’on appelle le poétique depuis le vers y compris rimé, même si je ne l’emploie qu’exceptionnellement, jusqu’à la prose poétique. Dans mon écriture coexistent des poèmes verticaux en vers dit libres, mais travaillés dans la tension entre rythmique et syntaxe, et des fragments en prose comme coexistent des poèmes courts et des formes longues. Dans La mort n’est jamais comme, par exemple, alternent longs poèmes verticaux, les « colonnes », et les « découpes », petits pavés en prose dense.  Dans Il y a des choses que non, le poème long domine, passant en continu avec des variations du vers à la prose y compris narrative. L’amplitude comme la narrativité se sont imposées dans ce texte qui s’enracine dans l’histoire personnelle pour rejoindre l’histoire collective dans sa dimension épique ; même si ce terme prend un sens différent de son sens traditionnel, il en demeure le souffle, le mouvement collectif. Dans mon dernier livre, à paraître en janvier, Mues, j’explore encore une autre manière de jouer des multiples possibles du poème. Cette fois le poème est pris dans une méditation-narration en prose, qu’il accompagne,  ponctue ou fracture. Les frontières sont poreuses et la distinction entre  poésie et prose est à la fois évidente dans sa perception immédiate et difficile à définir sans tomber dans des catégorisations qui valent davantage d’un point de vue critique que du point de vue de l’acte de l’écrire. D’expérience, je dirais que les temporalités diffèrent, que le poème, qu’il use de l’aller à la ligne ou non, plie et que la prose déplie, que l’un revient sur lui-même et sur le langage dans le souvenir du latin « versus », le vers, ce sillon de la charrue qui revient en bout de champ, tandis que le prose va de l’avant comme Prosa la déesse latine dont elle tient son nom et qui préside aux accouchements. Cela n’ôte pas plus allant au poème que la capacité de la prose à se penser, mais, il me semble que le poème est davantage du côté du retournement de la langue sur elle-même, la prose du côté d’un déroulement temporel. Lorsque j’enseignais, il m’arrivait de comparer le poème à un millefeuille, désignant ainsi son couche sur couche où tout fait sens séparément et ensemble (sons, disposition, images, rythmes…). C’est ce que l’université nomme un texte pluristratifié et polysémique ! Le millefeuille faisait image immédiate pour les étudiants ou bien la « feuillature ». Dans tous les cas c’est ce travail dans l’attention à toutes les dimensions du langage qui me paraît caractéristique du poème, non que la prose ne les travaille pas, mais en quelque sorte plus dans le déroulé, l’étalement que l’étagement. Ce sont des images un peu simples, qui valent pour leur immédiateté et que je n’érigerais certes pas en définition. Toute définition du poème est d’ailleurs vouée à l’échec car la poésie ne cesse de se redéfinir. Elle est dans l’histoire et a une histoire. Il n’y pas en soi la poésie hors d’une histoire de la poésie et de ses formes. Les termes de feuillature ou de sempling me parlent et disent quelque chose de mon écriture, mais se gardent de prétendre à une définition de « la » poésie.  Elles traduisent aussi ma propre manière d’être au monde et la façon, dont le poème m’a permis de l’apprivoiser avec le sentiment de pouvoir échapper à la successivité du langage. À cette interminable lenteur du langage par rapport à la vitesse intérieure et à la richesse de ce que nous ressentons à chaque instant. Le poème m’a semblé permettre d’approcher cette vitesse et cette densité intérieures où s’imbriquent simultanément pensées, perceptions, sensations, émotions multiples.

 

-Est ce que la fiction ne fait pas appel aussi à un imaginaire poétique ?

 N’est-ce pas également une manière d’interroger le réel ?

-Poème comme narration font appel à l’imaginaire et tous deux interrogent le réel. Imaginaire poétique ? Tout dépend comment on entend le terme. S’il renvoie au poïen grec, il est à l’œuvre dans toute démarche artistique. Et le terme de poétique peut prendre une telle extension qu’il ne désigne plus grand chose. Les distinctions me semblent nécessaires dès que l’on entre dans un processus d’écriture et de réflexion un peu exigeant - tout n’est pas dans tout et réciproquement !-, mais, en même temps, gardons à l’esprit que les catégories, les distinctions de genres, de tonalités, de registres, ne sont pas étanches. Il y a contact et interpénétration entre les catégories comme il y en a entre prose et poésie. L’intérêt de ces distinctions, c’est de créer des tensions, du questionnement, des transgressions et par là même de générer des controverses, d’ouvrir des possibles à explorer. Une récit, une prose peuvent être qualifiés de poétiques et un poème peut être narratif – toute l’épopée depuis Homère est narrative- et un même imaginaire est à l’œuvre dans nos créations. Ecrire interroge et déplace ces frontières variables selon les époques et les cultures, les remet en chantier. Une écriture ne nait pas ex nihilo, elle naît dans le contexte d’une culture, s’élabore en écho et écart de formes existantes et au carrefour de ces données culturelles, de la singularité de qui écrit et de ce commun à l’espèce humaine, qui rend nos oeuvres à la fois singulières et partageables, historiques, plongées dans une époque et pouvant l’outrepasser. Ce terme de protéiforme me convient d’autant plus que pour moi, l’écriture à la fois fait et provoque mouvement, entraîne ou tente d’entrainer mues et métamorphoses, mais il ne signifie pas pour autant hétéroclite. La liberté à l’œuvre dans l’acte d’écrire n’est évidemment pas le n’importe quoi; une nécessité interne motive l’émergence d’une forme, forme qui fait sens quand le sens ne peut émerger que par et dans une forme. Ce n’est donc pas indifféremment que les formes du poème vont varier. L’écriture d’un livre de poésie – et je dis plutôt livre que recueil car je ne recueille pas des poèmes séparés, mais construis un ensemble - implique à la fois une cohérence du tout, une construction globale fondée qui implique reprises et échos et un jeu de variations et d’écarts dans les formes et les tonalités qui la composent. C’est cette intrication de l’unité et de la diversité que j’entends dans le terme de protéiforme, qui correspond bien alors à mon travail comme à la manière dont je ressens le monde. Multiple, mouvant et protéiforme. Pour dire un mot de la fiction, il faudrait, là encore, définir le terme. Le poème n’est pas moins fiction que ce que nous appelons communément fiction. Dès qu’il y a mise en mot, il y a élaboration d’une fiction. Le « je » de l’écriture est une fiction. Nos identités sont fictionnelles. La question ne se pose pas dans le seul rapport au réel, mais au vrai qui est aussi la question du poème. 

 

-C’est une posture spirituelle ?



-Pas nécessairement. Je pense simplement cette relation au vrai indissociable du poème, qui est façon d’expérimenter et de penser le monde,  incluant cette question du vrai. Le poème, l’art, est, comme le soulignait Deleuze, un mode de pensée, une pensée sensible. Des trois modes de pensée, art, science et philosophie aucun n’est supérieur ni inférieur à l’autre, ils diffèrent, mais sont tous trois des manières de penser le monde et nous-mêmes. Et participent de cette pensée aussi bien l’esprit que le corps et les sens.

Claude BER, Il y a des choses que non, Editions Bruno Doucey, Paris, 2017, 112 pages, 14,50 €.

Claude Ber, Il y a des choses que non, Editions Bruno Doucey, collection soleil noir, Paris, 2017, 112 pages, 14, 50 €.

-Mais notre pensée fait appel à une subjectivité. Pensez vous que vous pouvez transmettre cette part de subjectivité à un lecteur. Est ce que l’on peut pré-établir la réception d’un texte ?

-Qu’entend-on par subjectivité? Si la subjectivité est la présence du sujet, le poème est parcours du moi au sujet quand le « je » n’est pas le moi ni l’égo le sujet, c’est une pratique d’émergence du sujet. Et le sujet est autre chose que la subjectivité psychologique. Ecrire c’est à la fois aller au plus singulier, au plus propre à soi et dans ce mouvement même s’anonymer. C’est la paradoxe de l’écriture que de ne parvenir à toucher l’autre qu’en allant au plus près de soi. Car il ne s’agit pas de s’exprimer dans le poème, mais de travailler ce matériau qu’est nous-mêmes, notre vie, notre expérience, notre vision du monde, nos sensations, nos émotions pour les rendre partageables. La réception échappe bien évidemment, mais le travail du poème est de provoquer un mouvement, d’éveiller, de réveiller, de dérouter, de conduire ailleurs non de délivrer un message univoque, dont le poète serait le détenteur et le diffuseur. Le poème existe dans l’aller retour entre qui l’écrit et qui le lit. Sans lecteur il n’existe pas.  Un poème, comme tout livre, est une liberté et il n’est pas question de préétablir la réception, mais de travailler la langue de telle sorte que quelque chose advienne… On le tente toujours, mais seule la lecture de l’autre donne réalité à ce « potentiel » poétique que le poète a travaillé dans par et avec le poème.


-Est-ce que votre poésie propose une synthèse entre une mimésis, c’est à dire un rapport objectif au réel, et l’expression d’une subjectivité ?

-Je ne le dirais peut-être pas exactement ainsi car je ne pense pas qu’il y ait de rapport « objectif » au réel. Il est toujours vu, saisi d’un point de vue d’un sujet. Par ailleurs le terme de subjectif renvoie à la fois à la place du sujet, dont j’ai parlé, comme à un ressenti personnel, à notre histoire, nos émotions. Et il y a place pour les deux dans le poème, place pour une interrogation du monde comme pour une interrogation de soi et plus largement de notre condition et de notre être. Dans son histoire et ses variations, le poème penche tantôt davantage vers le réel – l’objet par exemple- tantôt davantage vers l’exploration de l’intériorité, je ne prive d’aucun des deux possibles et, en ce sens, on peut dire que je les joins. Mais je parlerais plutôt en terme de « tensions » qui traversent le poème. Tension entre extériorité et intériorité comme il y avait tension entre prose et vers comme il y a tension entre poésie «savante » et poésie qu’on pourrait dire plus « populaire », plus immédiate. Comme il y a tension dans la relation du poème avec d’autres arts, avec la peinture ou la musique, lorsque le poème se fait visuel ou sonore. Là, par exemple, j’ai, pour ma part, besoin de maintenir une ligne de crête où les arts se touchent et s’enrichissent, mais sans s’aventurer complètement en territoire de l’autre. Et il faudrait encore souligner, importante en ce qui me concerne, la tension entre la voix et la vue, entre le souffle de l’oralité et la distance de l’écrit, l’élan du poème et la distance critique. Bref, le poème, pour moi, s’écrit dans et avec ces tensions multiples, que je ne vise pas à réduire ni à synthétiser – ou alors le poème effectue quelque synthèse disjonctive !-, mais dont, à l’inverse, je tiens à garder la force dynamique.  Il en est de même dans le rapport au réel, qui n’est pas une donnée, mais un mouvement, une relation. Si je liais précédemment la question du poème à la question du vrai c’est parce que je ne conçois et ne vis pas le poème hors d’une relation au sens, hors d’une signifiance. Cette signifiance s’expérimente. Elle est le lieu d’une expérience des sens et du sens. Le poème touche dans tous les sens du terme. Il touche au monde, touchant, effleurant recueillant quelque chose du monde, le redonnant à sentir, à entendre, à goûter, il touche à nos représentations, à l’arrangement de notre vision, la déplace, la renouvelle et il touche, enfin, ceux qui le lise, provoquant mouvement en eux. Un poème qui ne toucherait rien, à rien ni personne serait-il encore poème ? Lorsque l’on a affaire à l’art, on a affaire au sensible, c’est pourquoi je parlais de pensée sensible, qui passe par les sens, travaille par et avec les sens quand les sens font sens. C’est là que se situe l’expérience du poème et sa relation à du vrai qui est autre chose que l’objectivité ou la subjectivité. Il n’est pas question de délivrer une quelconque vérité, mais de toucher ces bribes de vrai que délivre une expérience de l’être au monde, dont le poème rend compte. Expérience de l’attention déjà et avant tout. De l’attention au dehors comme au dedans, à soi comme à l’autre, au minime comme au vaste, grillons et galaxies, à la menue monnaie précieuse de chaque instant de nos vies comme au destin collectif. Attention à la langue toujours. C’est un terme clef qui rejoint celui d’éveil, qu’on peut rapprocher d’une posture spirituelle comme le tchan, mais qui n’est liée à aucune croyance. Le défi du poème est d’éveiller, de réveiller. Renoir parlait avec humour de se rincer l’œil pour regarder un tableau. C’est tous les sens que le poème vise à rincer dans un renouvellement de l’expérience commune… Toute question conduit à théoriser et l’acte d’écrire est indissociable de la réflexion sur lui-même, mais, d’un autre côté, je garde quelque distance avec l’excès de théorisation et les débats d’école lorsqu’ils prennent le pas sur l’expérience du poème. Une écriture n’est jamais l’illustration d’une théorie. La théorie vient avec et après l’écriture. En outre les termes des débats sont souvent piégés. Par exemple celui du lyrisme confondu à tort avec une poésie sentimentale ou avec la seule expression du moi. Il est certes allé en ce sens, mais originellement  lyrique signifie « accompagné de la lyre ». C’est la dimension sonore et rythmique du poème qui est en jeu. La voix, la respiration, le souffle. La figure académique de l’inspiration ne désigne initialement pas autre chose que la respiration. Un poème inspiré est un poème qui respire, un poème porté par la voix, le souffle,  quand ce terme se confond, en grec avec celui d’esprit « πνεύμα ». Comme en hébreux d’ailleurs, où le ruah désigne le vent, le souffle et l’esprit. Quelque chose noue là le corps et l’esprit, le plus immédiat de la vie – la respiration – et la crête la plus abstraite du langage. Pour moi, le poème s’enracine dans ce lieu là. Dans le corps, dans la respiration, la voix en même temps que dans la question de l’être… De là l’importance de la voix et des voix dans mes textes. En elles se joignent respiration et nomination. Et le poème ne cesse de con-voquer, é-voquer, in-voquer dans une « vocation » qui interroge notre relation au langage et à travers elle notre énigme… Si on entend donc par lyrisme dimension de la voix et du souffle, point nodal du corps et de la langue, je pourrais me dire lyrique sans hésiter, si le terme se confond avec sentimentalisme ou épanchement du moi, il est étranger à mon écriture car le je du poème, je le redis, n’est pas plus le moi que le sujet l’égo. La poésie est émergence d’un sujet qui appelle le sujet en l’autre. En ce sens, oui,  elle est subjective, et parce que subjective dans ce sens là, partageable...

-Que  peut on penser des recueils sur internet et des livres numériques ? Ces publications seraient-elles liées au fait que l’on achète de moins en moins de recueils de poèmes ?

-Je crains qu’on n’en vienne très vite sur  ce sujet à proférer des banalités. Il circule de tout sur internet. Coexistent revues, publications et sites poétiques de qualité et un tout venant parfois fort mal venu pour faire un mauvais jeu de mots ! Le meilleur et le pire comme en publications papier à ceci près que le risque financier entraîné par la publication et la diffusion d’un livre, le filtre de l’édition modèrent davantage le flot de publication. Mais ce phénomène est général. Internet amplifie échanges et posibilités d’expression, pour la poésie comme pour le reste, mais il amplifie parallèlement la place du pire qui y déferle sans retenue. La question rejoint celle de la place de la poésie dans notre société. Le numéro 73 de la Revue Cités, auquel j’ai participé, a été consacré à ce sujet. Je ne peux pas reprendre ici l’ensemble de cet article auquel je me permets de renvoyer. Je dirais simplement qu’il faut se méfier des généralités et que l’analyse de la situation de la poésie en France est complexe. Je précise en France car il en va autrement dans d’autres pays, pays de culture arabe, Amérique latine ou Québec, où des festivals de poésie rassemblent des milliers de personnes. Pourquoi la place de la poésie est-elle devenue si restreinte ici ?

Claude Ber, La Mort n'est jamais comme, Editions de l'Amandier, collection Accents graves Accents aigus, Paris, 2009, 12 €.

Plusieurs facteurs se conjuguent. La séparation plus grande en France qu’ailleurs entre poésie savante et poésie populaire. L’influence médiatique qui réduit le poème contemporain au rap ou au slam ou bien véhicule une image stéréotypée et réductrice de la poésie confondue avec un sentimentalisme niaiseux, que dément toute l’histoire de la poésie. Le rôle de l’école, où l’approche de la poésie est trop souvent stérilisée par à le formalisme quand, en outre, on peut faire un cursus universitaire de lettres sans jamais avoir abordé la poésie. Le rôle des querelles de chapelles, qui peuvent être toniques pour la poésie, mais l’enfermer aussi dans des cénacles et des débats qui n’intéressent que les spécialistes. Le développement d’une poésie formaliste et rhétorique très référencée qui s’est coupée du public. Tout cela se mêle, mais, plus profondément il faudrait évoquer la domination du genre romanesque et surtout le poids d’une société ultralibérale de l’immédiateté, de la passivité et du zapping peu compatible avec la lecture du poème qui appelle un lecteur actif. Cela appellerait nuances et approfondissements, mais ne soyons pas non plus dupe des représentations. La poésie a toujours eu une adresse restreinte et la place du poète et de la poésie varie selon les époques. Tantôt le poème a une audience vaste et rassemble le plus grand nombre de façon visible, tantôt il circule dans l’intimité du lecteur et du texte. La poésie circule toujours aujourd’hui. De manière souterraine, mais elle circule. C’est ce que m’ont appris mon expérience de poète comme de directrice de collection de poésie. Sa visibilité médiatique est réduite à zéro ou quasi, mais il en de même pour la science, la philosophie, pour tout ce qui ne peut pas être réduit à la vulgarisation schématique de la com. Etat de fait navrant, difficile pour les poètes, mais lié à un contexte social et politique. On ne peut pas extraire le poème de l’historicité et c’est sous cet angle qu’il peut être intéressant de poser la question. C’est ainsi que je l’ai posée dans la conviction que le poème n’a à être ni au centre ni aux marges, mais avec, toujours avec, de multiples manières.

 

-Cela fait deux siècles que la poésie n’a pas occupé une place prépondérante…

-Je ne reprendrai les quelques points déjà évoqués, mais répondrai par une autre question. Cette prépondérance de la place du poème est-elle un enjeu essentiel ? Et si oui, pour qui ? Est-il important d’être prépondérant. Dans l’idéologie dominante de l’ultralibéralisme c’est évident. Mais le poème n’est guère compatible avec le loisir de masse à moins de consentir à se faire lui-même culture et loisir de masse. La question est autant sinon plus éthique et politique qu’esthétique. Pour moi le poème est précisément un des lieux de résistance à la défaite de la pensée, de résistance à la marchandisation du monde et des êtres, opposant « la langue nourrissante, la langue consistante » au vide sidéral de la com, opposant le « sujet », la singularité du sujet au client et à sa normalisation. Il n’est pas étonnant que la com et l’idéologie dominante s’en accommodent mal. Est-ce un mal pour le poème ? Ou est-ce précisément son rôle de persévérer obstinément à dire autrement et autre chose par cet autrement, de continuer de travailler un rapport à la langue qui soit autre chose que la transparence mirador d’une com pour laquelle le réel est une donnée, de rappeler que le réel est toujours construit et de réaffirmer le rôle indispensable de l’imaginaire. Le réel c’est la violence. Le langage du poème déploie une médiation symbolique, où peut émerger du vrai de manière plus décisive que dans la téléréalité. Il ne s’agit pas de confiner la poésie à des cercles fermés où les poètes s’adressent aux poètes, mais de comprendre que sa place dans la Cité est liée à la structure de la Cité, que sa relation à elle est nécessairement conflictuelle –Platon déjà en chassait le poète-. La poésie circule. Allant sinon à tous dans une sorte d’expansion marketing exponentielle du moins à n’importe qui et à chacun et chacune de multiples manières. Est-ce pour autant renoncer à l’utopie d’une adresse à tous qui a traversé le XXème siècle ? C’est penser la question d’une politique du poème autrement qu’en des termes de généralisation depuis longtemps récupérés par le libéralisme. Plus qu’à tous le poème s’adresse à chacun et chacune, à des singularités et c’est bien en cela qu’il est dérangeant…C’est bien en cela qu’il est exigeant. Le poème est accessible. En livres, en cd, sur internet, lors de lecture. La question ensuite est de provoquer sa rencontre. C’est un rôle de transmission et d’initiation. Vaste question, dans laquelle, poètes, enseignants, médiateurs et chacun de nous a sa part. Toute mon expérience, y compris d’enseignement, dont à sciences po où je suis intervenue plusieurs années en tant que poète dans des ateliers que l’école confie aux artistes, m’a montré à quel point la rencontre du poème est surprenante, inattendue, non prévisible. A quel point du préjugé circule sur la difficulté ou le dédain du poème. Pourquoi, en outre, le poème partagerait-il les visées hégémoniques, qui sont l’idéal délirant et destructeur de notre temps ? Pourquoi viserait-il une extension de sa clientèle ? Le poème ne vise pas une clientèle. Il s’adresse à des sujets libres. L’important est qu’il soit présent, qu’on puisse aller à lui. J’ai fait ce que je pouvais pour la visibilité du poème en écrivant, en lisant aussi bien à la Maison de la Poésie de paris ou à Beaubourg que dans des petits festivals, des cafés, des classes, des hôpitaux, en dirigeant une collection aux éditions de l’Amandier, en accueillant des poètes sur mon site,  en transmettant la poésie lorsque j’ai enseigné et je continuerai de faire ce travail de visibilité. Je ne suis pas la seule. J’ai stigmatisé, par exemple, les défauts de l’école, mais il faudrait aussi rappeler que bien des enseignants transmettent remarquablement le goût de la poésie. Que bien des bénévoles s’impliquent dans des manifestations poétiques. Et que tout cela n’est pas aussi insignifiant qu’il y paraît. Notre époque est, certes, une période de reflux dans l’histoire de la poésie française, du moins du point de vue de sa visibilité. Ce reflux a des causes internes à l’histoire de la poésie, mais aussi externes. On peut  les analyser plus finement, mais l’essentiel me semble être d’agir. D’être là. D’écrire, de lire, de transmettre le poème. Je lui fais confiance. Il m’a appris à lui faire confiance. Il véhicule de l’humain en l’humain. Et s’il est en danger, c’est que parfois notre humanité en nous est en danger… Ecrire du poème est politique. Non pas parce qu’on écrirait du poème engagé, mais parce que l’écriture même du poème est un engagement, « un effort de clarté » vers une augmentation dans l’être pour le dire à l’emporte pièce façon Spinoza !

 

-C’est peut-être également dû au fait d’avoir perdu un certain rapport à l’immanence et donc à la spiritualité ? L’accès au langage poétique demande l’accès à une certaine verticalité. 



-On peut entendre ainsi l’expression spinoziste, mais je me méfie des termes. C’est aussi attitude du poète que l’extrême attention aux mots et à ce que parler veut dire. Il fait même fondamentalement cela le poème : interroger le langage. Si la poésie a affaire avec une verticalité, ce serait dans les deux sens, dans tout l’empan de l’esprit et du corps, comme chez Juarroz, et sans désignation d’un haut valorisé, l’âme et d’un bas diabolisé, le corps. Le terme de spiritualité penche trop du côté de l’esprit pour que je lui fasse crédit aveugle. L’esprit divague souvent dans son illusion et sa soif de domination et d’immortalité, là où le corps, notre corps animal et mortel, nous rappelle sans cesse à la condition précaire de notre humanité, fragile. Notre espèce est ambivalente, mortelle et meurtrière, victime et bourreau d’elle-même et si la spiritualité semble traduire le meilleur d’elle-même, elle peut aussi se dégrader en dogmatisme religieux et la mystique se dégrader en politique. Je préfère donc tenir la poésie là où elle est, dans le sensible, à l’écart des croyances et des idéologies. Au ras de notre expérience sensible d’exister, de vivre et de mourir. J’ai dit qu’elle était une expérience d’émergence du sujet, d’éveil. On peut effectivement nommer cela spiritualité, mais je préfère parler d’expérience de l’être. Pour ce qui est de la perte de la spiritualité, je ne suis pas sûre qu’elle soit si évidente ; a-t-elle jamais dominée l’histoire humaine ? La religion oui, la spiritualité j’en doute.

 

-Religion n’est pas spiritualité ?

-Ces termes ne se superposent pas ; il existe une spiritualité sans croyance et la croyance religieuse n’implique pas la hauteur spirituelle, les dévots sont aux antipodes des mystiques et la religion est souvent politique ou instrumentalisée par le politique et des visées étrangères à la spiritualité. Je crains qu’à la fois l’envers  et le miroir de nos sociétés ultralibérales soit plus le religieux que le spirituel...

 

-Et puis lire de la poésie ne demande-t-il pas d’avoir instauré  un rapport à soi-même, aussi
 ?

-Lire de la poésie implique-t-il une spiritualité et un rapport à soi-même ou bien lire de la poésie est-ce un des chemins pour construire une verticalité (une conscience de l’être) et un rapport à soi-même ? Y-a-t-il des préalables nécessaires à la lecture de la poésie ? Je pense que non et qu’au contraire l’approche de la poésie est outil de connaissance et d’élaboration de soi. La poésie est nourriture du « sujet », de la présence à soi et au monde. Mais j’entends bien aussi dans cette question ce que nous avons déjà évoqués, à savoir la relation entre la visibilité et même la lisibilité de la poésie et un contexte idéologique, politique et social. Je crains qu’il n’y ait antagonisme irréductible entre pouvoir et poésie, entre idéologie dominante et poésie. Je ne vois pas que l’inquisition à son époque ou aujourd’hui l’islamisme qui emprisonne les poètes et condamne l’art et la poésie comme efféminés – et devenir féminin, est la pire des insultes évidemment-, favorise en quoi que ce soit la poésie. Il s’agit là certes de dogmatismes aux antipodes d’une spiritualité, mais j’ai quelque difficulté à croire à ces sociétés idéales empreintes de spiritualité, qui existent davantage dans l’imaginaire que dans l’histoire. Il y a dans toute société une dimension spirituelle, dans toute croyance - Saint Jean de la Croix comme Al Maari sont également poètes -, mais il me semble surtout que tout est plus complexe et que l’on ne peut pas opposer une société matérialiste qui serait dénuée de spiritualité et une société d’autrefois, qui en aurait été auréolée, de religion sûrement, de spiritualité, c’est plus ambigü. La spiritualité comme la poésie est rare… Ceci est un peu schématique j’en conviens, mais revient au final à dire que je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’état édénique dans l’unanimité du poème, il me semble qu’il y a plutôt des poches, des moments de rencontre d’une partie d’une société avec le poème, des rencontres individuelles avec le poème, mais que le poème n’est pas institutionalisable. Il est surprise, émergence inattendue à la fois dans l’histoire collective – c’est la foule scandant les vers du poète Abou el Kacem Chebbilors du printemps arabe, le poème d’Ingrid Jonkerlu par Mandela lors de son investiture faisant figure d’étendard, Libertéde Paul Eluard circulant sous le manteau pendant la Résistance etc.- et dans l’histoire individuelle. La rencontre du poème fait événement. C’est cet événement renouvelé qui importe. C’est lui qui met en mouvement.

 

 

 




Chantal Bizzini, TRANSFERTS

TRANSFERTS

(en écho à l’œuvre Different Trains  de Steve Reich)

1.America—Before the War

 

The sun’s moved to Jersey, the sun’s behind Ho-
boken.
    Covers are clinking on typewriters, rolltop desks
are closing ; elevators go up empty, come down
jammed. It’s ebbtide in the downtown district,
flood in Flatbush, Woodlawn, Dyckman Street,
Sheepshead Bay, New Lots Avenue, Canarsie.
    Pink sheets, green sheets, gray sheets, FULL
MARKET REPORTS, FINALS ON HAVRE
DE GRACE. Print squirms among the shop-

worn officeworn sagging faces, sore fingertips,
aching insteps, strongarm men cram into subway
expresses. SENATORS 8, GIANTS 2, DIVA
RECOVERS PEARLS, $800,000 ROBBERY.
    It’s ebbtide on Wall Street, floodtide in the
Bronx.
    The sun’s gone down in Jersey.         
—JOHN DOS PASSOS, Manhattan Transfer.

 

 Le soleil s’en est allé vers Jersey. Le soleil est
derrière Hoboken.

Les couvercles des machines à écrire décliquent,
les rideaux des bureaux se rabattent.
 Les ascenseurs
montent vides, redescendent bondés.
 La marée
descend dans le quartier des affaires et monte à Flatbush,

Woodlaw, Dyckman Street , Sheepshead
Bay, New Lots Avenue, Canarsie.

 Feuilles roses, feuilles vertes, feuilles grises.
« CÔTÉ DU MARCHÉ, RÉSULTAT FINAL
 DES
COURSES AU HAVRE DE GRÂCE. »
 Les journaux palpitent sous les visages penchés, fatigués
par la vie de magasin et de bureau.
 Bouts de doigts
douloureux, pieds endoloris, homes aux bras
robustes entassés dans les métros express.

« SENATORS 8, GIANTS 2, DIVA RETROUVE
SES PERLES. VOL DE $$ 800x000. »
Marée basse à Wall Street. Pleine mer au Bronx.
Le soleil s’est couché derrière Jersey

 — JOHN DOS PASSOS, Manhattan Transfer.
[I]((Traduction Maurice-Edgar Coindreau, Paris, Gallimard,1928.)

 

 

Toujours cet homme, à travailler, en face de moi ;
il ne regarde pas la pluie, ces hachures
sur la vitre, qui brouillent le paysage,
la campagne, ce soir…
est-ce un visage, ce reflet qui s’y superpose sur la vitre noire ?
est-ce un paysage réel, pour filer ainsi,
comme une pellicule
qui se consume et part en nuages d’encre ?

Dans la salle de projection, suite
en noir et blanc d’images mouchetées, sombres, rayées,
décalées maintenant,
L’homme qui rit,
l’enfant,
la neige, ses pieds nus,
son rire fixe,
dans la douleur même, et la peine,
la machine s’emballe,
la bande crisse, fond, se crispe, se tord,
l’écran est mangé par la lumière
le film a pris feu…

Vers le Sud, vers l’Ouest ; il refait la route de son enfance,
autrefois de New York à Chicago,
un destin confié aux roues ;
en sens contraire à ceux qui fuyaient vers le sud,
ou qui progressaient vers l’ouest ;
et les hobos, quel manque décidait leur fuite,
comment s’accrochaient-ils
au train-destin
et à son battement régulier ?

En route, les pistes qu’on abandonne se dispersent,
et les cris ne sont plus ceux d’animaux,
traqués dans le désert ou les montagnes,
mais ceux du vent dont la vitesse multiplie la puissance.

Les animaux se sont cachés, loin
des pistes, loin des rails qui mènent
aux concentrations humaines
— certains capturés, tués, mangés,
ou bien élevés en captivité, torturés, mutilés —
où les êtres se rencontrent, travaillent, se multiplient,
dans la misère et la répétition.

Cependant, sur la tapisserie, pré pacifié semé de fleurs,
les animaux sourient :
licorne et lapins, oiseaux…

Il y a une direction : que signifient
ces noms de villes
pour celui qui les dit :

— Chicago, New York 

quand la voix
et la mémoire résonnent-elles ?
Quel est leur écho maintenant ?
… mesurer ces ondes

Sur tes genoux, ce livre, le tracé des lignes,
tissage des vies, cartes raturées, pliées, usées par
ces allers-retours
traversant le paysage
– mais de part et d’autre des voies
vit tout ce qui échappe au tracé rectiligne
du côté des bois, du côté des montagnes
et des sources ;
quelle vie s’y réfugie encore ?

Le courant de ce fleuve ne fait plus battre cette nouvelle terre
industrielle, il ne donne plus vie ni ivresse,
ni ne permet l'abandon au voyage
vers le delta, puis le golfe,

Sur ton chemin de chaque jour (que signifie chaque jour ?),
quelle variation dans la répétition ?
Des trains différents mènent à travers les orages,
voir passer ne permet pas de comprendre…
sur place, sifflets du progrès,
les rails, et ce battement syncopé…
Directions : d’un point à un autre,
emportés par l’expansion,
pouvait-on envisager alors… ?
aller vers plus de bonheur, peut-être…
comment le soleil luit-il
aujourd’hui, ou
pleut-il ?
… demain…
mais toi,
es-tu deux fois le même ?

La voie,
est déjà tracée, coupée dans les forêts, dans la pierre,
dans la terre et dans les vies d’hommes ;
et nous y avançons vers cette dissolution,
cette fin,
dans les larges rues, entre les bâtiments
plus ou moins denses selon les reflets
sur le verre ou le métal,
ou le passage des nuages ;

… à l’assaut des hauteurs, mais toujours dans la lumière variable
et le vent,
venu de la mer,
en cette île pacifiée
qui reçoit et qui donne, où la moindre contradiction
n’est pas, à Bryant Square,
la torsion de ses branches d’arbres sur les raies verticales noires et blanches
des buildings,
ou ces grues, au loin, qui montent plus haut encore
et, de leur mouvement, déploient le ciel, les parcs, leurs ombrages,
et les églises ouvertes sur la rue passante s’illuminent
dans le soir.
et la foule va à pied,
parmi les vitrines éclairées…

Voici de minuscules cadeaux japonais,
ces fruits nouveaux, plus sucrés, artificiels
qui fondent sur les lèvres comme le baiser
des fleurs
et ces brassées, en sous-sol, dans la pénombre
du restaurant,
et l’élancement des branches
disposées,

mais tout cela n’est que souvenirs d’avant,
(souviens-toi, ce masque de papier)
— d’avant l’accélération, le danger —
qui voyagent et s’échangent : paroles, lettres, cartes postales, photographies,
voici une nouvelle année où
le progrès nous a menés…
Crystal Palace et Chrysler Building…
nous sommes bien après l’insouciance…
et nous montons,
-Empire State Building
tout en haut, pour voir
la foule naufragée, en bas,
ou bien visitons le musée
où clignote la maquette, un grand jouet :
on peut tourner autour de cette ville miniature,
le temps passe et la nuit et la journée alternent, elle s’éclaire,
puis s'assombrit, tremblante de vie électrique ;

Réfugiés sur ces bords
du monde
ou sans abri,
aveugles,
nous nous heurtons contre les parois,
– ô rivage amer,
qui avait dans la bouche le goût d’une promesse, dans
l’autre langue.

Où faut-il être pour voir encore
se succéder les soleils et les nuits ?
Naufragés,
naufragés à la Nouvelle-Orléans, naufragés
à New York,
naufragés au cœur de la foule
et non plus seulement sur l’île écartée des voies maritimes,
naufrage advenu en chacun de nous ;
porosité des parois, des tissus,
girouettes sensibles aux cris, aux éclats des
phares,
hommes,
animaux
maintenant rendus fous…

un kangourou se dresse, l’œil
agrandi et la mâchoire ouverte, figé
par le faisceau dans la nuit
qui l’a arrêté…