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“Alcools”, et les “Lettres à Guillaume”

Trois livres paraissent pour le centenaire de la mort de G. Apollinaire (le 9 novembre 1918), aux Éditions Gallimard : trois livres qui passionneront sûrement les amateurs de ce poète considérable et avant-gardiste en son temps. Le premier consiste en une édition d’Alcools, le premier recueil fameux du poète, où se prépare une mutation qui fera entrer la poésie dans sa modernité. Il s’agit d’une version en fac-similé d’un exemplaire d’origine qui a été illustrée par le peintre cubiste Marcoussis.

Légende ou réalité, on se souvient peut-être qu’Apollinaire recevant les premières épreuves de son livre y découvrit non sans surprise que toute la ponctuation en avait été omise. Plutôt que de s’en plaindre, il y trouva semble-t-il tant d’intérêt qu’il décida que le recueil paraîtrait ainsi, non ponctué. Et depuis, d’innombrables poètes ont suivi son exemple, ponctuant ou non, parfois complètement, parfois partiellement, souvent pas du tout, comme si le poème était un espace de liberté dans la langue et qu’il était intéressant parfois d’y introduire un peu de confusion, ou du moins d’hésitation, pour que les signifiés des mots et des vers déteignent, en quelque sorte, les uns sur les autres afin de créer un tremblement du sens, une incertitude, une atmosphère plus propice à l’évocation, à la rêverie poétisante. Cela, complété par une libération plus ou moins affirmée de la versification, chez Apollinaire tantôt relativement respectueuse des formes et de la métrique, tantôt complètement libérée de ces contraintes jusqu’au “calligramme”, a produit un effet de “nouveauté” puissant et, associé au blanchiment “capricieux” entre strophes comme entre vers, devint un signe de distance du poème à l’égard de la “prose ordinaire”. Le ton poétique devenait autre chose.

Alcools (Ed. Gallimard – coll. Livres d’art – coffret.)
illustré par le peintre Marcoussis (fac-simile).

De ce fait, le poème nouveau exigeait de nouvelles manières de lire, une nouvelle aptitude du lecteur à collaborer au sens ; jusqu’alors en effet, le lecteur n’était pas libre d’exercer largement son interprétation singulière à propos du poème : la lecture s’y organisait de façon à ce que l’imagination soit canalisée dans son déchiffrage du texte, mise sur des rails. Par exemple chez Baudelaire, on peut rester pensif après avoir lu le sonnet “La vie antérieure”, soit au sujet de l’arrière-plan culturel, soit des idées et concepts implicites, mais il n’y a pas de trouble quant à l’exacte compréhension des vers. Le lecteur n’hésite pas. Tandis que dans un poème d’Apollinaire et de ceux qui suivront (notamment les Surréalistes, de durable infuence), des équivoques grammaticales peuvent être ménagées, des mots “voisiner sans crier gare” en produisant des effets qui deviendront systématiques chez Reverdy, Tzara, puis Éluard ou Breton (etc…). Le langage poétique s’y retrouve en quelque sorte revigoré, rafraîchi. Cependant avec l’inconvénient que la poésie pour un certain public s’est éloignée, est devenue plus difficile à lire, parce que plus troublante à comprendre : la part de responsabilité active exigée du lecteur (ou du récitant) s’y trouvant considérablement augmentée, ce qui n’est pas forcément du goût de lecteurs formés par des écrivains dont la tradition était de nourrir le mieux possible la passivité :

Louis Marcoussis, eaux-fortes pour Alcools, 1934.

 la grande vertu de l’écriture classique – mot d’ordre: “ce qui se conçoit bien s’énonce clairement” - étant de délivrer un message d’autant plus valorisé qu’il était clair, “techniquement non-équivoque”. Sans aller jusqu’à l’exigence d’une appréhension aussi directe (pauvre et nécessairement sans grande portée pensive ou profondeur émotive) que les messages téléphoniques d’aujourd’hui, il fallait – au temps du Romantisme encore – bannir les erreurs ou les divergences d’interprétation possibles. C’est cela qu’Apollinaire plus ou moins consciemment va éroder (progressivement) en déléguant au lecteur une part croissante de sa liberté de créateur. Et c’est en cela que le recueil mémorable d’Alcools va faire école, ouvrant la voie également à tout l’art “moderne”, que ce soit celui du Douanier Rousseau ou celui de Braque, Picasso (ou Marcoussis). Ainsi, notamment, un poète déclarera que la poésie moderne saute les explications.

À cet égard, la petite anthologie “Tout terriblement” (devise d’Apollinaire lui-même) est une excellente initiation. Elle présente à la fois des poèmes majeurs, parfois quasiment prophétiques (“l’homme-colline” d’Apollinaire est celui qui “voit plus loin”), avec en regard des illustrations des oeuvres plastiques qui font écho à l’ambiance de l’art, en pleine effervescence créative à l’époque correspondante. Cette confrontation a souvent des vertus éclairantes, par intuition davantage que par raisonnement, certes. Et c’est cela sans doute qui contribue au charme de cette anthologie. Elle porte en elle non seulement l’état d’esprit poétique de Guillaume Apollinaire, mais aussi l’aura de son environnement créateur, plastique, amical ou sentimental (Marie Laurencin). On perçoit mieux comment cette sollicitation plastique a pu engendrer certains poèmes sous forme de Calligrammes. (Kalos / beau – gramma / écrit, en grec : mot inventé par Apollinaire sur le modèle de calligraphie.)

Et comment apparaît en germe ce côté, dont témoigne par exemple la “Lettre océan”, de l’individu moderne qui désire être “partout à la fois et tout le temps”, une envie que l’Internet et Google entre autres, la vision filmique depuis les satellites artificiels, mais aussi le développement des transports (l’avion que l’on voit sur la peinture du Douanier Rousseau, par ex.), ou du tourisme, ont en grande partie réalisée… Envie qui était aussi celle des cubistes, voulant représenter le réel dans les codes d’un langage intemporel qui se propose de représenter l’objet par toutes ses faces à la fois (donc le montrer en tous ses moments) sur l’espace d’une toile en deux dimensions. Envie que manifestera la littérature à travers certains livres de Robbe-Grillet (Dans le labyrinthe – Topologie d’une cité fantôme) ou de Butor (La modification - Trois cent mille litre d’eau), en usant du même système à base d’un récit à “facettes” mentales, qui devient en quelque sorte un récit “cubiste”, de même que “L’année dernière à Marienbad” tire aussi son étrange poésie onirique d’être un film “cubiste”.

En ce qui concerne les “Lettres à Guillaume Apollinaire” de Lou (la fameuse Louise de Coligny-Châtillon, aristocrate d’une lignée fameuse qui faisait rêver Guillaume de Kostrowitzky, lui-même fils d’aristocrates modestes : les choses sont compliquées à ce sujet !) ce n’est pas tellement l’art qui entre en scène, mais la pulsion érotique, certes trouvant en Éros “l’enfance de l’art” comme c’est généralement le cas: et ce sera le moteur des poèmes qu’on retrouvera dans “Ombre de mon amour”. On a longtemps glosé sur l’amour torride et relativement bref entre Lou et Guillaume. De fait, la liaison fulgurante ne pouvait être très durable, une fois l’acmé passée par une consumation follement ardente d’énergie vitale et parce que l’éloignement du conscrit Guillaume était imminent et inéluctable, et parce que Louise, femme très libre (comme la mère d’Apollinaire au demeurant, il n’avait donc probablement aucun sujet d’étonnement à ce sujet), entretenait en parallèle d’autres liaisons, dont celle avec le nommé Toutou, probablement assortie de certains avantages que le “pauvre poète” Apollinaire ne pouvait lui procurer.

Si la liaison a été, les lettres longtemps ignorées des archives Apollinaire en témoignent sans fausses pudeurs, d’une intensité érotique violente et égale pour les deux amants, on voit qu’elle a été tout autant réelle de sentiments d’un côté que de l’autre. Et si les amants se sont éloignés après quelques mois, c’est sans doute que pour l’un comme pour l’autre il n’y avait plus grand’chose à vivre, une fois le carburant du désir érotique solairement – Apollon - tari : Apollinaire s’éloigne pour plusieurs raisons, principalement par cela que les circonstances de la guerre lui font vivre, c’est-à-dire une réalité en face de quoi la liberté, sinon la frivolité en amour, de Lou est en décalage. Il est affronté à ce que dit laconiquement tel poème du Guetteur Mélancolique :

 

Et toi mon coeur pourquoi bats-tu

 

Comme un guetteur mélancolique

J'observe la nuit et la mort

                                             

Louise de COLIGNY-CHÂTILLON,
Lettres à Guillaume Apollinaire
(Ed. Gallimard – Coll. Blanche), 128 p. 12 euros

 

Manifestement, la nuit et la mort sont des questions plus graves, dans la dure condition de soldat des tranchées, que des affaires de flirts et de parties de jambes en l’air. Certes, optimiste volontaire, sinon incurable, Guillaume s’exclame “que la guerre est jolie !”. Mais sa joie fataliste n’a plus rien d’un jeu, fût-il amoureux. S’il s’applique à résister à sa situation par des transpositions de l’horreur en beauté (“Nuit d’avril 1915”, par ex.), ne nous leurrons pas, c’est un effet de sa volonté et non de son inconscience : d’inconscience, il n’en a donc plus à partager avec Lou. D’autant qu’il sait bien n’être pas le seul homme dans sa vie. Construire un couple durable ? Impossible à l’évidence depuis le début de leur idylle. Refaire le couple passager et passionnel d’avant la vie dans les tranchées ? Impossible quand est intervenue la guerre : la menace grave et permanente de la mort, l’existence difficile d’un quotidien de “poilu”, dans la boue et la vermine, sans rapports avec la vie civile d’une femme, à l’arrière.

Ce qui reste de leurs flamboiements réciproques ne saurait donc être qu’une amitié tendre qui va se déliter par la force des choses... Lou d’ailleurs vit le même processus, si l’on en juge par sa dernière lettre de janvier 1916 où elle l’appelle “mon vieux Gui”, et le sait parti en Algérie retrouver Madeleine Pagès : avec qui ça ne fonctionnera pas évidemment, car il est clair que Madeleine ne sera pas, n’est pas, l’instigatrice d’un partenariat érotique flamboyant comme fut Lou : Guillaume dans sa correspondance avec sa “marraine” s’était fait – vu la vie frustrante des tranchées – une idée que la réalité a balayée. De surcroît, il ne se sent plus tellement, lui fréquemment impécunieux, d’embarquer dans une vie d’homme marié avec enfants. D’autant qu’il a peut-être conscience que dans son état (convalescent blessé à la tête et trépané) l’avenir est incertain. Affaibli, la grippe l’emportera, de fait, deux ans plus tard. Bref, ce n’est pas ici le lieu de s’étendre, des livres abondants ont détaillé ce que nous savions de tout cela jusqu’à présent. Il reste que ces lettres de Lou, corroborées par celles du poète, déjà publiées, restaurent l’image d’un moment de passion amoureuse où les sentiments ont été mieux répartis qu’on ne l’a longtemps pensé, voyant jusqu’alors un déséquilibre où Apollinaire était juste un “mal-aimé”, et Louise une croqueuse de coeurs, jouant sur plusieurs tableaux et dépourvue de toute capacité d’éprouver davantage que l’attirance d’une frivole passade. Manifestement, elle a aimé le poète autant que l’homme. Et le poète-homme l’a aimée de la  même façon, en utilisant quelque peu ce que cet amour lui inspirait pour nourrir son écriture, comme toujours ! En conclusion, même si cet amour fut le passage d’une comète entre eux deux, c’était une belle comète, une comète équilibrée, qui est survenue, a brillé, et s’est éloignée naturellement, sans “coupable” ni d’un côté ni de l’autre. Il me semble que cette publication des brûlantes Lettres de Lou retrouvées répare une injustice.




Apollinaire, Le Flâneur des deux rives

Encore un tout petit volume qui tient bien dans la poche du promeneur qui le consulte – encore que ce « flâneur des deux rives » puisse se lire comme un immobile voyage dans le temps.

Merci aux éditions de l’éclat, dirigées par Michel Valensi et Patricia Farazzi, à qui l’on doit la superbe préface fort poétique de cette réédition accompagnée d’un dossier photo fort intéressant, et d’une note sur le texte où l’on analyse le montage « cubiste » - à la façon des œuvres des amis du poète, Braque, Picasso ou Juan Gris - de ce petit livre (dont les « papiers collés » reproduits en fac-similé aident à comprendre la construction) qui refond, réduit, enrichit – retravaille -  des articles antérieurs ((les pp. 124-125 retracent la composition des différents chapitres)), sans doute à la demande de Blaise Cendras et Jean Cocteau pour les Editions de la Sirène.

Etrangement, nous dit cette note, ce livre – posthume – n’est pas évoqué, sinon dans deux lettres à Cocteau, comme s’il appartenait « à une intimité secrète » du poète, « comme l’ombre « frappée en plein cœur » par un éclat d’obus de La Promenade de l’ombre, évoluant sans corps dans les rues de « la petite ville », Le Flâneur suit le parcours dérobé d’un rêve éveillé (…) »

Qu’on l’ait déjà parcourue, dans l’édition de La Pléiade, ou dans l’une des éditions originales, cette flânerie apollinienne – outre la préface que je recommande vivement – a tous les charmes mélancoliques d’une promenade entre lieux réels et imaginaires, aux sources de la création apollinarienne qui,  ainsi que l’écrit Patricia Farazzi, est bien proche de la nôtre, génération d’ « enfants nés entre les brouillards et les tournants des siècles (qui) avons appris à marcher sur des pavés inégaux. Aussi inégaux que nos classes sociales et nos conditions de logement, comme on disait encore alors. Funambules sans rire au fil de son eau sombre, charriant embarcations et suicidés » - « jeunesse » si proche de Guillaume que l’on ne peut que le tutoyer, le lire les larmes aux yeux.

Apollinaire, Le Flâneur des deux rives, éditions de l’éclat/éclats,
avec une photographie de l’auteur et quelques illustrations,
préface de Patricia Farazzi, 128 p , 7 euros.




Un Album de jeunesse, et Tout terriblement : centenaire Apollinaire aux éditions Gallimard

Deux livres, chez Gallimard, couvrent presque tout l'empan de la brève vie du poète. Le premier est le très émouvant carnet de dessins du jeune Wilhelm de Kostrowitzky, collégien monégasque de 13 ans – à l'aube de son destin...

... Cet album, qui a depuis été vendu très cher((plus de 100.000 euros selon la salle de vente)), faisait partie de la bibliothèque de l'amateur d'art Pierre Bergé.

Ainsi que le souhaitait son propriétaire ((il déclare en liminaire au livre : «Avoir pu acquérir un ouvrage de jeunesse de, qui n'était pas encore Guillaume Apollinaire, cause, certes, un grand plaisir, mais crée aussi des devoirs. Le premier est de le partager avec d'autres pour leur permettre de profiter de cette découverte. Cet album, rappelons-le, est demeuré inédit. J'ai toujours considéré que les livres n'entraient dans ma bibliothèque que d'une manière temporaire, en transit en quelque sorte, et qu'un jour ils partiraient. C'est ce qu'ils feront au cours des ventes que j'ai décidé d'organiser, mais auparavant je suis heureux d'offrir aux lecteurs cette œuvre, parfois malhabile, d'un collégien de treize ans qui allait devenir l'un des plus grands poètes français du XXe siècle.»)), cette publication nous offre, sous l'élégant emboitage aux couleurs de la NRF, une reproduction à l'identique de l'original, dans son format à l'italienne ((selon la description du catalogue de la salle de ventes : In-8 oblong, cuir de Russie prune, dos lisse, plats décorés en relief d'un large listel à froid, avec mention "Album" sur le premier et les initiales "W.K." sur le second en lettres dorées, bordures intérieures décorées, tranches dorées (reliure de l'époque). Exceptionnel album de dessins originaux réalisés par le très jeune Guillaume Apollinaire, avec deux poèmes autographes, dont le premier calligramme connu. Il renferme 29 compositions originales, la plupart signées: 22 au crayon noir ou au fusain, 4 coloriées ou aquarellées et 3 à l'encre de Chine. On remarque également la trace de quelques croquis volontairement effacés.L'album porte les initiales "W.K." en lettres dorées sur le second plat, restituant le nom véritable du futur Guillaume Apollinaire: Wilhelm de Kostrowitzky. )) - soit un ensemble de poèmes et dessins réalisés au fusain  : le fac-simile reproduit très précisément aussi le verso des feuilles où le charbon a laissé des traces – on imagine presque y lire l'empreinte des doigts de l'enfant-poète de 13 ans qui les remplit, réalisant ainsi une sorte de "véronique" laïque - ce linge porteur, dit-on, du visage du Christ - témoignant de la présence encore du poète pour qui feuillette l'album...

Inauguré le 26 juillet 1893, au début des grandes vacances, selon la date inscrite sur le premier dessin qui porte, comme plusieurs autres croquis, la signature "W. de Kostrowitzky", le carnet s'achève en 1895, date à laquelle le collège Saint-Charles de Monaco fut fermé, et le poète-en-herbe rejoignit les bancs du collège Stanislas, à Cannes, puis ceux du lycée de Nice où, en 1897, où il signa pour la première fois ses poèmes de son solaire nom de plume.

Un album de jeunesse, suivi d'Un album de jeunesse signé W. de K. ou Les premiers pas de Guillaume Apollinaire par Pierre Caizergues, Collection  Blanche, Gallimard, livre sous coffret, 17, 50 euros.

couverture originale,  vente Pierre Bergé et associés

détail de la page "Noël" 

On ne pressent pas forcément le talent à venir dans chaque feuillet de ce carnet, par ailleurs fort émouvant : on y rencontre des personnages historiques, tirés sans doute des lectures scolaires du jeune Wilhelm (buste d'Alexandre le Grand, Vercingétorix se rendant à César...)  mais aussi des caricatures (silhouettes de mode, ou les religions et le ministre des cultes témoignant déjà d'une belle liberté de pensée!) portraits du quotidien (marin, vieille au tricot), scènes militaires, paysages – entre autres une vue de Tripoli, une aquarelle de fleur... Une présentation en fin de volume donne des clés pour une lecture plus fine de ce qui est pourtant avant tout un objet de curiosité, et un «   must   » pour la bibliothèque des «fans» du poète.

Universitaire, spécialiste d'Apollinaire, Pierre Caizergues - qui avait poussé Pierre Bergé à faire l'acquisition de ce carnet rare - accompagne cet objet d'une présentation fort intéressante, et y attire  l'attention du lecteur, l'invitant notamment à déceler dans ce carnet le goût de l'adolescent pour l'assemblage surprenant du texte et des illustrations, annonciateur des futurs calligrammes du poète, notamment dans le poème intitulé "Minuit", composition à l'encre de chine et fusain datée de 1894? où se mêlent texte et dessins dans une ambiance onirique  déjà apollinarienne, et  le rythme  du « Noël  » en vers octosyllabiques ((Daté de 1894 et orné de trois dessins (Vierge adorant le Christ, calvaire, Rois mages), il a été soigneusement calligraphié à l'encre de Chine. Ce poème de jeunesse n'a pas été reproduit dans les Oeuvres d'Apollinaire publiées par Marcel Adéma et Michel Décaudin.))  qui anonce celui de  «  La chanson du Mal Aimé  ».

détail de la page "minuit"

Tout terriblement  est un calligramme paru dans le catalogue d'une exposition consacrée à Léopold Survage et Irène Lagut, en 1917. Il sert ici de titre à un florilège de poèmes d'Apollinaire qu'accompagnent des oeuvres de peintres qui lui furent proches et dont il partageait les recherches pour une esthétique révolutionnaire de la peinture et de la représentation  : Matisse, Picasso, De Chirico, Derain – la bande du Bateau-Lavoir et Marie Laurencin avec qui il entretient une relation amoureuse... On se rappellera qu'un mois avant la publication d’Alcools, Apollinaire, novateur averti,  avait fait paraître Les Peintres Cubistes, Méditations esthétiques .

Gallimard, dont il constitue la "figure de proue" de la collection poésie (plus de 2 millions d'exemplaires vendus pour les 6 titres publiés ((les 6 titres parus sont réédités en coffret à l'occasion du centenaire)) ) a confié la confection de ce florilège à Laurence Campa, auteure chez eux de la biographie de référence du poète. Cet ouvrage, qui n'est pas encore entre nos mains à l'heure où j'écris, avec une copie du B.A.T, est conçu dans la veine des ouvrages illustrés de la collection, petites merveilles dont nous avons déjà parlé ici : Char-Giacometti, Picasso-Reverdy, Eluard-Man Ray.

Tout terriblement,  Anthologie de poèmes illustrés, Édition et préface de    Laurence Campa Collection     Poésie/Gallimard, Gallimard, 7,30 euros.

Marie Laurencin, 1909, Apollinaire et ses amis.

Abondamment illustré (on rencontre des oeuvres de Brancusi, Duchamp, Fernand Léger, Redon...), ce recueil (majoritairement constitué – on peut peut-être le regretter - d'extraits d'Alcools et de Calligrammes) est doté des références précises des oeuvres, d'une biographie d'Apollinaire, et d'une préface qui est un portrait touchant d'un poète ennemi des règles, du réel et des habitudes, plus enclin à vivre dans l'imaginaire ce "moment de songe et de suspens que le peintre surréaliste André Masson (...) appellerait un jour l'heure d'Apollinaire". De cet inquiet, iconoclaste, "toujours divers, toujours mobile", Laurence Campan souhaite, à travers le choix des textes qu'elle a effectué, rendre compte de cette "image mouvante d'une identité inquiète, de la vie variable, de l'élan d'amour et de l'âme en guerre".

Les oeuvres mises en parallèle ne se veulent pas des illustrations mais, choisies parmi celles que le poète aurait aimé ou pu aimer, tentent de proposer un parcours d'échos et d'affinités verbales et plastiques...  A chacun, suivant ces propositions, d'inventer son propre parcours entre l'oeuvre apollinarienne et la création artistique du début du siècle qu'il a défendue, soutenue et promue.




Lettre à Guillaume Apollinaire

Je me souviens de toujours t‘avoir eu auprès de moi. Quand j’étais petite, je ne te connaissais pas encore,  mais ce sont tes mots qui venaient quand je regardais la couleur des forêts. Comme retrouvée l’enfance, te lire c’est oublier tout âge, et se dissoudre dans la puissance archétypale des imaginaires.

 

Pour mon oral de Licence tu étais là, aussi : Apollinaire et la modernité… J’avais une rage de dent j’ai tout oublié, et sont venus tes vers, ceux de La Chanson du mal aimé…  Je te dois une très bonne note… Et puis, c’est toi que je choisis quand j’aborde la poésie avec mes élèves… Aller interroger la magie de ton univers, je ne sais pas, c’est un peu comme regarder à l’arrière d’une toile de Gustave Moreau pour en découvrir les secrets de fabrication. J’essaie juste de susciter une rencontre, toi et eux, eux et la Poésie… Qui étais -tu ? D’abord ton visage, ces représentations de toi, les photos...

Puis, qu'est ce que c'est, un Poète...? As-tu essayé de répondre à cette question, qu'en pensais-tu ? Je leur propose un extrait de ta Lettre à Lou, puis nous discutons, j'emprunte un peu de ta voix, le Poète est celui qui révèle le monde, qui décrypte et rend sensible toutes les dimensions du réel... non ? 

Louis Marcoussis, Portrait de Guillaume Apollinaire,
1912/1920.

D'abord, être poète ne prouve pas qu'on ne puisse faire autre chose. Beaucoup ont été autre chose et fort bien – (je t’écris à la cantine – excuse ce papier, Lou chéri ). D'autre part, le métier de poète n'est pas inutile, ni fou, ni frivole. Les poètes sont les créateurs (poète vient du grec et signifie en effet créateur, et poésie signifie création) - Rien ne vient donc sur terre, n'apparaît aux yeux des hommes s'il n'a d'abord été imaginé par un poète. L'amour même, c'est la poésie naturelle de la vie, l'instinct naturel qui nous pousse à créer de la vie, à reproduire. Je te dis cela pour te montrer que je n'exerce pas le métier de poète simplement pour avoir l'air de faire quelque chose et de ne rien faire en réalité. Je sais que ceux qui se livrent au travail de la poésie font quelque chose d'essentiel, de primordial, de nécessaire avant toute chose, quelque chose enfin de divin. Je ne parle pas bien entendu des simples versificateurs. Je parle de ceux qui, péniblement, amoureusement, génialement, peu à peu peuvent exprimer une chose nouvelle et meurent dans l'amour qui les inspirait.

 

Qui tu étais ? Poète : je leur fais lire la dernière strophe de La Chanson du mal aimé ...

 

Moi qui sais des lais pour les reines
La complainte de mes années
Des hymnes d’amour aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes.

 

 

Une entrée dans Alcools… qui es le poète, et la Poésie, son essence, l’impalpable travail du langage…

Nous lisons Zone, ton Art poétique, "A la fin tu es las de ce monde ancien"… Qu’est-ce que ça veut dire ? Ta modernité, nous en parlons… Je leur montre des toiles de ton ami Delaunay, puis l’Orphisme, l’Esprit Nouveau, je prononce ces noms, je parle de ton époque, de l’Art en ce début de siècle… la modernité… Les Pâques… Nous lisons…

Pourquoi tes poèmes sont-ils modernes ? Pas de ponctuation, le rythme des vers marqué par la syntaxe et des assonances, puis surtout la simultanéité, les tableaux juxtaposés dans La Chanson du mal aimé, comme des points de couleur, comme des à-plats qui se superposent… Nous regardons des toiles de Delaunay, Picasso… Je leur parle de ton amitié, de ton engagement dans ce mouvement de l’Art, de l’établissement des prolégomènes de la modernité.

Puis Liens, la langue y coule comme une source limpide, et tu crées des images, dans un travail avec les noms et les verbes pour exclure toute dimension représentative, pour ne plus exprimer que tes ressentis. Je leur explique bien sûr ce tournant fondamental dans l'histoire de l'art, lorsque la représentation du réel n'est plus restituée d'un point de vue objectif, mais devient le fruit de le transcription d'une subjectivité. Il faut le leur dire, tout ce que ton siècle avait de nouveau, d'époustouflant. Il y a eu les révolutions, il y a eu Freud, il y a eu de nouveaux moyens de communication et le Romantisme, l'avènement d'une parole critique et d'un rôle nouveau assumé par les écrivains... Et les poètes... Et bien sûr Baudelaire et Rimbaud ont ouvert porte à porte les entrées vers une modernité poétique que tu continues à porter, que tu renouvelles... Liens !

 

Liens

 

Cordes faites de cris

Sons de cloches à travers l’Europe
Siècles pendus

Rails qui ligotez les nations
Nous ne sommes que deux ou trois hommes
Libres de tous liens
Donnons-nous la main

Violente pluie qui peigne les fumées
Cordes
Cordes tissées
Câbles sous-marins
Tours de Babel changées en ponts
Araignées-Pontifes
Tous les amoureux qu’un seul lien a liés

D’autres liens plus ténus
Blancs rayons de lumière
Cordes et Concorde

J’écris seulement pour vous exalter
Ô sens ô sens chéris

Ennemis du souvenir
Ennemis du désir

Ennemis du regret
Ennemis des larmes
Ennemis de tout ce que j’aime encore

Calligrammes, 1916

Robert Delaunay, Rythme sans fin,
Centre Georges Pompidou.

Ce qui est certain, c’est que très vite tu deviens Guillaume Apollinaire… Et on ne peut pas prétendre non plus que tu es résolument moderne ! Même si tu inventes le terme de Surréalisme, il y a ton admiration pour la  tradition que tu ne souhaites pas oublier. Tu veux l’intégrer, tout ce qu’elle a apporté à l’art, et qui enrichit la nouveauté. Tu évoques la fuite du temps et des souvenirs. Tes chants mélancoliques et tes strophes rythmées par des topos élégiaques, c’est souvent là mon lieu de communion avec toi mais aussi avec l’âme de l’humanité. Je veux qu’ils connaissent eux aussi ce refuge.

 

Les Fiançailles

Le printemps laisse errer les fiancés parjures
Et laisse feuilloler longtemps les plumes bleues
Que secoue le cyprès où niche l’oiseau bleu

Une Madone à l’aube a pris les églantines
Elle viendra demain cueillir les giroflées
Pour mettre aux nids des colombes qu’elle destine
Au pigeon qui ce soir semblait le Paraclet

Au petit bois de citronniers s’enamourèrent
D’amour que nous aimons les dernières venues
Les villages lointains sont comme leurs paupières
Et parmi les citrons leurs cœurs sont suspendus

Mes amis m’ont enfin avoué leur mépris
Je buvais à pleins verres les étoiles
Un ange a exterminé pendant que je dormais
Les agneaux les pasteurs des tristes bergeries
De faux centurions emportaient le vinaigre
Et les gueux mal blessés par l’épurge dansaient
Étoiles de l’éveil je n’en connais aucune
Les becs de gaz pissaient leur flamme au clair de lune
Des croque-morts avec des bocks tintaient des glas
À la clarté des bougies tombaient vaille que vaille
Des faux-cols sur des flots de jupes mal brossées
Des accouchées masquées fêtaient leurs relevailles
La ville cette nuit semblait un archipel
Des femmes demandaient l’amour et la dulie
Et sombre sombre fleuve je me rappelle
Les ombres qui passaient n’étaient jamais jolies

Je n’ai plus même pitié de moi
Et ne puis exprimer mon tourment de silence
Tous les mots que j’avais à dire se sont changés en étoiles
Un Icare tente de s’élever jusqu’à chacun de mes yeux
Et porteur de soleils je brûle au centre de deux nébuleuses
Qu’ai-je fait aux bêtes théologales de l’intelligence
Jadis les morts sont revenus pour m’adorer
Et j’espérais la fin du monde
Mais la mienne arrive en sifflant comme un ouragan

J’ai eu le courage de regarder en arrière
Les cadavres de mes jours
Marquent ma route et je les pleure
Les uns pourrissent dans les églises italiennes
Ou bien dans de petits bois de citronniers
Qui fleurissent et fructifient
En même temps et en toute saison
D’autres jours ont pleuré avant de mourir dans des tavernes
Où d’ardents bouquets rouaient
Aux yeux d’une mulâtresse qui inventait la poésie
Et les roses de l’électricité s’ouvrent encore
Dans le jardin de ma mémoire

Pardonnez-moi mon ignorance
Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers
Je ne sais plus rien et j’aime uniquement
Les fleurs à mes yeux redeviennent des flammes
Je médite divinement
Et je souris des êtres que je n’ai pas créés
Mais si le temps venait où l’ombre enfin solide
Se multipliait en réalisant la diversité formelle de mon amour
J’admirerais mon ouvrage

J’observe le repos du dimanche
Et je loue la paresse
Comment comment réduire
L’infiniment petite science
Que m’imposent mes sens
L’un est pareil aux montagnes au ciel
Aux villes à mon amour
Il ressemble aux saisons
Il vit décapité sa tête est le soleil
Et la lune son cou tranché
Je voudrais éprouver une ardeur infinie
Monstre de mon ouïe tu rugis et tu pleures
Le tonnerre te sert de chevelure
Et tes griffes répètent le chant des oiseaux
Le toucher monstrueux m’a pénétré m’empoisonne
Mes yeux nagent loin de moi
Et les astres intacts sont mes maîtres sans épreuve
La bête des fumées a la tête fleurie
Et le monstre le plus beau
Ayant la saveur du laurier se désole

À la fin les mensonges ne me font plus peur
C’est la lune qui cuit comme un œuf sur le plat
Ce collier de gouttes d’eau va parer la noyée
Voici mon bouquet de fleurs de la Passion
Qui offrent tendrement deux couronnes d’épines
Les rues sont mouillées de la pluie de naguère
Des anges diligents travaillent pour moi à la maison
La lune et la tristesse disparaîtront pendant
Toute la sainte journée
Toute la sainte journée j’ai marché en chantant
Une dame penchée à sa fenêtre m’a regardé longtemps
M’éloigner en chantant

Au tournant d’une rue je vis des matelots
Qui dansaient le cou nu au son d’un accordéon
J’ai tout donné au soleil
Tout sauf mon ombre

Les dragues les ballots les sirènes mi-mortes
À l’horizon brumeux s’enfonçaient les trois-mâts
Les vents ont expiré couronnés d’anémones
Ô Vierge signe pur du troisième mois

Templiers flamboyants je brûle parmi vous
Prophétisons ensemble ô grand maître je suis
Le désirable feu qui pour vous se dévoue
Et la girande tourne ô belle ô belle nuit

Liens déliés par une libre flamme Ardeur
Que mon souffle éteindra Ô Morts à quarantaine
Je mire de ma mort la gloire et le malheur
Comme si je visais l’oiseau de la quintaine

Incertitude oiseau feint peint quand vous tombiez
Le soleil et l’amour dansaient dans le village
Et tes enfants galants bien ou mal habillés
Ont bâti ce bûcher le nid de mon courage

 Alcools, 1913

 

 

Il y a aussi le lyrisme, ce concept qu’ils entendent depuis toujours quand ils abordent la Poésie… Comment le rendre apollinarien ? Le Pont Mirabeau, le refrain, l’expression des sentiments, que tu places bien au dessus de l’instinct, de l’animalité, d’un élan naturel que tu veux sublimer. la musique de tes vers…Elle est présente à chaque mot, le rythme, la scansion : tu chantes tes vers, nous les chantons…

 

 Le pont Mirabeau

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine.

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

 Alcools, 1913

 

 

Voilà, ils vont écrire eux aussi, ils vont tenter de te rejoindre, de glisser çà et là un petit souffle de toi… Je leur offre avant « Soleil cou coupé »… Je leur demande à quoi ils pensent en lisant ces trois mots, certains rejoignent le soleil couchant… Quant à moi, je le leur dis : toute la poésie de tous les temps est là, dans cette image du soleil comme hébété, mort, qui dessine dans le ciel  sa disparition sanguinolente et  laisse place à une traîne d’obscurité…

 

Pablo Picasso, Portrait de Guillaume Apollinaire.

Zone

 

À la fin tu es las de ce monde ancien

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes

Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant
Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église
Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette
Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège
Tandis qu’éternelle et adorable profondeur améthyste
Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ
C’est le beau lys que tous nous cultivons
C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent
C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère
C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières
C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité
C’est l’étoile à six branches
C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche

C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
Il détient le record du monde pour la hauteur

Pupille Christ de l’oeil
Vingtième pupille des siècles il sait y faire
Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air
Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder
Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée
Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur
Les anges voltigent autour du joli voltigeur
Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
Flottent autour du premier aéroplane
Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux que transporte la Sainte-Eucharistie
Ces prêtres qui montent éternellement élevant l’hostie
L’avion se pose enfin sans refermer les ailes
Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles
À tire-d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux
D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts
L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes
Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête
L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri
Et d’Amérique vient le petit colibri
De Chine sont venus les pihis longs et souples
Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples
Puis voici la colombe esprit immaculé
Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé
Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre
Un instant voile tout de son ardente cendre
Les sirènes laissant les périlleux détroits
Arrivent en chantant bellement toutes trois
Et tous aigle phénix et pihis de la Chine
Fraternisent avec la volante machine

Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent
L’angoisse de l’amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé
Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère
Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière
Tu te moques de toi et comme le feu de l’Enfer ton rire pétille
Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
C’est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de près

Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées
C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté

Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres
Le sang de votre Sacré-Coeur m’a inondé à Montmartre
Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses
L’amour dont je souffre est une maladie honteuse
Et l’image qui te possède te fait survivre dans l’insomnie et dans l’angoisse
C’est toujours près de toi cette image qui passe

Maintenant tu es au bord de la Méditerranée
Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année
Avec tes amis tu te promènes en barque
L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques
Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs
Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur

Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague
Tu te sens tout heureux une rose est sur la table
Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose
La cétoine qui dort dans le coeur de la rose

Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit
Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis
Tu ressembles au Lazare affolé par le jour
Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours
Et tu recules aussi dans ta vie lentement
En montant au Hradchin et le soir en écoutant
Dans les tavernes chanter des chansons tchèques

Te voici à Marseille au milieu des pastèques

Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant

Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon

Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide
Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
On y loue des chambres en latin Cubicula locanda

Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda

Tu es à Paris chez le juge d’instruction
Comme un criminel on te met en état d’arrestation

Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans
J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps

Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvanté
Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants
Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants
Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare
Ils ont foi dans leur etoile comme les rois-mages
Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine
Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune
Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre coeur
Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels
Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent
Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges
Je les ai vus souvent le soir ils prennent l’air dans la rue
Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs
Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque
Elles restent assises exsangues au fond des boutiques

Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux
Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux

Tu es la nuit dans un grand restaurant

Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant
Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant

Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey

Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées

J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre

J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche

Tu es seul le matin va venir
Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues

La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle Métive
C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive

Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie

Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances

Adieu Adieu

Soleil cou coupé

Alcools, 1913




Amont Devers : dixième livraison

                                                                                                                                                                          (Voir “Recours au Poème” 187, septembre 2018) 

 

Les poètes n’ont pas toujours voulu ignorer la masse des gens ordinaires qui, autour d’eux, quand ce n’était dans leur propre famille, devaient trimer durement pour assurer leur subsistance. Rarement soumis eux-mêmes aux travaux les plus lourds, prêts à tout pour y échapper, ils font leur propre métier en prêtant une voix à ceux qui n’en avaient guère, ou pas du tout (Villon serait, du côté français, un bon exemple). Vies de clercs, d’étudiants, de jongleurs... La longue prédominance du lyrisme a fait que les auteurs italiens ont longtemps paru se tenir à distance de ces motifs, sauf pour ce qui concerne des formes assez convenues de poésie didactique, géorgique ou autre.

 Sous l’effacement apparent de la métalepse, la “monstration” de ces inavouables ou irregardables peut n’en acquérir que davantage de force, pour qui sait lire : ainsi, du paysan pauvre qui va piocher sur les pentes des alpes apouanes (Dante), fouissant pour récupérer ce marbre qui leur donne une blancheur étonnante... ou les silhouettes entrevues de Pavese, intellectuel citadin comme sidéré par le spectacle du travail manuel et sa rudesse. Ce qu’il reste de textes populaires (en général chantés) n’est guère plus explicite, mis à part les chants de travail proprement dits, censés mettre de l’entrain sur les chantiers ou dans les champs – il y a là, par exemple, encore quelques traces de ramasseurs de tomates italiens dans le Sud, comme celle-ci : « Monsieur le chef, fais-moi une faveur : / laisse-moi les ramasser, tes tomates ! » etc. (Signure cape, éditions musicales Bella Ciao). Des intellectuels, enfin, ont accompagné le projet culturel d’Adriano Olivetti et de ses revues dans les années 50 et60 du siècle dernier (Sinisgalli, Fortini, Bigiaretti...). Il s’agira donc, sans complaisance, d’aller chercher un peu entre les lignes, ce qui passe et dure jusqu’à nous quand même, en laissant beaucoup deviner du quotidien laborieux d’une majorité pauvre, qui ne parlait pas en général – et lisait encore moins – l’italien, au moins jusqu’au retour des soldats survivants de la première Guerre Mondiale.

Les travaux et les jours

(et en effet ils sont des hommes... – La Bruyère)

(Dante aussi)

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Vois Tirésias, qui changea d’apparence
    quand, de mâle qu’il était il devint femme,
    en se métamorphosant dans tous ses membres ;
et il fallut d’abord frapper derechef
    les deux serpents enlacés, de sa verge,
    pour recouvrer le masculin plumage.
Aruns le suit, qui s’adosse à son ventre :
    dans les monts de Luni, où le Carrarais
    habitant de la plaine monte piocher,
il eut parmi les marbres blancs pour demeure
    une grotte ; d’où il pouvait sans obstacle
    observer les étoiles et la mer.
Et celle qui recouvre ses mamelles
    qu’on ne voit pas, de ses tresses dénouées,
    et porte par là tous les poils de sa peau,
fut Manto, qui parcourut beaucoup de terres
    et puis s’installa en celle où je naquis.

[...] 

                                        (La Comédie, Enfer XX, 40-56)

 

(Au sortir de l'hiver...)

 

Qu'il porte l'idée, et son labeur ensuite,
vers les prés qui durant le dernier hiver,
ouverts, à l'abandon, furent négligés,
aux troupeaux, aux rôdeurs nourriture et proie.
Qu'il les entoure de fossés, qu'il les ceigne
de piquets et haies, et, s'il le croit propice,
puisse en pierre élever murets et barrages,
tels que le fruste berger, ses goulues bêtes,
mordant et piétinant, ne coupent, n'extraient
la vigueur nouvelle qu'insufflent dans l'herbe
en suave sève et la terre et le ciel.
Puis, de ci, de là, où l'on verrait que manque
la nourrissante humeur, il n'ait de dégoût
avec ses propres mains par le fumier sale
à l'engraisser si bien qu'elle prenne force.

                                          L. Alamanni, Della coltivazione, 1546

 

(Dédicace au duc de Ferrare)

 

Brisé le pont de Trajan, l'Isthme enterré,
    D'Éphèse le temple, à Rhodes le Soleil
    Détruits, Memphis voit la fin de ses merveilles,
    Et le temps annule toute autre beauté.
Thèbes aux portes, Ilion aux murs a guerre, 
    Pleure Athènes son Lycée et les écoles, 
    Du Cirque à Rome les ruines se désolent, 
    Et du palais de Cyrus, couvrent la terre.
Ces œuvres ayant péri par fer et vers
    Je consacre, Garzon, au grand fils d’Alcide 
    Ce vestige et cette ombre d’antiquité :
Où en un seul lieu je peins et veux montrer 
    Arts, études, lettres, armes et valeur,
    Au désir desquels l’éternité sourie.

 

                                T. Garzoni, La Piazza universale di tutte le professioni del mondo,
                                Venise, 1588  (voir : http://circe.univ-paris3.fr/Garzoni_r.pdf , p. 12)

 

           Chansons du peuple

 

Variante :

Le berger pleure bien sûr quand il neige,
Ne pleure pas quand il mange sa jonchée.

Le berger pleure c’est sûr quand il gèle,
Ne pleure pas quand il dort avec sa belle.

 

Biancamaria Frabotta

          Soir d'octobre

Tu vois le long de la route sur la haie
en grappes rire les vermeilles baies ;
depuis les labours reviennent vers leurs granges
les vaches lentes.

Sur la route s'en vient un pauvre qui, las
fait crisser les feuilles à chaque pas ;
dans les champs une jeune entonne un refrain :
Fleur d'aubépin !...

                                        G. Pascoli, Myricae, 1891

 

          Ces gens y étaient...

Lune tendre et givre sur les champs avant l'aube
assassinent le blé.
                                        Sur le plain désert,
çà et là pourriture (il faut du temps
pour que le soleil et la pluie enterrent les morts),
c'était encore un plaisir de se réveiller et de voir
si le givre les recouvrait aussi. La lune
inondait tout, et quelqu'un pensait au matin,
lorsque l'herbe allait poindre plus verte.

Les paysans qui regardent ont les yeux qui pleurent.
Pour cette année, au retour du soleil, s'il revient,
de petites feuilles brûlées et c'est tout comme blé.
Triste lune – elle ne sait qu’avaler les brouillards,
et par temps clair les givres mordent tel un serpent
qui du vert fait un fumier. Ils en ont donné du fumier
à la terre ; et voilà virer en fumier même le blé,
et regarder ne sert à rien, et tout sera grillé,
pourri. C'est un matin qui ôte toute force
rien qu'à se réveiller et vaquer vivants
le long des champs.
                                         Plus tard ils verront poindre
quelques brins timides de vert sur le plain désert,
sur la tombe du blé, et ils devront lutter
pour en faire aussi du fumier, en y mettant le feu.
Car le soleil et la pluie ne protègent que les mauvaises herbes
et le givre, une fois qu'il a touché le blé, ne revient plus.

                                        C. Pavese, Lavorare stanca [1933], 1943

 

          Nous ne nous baignerons pas...

Nous ne nous baignerons pas sur les plages
c'est faucher que nous irons
et le soleil nous cuira comme la croûte du pain.
Nous avons la nuque dure, la face
de terre nous avons et les bras
de bois sec couleur de briques.
Nous avons des quignons à manger
enfilés dans les manches
des vestes en bandoulière.
Nous dormons sur les aires
attachés aux licous des mulets.
Notre chair ne sent pas
le moustique qui agace
et suce notre sang.
Chacun a les os tordus
et ne rêve pas de monter sur les femmes
qui dorment fraîches dans leurs robes courtes.

                                  R. Scotellaro, Margherite e rosolacci, 1948 (1978) [posthume]
                                  - Cf. http://www.prodel.it/rabatana/wp-content/uploads/2016/01/MARGHERITE- E-ROSOLACCI-.-pdf.pdf

 

***

Dans l'usine il y a un saint
avec une barbe blanche ;
il a lui aussi un bleu de travail
et il aide toute la journée
les gens qui sont fatigués.
C'est un saint impeccable
pour ceux qui travaillent aux pièces,
plein de patience et de courage
pour ceux de la chaîne de montage,
la main prompte à se plier
pour ceux de l'atelier,
l'œil toujours vigilant
pour ceux de l'équipement,
aidant vaille que vaille
dans son bleu de travail
ceux de la coulée
à retirer leur pied,
amenant de l'air pur
à ceux de la peinture
supprimant bruit et heurts
à l'atelier moteurs.
Ce bon saint
tant et tant
aide tout le monde
sous les établissements
derrière les grandes portes
où l'on souffre grandement
derrière toutes les vitres
où l'on tient en un mètre
et pas de marche arrière
toujours debout
tous ces horaires
au froid et au brûlant
de l'été.
Travaillez, travaillez
tant et tant
n'arrêtez pas
la chaîne
et le saint semble souffler
travaillez tous et tant
travaillez ;
fatigués ? vous êtes saints !
Sans autels
juste vos postes
tous en rang
tous pareils,
les saints mortels.
Dans l'usine
on prêche :
la prière
le soir
est de sortir
pour bénir
un autre jour ;
après ce four
avec une
bouchée d'air
et une
œillade à la lune.

                                        P. Volponi, Memoriale, 1962

 

          La vie en vers

Mets en vers la vie, transcris
fidèlement, sans taire
aucun détail, l’évidence des vivants.

Mais n’oublie pas que voir n’est pas
savoir, ni pouvoir, plutôt ridicule
vouloir être un autre que toi.

Dans le sous- et le surmonde se nouent
des complicités de viscères, filent des
œillades d’accords. Et les présents se penchent

sur le limbe des rampes intermédiaires :
ils applaudissent, compatissent aux deux sentiments
du sublime – l’infâme, l’illustre.

En outre mets en vers que mourir
est possible à tous plus que naître
et qu’en tout cas l’être est plus que le dire.

                                         G. Giudici, La vita in versi, 1965

 

          Les soins à distance

Qui a des oreilles entende
qui a des oreilles en stand
Dit et répète Jean l'obscur
en égrenant au port ses visions
parmi les cris des frituriers
et les pastèques égorgées.
Moi j'ai des oreilles dans ce stand
j'y suis depuis des années.
Mais quelqu'un y viendra-t-il jamais ?
Une main qui lance un cri ?
Y a-t-il eu dès l'origine
une faute d'impression ?

                                        G. Ceronetti, Le rose del Cantico (1975)

 

          L'autre jour je l'ai surpris

Romano Mezzacasa est un camarade
mécanicien
extraordinaire.
Il vient des montagnes.
Il travaille le fer et l'acier
avec une ardeur
qui n'a pas d'égale.
Il est dur dur
comme les rochers
de ses Dolomites.
Quand il parle de la première neige
des chevreuils
qui paissent
aux aguets
des printemps
il faut l'entendre
c'est l'amour et le cœur
de l'homme tout entier.
L'autre jour je l'ai surpris
qui construisait
un piège
à rats
il leva la tête
et ne me dit que quelques mots
fermes
il y a tant de rats qui rôdent
Ferruccio
des rats dégoûtants
mais nous les aurons tous
tu verras tu verras
nous les aurons
tous
tous.

                                        Ferruccio Brugnaro, Le stelle chiare di queste notti, 1992

 

Aux camarades avec lesquels j’ai travaillé
                presque toute ma vie

Cette nuit j’ai rêvé de vous tous 
splendidement vivants
nous retournions voir
toutes les horreurs de cet atelier en riant
ils n’ont pas réussi à nous tuer
nous sommes encore bien vivants
neufs comme si nous avions ressuscité
non contaminés de la sale mort

                                        Luigi Di Ruscio, in : Poesie operaie (anthologie), 2007

 

XVII

Quand la nuit est à zéro
et que les cigales explosent parmi les cailloux
Italie maudite c'est l'heure où tu retournes perdue
dans la caverne de ta malédiction numéro un
et sept. Tu n'es en rien antique
et tu as Dante dans ta gibecière.
"Donnez-moi de l'eau !"
"Bâtard, nous ne sommes pas tes domestiques".
Quand l'homme est un rat pour le rat en duels furibonds
la vie se perd dans le fumier.
Je te trahirai par sept baisers
et la peur des étoiles qui ne filent jamais
œil du diable dans l'espace sans limites
en cette nuit d'un été sans neige.
Silence au malheur et pleure
sur tes mains mangées par les vipères
et alors ?
Les anges trop maigres n'ont pas d'yeux pour voir.
Aucune jeunesse me persécute encore. 

                                        Roversi, Trenta miserie d'Italia, 2011

 

***

Il y eut une fois le temps passé.
Partout vaguant dans les éternels
ultramondes le penser, l'idiot
comme le juste, raidi
dans l'obsédant écheveau du visage.
Chaque chose vécue était ténèbres.
Chaque geste accompli vapeur.

Il y eut une fois le temps futur.
Invoqué à durer latent au sein
d'attendus accomplissements et autres mortels
compliments, plus ou moins incomplet
de vérités relatives, d'erreurs rémanentes.
Nulle importance si chaque chose aimée
était ainsi arbitrairement espérée.

                                        Biancamaria Frabotta, La materia prima, 2017

 

 

-et autres quotidiens

 

[italien de la ville de Rome, romanesco]

 

Dans les champs

Nous un par un
comptons les jours
du blé d’azur
qui se tient droit :

dans l’enfantin
champ le murmure
sans un épi
craint : et s’en va

par le ciel vague
ment tintillant
pleine alouette
de son amour :

nous un par un
comptons les jours,
peines, et dur
espoir qui sait.

                                        C. Betocchi, Poesie (Prime), 1955

 

***

Et c’est tout
pour l’heure
en ce moment
c’est comme si
nous étions déjà
alors que nous sommes
à peine
et ce qui est
plus étrange c’est
qu’on ne se
l’imagine pas bien
où pourrait être
arrivée
la longue traversée

                                        N. Balestrini, Ipocalisse, 1983

 

                                                                                                                                              (Dialecte vicentin)

 

                                        (Et le travail du mot)

 

La parole vide
ne dit pas le vide, ne nomme pas le néant -
                                                                        elle résonne
creuse et vaine comme l'enveloppe
des cigales aux souffles
de l'automne, tremble
comme la neige sur le bronze
des cloches immobiles, pleure sans bruit
comme le marbre des cimetières dont le temps
a fait un seul blanc désert

Que du vide ma
parole ait la plénitude
qu'elle brûle au feu noir
du non sens ---—
                               qu'elle ait l'aveugle 
force inépuisable de la faiblesse

                                       (Matteo Veronesi,Tempus tacendi, 2017)

 




“Apo” et “Le Paris d’Apollinaire” par Franck Ballandier

Franck Balandier – écrivain mais également connaisseur du milieu carcéral où il a travaillé - est aussi l'auteur d'un livre consacré aux « Prisons d'Apollinaire » chez L'Harmattan en 2001, et nous offre cette année, le livre intitulé « Apo ». Apo, apocopé, le nom d'un « pote » presque, dont on voit l'oeil à travers la découpe d'un judas trouant la couverture fort originale du Castor Astral. Assez pour donner une furieuse envie d'y aller voir, sous la couverture, ce que le romancier a bien pu raconter.

On ne sera pas déçu : si une mise en garde annonce au lecteur qu'il lui faudra démêler le vrai du faux, on oublie de l'avertir qu'il dévorera l'ouvrage, que tout lui semblera vrai, tant le talent de Franck Balandier rend vraisemblable chaque personnage, chaque situation. En trois volets, nommés « zones »,  trois époques de la vie du poète sont évoquées : l'affaire de la Joconde et son séjour en prison, les derniers jours et dernières amours ébauchées dans le délire fébrile du poète qu'emportera la grippe espagnole, et sa « survie » par le biais d'une étudiante retrouvant au XXIème siècle des vers inconnus du poète, que nous ne connaîtrons jamais en raison d'un tour du destin imaginé par le deus ex-machina qui nous a bien menés tout au long du récit, où l'on a découvert toute une faune de personnages secondaires risibles, touchants, attachants... croqués avec verve, avec un sens aigu du détail comique, à l'image – pour ne parler que du premier volet -  de Madame Georgette, la fielleuse et pipelette concierge qui aide la police de ses récits enjolivés sur son locataire « dépravé » et qui déclare naïvement « Je ne savais pas que ça rapportait autant d'écrire des histoires que personne ne lit. Moi, si j'avais su, je l'aurais continué le journal de quand j'étais petite. Peut-être que j'en serais pas là où j'en suis aujourd'hui. » Ou l'austère Monsieur Dray, le petit juge qui poursuit le poète de sa vindicte, et qui, traumatisé par un fâcheux événement de son enfance, pratique un onanisme singulier dont nous laissons au lecteur la surprise.

Franck Balandier, Apo, Le Castor Astral, 184 p., 17 euros

Ou encore, pour ne parler que de la première partie, le grotesque à la Albert Dubout du malchanceux Monsieur Anselme, amateur de catch et fan déçu du Vengeur masqué ou des rêveries érotiques du gardien Léon Georges... Tout ce petit peuple grouille autour de « l'histoire », avec la juste distance du regard que Franck Balandier porte sur eux, complice et distancié – comme vu du petit bout d'une lorgnette temporelle dont ses commentaires amusés nous rappellent la focale. Ainsi lors du vol du tableau au Louvre, ces mots : « Le poète n'avait pas hésité longtemps. Pour tout dire, il n'avait pas hésité du tout. Ce siècle encore balbutiant le protégeait pour l'heure, mais il ne le savait pas, de nouvelles technologies qui ne manqueraient pas de survenir pour empêcher les voleurs esthètes de dérober en toute tranquillité les œuvres d'art (...) ».

Cet Apo romancé dans la liberté de l'imaginaire, et pour cette raison- même si vraisemblable, c'est bien le plus bel hommage qu'on pouvait faire au poète pour le centenaire de sa mort : on évitera le mot « disparition », tant il est là encore à travers les mots de Franck Balandier.

*

Avec la collection « Le Paris des écrivains », les éditions Alexandrines offrent un catalogue de 28 titres de tout petit format, qui pourraient vraiment tenir dans la poche du promeneur désireux de parcourir la ville avec un guide éclairé. Accompagné de repères biographiques, d'une bibliographie succinte mais suffisante, et d'un lexique des lieux cités, le volume consacré à Apollinaire devrait particulièrement intéresser tout apollinophile.

D'abord parce qu'il est bien documenté, et que les 7 sections qui parcourent la vie du poète nous font voyager depuis les « années de misère » dans un Paris à la Gaboriau jusqu'au « Père -Lachaise, 89ème division, 23ème rangée », où l'on saluera la tombe du poète, en passant par Montmartre et Montparnasse, ou les prisons de la Santé en raison de l'implication du poète dans « L'Affaire de la Joconde » dont parle aussi le second livre dont nous rendons compte.

Franck Balandier, Le Paris d'Apollinaire, 
éditions Alexandrines, 120p. 12 euros

Ensuite parce que ce guide est bien écrit – j'entends par là que son style séduit, parce qu'y souffle l'écho des vers apollinariens et de la modernité, et aussi une réelle poésie comme dans cette évocation de la Grande Crue de 1910 où Franck Balandier évoque ces

 

Etranges paysages, enfilades de rues noyées, commerces à l'abandon. Tout ruisselle. Le fleuve, comme une coulée de lave, se répand insidieusement partout, il prend possession de la ville, étend son territoire, colonise cafés et terrasses, se faufile et rampe jusqu'aux pieds de la tour Eiffel.

« Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin »...

Il bêle et pleure et gémit sous l'assaut d'une vague terrible toujours recommencée. Sous le pont Mirabeau ne coule plus la Seine (...)

 

Enfin parce qu'à ces deux très grands plaisirs de repérage topographique et de rappels poétiques se joint celui de découvrir un Guillaume inattendu – gauche et timoré, infidèle (on l'imagine) en amour mais pas en amitié, incertain de son genre, parfois, sûr de son génie, toujours... sans compter la description d'une époque et des ses contemporains – silhouettes louches ou artistes connus - avec l'aide de l'auteur qui nous donne de quoi nourrir notre imagination, et recréer, le temps du livre, un Paris bohême de début de siècle, les bouleversements qu'il subit, tout une profondeur du temps à découvrir sous le Paris d'aujourd'hui, pour faire vibrer celui que célébra le poète.




Richard Soudée, Fleurs de la trace

Ce recueil rassemble poèmes en verset récits courts. Fleurs de la trace explore des souvenirs qui recouvrent toute une vie. La voix du poète creuse, taille et peaufine ce qui a été vécu dans la jeunesse et cette légèreté anime l’écriture dans la première partie du recueil.

Toute cette pluie ruisselait dans la maison de mon enfance. Elle dévalait autour de mon lit. Elle faisait vocaliser l'épaisseur des murs. Elle dissolvait l’agrégat des secrets de famille, encaqués derrière le papier peint des cloisons, les portes et les tentures. Généreuse, elle finissait par culbuter la rétention de l'évier où se grattaient les légumes de la soupe. Elle tordait les gouttières, faisait déborder le lavoir et gazouiller les pots de fleurs.

Le ton vacille entre le ludique et le tragique, ce qui permet au poète de mieux interpeller l’histoire de son temps,les peurs qui rongent et l’amour qui élève. 

 

Richard Soudée, Fleurs de la trace, Editions L’Harmattan,
collection Poètes des cinq continents, 2017, 138 pages, 15,50 €.

Torse antique
échappé
vivant
aux mains des iconoclastes 

Tu cours
tripes échevelées
au vent

Créature
messagère

 

Cela donne toute sa force à ce petit opus qui ouvre grand les portes sur un éventail de thèmes riches en effets sensoriels. 

 

Dans la haute frondaison de l'arbre Aimé Césaire étincelle un tourbillon de lucioles. Elles me parlent. Elles crépitent pour éclairer le chemin de ma révolte. Elles m'arment de mots-images. Et soudain elles prodiguent leur lait bienfaisant pour dissoudre mes terreurs d'enfant. À l'arrivée des ténèbres, elles allument les bougies et m'offrent la douceur d'un gâteau de miel à partager.

 

Dans  Fleurs de la trace  Richard Soudée révèle la voix intérieure du poète qui travaille la matière brute jusqu’à ce qu’elle livre les symboles riches, parfois mystérieux, d’une expérience existentielle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




Gwen Garnier-Duguy, Alphabétique d’aujourd’hui

Il s’agit de l’Avenir, Alphabétique d’Aujourd’hui. Il s’agit d’Amour, d’Absolu, mot galvaudé qui retrouve ici toute sa dimension, car ce recueil est habité par une Ame, celle de Gwen Garnier-Duguy. Un livre précieux à bien des égards…

Abécédaire où les mots recensés par le poète font sens : il faut voir dans cette énumération un parcours, initiatique, celui de l’homme, offert comme présent, toutes acceptions du mot confondues. C’est aussi une voie ouverte sur demain, ce que devra devenir demain…

 

Gwen Garnier-Duguy, Alphabétique d'aujourd'hui,
L'Atelier du Grand Tétras, Paris, 2018, 64 pages, 12 €.

Annonciation

 

Conduit par la seule énergie du poème, sans idée
préconçue, sans idée, avec rien à dire d’autre que la
présence des mots,

dans un mouvement de spontanéité, ni rature ni
repentir, jaillissement simple, jaillissement

    non pas écriture automatique mais sorte de performance

    sans manière, sans calcul, faisant confiance, aux sons,
aux lettres,

    éprouver la capacité poétique de celui qui se dit
poète, la mesurer à l’aune de ce qui se présente, quitte
à découvrir

    n’avoir pas l’aptitude à faire lever le pain des images
marié aux sens du rythme

    jouer debout dans la vérité…

 

Tel est Gwen Garnier-Duguy, " debout dans la vérité ". Il nous invite à le suivre dans ce poème liminaire, dans la confiance en notre intuition, seule guide à laquelle il confie sa poésie. Elle transparaît au fil des Versets d'un nouvel âge qui composent le recueil, sur des pages denses. Et, comme il est d'usage pour ce poète, le travail de la langue est d'une sensibilité et d'une justesse rarement égalées. Il évoque notre monde "moderne" grâce à des champs lexicaux révélateurs de toute la dimension visionnaire de ces lignes. Et si Gwen Garnier-Duguy convoque Arthur Rimbaud, à l'instar de beaucoup, le "voyant" se voit restituée la justesse d'une voix qu'on a trop souvent galvaudée. Il en fait une lecture juste et entière , hors des sentiers rebattus d'une révolte post-adolescentine par trop soulignée.

 

Web

 

    Tu avais lu dans l'avenir, Arthur Rimbaud, quand tu
parlas d'horreur économique fin dix-neuvième voyant

    le potentiel que l'ère industrielle investissait, entamant
la matière humaine, il y a

    l'économie de l'amour, l'économie du plaisir, 
l'économie du loisir, celle du rendement, bref, l'économie
de l'argent.

    C'est elle dont tu avais fait la synthèse dans ta boule
d'absinthe sans pouvoir mesurer dans le concret les
manifestations de cet imaginaire de l'avoir,

    espace binaire à deux dimensions, deux points zéro, 
quand on n'utilise que le zéro et le un, l'ère

    numérique ne numérise que jusqu'à un qu'elle appelle
deux un point zéro, y'a de quoi ironiser mais il y a aussi
de quoi

    envisager un autre ordre des choses, suivant le fil de
la logique métaphysique, envisager

    le trois point zéro parlant la langue de la profondeur,
non,

    la fonction du langage n'est en rien utilitaire, bonjour
quel temps désastreux les élections bah que des incapables
ça va finir par péter mon mari s'est fait licencier je sais
pas comment on va s'en sortir

    notre impératif c'est simple c'est

    faire du chiffre faire de la marge offrir les meilleurs
prix à nos clients.

 

Voix sur voix, révolte sur le cri, Gwen Garnier-Duguy rejoint ici ceux qui se sont levés pour dire, dévoiler, guider leurs semblables. La syntaxe savamment orchestrée, il utilise la disposition permise par le verset pour placer des groupes nominaux ou des verbes en exergue, et mettre l'accent sur une parole sage et révoltée. La démence de nos sociétés est restituée sans concession aucune, et loin de fermer la porte sur une parole négative, le poète nous ouvre la voie vers un univers fraternel et spirituel. L'issue est là, dans cette ré-union de l'humain et de sa dimension cosmique, dans cette ouverture du langage sur sa dimension sacrée.

Actualisée par une syntaxe rythmant les versets et un vocabulaire qui convoque tous les niveaux du langage, cette forme sacrée replace la parole spirituelle à la place qu'elle n'aurait jamais dû quitter : au service d'une lecture du présent. La compréhension permise par la restitution de toutes les dimensions du réel doit mener à une prise de conscience.

Avancer dans cette prière que représente toute parole énoncée, dés lors que la vérité préside, pour construire un avenir habité par l'Humain. Il nous faudra cette  volonté de parvenir à n’être plus que souffle, celui de l’intérieur du poème, contenu dans ce mystère qui émerge des lettres, de l’énergie des rythmes et des sons, dans une immanence dévoilée par la parole. S’abandonner, comme le poète nous en montre la voie, et ouvrir notre cœur, pour accéder enfin à une autre dimension de la conscience pleine et entière. Nous pourrons alors enfin aborder des enjeux et des défis qu'il nous faudra relever pour construire un monde de paix où la fraternité présidera aux destinées. 

 

    Nous avons les mots sur les os et les vents venus de la
mer font s’envoler de nos corps les images miraculeuses

    pourvu que nous pensions qu’elles sont miraculeuses 
alors

    elles visiteront les quelques forêts qui demeurent,
visiteront

    les forêts enfouies dans l’ombre de notre monde

    intérieur, déposeront leurs mânes sous forme de
promesse à travers les travées de nos mégalopoles et le
vent

    de notre propre respiration entretiendra le feu qui
sauve

    et la prière

    par quoi toute poésie advient.

 

Voici dévoilée toute la dimension sacrée de la poésie. Elle est une prière car elle révèle toutes les dimensions du réel et ouvre vers des universaux communs aux hommes de tous horizons, Unifiante et transcendante, elle sera cette parole sacrée, comme l'est toute parole partagée. Elle mènera à cet ultime savoir : nous ne formons qu'un, nous sommes frères, bien avant Babel, et après. Il suffit de se souvenir. Et le poème est ceci d'avant le langage, ce territoire commun. Il est dans les vers de Gwen Garnier-Duguy comme l'essence même de ceci, de l'humanité révélée par le rythme et les sons de ces textes en prose  éminemment poétiques. Un talisman, un grimoire pour un avenir enfin au visage de ce que peut être la fraternité, tel est Alphabétique d'aujourd'hui. puissante poésie, comme l'est la prière. 

Les champs sémantiques marquent clairement cette juxtaposition d'un monde moderne déshumanisé et d'une dimension commune et fraternelle, qu'il s'agit de retrouver. Dualité que l'on retrouve également dans les textes qui évoquent le pouvoir de la parole, et la possible communauté retrouvée au coeur du poème. Voie ouverte sur un avenir pour la littérature aussi, qui balbutie, qui se cherche, en ce début de siècle si difficile pour nos frères. La mission du poète, de la poésie, de la littérature, il en est enfin question dans Alphabétique d’aujourd’hui… Le siècle 21 sera poétique, et grande est l’envie d’ajouter « ou ne sera pas »... Malraux avait raison, à un siècle près. Nous, poètes, devrons prendre la parole, et la restituer à sa dimension spirituelle. Il nous faudra lui redonner son pouvoir. Il nous faudra créer un lieu de rassemblement dans la parole. Il n’est plus l’heure du poète mage et porteur d’une parole divine, il n’est plus le temps du poète maudit, ni de celui qui ouvrira des portes là où tout territoire a été découvert, ni de celui qui donnera au miracle du vers un visage de Dieu. Temps est venu de tisser l’union des peuples et des cœurs, dans le rythme poétique, dans la trame du texte. L’Art ne devra avoir qu’un objectif, unir le sacré au tangible, et révéler l’univers enclos dans toute chose, dans chacun de nous. C’est ceci, Alphabétique d’aujourd’hui. Une prière offerte au monde pour dépasser tous les clivages et édifier un avenir commun dans la paix. Voici, le poète n’est ni ici, ni là, ni mage ni maudit, mais un parmi le nombre, et le nombre dans la poésie qu'il révèle, un.

 Alors les lettres, les mots, le poème, le son du poème et le souffle dedans, tissent une toile multidimensionnelle qui trace un chemin, celui d’une fraternité à retrouver. Toi, moi et nous, trinité à incarner dans le verbe,  unique direction pour amorcer le recommencement de nos histoires. Celle du toi et moi, et celle du nous, cette Histoire "avec sa grande hache" qui fut pour Perec comme pour des milliers de semblables une épreuve hors d’imagination… Et qui, encore, continue de trancher, broyer et achever toute trace d'une possible communauté humaine établie sur les fondements de la paix. Il faut vivre le poème, celui de Gwen Garnier-Duguy, pour commencer, éclaireur et voix unique d'une poésie fédératrice.

"La poésie appartient au Poème", et le Poème à l’avenir, et l’avenir à l’humanité retrouvée.




Pierre Stans, Opus niger

Ralentir pour échapper à l’accélération du corps et digérer l’histoire

Opus niger roule ses mots anciens au fil du fleuve de feu dévalant le volcan inouï, fleuve délétère courant toute poésie comme est courue la mort (toute la poésie est noyée, brûlée, en flammes). Pierre Stans, pseudonyme probable pour affronter celle-ci, place son œuvre au noir sous les cendres chaudes du Santorin. Plus loin recèle lave noire emporte le poème roulant sous les architectures utérines.

 

Pierre Stans, Opus niger, PhB Editions, 2018, 103 pages, 10 €.

Où porter l’épée de nuit ? souffle le masque du poète au corps étendu et blessé des signes tatoués sur (son) corps en des endroits dérobés.

Toujours ce lieu dérobé, forcément pétri de la négritude originelle, ce lieu de tous les tremblements, lieu écrit qui bée, tatoué pour vaincre l’éternité. Plus loin était hier et est, aujourd’hui encore.

Noirs sont les desseins du temps emportés par la vague des flammes et des eaux mêlées, Pierre Stans explore les contrées de chairs fabriquées dans l’espace de la remembrance, les interstices des peaux tannées ; l’écriture en est le lieu parfait, encore faut-il la retrouver, minérale, fragile, dans les bibliothèques des temps premiers de l’écriture où les manuscrits levaient en secret l’origine de toute chose.

Écrire sur le corps pour que ce corps ne perde rien. Sur le corps, sur les hanches pleines, toutes les bibliothèques rangées. Pour que l’esprit puisse lire ad vitam ce que recèle sa totalité.

Opus niger est le poème central de l’ouvrage éponyme qui l’enferme. À jamais le rêve létal organise ce livre de la première à la dernière ligne. Écoutons Antérieur, le premier poème, planté comme les deux jambes d’un corps sur lequel s’accomplit l’érosion errante de chaque jour avant de s’interroger sur le double de soi, cet éternel vivant vaquant le long de chemins obliques. Avant Opus niger, Antérieur note l’indifférence du ciel. 

Enjambons, passons à la Vision de l’ennemi où il est recommandé de ralentir pour échapper à l’accélération du corps. Ne pas aller trop vite, trop loin, voyager intime. Une vie comme un tunnel avant la chute dans le vide. Mais on recommence, dit Pierre Stans en quête d’écriture, toujours ; pour sauver les jours finissants il veut croire que de nulle part viendront à l’esprit des citations pour durer encore dans la langue. Dans la vie la langue. Alors cet ennemi ? ce soi-même répliqué agissant dans un vide ou il-ne-sait-quoi d’obstiné et d’insistant renvoie au tunnel. Cet ennemi qui vit aux dépends des cellules déjà moribondes, s’en délecte, avance dans le dos. S’il mourrait, lui, et pas moi. Eh bien non.

On le vit antan, sous la cendre de Santorin, voici près de 3800 ans, précisément à Akrotiri, Théra, lieu mythique de l’écriture exhumée mais non encore transcrite. C’est là que nous transporte Pierre Stans, rescapé de la tragédie et revenu par tunnel et vide, dans l’écriture même, en un bond prodigieux, réalisé à vitesse lente pour digérer l’histoire. L’histoire de l’écriture est toute entière recluse dans ce vestige (vertige) nommé Linéaire A, monument à l’écriture inventée par la civilisation mycénienne des Cyclades. Que disent ces 90 signes de nous-mêmes, ces 57 syllabes de nous-mêmes ? Pierre Stans est muet sur ce point. Il s’en remet aux images de la cité de cendres pour clore son exercice. Son chant résonne en traces menues, garde le secret de l’écriture ancienne car malgré l’effort conjugué du poète et de son double il y eut le constat d’un silence. 

Que le double l’emporte, semble dire Pierre Stans. Ce double était, il est, il sera et restera dans l’évidence de la matière, le mystérieux scripteur des manuscrits levant en secret l’origine de toute chose.

Opus niger réunit six poèmes organisés autour du poème éponyme et écrits, selon l’auteur, dans les années 1970 et suivantes, pour mourir dans Calcaire en 2014.




Guillaume Apollinaire — Quelques poèmes du temps de guerre

Calligramme Apollinaire Lou © Domaine public

C’est

 

C’est la réalité des photos qui sont sur mon cœur que je veux
Cette réalité seule elle seule et rien d’autre
Mon cœur le répète sans cesse comme une bouche d’orateur et le redit
À chaque battement
Toutes les autres images du monde sont fausses
Elles n’ont pas d’autre apparence que celle des fantômes
Le monde singulier qui m’entoure métallique végétal
Souterrain
Ô vie qui aspire le soleil matinal
Cet univers singulièrement orné d’artifices
N’est-ce point quelque œuvre de sorcellerie
Comme on pouvait l’étudier autrefois
À Tolède
Où fut l’école diabolique la plus illustre
Et moi j’ai sur moi un univers plus précis plus certain
Fait à ton image

(Poèmes à Lou)

 

*

À travers l’Europe

A M. Ch.

 

Rotsoge
Ton visage écarlate ton biplan transformable en
hydroplan
Ta maison ronde où il nage un hareng saur
Il me faut la clef des paupières
Heureusement que nous avons vu M Panado
Et nous somme tranquille de ce côté-là
Qu’est-ce que tu vois mon vieux M.D…
90 ou 324 un homme en l’air un veau qui regarde à
travers le ventre de sa mère

J’ai cherché longtemps sur les routes
Tant d’yeux sont clos au bord des routes
Le vent fait pleurer les saussaies
Ouvre ouvre ouvre ouvre ouvre
Regarde mais regarde donc
Le vieux se lave les pieds dans la cuvette
Una volta ho inteso dire chè vuoi
je me mis à pleurer en me souvenant de vos enfances

Et toi tu me montres un violet
épouvantable
Ce petit tableau où il y a une voiture
m’a rappelé le jour
Un jour fait de morceaux mauves
jaunes bleus verts et rouges
Où je m’en allais à la campagne
avec une charmante cheminée
tenant sa chienne en laisse
Il n’y en a plus tu n’as plus ton petit
mirliton
La cheminée fume loin de moi des
cigarettes russes
La chienne aboie contre les lilas
La veilleuse est consumée
Sur la robe on chu des pétales
Deux anneaux près des sandales
Au soleil se sont allumés
Mais tes cheveux sont le trolley
À travers l’Europe vêtue de petits
feux multicolores

(Ondes, Calligrammes 1918)

Marc Chagall, Hommage à Apollinaire, 1911 env.

Chevaux de frise

 

Pendant le blanc et nocturne novembre
Alors que les arbres déchiquetés par l’artillerie
Vieillissaient encore sous la neige
Et semblaient à peine des chevaux de frise
Entourés de vagues de fils de fer
Mon cœur renaissait comme un arbre au printemps
Un arbre fruitier sur lequel s’épanouissent
                Les fleurs de l’amour

Pendant le blanc et nocturne novembre
Tandis que chantaient épouvantablement les obus
Et que les fleurs mortes de la terre exhalaient
                Leurs mortelles odeurs
Moi je décrivais tous les jours mon amour à Madeleine
La neige met de pâles fleurs sur les arbres
       Et toisonne d’hermine les chevaux de frise
                 Que l’on voit partout
                          Abandonnés et sinistres
                                    Chevaux muets
       Non chevaux barbes mais barbelés
           Et je les anime tout soudain
       En troupeau de jolis chevaux pies
Qui vont vers toi comme de blanches vagues
                   Sur la Méditerranée
            Et t’apportent mon amour
Roselys ô panthère ô colombes étoile bleue
                        Ô Madeleine
Je t’aime avec délices
Si je songe à tes yeux je songe aux sources fraîches
Si je pense à ta bouche les roses m’apparaissent
Si je songe à tes seins le Paraclet descend
         Ô double colombe de ta poitrine
Et vient délier ma langue de poète
         Pour te redire
         Je t’aime
Ton visage est un bouquet de fleurs
    Aujourd’hui je te vois non Panthère
                                Mais Toutefleur
Et je te respire ô ma Toutefleur
Tous les lys montent en toi comme des cantiques d’amour et d’allégresse
Et ces chants qui s’envolent vers toi
                          M’emportent à ton côté
                     Dans ton bel Orient où les lys
Se changent en palmiers qui de leurs belles mains
Me font signe de venir
La fusée s’épanouit fleur nocturne
             Quand il fait noir
Et elle retombe comme une pluie de larmes amoureuses
De larmes heureuses que la joie fait couler
       Et je t’aime comme tu m’aimes
                     Madeleine

 

(poème à Madeleine, 18 novembre 1915)

*

Liens

 

Cordes faites de cris

Sons de cloches à travers l’Europe

Siècles pendus

Rails qui ligotez les nations

Nous ne sommes que deux ou trois hommes

Libres de tous liens

Donnons-nous la main

Violente pluie qui peigne les fumées

Cordes

Cordes tissées

Câbles sous-marins

Tours de Babel changées en ponts

Araignées-Pontifes

Tous les amoureux qu’un seul lien a liés

D’autres liens plus ténus

Blancs rayons de lumière

Cordes et Concorde

J’écris seulement pour vous exalter

Ô sens ô sens chéris

Ennemis du souvenir

Ennemis du désir

Ennemis du regret

Ennemis des larmes

Ennemis de tout ce que j’aime encore

(Ondes, Calligrammes 1918)

Giorgio de Chirico,
portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire, 1914

 

*

 

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feuilleter l'édition originale des poèmes de Calligrammes en suivant le lien :
 https://archive.org/stream/calligrammespo00apol#page/134/mode/2up