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Vincent Motard-Avargues, Je de l’Ego « Narration entaillée »

« Narration entaillée », Je de l’Ego, l’image d’un « radar » en guise de première de couverture illustre heureusement le chant du cygne (nom de la maison qui publie le livre)/le champ poétique ici livre par Vincent Motard-Avargues.

 

Morceaux d’une existence disloquée comme des rémanences rétiniennes sur/sous les paupières mi-closes d’une vie, d’une conscience pour l’heure adossée/en arrêt/en sursis…

 

               La fête sauvage électronique bat son plein. Les basses fréquences
font trembler le sable de cette forêt proche de l’océan. 
              Sous l’emprise d’un acide, Noé Vida ne peut plus bouger d’un cil.
             Adossé à un pin, sa vie lui revient brutalement, par flashs syncopés,
Hachés. Ses multiples identités, ses Je sans moi.

 

 Vincent Motard-Avargues, Je de l’Ego « Narration entaillée », éd. du Cygne, 91 p., 12€.

État hallucinatoire ; vie hachée menue (provisoirement) visionnaire. Comme des images du monde visionnaire, michaldiennes (ici le Je remue comme La nuit remue de Henri Michaux).

Et Noé Vida porte bien son nom.

Comme on porte le vide d’une existence en sursis, -en rémission ? Comme ce vide peut porter une non-vie, un plein-creux dans la richesse abandonnée/dépouillée d’une Arche-de-Noé dans la traversée vers quel "Siddharta (ou presque)" après le déluge, vers quel "polder d’homme", quelle "prison", quels "demain", quels "Danses et Chants", quelle « Paix » ?

Vers quel Je de l’Ego d’où jaillit l’existence se rebâtira la solidarité de solitudes « sans racines », brisées dans leur singularité, îles dépossédées de leur archipel ?

La voix de Vincent Motard-Avargues entaille la narration dans l’espace de la page où le temps se fracture et reconstruit la fatigue des mots en même temps que les mots édifient le sens de ce qui passe/fuit/se délite.

 

tu avais du sans
pleines mains

 yeux d’ambre
ête d’océan
acouphènes d’absences

d’autres couraient
au long
des aubes
sèches

toi tu vacillais
via tempes arides
du lieu

où demain ne
s’épelle plus

 

Je de l’Ego signe un road-movie initiatique. Des bouts de route/des bribes de chemins poursuivis ou interrompus, voire brisés, déroulent des séquences d’un Moi démultiplié en Ego décentré par l’(Im)permanence (titre d’un recueil de Vincent Motard-Avargues, paru en 2015 aux éditions Encres Vives). (Im)permanence du Si peu, Tout (éd. Eclats d’Encre, 2012) où l’existence s’appose, dans le

 

tout trop mouvements
en évidences pleines

 tu assommé ici
poids aux manques

 eux accrochés là
meutes rythmiques

 toi qui traces tu
en contours internes

 

où le vide, le plein creux, les multiples identités d’un Je sans moi

 

tout
défile défoule
tombe tourne
ressasse rappelle
revit s’échappe

 toi
enfant hommes
hommes passés
passé présents
présent futurs

 

où la vie en radar tourne autour de ses inutiles urgences, ses brèves de sécurité vaine par flashs syncopés, hachés puisque nous voyageons ici dans le road-movie d’une descente initiatique où le Je d’un anti-héros tente, broyé, en déliquescence, en état second, de ramasser d’un Ego Ce qui reste (revue en ligne créée par Vincent Motard-Avargues), ce qui va, émietté par la nuit, émietté par les mouettes de l’Envie, récolté par les oiseaux de la Vie.

L’évidence du cosmos et de soi est remise en question dans l’univers du poète. Rien ne va de soi. La logique des choses qui d’ordinaire se suivent et s’enchaînent est rompue, ainsi À ce qui est de ce qui n’a, comme L’Alpha est l’Oméga… Rien ne va de soi comme un Recul du trait de côte, Leurs mains gantées de ciel, Un écho de nuit où se ricoche la lumière dans la profondeur du silence et des ténèbres mystérieuses. De même que le réel fonctionne sur le principe des "Matriochka", le concept de structure gigogne, d’objets emboîtés, de même les poèmes de Je de l’Ego sont sécables dans les « plages de néant » formées par la page blanche, sans autres rives que celles du vide mais avec les mains pleines du sans (« tu avais du sans/pleines mains »), sur  un « tempo disharmonique » pour  tenter de  saisir encore  un  bord où tenter de réunir

 

toutes ces heures
à courir après
minutes creuses

 tous ces heurts
à attraper
coups de lune folle

 

L’objectif de la course du Je s’est perdu dans le vide des objets vainement (re-)cherchés, et cette vacuité le pulvérise en ses identités.

Je de l’Ego résonne dans le champ/le chant d’une déconstruction où

 

je
et
tu

 

pourraient s’imbriquer de façons aléatoires et modulables sur un tempo traversé de solitudes désolidarisées. Le hiatus de l’absence au cœur des êtres en présence coordonnent encore le manque, les ombres, les spectacles sans spectateurs (les corps de théâtre/machine à vivre/robot d’être) ainsi le lien encore établi par la conjonction de coordination « et » reliant les vers parfois monosyllabiques, formant une jointure entre les vibrations, une prothèse en place d’une cassure/fêlure, d’où surgit malgré tout

 

quelque chose
ô
quelqu’un

 

La foule fait masse –« un plein creux »- sous l’emprise du bruit de la fête sauvage électronique, sous l’emprise de l’acide, tandis que le Je du narrateur assommé s’accroche dans le creux de sa perdition aux lambeaux de silence assourdissant, aux morceaux de sa vie -ou non-vie- encore battante ; aux restes d’une mémoire traversée de « flashbacks » syncopés ; à ses voix écharpées « solo de mille chœurs ».

S’échappe pourtant encore un « bruissement d’êtres/au loin où l’/existence existe », résiste, pour que le Je de l’Ego se surprenne à rêver encore au bout de la nuit

 

oh oui
j’ai rêvé

 à une chambre moins 
froide

où conserver sa terre
ocre

et dormir apaisé
un peu

 

Présentation de l’auteur




Vincent Motard-Avargues, Je de l’Ego « Narration entaillée »

Je de l’Ego titre l’une des parties de cet opus signé Vincent Motard-Avargues, où se déclinent les multiples identités éclatées de Noé Vida l’anti-héros, rassemblant les vies de ses Je sans moi. Bilan d’une vie, ou d’une non-vie ? Compte-rendu poétique fictionnel d’une résonance sensible en nos temps qui courent, où tous nos repères tombent, armatures socio-professionnelles, familiales, psychologiques etc.

À l’instar du célèbre jeu de construction au succès toujours d’actualité, l’identité d’une « Je de l’Ego » assemble ici les éléments -brique à brique- de ses différents moi, pour les reconstruire si possible dans un parcours chaotique en lignes brisées et dans une ascèse poétique qui ne manque ni de lucidité ni de causticité en fin de compte. Dresser par la vertu d’une veine poétique ajustée un constat désabusé de l’existence peut (r-)éveiller la conscience.

De « Ce qui reste » (clin d’œil à la revue numérique dirigée par Vincent Motard-Avargues), après un effondrement de tout l’être, que reste-t-il à dire/à écrire, à l’approche du « Siddharta (ou presque) », après avoir ouvert les « Matriochka » des choses à découvrir/des êtres à rencontrer ? Que reste-t-il de « Tout », de « toi », de ce « tu » toujours à connaître, « et » du « Je de l’Ego » ? ― « Un truc qui court », « la Paix », « un oui sans fin » ? …

Vincent Motard-Avargues, Je de l’Ego « Narration entaillée », éd. du Cygne, 91 p., 12€.

Dans un jeu de déconstruction du langage et du rythme, dans un jeu de reconstruction d’un cosmos au « logos » reformulé par une poésie reconfigurant au passage du temps la singularité d’un monde -celle d’un quidam en perte du Sens probablement à donner au cours de son existence, à l’arrêt ou plutôt en pause dans une crique où l’abordage pense jeter l’ancre définitivement, ou lever à nouveau les voiles par le large insufflé par la force régénératrice d’une encre poétique- Je de l’Ego invite au voyage d’une descente dans les eaux du silence et du retrait qui, paradoxalement, maintient le cap de l’espoir.

Avec la folle allure d’un Je s’écrivant, feuilletant les pages de son histoire depuis la crique d’existence où il entame de tourner le film de sa vie. Dans une langue dépouillée, comme épurée, dont la densité des mots, leur puissance poétique, refait le monde à l’image d’un Je sans moi revenu de tout, aux facettes kaléidoscopiques dont chacun a pu entrevoir déjà la fragilité au cours de sa propre expérience de vie, des peines aux déceptions écopées jusqu’aux joies égrenées.

Poésie singulière émouvante dans ses Chants et danses syncopées, joués dans la fluidité arythmique de flashbacks et d’instantanés reformulés pour mieux en saisir l’épopée personnelle/universelle. Pour s’en délivrer aussi, peut-être, qui sait ?

 

je sais
je le sais
mots
rêve
espoir
ce qui
se dit
s’écrit
cette lueur
cette absence
antique saison
du feu
flamme subtile
du temps
l’éternité
je sais
je le sais
comme on vit
comme on respire
un oui sans fin

 

Le Poème n’est-il pas cela, un Je de l’Ego : « un oui sans fin » ?

Présentation de l’auteur




Adonis : Lexique amoureux

Voici le quatrième et le plus massif des volumes d’Adonis publiés par Gallimard dans la petite collection Poésie. C’est dire à la fois l’abondance créatrice du poète Adonis, et l’intérêt que lui porte le public, doublé sans doute d’une curiosité pour la poésie de langue arabe. D’emblée, je dirai qu’il est impossible ici, et de faire tant soit peu le tour de la question, que ce soit de la personnalité du poète, ou de ce que véhicule sa poésie, en particulier par rapport à la littérature poétique dans les langues qui utilisent l’arabe pour écriture, et dont pour toutes, plus ou moins, les thèmes et la vision d’un monde se sont « littérarisées » par l’apport culturel de l’Islam et de la langue du Coran.

Ainsi, Adonis écrit en arabe, connaît une vaste popularité dans les pays qui ont accès à cette langue, ou la pratiquent couramment, mais par bien des côtés, sa poésie fait écho à de grands précurseurs tels que Hafiz ou, pour la pensée, à des Ibn Arabi ou des Sohravardi, par exemple. En lisant ce Lexique amoureux, on ne peut s’empêcher de songer aux divers aspects de la notion du « coeur » telle qu’on peut la lire chez les Soufis et dans le Coran. Cependant, Adonis se dit occuper une situations paradoxale en laquelle une forme d’athéïsme n’est pas incompatible avec les concepts de la mystique musulmane.

Adonis, Lexique amoureux,  traduit de l’arabe par Vénus Khoury-Gata, Issa Makhlouf et Houria Abdelouahed. Collection NRF Poésie/GALLIMARD- 510 pp.

Il s’ensuit une œuvre d’une richesse extraordinaire par son dialogue poétique entre la modernité du penseur, qui n’ignore rien de la pensée « cartésienne », et l’abondance culturelle des symboles issu de la tradition. Ainsi tout dans Adonis est extrêmement pluri-signifiant, ce qui évidemment est difficile à faire percevoir dans une traduction en français dont le vocabulaire n’évoque aucunement les « atomes lexicaux de signifiés » que le mot arabe correspondant produit dans une conscience de culture arabe. On n’a donc essentiellement, il faut l’avouer, qu’un « aperçu », dont la face disons de « culture européanisée » est forcément en français la plus sensible : cependant que des traductions moins adaptatives (ou davantage « mot à mot ») seraient terriblement réductrices, car on peut dire facilement en arabe, sur les sentiments les plus divers et les plus subtils, des choses qui en français paraîtraient ridiculement sentimentales, et disons « mal-compréhensibles ». Il est de fait, en ce sens, que la compréhension métaphysique du cosmos, que ce soit pour un athée ou un croyant, dans la langue du Coran – qui constitue le fondement de l’expression et de la pensée en arabe classique – reste bien plus spontanée que dans le monde purement occidental. De là découle que par la superposition inconsciente des signifiés dénotatifs, connotatifs et symboliques « empilés », le principe de non-contradiction (le fameux « tiers-exclu ») aristotélicien est déjoué. L’espace dans lequel se meuvent les idées du monde moyen-oriental est essentiellement platonicien. C’est ce que l’on constate simplement par exemple avec la façon d’écrire : l’occidental écrit de gauche à droite parce que ce qui l’intéresse au premier chef est de voir la matérialisation de ce qu’il a écrit, sa réalisation. Lorsqu’on a écrit on a le tracé d’encre sous les yeux, on peut donc « vérifier » à mesure ce qui est tracé et qui suit l’acte de la main. En revanche en arabe, on écrit de droite à gauche, la main cache ce que l’on vient immédiatement de tracer, parce que c’est moins ce qu’on a écrit qui importe que ce que l’imagination projette incessamment d’écrire encore. Ce n’est donc pas tant la réalisation que l’élaboration des idées qui compte. De même, dans la monde moyen-oriental, la démarche dans les discussions est très différente de celle de l’Occident : pour informer, on va s’étendre longuement sur les circonstances, puis on expliquera le résultat d’un événement ou d’un acte, puis on expliquera ce qui s’est passé, et enfin on désignera ce qui en a été la « cause ». Et on débattra longtemps, avec une sorte de mentalité « juridique », de l’exact degré de responsabilité de cette cause à partir de l’ensemble des informations préalables sur ses conséquences et l’influence des circonstances. De même, en conversant sur un projet, on finit par décider de ce qui sera « bon ». Puis les choses en restent souvent là, puisque l’essentiel est dit, et que la matérialisation est secondaire. En lisant la poésie d’Adonis, j’entends, de façon globale et synthétique, il me semble que les choses s’y passent quelque peu de la même façon : chaque recueil accumule et présente au lecteur d’abord une masse de faits, puis peu à peu au cours du livre, ils forment une sorte de « paysage mental » d’ensemble. Et finalement l’essentiel est donné, compact, et évident. Par exemple (page 379) le prologue d’ « Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme » propose quelques données qui interrogent sur un événement et ses circonstances. Ensuite, le choeur, la femme, le narrateur, racontent les mille fragments d’une histoire. À la fin, à la page 500, un court poème ramasse en quelques vers tout le message, ici le problème de la position et de l’action du poète qui est au coeur de tout le livre… D’autant que l’Islam n’aime pas trop les poètes, craignant qu’on en fasse des prophètes !

On m’excusera de ne rien citer en particulier, et d’inviter le lecteur intéressé à acquérir le livre, car pour développer ma thèse…  il y faudrait, non pas quelques poèmes cités, mais un livre entier au moins, qui n’est pas de mise ici, d’autant que nous ne parlons que de la version en français qui, si soigneusement traduite qu’elle soit par trois traducteurs dévoués et incontestablement valeureux, n’autorise pas beaucoup de justes commentaires. En français, s’imprégner à la longue du poème d’Adonis en fréquentant sa poésie bien traduite est le mieux qu’on puisse faire pour approcher son œuvre, de résonance universelle.




Un petit sachet de terre, aux éditions La Porte

Pour qui chercherait Laon  sur la carte de France, il verrait les noms proches de Soissons, Reims, Craonne... un peu plus loin, Verdun.  Et cherchant bien, il lirait le nom de la route départementale 18 CD, pour Chemin des Dames. Les noms qu'il lirait autour de ce parcours,  Cerny-en-Laonnois et Craonne, ne correspondent plus aux emplacements des villages d'alors, totalement détruits et reconstruits ailleurs.

Certains d'entre eux portent un double nom, car fusionnés à d'autres, en 1923, pour en garder la trace, en raison de leur disparition «physique» : Chermizy-Ailles, Pancy-Courtecon, Oulche-La Vallée-Foulon,  Vendresse-Beaulne, Colligis-Crandelain, Bouconville-Vauclair,où se trouve – reconstruite, la Ferme d'Hurtebise, détruite comme d'autres qui furent des enjeux majeurs du conflit, et reconstruite quand d'autres ne le furent pas :  la ferme Saint-Martinla Malmaisonla Royère ou Malval... noms de lieux morts dans un paysage ravagé par les bombardements.

C'est donc de Laon, préfecture de l'Aisne, qui fut un enjeu majeur du 1er conflit mondial en tant que poste stratégique proche de Paris, aux mains des allemands du 2 septembre 1914 au 13 octobre 1918) que me parvient l'enveloppe de mon abonnement, d'où je tire deux livrets et... soigneusement protégé dans un feuillet plié du même carton que les couvertures, l'émouvant témoignage de ce qui « reste » vraiment, de tous ces morts – Français, Allemands, conscrits venus des colonies... - de tous ces hommes, dont on a perdu les corps, dans les plaines de Picardie : un éclat d'obus et une pincée de terre provenant du Chemin des Dames...

Alors que j'écris, le sachet brille d'une douce lueur sous la lampe de mon bureau... un peu de ces fantômes m'accompagne ce matin, tandis que je lis la livraison de novembre.

éditions La Porte, Raymond Prunier, Poèmes 14-18, Werner Lambersy, Bureau des solitudes,
4 euros le livret, ou sur abonnement, 6 numéros, 22 euros, chez l'éditeur, Yves Perrine,
215 rue Moïse Bodhuin, 02000 , LAON

 

Raymond Prunier, Poèmes 14-18

 

C'est une méditation sur les lieux de la guerre que nous propose le poète, parcourant dans l'état de demi-conscience de la rêverie des lieux dont on devine qu'il les a longuement arpentés en pensant à ceux qui y tombèrent :

 

 Quand j'emprunte le Chemin des Dames

Je mets des semelles légères

Je leur demande l'autorisation de poser mes pas sur le champ

Je redoute d'effacer les traces

En mettant mes pas dans les leurs (...) 

 

Avec une infinie tendresse, il trace les portraits de ces « fantômes de novembre », et leur parle dans un silencieux échange – et écoute la « rumeur de mille voix enchevêtrées », leur donne sa voix, ses « lèvres vivantes ». Il nous fait entendre ces mères « divinité prosaïques encloses dans la nuit des cuisines » qui avaient inculqué, à leurs fils, sans imaginer le terme, ce devoir d'obéissance qui les a perdus dans la glaise ; ce père pour lequel toutes les choses s'arrêtent et deviennent « à jamais impossibles impossibles impossibles » ; un permissionnaire rêvant de mimosas avant de retrouver les « mâchoires d'acier de boue de pluie » ; « les fiancées d'Hurtebise / Qui chaque novembre reviennent maudire leur injustice », l'ennemi si pareil que « Le Rhin ne justifie pas la mort de l'un / Ni de l'autre »,  ou ce soldat écrivant à sa femme :

 

 Solange

Chère femme

Dis aux petits que je marche vers le front de la loterie majeure

Ils comprendront

Ne leur parle pas d'honneur

Ni de sol à défendre

Nos vingt-huit arpents nos trois vaches

Ne valent pas ma vie (…) 

 

Raymond Prunier écrit dans une langue simple, sans afféterie de style – il écrit comme on parlerait à ses morts familiers, et ses poèmes sont porteurs d'une intense émotion, née de la réalité donnée à ces ombres évoquées. Ombres sans repos – sans sépulture – dont les émotions, les sentiments, la haine parfois, vous frappent si vous leur parlez.

Les images, très rares,  sont profondément justifiées – ainsi cette bise qui « mord voracement (ses) joues » de poète adossé au mur du cimetière, comme les rats sans doute mordirent les visages de ceux qui sont tombés dans la boue des tranchées. Les savants en rhétorique nomment Ekphrasis  la figure de style qui  désigne cette vivace évocation de choses et d'êtres qui sont absents, autant que les ombres évoquées/convoquées des Enfers par Ulysse, qui leur verse une libation de sang pour les faire apparaître, dans le rituel de la νεκυια à  laquelle l'a initié Circé.

Ces ombres, le poète – ou son double - les convoque au rythme de ses pas – nul besoin de verser le sang – celui des victimes est toujours mêlé à la glèbe...  et c'est ainsi que je lis la « Présence » christique du dernier poème :  

 

Ce pain que je mords

Le temps où je meurs

Ce vin que je bois

Le sang que je verse

Ce cri que je lance

Dans l'effroi du feu nourri (…)

 

Présence, toujours, sur la tombe de « Germain » où il porte des fleurs, auprès du « Monument aux vivants » désignant par antonomase la stèle où s'inscrivent les noms qui ne sont pas le sien, qui demeure « Monument le mot le dit / C'est ce qui reste quand on va tout oublier / Cela demeure je suis là / Souvenir vivant très présent / Qui reviendra vous saluer toujours ».

 

Werner Lambersy – Bureau des Solitudes

 

Guy Rouquet((Guy Rouquet dirige l’Atelier imaginaire depuis sa création en 1985. Il est à l’initiative des prix Prométhée et Max-Pol-Fouchet. Il est le créateur de la « Quinzaine littéraire et artistique », organisée autour d’écrivains œuvrant ou ayant œuvré au sein des jurys internationaux du prix Prométhée et du prix Max-Pol-Fouchet dans la grande région lourdaise, en liaison étroite avec ses partenaires institutionnels et des acteurs du monde des arts, des lettres et de l’éducation.))  est le dédicataire du petit recueil suivant commençant par ces vers :

 

Ne craignez rien

Le monde

Ne manquera jamais

De poèmes

 

 Le poète qui nous rassure en liminaire envisage la mort - sa propre mort : « Demain / Je ne respirerai plus ». Mais cette mort, il la décrit cosmique, habitée d'étoiles et des poèmes « qui se préparent sans moi ».  Et dans la foulée de sa rêverie, il envisage un futur dans lequel la Terre aura depuis longtemps vécu, temps mythique à l'envers où, par ce retournement que permettent les mots, le poète peut envisager sa genèse comme celle de l'univers sensible  « Ma mère ouvrait / Les cuisses à la voûte / Céleste » et percuter cette image de celle de ce « petit cadavre / Sur une côte mal connue », mort sans avoir trouvé le refuge. C'est une vaste fresque qui se dessine, à petits traits, dans ce recueil minuscule, où comme en écho aux poèmes 14-18, on entend ici

 

Les pleureuses du vent

Dans le cortège

Indifférent

Des vagues (qui) reprenaient

En choeur

La liste des héros morts 

 

Les considérations – presque des aphorismes -  au fil d'une pensée libre de contraintes, évoquant comme au hasard  des fulgurations qui traversent l'esprit, entre autres sujets,  la maîtrise de Rubens, qui eût pu être écrivain s'il n'avait si bien peint les nombrils – parlent d'avenir, de la douleur de vieillir sous la moquerie des autres, quand on est seul à connaître l'enfant encore en soi : « Je me plains/ Des clones qui me fixent / Dans chaque miroir // ?  Ça n'est pas moi ! Ça ne peut pas être moi ! // Pourtant ! Pourtant disent / Les autres et tous de rire » - et le destin des corps à rejoindre tous cette « Terre à cadavres / Comme des cartables / D'écoliers. »

 

Il s'agit, on le comprend, de deux très beaux textes  - accompagnés de ce petit sachet de poussière,  ils constituent le plus émouvant hommage qu'on puisse faire((je relaie ici l'initiative des abonnés à La Porte, d'adresser un poème, manuscrit, à l'éditeur Yves Perrine, avec le titre "Poème pour un petit sachet de terre"))  aux disparus pour lesquels ces mots constituent un "tombeau" - au sens littéral et littéraire - qu'il faut absolument se procurer, très vite : le tirage n'est que de 200 exemplaires.




Wilfrid Owen : Et chaque lent crépuscule

"Ce livre ne parle pas de héros. La poésie anglaise n'est pas encore de taille à parler d'eux. (...) /Mon sujet, c'est la guerre, et le malheur de la Guerre. / La Poésie est dans la compassion. /(...) Aujourd'hui, tout ce qu'un poète peut faire, c'est avertir. C'est pourquoi les vrais poètes doivent demeurer fidèles à la vérité. "(1918)

Ces lignes de préface qui ouvrent le recueil de Wilfrid Owen ont aujourd'hui un écho particulier, et l'on sait gré aux éditions du Castor astral de proposer un nouveau choix des poèmes complétés d'une sélection de lettres à sa mère, au moment où la commémoration de l'armistice de la Première Guerre Mondiale s'accompagne de toutes les incertitudes d'un monde occidental livré à ses contradictions et cerné, sur ses marges, par des guerres dont les échos lui parviennent à travers les exodes de réfugiés qu'il accueille, plus ou moins bien.

Wilfrid Owen, qui a Outre-Manche une notoriété presqu'égale à celle de Shakespeare, n'est guère connu en France, où pourtant le poète trouva la mort à l'âge de 26 ans, sur les berges du canal de la Sambre à l'Oise, le 4 novembre 1918 – quatre jours avant l'armistice. C'est là, dans le cimetière d'Ors, qu'il repose – dans cette France qu'il aimait et où il enseignait, à Bordeaux, en 1915, avant de s'engager dans l'armée britannique. Les lignes de la préface précèdent donc de peu sa disparition... et prennent un valeur testamentaire.

Wilfrid Owen, Et chaque lent crépuscule, Le Castor astral, "Escale des lettres", poèmes et lettres choisis et traduits de l'anglais par Barthélémy Dussert  avec la collaboration de Xavier Hanotte, nouvelle édition revue et augmentée, 192 p. 14 euros

C'est au cours d'un séjour à l'hôpital que le poète Siegfried Sassoon l'engagea à utiliser son expérience de la guerre dans ses écrits... Owen, pourtant, ne publia que 4 poèmes de son vivant, et le recueil, dont s'inspira Benjamin Britten, pour son War Requiem de 1962, ne fut publié à titre posthume qu'en 1920 : ainsi que le souligne Xavier Hanotte dans sa préface à l'édition : "Si la guerre lui a donné une voix, la guerre aussi l'a fait taire" – mais cette réédition permettra peut-être à cet ensemble de dépasser le statut de témoignage, afin  qu'on reconnaisse le mérite littéraire qui lui revient. A cet effet, 40 poèmes et 15 lettres sont ici rassemblés, les textes poétiques retenus étant ceux que les traducteurs ont jugés "adaptables" préférant "une expression poétique davantage fidèle à l'esprit qu'à la lettre, quand il ne s'agissait pas de traduire une musique tout autant qu'une parole", tout en privilégiant le jeu des assonances et rimes internes, dont il semble qu'Owen soit "à raison considéré comme l'un des plus grands virtuoses dans la langue de Shakespeare". La présence, pour les poèmes, de la version anglaise permet sans peine d'accepter ce choix de traduction.

Quant aux lettres, intercalées avec les poèmes, elles donnent à l'ensemble presque l'aspect d'un journal, rendant plus précise et vivante la silhouette de l'auteur dont les préoccupations personnelles s'entremêlent à sa méditative description du temps de guerre dans lequel il survit. Ce numéro de Recours au Poème présente un choix de ces poèmes qui permettront au lecteur d'apprécier l'intérêt de cette republication en découvrant un auteur dont nous aurions aimé pouvoir citer davantage. L'on ne mettra pas le point final à cette note sans citer la dernière lettre du recueil, écrite le 31 octobre, dans laquelle, comme dans les autres, il tente de rassurer sa mère : "Il n'y a aucun danger ici, ou s'il y en a, il sera passé depuis longtemps lorsque vous lirez ces lignes."
Il s'agit de la dernière lettre de Wilfrid Owen...




Pierre Gondran dit Remoux, La Grande Guerre, extraits

La terre

 

La terre n’a plus ni de haut ni de bas

Tous horizons morcelés et retournés

Par le soc roulant des obus

 

La terre n’a plus ni de haut ni de bas

Les corps gonflés en émergent tels les fruits horribles

Du bêchage méthodique

Par le tranchant de l’acier

 

La terre n’a plus ni de haut ni de bas

Nulle strate, nul temps, nul ordre

Terre au passé effacé et au présent déchiré : la mort s’étale sans borne

Où les crânes des uns subductent les crânes des autres

 

Dans la boue

 

L’homme creuse de ses mains

L’argile froide

Et dégage son visage

Pâle et placide

 

Il est mort mais se rassemble

Un fémur ici, une cheville là

Il est mort mais se rassemble

Une pommette là, un doigt ici

 

L’homme creuse de ses mains

L’argile froide

Et dégage un visage

Qui lui ordonne de cesser

 

Il est mort mais se rassemble

Sous les cris jaloux des autres morts

Dispersés dans la boue

Qui hurlent seuls dans la nuit

 

Les fantômes

 

Les fantômes qui jaillissent des trous d’obus

Sont maintenant trop nombreux pour me faire peur

Régiments entiers de disparus

Qui errent entre les lignes

 

Je les vois le jour, figures grises démembrées soulevées par la poudre noire

Je les vois la nuit, halos pâles et fugaces virevoltant dans les déflagrations

 

Les fantômes qui jaillissent des trous d’obus

Sont maintenant trop nombreux pour te faire peur

Régiments entiers de disparus

Qui errent entre les lignes

 

Tu m’y vois le jour, accompagnant les plus intrépides

Tu m’y vois la nuit, consolant les incrédules

 

Le chapiteau

 

Ma tête gigantesque et évidée

Est comme un chapiteau posé dans la clairière

 

Une longue colonne d’estropiés

Y pénètre par l'orbite

 

Leurs lamentations résonnent

Sous ma voûte crânienne

 

Ils ressortent en rampant

Par ma tempe éclatée

 

Et s’éloignent en claudiquant dans la forêt

 

Cortex

 

Ils se tiennent debout dans le champ noir

Une blanche absence derrière leurs yeux apeurés

 

Ils ont perdu la raison

Emportée dans l’ombre par le fracas

Détachée d’eux, arrachée au loin, virevoltant dans la poudre

 

Ils ont perdu la raison

Comme ces arbres ont perdu leur écorce

Dénudés par le souffle des déflagrations

 

Qui se tiennent debout dans le champ noir

Troncs blancs et fendus, étêtés




Lamento (extraits) de Jean-Claude Pecker

C'est par l'intermédiaire de Daniel Ziv (les éditions Z4)  que nous est parvenu, tardivement,  Lamento. Le petit livre mémoriel de l'astrophysicien Jean-Claude Pecker((https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Claude_Pecker)) nous a profondément touchés et nous avons décidé de l'intégrer à un sommaire déjà bien rempli : il nous semblait impensable de ne pas partager notre émotion.

Dans ces poèmes, d'une poignante beauté sans artifice, Jean-Claude Pecker évoque - après un silence de 50 ans - ses parents, morts à Auschwitz  en mai 1944, et à travers eux, toutes ces ombres dont le souvenir ne devrait  jamais s'effacer, et pour lesquels la poésie - dernier recours de la mémoire et de l'humaine fraternité -  doit témoigner, avec toute la force des mots, contre la violence du monde.

Jean-Claude Pecker, Lamento, Z4 éditions 50 p, 8 euros, 
en couverture, l'auteur et ses parents, quelques jours avant leur arrestation
https://z4editions.fr/publication/lamento/?fbclid=IwAR28GJmDmxPkqVlZuFfTdCzflyLNZ3NrpkbFW4bVOptMO0A_7P97n_b-In4

 

Les Textes qui suivent ont été écrits longtemps après la disparition de mes parents dans le gouffre d’Auschwitz.

Ils ont été arrêtés en mai 1944. Le 10 mai pour être plus précis c’est-à-dire le jour de mon 21e anniversaire.

Nelly était une femme pensive douce et aimante.
Victor était un homme fort vibrant et actif.

Je ne me suis jamais remis leur disparition. Ils ont été arrêtés parce qu’ils étaient juifs. Après un séjour à Drancy un horrible train les a amenés à Auschwitz. Ils n’en sont jamais revenus.

 

LAMENTO

(1944- 1994)

Cendres

 

Un jour - un mois - un an -

cent ans

les souvenirs affreux s’agitent dans leurs cendres

j’ai senti ce mois-ci tout le passé descendre

sur mes yeux - sur mon cœur, comme tombe le temps

lourdement, sans espoir, sans que je puisse attendre

autre chose demain ni été ni printemps

qu’un éternel hiver où gèle à pierre fendre

le vieux soleil pâli de mes amours d’antan

le vieux soleil pâli d’une enfance miracle

d’une enfance ancienne où tout restait souriant

où ne perçaient jamais les odeurs de débâcles

où je marchais tranquille entre les fleurs des champs

où tout était en place ouvrant les avenirs.

Il ne reste plus rien que de se souvenir

 

 

 

soleil éteint

 

Le Soleil luit pour qui ? pour toi ? pour lui ? pour moi ?

Le Soleil ne luit pas

Dans le wagon plombé des dernières escales

dans le wagon fermé où l'on meurt des odeurs

odeurs de la mort lente, odeurs des hommes sales.

Le Soleil luit dehors

seulement pour les morts

mais pas pour les mourants

pas pour l'éternité de la mort attendue

pas pour l'éternité de la vie suspendue

Mais rien pour les vivants

que l'inutile aveu d'un Soleil invisible

par delà tous les murs, par-delà les espaces

que l'inutile aveu de la vie qui se passe

et des vivants qui passent

sans pleurer sans ciller sur les ombres qui meurent

le Soleil luit pour eux

pour avouer son crime

très inutilement

Eux, ils ne savent rien…

 

 

Ceux de là-bas

 

Ils ont marché de nuit sur la lande gelée

ils ont crié sans voix i

ls ont dévoré les raclures

dont les autres ne voulaient pas

et bu les larmes essayées

ils ont attendu des siècles si courts

à cropetons sur le sol dur

ils ont séché sur le sol dur

battus sans fin.

Nous étions avec eux comme de grands nuages

mais nous en souvenons-nous hélas ?

Car ils ont disparu emportant mon image

lumineuse pour eux tous seuls

il me reste le corps desséché des vivants

nous attendrons pendant notre vie mécanique

cette douleur ces hommes mon père

qui sont morts sans nous oublier.

 

*

galet offert par René Char à l'auteur




Poésie syrienne, Mon corps est mon pays

Porte-paroles d'une génération, les poètes syriens ont, par nécessité, revendiqué les droits du peuple face à un régime totalitaire. Ils sont encore  et plus que jamais mobilisés. De par son histoire, et les figures incontournables qui ont incarné les grands mouvements de cet art, la poésie syrienne a permis un renouvellement du genre hors de ses frontières. Beaucoup d'artistes sont aujourd'hui réfugiés politiques. Qu'il s'agisse de femmes ou d'hommes, ils n'ont pas hésité à porter une parole engagée pour la liberté certes d'expression mais pas seulement... Ils revendiquent un des droits humains les plus élémentaires : évoluer dans une société porteuse de bien être et d'avenir pour tous.  

Adonis, Arabesques sur papier de vers, collage.

Saleh Diab souligne que les poètes syriens ont joué un rôle essentiel dans la modernisation de la poésie arabe.  Les catégorisations qu'il a opérées dans son Anthologie de la poésie syrienne,  distinguent la poésie verticale, classique à la métrique stricte, la poésie libre, dont les règles sont moins contraignantes, et le poème en prose. Il faut souligner que ces étapes correspondent à une dynamique universelle  qui a rythmé l’évolution de toute littérature : un passage des contraintes formelles ou sémantiques  à la liberté de création des supports d’expression artistique. Ce mouvement d’émancipation progressive, que communément nous nommons modernité, ne peut être dissocié du contexte politique. L’évocation du totalitarisme, de la guerre, de la résistance, demande l’invention d’une langue particulière.

Ainsi que l'a énoncé  Saleh Diab, dans son analyse, la période dite classique laisse place à une émancipation progressive. Les formes se délient, les sujets abordés le sont dans une langue qui intègre de plus en plus l’évocation du quotidien. La poésie libre et le poème en prose font l’objet d’une catégorisation mise en place par Saleh Diab, qui distingue trois « modernités »… La première est représentée par deux poètes d’Alep, Al-Asadi et Muyassar, dont l’œuvre permet une transition entre la prose poétique et le poème en prose. La deuxième modernité gravite autour de la revue Sh’ir, fondée à Beyrouth en 1957.

Elle est représentée par deux types de poésie, une poésie visionnaire, incarnée principalement par Adonis, et un courant, avec Al-Maghut et Qabbani, qui rend à la langue sa dimension émotionnelle et valorise l'évocation du quotidien convoqué dans une langue courante. Mais celui qui rompt avec la versification est Al-Maghut.

Il faut donc saluer l'immense travail réalisé par Saleh Diab, à qui nous devons un travail incommensurable. Universitaire et poète, il propose non seulement des catégorisations qui rendent compte d'une inscription de l'histoire littéraire de son pays dans une visée évolutive, mais il permet au lecteur français de découvrir de grands poètes inconnus jusqu'alors...

 

 

Saleh Dieb, Anthologie de la poésie syrienne,
Le Castor Astral

Ainsi, parallèlement au développement d'une libération formelle, les thématiques abordées sont vastes. Les éléments de la vie quotidienne et le rapport à la terre y sont les mêmes que ceux qui guident la mise en scène du  corps : ils sont vecteurs de sensations, de sentiments, et d'un rapport au sacré qui les transfigurent. Dans la poésie orientale, les perceptions sont d’abord celles offertes par la matière, dont elle révèle le lien puissant avec dieu. La posture du poète est alors celle d'un voyant, d'un témoin, d'un homme sage. Et il est aussi celui qui porte la parole de son peuple et qui dénonce, à travers l'évocation de la terre, de l'exode, de la guerre, de la femme et du sentiment amoureux, les abus d'un pouvoir totalitaire.

Ces poètes permettent l’essor d’une modernité formelle mais aussi sémantique : Le poème porte des préoccupations politiques et sociales qui remettent en question les fondements de la société traditionnelle. Tous, à l’exception de Qabbani, appartiennent au Parti national socialiste syrien.

 

 

 

shi'r, numéro 21, volume 6, hiver 1982. 

Voie est donc ouverte pour que s’incarne ce que Saleh Diab appelle la troisième modernité. Des poètes comme Al-Hamid, Monzer Masri, produisent une poésie ancrée sur le quotidien et leurs textes intègrent les préoccupations politiques et sociales. Appartenant à la gauche communiste, ils permettent d'éclore à la jeune génération des poètes de l’université d’Alep des année 80. Ils reprennent le flambeau d’une poésie du quotidien, engagée et militante. Ils fondent le Forum littéraire qui joue un rôle essentiel dans l’évolution des formes poétique syriennes. Ils organisent des rencontres et des débats, et permettent à diverses sensibilités poétiques de se croiser, d’expérimenter et de donner naissance à un renouveau qui reste porteur d’une parole politique libératoire.

Le rôle de poète, celui de l'artiste, est resté celui de guide, de résistant, de porte voix d'un peuple opprimé. Il est engagé dans ce combat pour la liberté. La résistance se porte plus que jamais dans le poème. Aujourd’hui, Adonis et d’autres poursuivent leur combat.

 

 

A leur côté, la résistance féminine porte elle aussi des visages emblématiques : Samar Yazbek a publié plusieurs recueils. Elle allie le combat pour la libération de sa terre à celui qu’elle incarne pour que les femmes recouvrent les droits les plus élémentaires en Syrie : conduire, étudier, travailler, vivre libres. Aïcha Arnaout vit en France, d’où elle porte toujours la parole de sa génération de femmes dont le destin est condamné par le pouvoir en place. Hala Mohammad poète romancière et cinéaste est elle aussi réfugiée… Et combien d’autres, réfugiées, emprisonnées... Razan Suleiman...!

Qu'ils soient déportés, réfugiés, ou disparus, les poètes syriens ne se taisent pas, ils luttent avec leur arme, les mots, et ce qu'ils représentent de dignité et de courage. Alors, offrons  l'espace du silence à Adonis :

 

Mon corps est mon pays((Adonis, Mon corps est mon pays, in Mémoire du vent, traduction André Velter, NRF, coll. poésie, ed Gallimard.))

 

 

Je rêve au nom de l'herbe,
quand le pain devient enfer,
quand les feuilles sèches en leur ancien livre
deviennent cité de terreur,
je rêve au nom de la glaise
pour abolir les ruines, recouvrir le temps,
pour appeler le secours du souffle premier
récupérer ma flûte la première
et changer de parole.

Après les cendres de l'univers,
le rêve est la couleur et l'arc de la couleur,
il secoue ce temps qui dort dans l'épaisseur du givre,
muet comme un clou,
et le verse comme une urne
et l'abandonne au feu, à l'instant bondissant
du germe des âges et l'avancée des enfants -
et portent l'étincelle, la lumière.

Je me suis lavé les mains de ma vie
fragile comme un papillon,
j'ai réconcilié l'éternité et l'éphémère
pour déserter les jours, pour accueillir les jours,
les pétrir comme du pain, les purifier des rouilles
de l'histoire et de la parole,
pour me glisser dans leurs châles
comme une chaleur ou un symbole,
car il est dans mon sang une éternité de captive,
une éternité d'expiation colportée par ma mort
et autour de ma face une civilisation en agonie.

Me voilà pareil au fleuve
et je ne sais comment en tenir les rivages
moi qui ne sais rien excepté la source
l'errance où vient le soleil comme une jument rouge
voyante du bonheur du malheur, devin ou lion
un aigle qui dort comme un collier
au front de l'éternité.
.

 

 

 




Amedeo Anelli- Neve pensata (Neige pensée)

J’avais eu l’occasion d’apprécier la poésie d’Amedeo Anelli en 2016 dans l’anthologie de Paolo Febbraro Poesia d’oggi, un’antologia italiana (Elliot edizioni) puis à nouveau dans l’Antologia di poeti contemporanei de Daniela Marcheschi (Ugo Mursia editore) en 2017, une poésie qu’on ne peut oublier. C’est pourquoi j’ai remarqué ce recueil qui s’ouvre et se ferme sur l’image d’un paysage de neige qui n’est pas nommé (excepté l’indication de la Villa Barni et de Melegnanello) : la présence des peupliers, des berges, de la brume et des trains suffit à créer l’atmosphère propre à la plaine du Pô, un paysage dans lequel tous nos sens sont sollicités.

Amedeo Anelli, Neve pensata, Mursia 2017, 82 pages, 15 €

Neve pensata (Neige pensée) est un recueil qui nous parle aussi du temps, lequel est ici perçu dans sa double signification :

- comme phénomène atmosphérique ; les saisons, les événements météorologiques (nous sommes en hiver, il y a la neige, le froid, le gel, la pluie et le brouillard).

- comme phénomène chronologique ; scansion cyclique et périodique d’une part, c’est le tempo de la musique, une musique présente autant dans la forme que dans le fond (avec le rythme – accentué dans la poésie par les répétitions – les sons et les silences (Éloge du silence, p.49, Lieux de silence p.69). D’autre part, la fuite du temps ( On n’a plus le temps, p.15, Elle ne reviendra plus p.11, Les invisibles p.5), Notenbuchlein p. 43). cf. le beau poème de la fin dans lequel le poète évoque un souvenir lointain qui semble être un souvenir d’enfance.

« Solo visione, solo tempo », « juste une vision, juste du temps » écrit Amedeo Anelli, comme pour nous révéler sa démarche de création : il observe la nature, les champs, les arbres, un rouge-gorge, les chats, les papillons etc. (à noter que même si le thème principal est la neige, les couleurs sont très présentes) mais plus que tout il est à l’écoute des sons et surtout des silences qui nourrissent sa perception transcrite ensuite sur la page blanche de la neige. Sons et silences des mots également, comme si la dimension musicale des vers était le meilleur moyen pour restituer la vision première. Le poète le dit lui-même : sa poésie est une « musique pour les yeux. » Les titres Nocturne, Toccata, Offrande musicale, Récitatif…  attestent de l’importance de la musique dans son œuvre.

Mais Amedeo Anelli va au-delà d’une description rythmique. Son écriture, dense et profonde, peut être lue à différents niveaux où les images nous transportent aux confins du visible et de l’invisible (la brume, omniprésente, est l’élément qui fait disparaître les choses) dans un monde de contrastes, d’oppositions voire de contradictions où la lumière et les ténèbres ont la délicatesse et la fascination des clairs-obscurs (comment ne pas penser à ce vers du poème Melegnanello : « La stupeur de la lumière frappée par les ténèbres » p.20 ?) Des clairs-obscurs dans lesquels le fond n’est pas pas forcément sombre mais peut aussi être clair avec des éléments sombres : Un papillon noir est entré dans la lumière (p.10) Alignés, les arbres couleur anthracite, dans une lumière opalescente (p.13).

En effet ce paysage, au croisement du rêve et de la pensée, est d’un bout à l’autre traversé par une ambiguïté caractéristique : chaque chose peut devenir son contraire, il suffit de changer d’angle de vue, « changer de place » comme le propose le poète dans le texte intitulé Lignes (p.51) dans lequel « Tout va à reculons/ comme le train le paysage/ si tu changes de place tout fuit en avant dans le non visible. »

C’est une poésie qui pense et qui fait penser au-delà des limites de ces paysages vus du train, qui fuient comme fuit le temps ; une poésie qui nous parle du passé qui, pour nous tous, occupe toujours plus d’espace.

Que faire ? Se retourner ? On ne peut s’abstenir de penser à Orphée et… risquer de tout perdre ! Le poète suggère donc de regarder devant soi mais le futur, qui par définition est inconnu, ne se laisse pas regarder. Non seulement il est invisible, mais il nous conduit irrémédiablement vers la mort…

Se détourner des choses visibles pour se rapprocher de celles qui sont invisibles, se tourner vers les ombres, voilà qui nous rappelle la situation d’Orphée !

Et si l’unique solution était la poésie ? Les mots, écrits dans le silence et l’observation de la nature, laquelle se confond avec le poète ? (cf. le poème p.37 où, tandis que le gel engendre des douleurs dans la colonne vertébrale du corps, on voit la berge se courber comme une vertèbre). Le recueil se termine sur trois vers brefs mais intenses : Si l’arbre comprends/ on peut faire avec peu/avec rien.

On pourrait résumer la poésie d’Anelli avec ces quatre mots qui forment le premier vers de Offrande musicale (p.40 ) : L’image, le miroir, le son et la pensée. 

Neve pensata (extrait)  - traduction Irène Duboeuf

 

REPRÉSENTATIONS DU SILENCE (p.8)

 

J’ai imaginé la neige.

L’absolu silence

de la neige, pianissimo.

 

Silence véritable

 

pas à la limite du son

comme celui de la pluie,

 

qui est musique, éloquence

rythme.

.

Cette neige

dans l’agrandissement apparent

du rêve

était géométrie

 

une géométrie désordonnée

 

riche de transmissions

d’incertitudes et de sagesse.

.

Étendue sur la feuille du songe

la neige s’est assise,

et un flocon s’est posé

sur ma main.

 

Je l’ai entendu fondre,

disparaître.

.

Comme dans un rituel

votif je me suis

humecté derrière les oreilles.

.

Je me suis réjoui de la force

constructive du silence,

 

de l’architecture nécessaire du souffle

 

de la neige qui tombe

nécessairement.

 

 

NOCTURNE (p. 10)

 

La neige tourbillonne

dans le noir.

C’est un crépitement

qui caresse les feuilles.

 

Un blanc

qui n’éclaire pas

qu’accueille seulement

d’en haut

une lumière de réverbère.

 

Mais le monde terrible

est ici-bas

boue et gel

et le bruit sourd

d’une branche

qui se rompt.

 

Sous le poids

la terre répond

neige fraîche

brise et dessous la glace.

 

Elle ne reviendra plus !

 

Un frisson court

le long du dos.

 

Elle ne reviendra plus !

 

Mais la peine vient à notre secours

constante lueur

sous un fayard

pointe une touffe d’herbe noire.

 

 

 

LIGNES (p. 51)

à la mémoire

d’Edgardo Abbozzo

 

Tout va à reculons

comme, en train, le paysage

si tu changes de place, tout fuit en avant

dans le non invisible.

 

Je suis là

je suis ce corps

cette matière qui oscille

ce regard

ces mains.

 

Le paysage est un tourbillon

qui s’épie lui-même dans l’éphémère

images en fuite

des maisons, des arbres, le ciel, la plaine

dans le désordre de l’instant.

 

Mais quel instant ?

Celui de la conscience qui persiste ?

Celui du mouvement

du train dans le paysage ?

Celui de la fugacité de la vie

face à l’éternité ?

 

Ou l’instant qui s’ouvre

à l’intemporel ?

 

Tout va à reculons

comme, en train, le paysage

si tu changes de place, tout fuit en avant

dans le non invisible.




Thierry-Pierre Clément reçoit le Prix Aliénor d’Aquitaine pour Approche de l’aube

Avant l’aube, il y a le  noir, l’obscur. Avec l’aube surgit la lumière.Thierry-Pierre Clément, poète bruxellois, entend être le témoin – jamais lassé – de cette évidence. Veilleur lui aussi, comme tant d’autres poètes en quête de « l’indicible »et de « l’invisible ».

Qu’il se trouve « dans la montagne », « sous les arbres », ou « avec les fleurs », Thierry-Pierre Clément multiplie les exercices de contemplation. « Les paroles sont inutiles/être simplement là/présent devant le monde/présent devant la rose ». Que de paroles inutiles, en effet, ne pourraient être dites pour parler de « la beauté » de « l’ivresse », de « la joie », de « l’espérance, du « secret »… Ce sont les titres de certains de ses poèmes, autant de beaux thèmes philosophiques que l’auteur aborde en quelques vers bien frappés.

Thierry-Pierre Clément, Approche de l’aube,, préface de
Jean-Pierre Lemaire, éditions Ad Solem, 117 pages, 19 euros.

 

 

Pour parler de « l’ignorance », il y a ces simples six vers : « Papillon fou/entre lampes et fenêtres/affamé d’espace// tu ne vois pas/la porte ouverte/sur le jardin ». Poèmes brefs, donc, tendus. Jusqu’à l’épure du haïku ou à ce qui y ressemble dans ces trois vers : « Chant de la grive/même le merle//écoute ».

Mais il n’y a pas chant béat dans ce recueil. Car il y a, nichés quelque part, la blessure et le manque. « Les poèmes me requièrent/je ne puis que m’y livrer/comme un captif au bûcher ». Voici donc le poète évoquant ses « paradis perdus ».Étreintes de la nostalgie et, sans doute, chagrins enfouis. « Tu regardes se perdre/ce qui n’est pas venu/s’achever le printemps/qui  n’a jamais été ». Et, plus loin : « Ce qui est perdu/ce qui s’en est allé// qui a disparu/qui ne reviendra pas//à quoi l’on ne s’arrête pas/de dire adieu ».

Mais il y a toujours un pays derrière le chagrin. Une aube nouvelle après la chape noire des désillusions. Il y a l’approche de l’aube. «  Ce recueil retrace un itinéraire qu’on osera dire mystique, même si Thierry-Pierre Clément se garde de toute affirmation religieuse », note très justement Jean-Pierre Lemaire dans la préface du recueil. Voici donc le poète « assis au seuil de la cabane/la nuit close derrière/le jour ouvert devant ». Il peut alors chanter « l’inépuisable sang des arbres et des chemins », « la douceur du vent sur l’épaule »ou « l’ivresse mauve des lilas ». De nouveau un feu intérieur brûle et l’on peut remonter « jusqu’à la source ». Auparavant le poète aura « roulé la pierre » sur ses chagrins.