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Huguette Bertrand, En quelques mots, elle est & autres poèmes

 

EN QUELQUES MOTS ELLE EST

 

Dehors comme dedans

la lumière est partout

dans nos crevasses elle s'insinue

et rayonne dans l'ombre des tourments

et les broussailles du quotidien

elle est poésie dans les plaines

comme sur les balcons

agit dans la mémoire de l'essentiel

...

Publié dans l'anthologie Chant de plein ciel - Voix du Québec

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Guy Allix, Troy Davis, A mes amis syriens…

Troy Davis

 

La nuit dernière
Un homme est mort
Qu’avait-il fait ?
Que n’avait-il pas fait ?
Nul ne le sait
Hormis ceux qui savent
Ou croient savoir
Envers et contre tout
Envers et contre l'homme

Un homme parmi les hommes
Frère des hommes fragiles
Qui se tiennent vivants
Et se soutiennent et s'aident
Contre l’adversité
Contre le dernier mot

Un homme parmi les hommes
Et ne restent que les larmes

Il est mort
Et ne restent que ceux
Qui ont permis cela
Qui ont commis cela

Hommes inhumains...
A jamais

                                 22 septembre 2011((jour même de l'exécution, à Savannah,  de Troy Davis, jugé coupable du meurtre du policier Mark McPhail survenu le 19 août 1989, en dépit d'une importante mobilisation internationale d'associations et de personnalités visant à contester sa culpabilité et du fort écho de cette mobilisation dans les médias.aux Etats-Unis.))

 

 

À mes amis syriens de l’été 2001

 

Il y avait votre rire
Il y avait votre joie
Il y avait votre amitié
Votre vie et cette chanson de la France
Qui traversait les frontières

Vous me disiez
Viens chez nous partager notre pain
Viens voir notre beau pays plein de notre fête

Plein de fraternité

Mes amis d’un été
Mes beaux témoins de la rencontre d’un amour

Avec vos mots on rêvait d’un pays de soleil on rêvait
On rêvait d’une terre et la terre était belle à vos pieds
Gonflée de vie gonflée de ce rêve même
Et de votre chaude poignée de main

C’était avant tous ces morts
Tant plus de morts tant plus de morts
Qu’on n’ose en dire le nombre

Je ne sais où vous êtes
Mais vos rires et vos chansons se sont éteints
Et gisent eux-mêmes comme des morts comme des morts

Et vous-mêmes
Peut-être poussière déjà pour certains
Ou pourriture sous les bombes
De la pourriture immonde qui vous assassine

Aujourd’hui tant d’années ont passé
Tant de morts tant de morts tant de morts
Comme pour compter le temps
Et mon pauvre poème a mal à la poésie
Qui pourtant foudroie la page mais ne peut rien faire d’autre
Que témoigner crier s’insurger contre l’infâme et la haine
Contre l’absurde et la barbarie

Et rêver encore et toujours un pays de vrai soleil
Et tenter de tisser de nos mots de nos mains le seul poème
Une terre enfin juste à nos pieds enfin belle
Par-dessus tous ces morts tous vos morts

Par-dessus vous
Qui étiez si vivants

 

 

 




Elisabeth Rossé, Oeil dit et autres poèmes

Au mouillage

 

Paupière à la renverse
Autre jour
Calfeutré
Sous la peau

La mémoire est en fuite
Et certains chants s’y tiennent
Idiomes mécaniques
Etendus à l’écoute
Murène, ô murène, donne-nous la marée la plus belle !

Le monstre se faufile
La marée
Galante se cambre
Ouvrant le grand tiroir
Où sècheront ses os

 

 

 

 

Œil dit

 

Œil dit
La moisson
Excentrique
Et centrée des cils
Battus

L’œil
Les cils battants
La brèche
Du temps
            – Ouvert
Observe comme
Enivré

Œil
Par le sel
             – Ouvert
A la moisson
Aux larmes
Par le sel
            – Ouvert

La pupille est féconde
Savante
Les larmes sont solidaires
De la brèche
Du dire
            – Ouvert
De l’œil

Œil dit
L’ouverture magistrale
Et courbe des cils
Mouillés encore
De mémoire
            – Ouvert
Sans pâturages
Mouillés toujours
Par le sel
Sans raison
Par le sel
Qui rend les champs stériles
            – Ouvert
Aux chants
Excentriques
Et centrés
Sur le déploiement des cils

 

 

Œil dit
Le déploiement des cils
Le déploiement des cils
L’atermoiement du sel
Dans la lourdeur du jour

C’est dans l’air
          – Ouvert
A la moisson
Inexorable
C’est dans l’air
            – Ouvert
Que l’œil dit
Qu’il ne peut rien y faire

 

Affaire à suivre

 

L’œil

Est une jolie affaire

On ne sait plus
Si le regard est sérieux
Une affaire
De surface
Evaluée
Sans partage

L’œil

Est une jolie affaire
Apôtre aveugle du temps
Vieux
Unique roi
Par principe
Clôture du territoire

L’œil

Est une jolie affaire
Lorsque la vue se tait
L’image nous saisit
Et veuve de lumière
Affole l’amnésie

Œil
Enchâssé
A la mémoire qui claque
Equilibrant l’attente
Apôtre vulnérable
Sensible à la poussière

(Silence)

 

Opaques et polis sont les choses les miroirs vus d’ici

 

 

A voir

 

L’œil
Est grand ouvert

Etendue muette
Il faut se taire
Devant l’échange

Silence

Ne jamais le fixer
Œil pour œil
Par crainte des reflets
Et des enjambements

Et par manque d’appui sur sa texture saumâtre

Cheminer sur la rive
Suffit pour aujourd’hui
Et contourner les cils
Pour poser les jalons
De chemins de traverse

La naissance
Est
Un autre pays
Sage
Mais bavard
Et surgi d’une branche

L’œil
Prend son envol
Oiseau
Au-dessus de la mare
Avide de répit
Prisonnier des orages

 

 

 

 

 

Spectre

 

La main est un os
Agile
Sceptre parmi les nuits fastes
Décomptées
Des horloges

C’est en silence
Que les jours sont ôtés 
A la moindre phalange
Et que le jeu s’étend 

Ici les doigts
Sans aucune bague précieuse
Se glissent sous l’arcade  
Apitoyée de l’aube

L’ouverture de l’œil
Est un acte
Artisanal

Le premier regard
Est dangereux
Et couvert d’un rideau
Les images s’y croisent
Spectres ravitaillés
Comme des loups au fourneau

 

 




Philippe Denis, Pierres d’attente

L'idée d'une pierre masque le mur.
La dynamiter ?

Ph. Denis

 

Entre le mur négligé qui reste là et les pierres d’attente vers l’en-avant, un pont d’air imperceptible, des mots qui en rêve bourdonnent et se dérobent pour revenir encore, « beaux et indifférents », se laisser entrevoir à peine, proposer leur « régal de vide ». Voici un poète de peu de mots essentiels – leur méditation contenue. À l’inverse de tant d’écrivains bavards,

C’est ce qu’on n’a pas écrit qui fait de nous un auteur estimable (p.19).

Philippe Denis, pierres d’attente, Condeixa-a-Nova, La Ligne d’ombre, 2018(58 p.)

Non désabusé pourtant, ce nouveau recueil paraît s’être lentement imposé, bâti parfois, entre silence et regret (ou, en termes picturaux, repentir), comme au marcheur qu’est Philippe Denis, son « ombre qui aspire à filer en douce dans la direction opposée ». Ou bien à la façon de bribes de pur langage affleurant au réveil, quand il faut bien « chausser une langue » et, comme disait l’autre, « tenter de vivre »… Quelqu’un, ici qui dit Je, avoue très simplement :

– j’ai chaussé la française, à seule fin d’atténuer le bruit de mon pas (p.44) ; et ce dans une section, in nuce, à titre de sommaire, largement hantée par le rapport à d’autres poètes, l’aimée Emily Dickinson en l’occurrence. Frost ailleurs, ou Verlaine…

Nous retrouvons donc la brevitas, l’extrême discrétion du précédent si cela peut s’appeler quelque chose(chez le même impeccable éditeur,2014), mais avec une tendance plus marquée à la méditation – je ne dirais pas philosophique, nous sommes en poésie – et surtout avec un rapport différent au monde des références, même s’il est fait bien sûr du truchement des mots, réduit à ses propres ombres portées, des fantômes de mots justement : des traces à peine, dont un « je » voudrait enfin « éliminer l’odeur d’encre qui les enveloppe » (p.15) ; ou encore trouver la nudité essentielle, jusqu’à l’os (nuce, c’est aussi l’amande), la chose peut-être (ou en ancien français la rien), hors de toute page écrite :

 

Lourd de l’encre
qui me le prête – un mot.   (p.50).  

 

Il y a dans ces quelques feuillets épars la recherche d’un équilibre sans doute impossible, une perpétuelle « balance » qui laisse – en faveur du monde me semble-t-il – une belle « fringale intacte », loin des idéaux mallarméens. Qu’il suffise de lire, non comme consolation mais signal d’énergie :

 

Le poids du monde, le poids du livre.
On cajole les balances,
                                       sympathise
avec ce qui existe
et fait miroiter l’équilibre
qui se dérobe
pour ne pas avoir à cautionner
– vaille que vaille –
nos simagrées.     (p.52).  

 

La même enérgeia qui animait le jeune Leopardi, Il giovane favoloso, celui des Chansonsde1824(éd. bilingue Le Lavoir Saint Martin,2014), qui fait qu’en refermant les livres, poursuivis malgré tout, et sans regret,      

 

on sourit
comme savent à peu près sourire
les morts.                                                       

 




Deux livres des éditions Les Venterniers

Mélanie Leblanc, Des Etoiles filantes

La première chose qui me soit venue à l'esprit, bizarrement, après avoir ouvert l'enveloppe et retiré l'objet, est cette citation de Michel Audiard : "éparpillé façon puzzle."

Objet, oui, plus que livre. De prime abord, du moins... Objet cerné de deux rectangles de carton décorés sobrement - d'une photo, d'une peinture ?... Entre les deux, des fiches de papier reliées par un anneau doré. Une phrase par fiche, écrite à l'encre noire, police d'écriture imposante, bien que sobre.

Mélanie Leblanc - des étoiles filantes,  éditions les Venterniers, 
livre-objet dimension 8 x 13 x 1 cm - 14 euros

Objet, certes, mais poétique. Les phrases sont des vers. Courts. Très. Un poème "éparpillé façon puzzle" sur l'ensemble de l'objet-livre. Des vers sur l'amour, la vie. Tout l'amour, toute la vie. De l'amitié au sentiment filial, du coeur amoureux aux battements perdus ; de l'existence à sa fin, de l'éphémère à l'éternité. Des souhaits d'amour, des souhaits de vie.

Objet-livre... Un livre, dans le fond, qu'est-ce ? Un amas de mots ? Une anthologie de phrases ? Ou bien une direction née de sens difficilement repérables ?... Tout ça. Et rien de tout cela ! Un livre, c'est probablement une parole, une expression. Dans l'idéal, un échange. Où tout est lié, théoriquement... Comme tout est lié par cet anneau doré, dans cet objet-livre... Anneau... Comme l'anneau des marié-e-s... On se marie à la pensée, à la parole, à l'absolu. Une certaine vision de l'éternité. Une éternité qui file, pfuit ! Étoiles filantes que nous sommes, qui ressentons, éprouvons, échangeons, lors d'un temps, court comme un poème.

Livre... Et ce n'est plus la face fuyante du personnage interprété par Bernard Blier, qui me vient à l'esprit, mais le visage faussement austère de René Char. Les livres-objets qu'il a composés, à la fin de sa vie. Sa volonté - j'extrapole sûrement - de transformer les traces du poète, en trace du poème ; poussières de création poétique, uniques - individus de mots.

Ce sont des êtres, qui se lient entre eux par l'anneau doré d'une vie, ces poèmes, ces vers, en ce livre-objet. Vies qui filent. S'enfuient. Et dont on ne conserve que l'essentiel : la pensée, l'émotion - la vérité intime.

Jean-Marc Flahaut - j'étais presque un ouvrier

À quoi sert un atelier d'écriture ? À qui ?

À cette question nombre d'autrices et auteurs ont tenté de répondre. Plus ou moins bien. Plus ou moins convaincant-e-s. Sincères, tous, toutes, je crois, espère.

Faire écrire l'aspirant autrice-auteur, pour le/la conforter dans ses choix ?... Faire découvrir la littérature, du moins l'écriture, à des gens biens sous tous rapports, mais en qui quelque chose manque/coince/blesse, que le verbe non-parlé pourrait combler/aider/soigner ?...

Jean-Marc Flahaut - j'étais presque un ouvrier, éditions les Venterniers, 96 p. 10 euros

 

 Faire noter le temps qui passe, (s') évade, à ceux qui le voient passer, sans contrôle, sans liberté, en l'isolement forcé de la maladie, de la prison, de l'enfermement ?... Faire consigner la vie à celles et ceux qui vont la vivre, par dépit, par hasard, et leur donner la certitude qu'ils/elles ne sont pas que simples passagers-passagères, mais conductrices-conducteurs sur leur voie ?... Ou peut-être n'est-ce qu'une façon d'offrir une participation, non pas à la littérature et sa supposée postérité, mais à la tentative de compréhension du monde, de la vie, que les Lettres (s') imposent ?

Jean-Marc Flahaut ne répond pas à ces questions qui, dans le fond, n'ont pas de réponse définitive possible. Il se penche sur ce qu'il y a de plus important, de vraiment important : ce que les gens ont à dire de ce qu'ils vivent. Gens qu'il laisse totalement libres de s'exprimer... Et pas n'importe quelles gens, des gens qui deviennent des individu-e-s, des jeunes qui entrent "dans la vie active" ou s'y installe... Des êtres sur le point de devenir... Mais de devenir quoi ?... Des travailleuses, travailleurs ?... Le travail définit-il l'individu ?... Sans travail, est-on passif ?... Quelques un-e-s de ces participant-e-s - certaines autrices, certains auteurs - se posent la question ; vont même jusqu'à y répondre, tenter de... Auteurs, autrices, oui, elles et ils le sont, résolument. Ce n'est pas la publication de livres, qui définit l'écrivain-e, mais d'éprouver le besoin de consigner la vie, la noter pour qu'elle n(e s)'échappe pas.

Et rien de la vie de leur échappe, à ces autrices, ces auteurs. Rien de la vie et de ses déceptions ou joies, frustrations et réussites, rêves comme désillusions... À partir de leurs expériences du travail, c'est l'expérience de la vie qu'ils et elles notent, scrupuleusement ou pas. Chacun-e sa voix. Le minimalisme pour cetain-e-s, la précision ultime pour d'autres. "Elles, ils, sont les voix de la vie." Pensé-je, souriant très vite de mon enthousiasme un brin candide !... Un sourire, oui, puis... Non, pas d'emballement. Ils et elles sont la vie.




Cécile A. Holdban : Toucher terre

La poésie de Cécile A. Holdban touche à l’intime mais demeure en permanence auréolée d’une forme de mystère. La poète creuse l’énigme de la vie.  « Il restait une fleur/sur terre/pour l’éclairer », écrit Cécile A. Holdban, comme en écho à ces mots de Philippe Jaccottet : « Prends cette fleur pour t’éclairer dans la traversée des jours ».  Mais si l’écriture de l’auteure a parfois des accointances avec celle du grand poète français, son univers poétique la rattache plutôt à une veine d’écrivains anglo-américains qui lui sont chers (Kathleen Raine, Sylvia Plath…) et, encore plus, à ces auteurs des ex-pays de l’Est, notamment hongrois, pour lesquels elle éprouve une affection (littéraire) particulière.

 

Cécile A. Holdban, Toucher terreArfuyen, 115 pages, 14 euros.

Pas étonnant : Cécile A. Holdban est d’origine hongroise et mène à la fois un travail d’écrivain et de traductrice d’ouvrages publiés en hongrois ou en anglais. Elle introduit d’ailleurs, volontiers, dans ses propres recueils, des textes d’auteurs qu’elle traduit et qu’elle aime particulièrement. C’est encore le cas, dans son nouveau livre. Elle y publie notamment des poèmes de Sandor Weöres (1913-1989), considéré comme l’un des plus grands poètes hongrois, de Janos Pilinszki (1921-1981), poète et dramaturge également hongrois, mais aussi des Américains Howard Mc Cord ou Linda Pastan.

A propos de ce nouveau livre de Cécile A. Holdban, son éditeur affirme qu’il « impose avec une sûreté et une délicatesse infinie un monde troublant et magnifique, peuplé d’obscures menaces et des grâces envoûtantes ».   Les obscures menaces sont là quand « l’aube s’efface », et « la lune rouille », quand « les arbres au loin noircissent»  ou quand « le corps est bien là », mais que « le cœur se fige ». Les grâces envoûtantes, elles, s’arc-boutent à « notre seule viatique : l’espérance secrète du printemps ».  La poète peut alors s’émerveiller et noter que « les yeux rubis des groseilles ouvrent des milliers de paupières » et se mettre à l’écoute de « la respiration palpitante de la pluie mêlant le sang des fleurs à la terre ».

Entre les « menaces » et les « grâces », il y a cette « obstination à chercher/l’étincelle, la part/manquante ».  Car Cécile A. Holdban nous dit avoir « plongé dans le monde avec emportement ». C’est cette énergie vitale (native) qui continue à l’animer. Elle est demeurée « la fillette qui s’élance » en quête de « cette violence joyeuse, cette libération dans le jaillissement de certaines sources » . Car, s’il y a « l’hiver du monde », il y a aussi cette femme qu’elle est (et que l’amour éclaire) dont le « corps déborde » et dont la « tête chante ».

 




Théo Sigognault, Chants

L’amour, l’amitié, les passantes, les rencontres, les nuits blanches, les jours noirs, ces lieux de l’innocence sont un retour à l’essentiel, à ce lieu simple de la vérité.

Ce jeune poète nous emmène sur des chemins sentimentaux au sens le plus noble du terme, où l’amour coule dans les fleuves tendres du soleil. Romantique ?

Pas vraiment, car le voyage est parfois difficile quand « on regarde l’Ange au fond des yeux », quand l’amour peut aussi bien égarer que protéger, même si la chair recherche l’extase dans un galop d’images qui se confondent.

 Ici, le monde est nu. L’homme costumé, masqué, ayant créé, pour son confort, des structures mentales artificielles à l’aide de langages simplifiées et de codes abstraits, n’est plus là.

Renaissent alors la sensualité et la fraîcheur de vivre, la peau de diamant, les mains qui caressent l’océan, avec un parfum poudreux sur « l’échine du vent », même si soudain peut surgir « un troupeau  d’ogres édentés ».

 Quand le corps de l’être humain est la maison du monde, l’âme s’envole au-dessus des jardins, des forêts et des rivières, car après avoir mis en poésie les rencontres avec Lola, Jeanne, Juliette, Jérémy, Mathias et bien d’autres, la nature avec ses paysages, ses vents, ses abeilles, ses nuages et ses rêves, peuplent la Terre sous le rire des étoiles.

 

Théo Sigognault, Chants, julien nègre éditeur, Juin 2018

L’amour n’est pas toujours simple, et une larme peut devenir un cristal de neige. Le labyrinthe des squelettes nous attend alors, l’arc-en-ciel aux sept parfums se désagrège, les images et les sensations prennent une dimension surréaliste, le corps va à la terre, l’âme part vers la mer, dans un éclatement de mots qui nous projette au milieu de territoires inexplorés.

Finalement après la délivrance d’un chaos qui nous guettait, la libération se résout en une seule équation, un seul terme : s’aimer.




Françoise Vignet, Journal de mon talus, extraits

1)

         Le pays d’ici.

      Ici, la nuit est sombre, parfumée et la petite route, parfois inondée de lune pour une balade improvisée – la
maison,  posée au bord de la Voie Lactée.

     Ici, l’on écoute le silence : bruissement de ce jet d’eau végétal qu’est le tremble, roucoulement des
tourterelles turques, froissement d’ailes dans les feuilles touffues, appel plaintif de la hulotte, friselis des
maïs séchés sous le vent…

     Ici, la fenêtre ouvre sur un coteau brodé de vignes hautes et sur le méandre de la départementale, qui s’étire
en pente douce vers le clocher.

    Ici, les petits chemins mal goudronnés portent en leur centre une ligne herbue, parfois hachée, parfois ornée
de touffes vertes, et, sur leur côté ensoleillé, un double feston, tout noir : l’ombre des fils du téléphone.

   Ici, au détour d’un virage grand ouvert sur l’espace, c’est l’horizon à nu qui soudain vous saisit… et le cœur qui bondit !

         Août.

 

2)

       Un grand vent de soleil et de feuilles naissantes promet,  entre les frênes,  la vie légère !     

La lumière danse et éclabousse. La lumière nous invite au bal !

         Avril.

 

 3)

     Il est midi.

     D’un long trait de silence, un oiseau bien peigné s’élance,  du toit de tuiles à l’arbre. Seul, bruit le tremble :
son bruit d’eau  rafraîchit.

     Et l’instant se blottit dans l’abri bleu du ciel comme, dans le corps,  la joie.

         Juillet.

 

4)

     A contre-ciel, le tremble ne bruit plus – ses feuilles d’or frais sur le pré vert éparpillées.

     L’été s’en va contre un ciel bleu rosé. Lentement chutent les feuilles ensoleillées : cérémonie discrète, léger
bruit sec. S’annonce le temps du dépouillement.

   Tremble sois-tu – et de bois vert : à toi de bruire en tes feuillets.

         Septembre.

 

5)

 (Platanes, ce qui n'est pas dit)

     Plus que jamais les feuilles au long des fûts s’élancent - en un élan d’or transparent, de temps secret –

vers la lumière qui les aimante.

            Octobre.

 

6)

    Arbres d'hiver, maisons de branches dans les airs,  en transparence sur le haut ciel.

 A leur pied,  un tapis de chaumes,  roux  à peine au ras du soleil.

    Agile, l’enfant-cœur y grimpe et contemple, à califourchon,  les drapés d’ors du couchant.

         Janvier

 

7)

          Plaqueminier.

     Immense dans le soleil, il  rutile en plein hiver. Le regarder est un mirage.

Du levant au couchant, à ses branches étagées,  il suspend ses fruits cuivrés, inaccessibles - comme au Jardin
des  Pommes d’Or.

Et pourtant il en fait don : sa beauté nous est une arme. Au verger d’ici, il est l’Arbre.

     Fi du Dragon : le chemin s’offre à notre allant, de terre boueuse et de plein ciel.

          Janvier.

 

8)

    En un instant,  le large nuage - taffetas gris luminescent  à peine ourlé  de feu rosé - s’éparpille et  s’éteint sur
le bleu du crépuscule : splendeur fugace qui tout efface.

    Divisé, il va son chemin.  Seule demeure, dessinée au fusain, l’ossature éployée du grand chêne.

         Mars

 

   9)

  Plissées avec soin,  de petites feuilles - satin vert frais, soleil acide - apparaissent  sur les arbres qui  jaillissent
en bouquets dans  la transparence du ciel,  tachetée à peine de frondaisons -  légères, légères....

     Et nous allons sous les platanes  -  voûtes naissantes  de feuilles fraîches -  comme sous berceaux de plumetis
    L’encre a coulé dans la lumière.

          Mars.

 

   10)

     Le tremble a retrouvé ses feuilles,  vert jade en forme de cœur : à  leur attache un collier, dentelé.

 (Ce sont de petits grains vert sombre qui s’ébourifferont en pincées de coton, envolées sur le sentier.)

     Que tu sois souffle, pluie d’été ou bruissement - tremble,  tu  appelles le Chant.

           Mai.

 

  11)

   Immobiles dans l’air tiède,  les frênes  aux (déjà) feuillages d’été  filtrent le chant du coucou –

qui vient effleurer  la lumière sur l’herbe du talus.

    En la douceur  le temps s’abolit.

         Mai.

 

12)

Frêne aux cinq branches - évasées d’un tronc puissant  vers les  cinq orients  en lyre de chaque jour - donne-
moi ton élan.

          Août

 

 13)

    Non loin des frênes dénudés,  le tremble palpite encore.

    A chaque souffle ses rares feuilles ébruitent dans le froid soleil  un chant ténu. 

Dansent les feuilles qui sont d’or, au bleu le plus clair du ciel, le bleu qui tremble en nos corps

 -  à jamais nus.

          Novembre.

 

 

Reproduction avec l'aimable autorisation des Editions Alcyone
Copyright Editions Alcyone.




Angèle Paoli & Stephan Causse Rendez-vous à l’arbre bruyère, Stefanu Cesari, Bartolomeo in Cristu

Ce sont deux "divagations" que je propose ici : parcours singuliers d'une lectrice happée par ces livres, tous deux déployant leur frondaison de mots autour des lieux où croissent la bruyère arborescente et l'amandier en fleurs - deux rendez-vous marqués par le recours à un  arbre que je vois comme un axe du monde et de la mémoire, enraciné en Corse. 

 

Angèle Paoli & Stephan Causse : Rendez-vous à l'arbre bruyère

 

Rendez-vous à l'arbre bruyère : le titre de ce livre - mot de passe et talisman – je le saisis, avide, comme enfant l'on s'empressait de saisir le « furet » de la ronde, fuyant et désiré : Il est passé par ici, il repassera par là - qui l'a ? 

 

L'arbre bruyère – bruit/hier : c'était sur une sente, un maquis odorant. Et l'arbre se dressait, fantôme vrombissant de milliers d'abeilles agitant les clochettes de l'erica odorante. C'était un autre, et c'est pourtant le même, qui se dresse ici, flamme à la croisée des chemins – buisson ardent de « son odeur (qui) fait courir un frisson/toi qui cherches refuge/dans l' exil et les larmes/embrasse ce buisson/sans révélation »

 

 Rendez-vous à l’arbre bruyère, Angèle Paoli, Stéphan Causse,
peintures Caroline François-Rubino,
Al Manar, Poésie, 78 p. 16 euros.

Promeneuse en mémoire, promeneuse-lectrice, tous les sens en éveil, à mon tour je m'engage dans le maquis des mots, tandis que résonnent, dans ma mémoire, ces vers d'Apollinaire :

 

J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends ((Alcools))

 

Ils me reviennent sans doute, comme une ritournelle à la vue de ce titre, parce que ce rendez-vous sans destinataire, sous les auspices de la bruyère blanche qui m'avait tant impressionnée, est un embrayeur d'imaginaire, et ne peut que faire écho à d’autres souvenirs, d'autres lectures et d'autres mots encore. Pas un Adieu, ici, mais un vrai « rendez-vous » - syntagme à prendre dans le sens impératif aussi de son étymologie  : parcours auquel vous presse l'intimation - vers quelle rencontre ? Quelle découverte ? Quel abandon, au pied même de l’arbre qui s’enracine au cœur de la mémoire, et y puise sa chanson, comme on en fait son miel ?

 

Commencé sous la coloration novembrine des feux d'automne, alors que « chaque soleil était un soleil d'adieu », habité d'ombres qui passent, l'échange épistolaire qui nous est offert s'étire jusqu'au printemps, dans un avril résonnant du « vaste bleu » - « Je me souviens d' une autre année/c'était l'aube d'un jour d'avril » chantait encore le Mal-aimé dont la voix ne me quitte pas – et ces vers, comme un viatique, me remontent à la gorge tandis que je li(e)s ce rendez-vous des souvenirs ramenés, tressés, au fil des plumes croisées d’Angèle Paoli et Stéphan Causse, dans la psalmodie en répons dont on nous dit que l’un commence le recueil tandis que l’autre le clôt, mais dont bien habile serait le lecteur qui pourrait savoir qui écrit dans le tissage des voix convoquées à l’ombre de cet arbre tutélaire.

 

Qui écrit ? sinon les souvenirs mêmes qui se remémorent dans l’échange. Et c’est en cela un livre remarquable, tant l’osmose des écritures – scrutées pour y déceler une identité - crée le corps d’un livre habité par La Mémoire – l'unique - celle des rêves, des mythes, des paysages et du temps, celle du corps de la poésie, incarné dans d'autres vers aussi, jadis - et ici bruissants, murmurante méditation à deux voix dont la sensualité de vagues vous enveloppe, et vous emporte, comme la marée des songes.

 

Vagues - comme le ressac, comme le flou dans lequel vous bercent ces imprécises évocations. Vague comme l'échange de ces plis sans doute virtuels, ainsi qu'il en est de nos jours, avec des mots qui s'inscrivent sur un écran de lumière puis disparaissent - fugaces évocations qui ne sont pas à proprement parler un dialogue, mais un enchaînement où les mots s'appellent, parfois se répondent ou se reprennent, créant ce tissu d'analogies et d'images qui se superposent avec de légers décalages, un sfumato de mots portant l'imaginaire du lecteur vers des horizons aussi larges que celui de la mer , sans cesse évoquée : « La mer n'est jamais loin ».

 

Vague – c'est aussi, incisif, le porteur de ce « V » frappant de sa forme et de sa sonorité l'ensemble du livre, clos du signe double de LE VIGAN/VIGNALE – Six syllabes repliant en anagramme le double lieu d'émission de ce rendez-vous sans destin : noms en reflet comme une ultime anamorphose, reprenant celle du rocher devenant Alaska à la dérive (p.36) à laquelle répondent des chênes évidés parlant de Totem Pole (p.37)...

 

V, comme l'échancrure d'une inguérissable blessure – la blessure de vivre sans doute, portée par toutes les allitérations qui s'envolent des mots avec le bruit des ailes en déchirant l'azur : traversée – rêve – vif – étrave, vent, vert, vaste - dérive … vers ces entailles/entrailles d'où les mots nous appellent :

les mots nous hèlent

hors
(de) nos sentes ordinaires
(de) nos foyers d'insurrection
ensevelis sous la cendre

l'obscur nous rapatrie
aux entailles

dit l'une des voix.

 

Davantage que le bleu, mis en valeur par les belles encres de Caroline François-Rubino – bleu de la mer et du vent, et cette paisible source-voix qui « sonne bleu/et plonge ses doigts/dans le mutisme des ronces », c'est la couleur et le goût de la cendre qui me restent de cette flânerie vagabonde à l'entour l'arbre aux souvenirs : « grappes d'un blanc/cendré /les bruyères en fleurs » (p.44), sur « l'île blanche » passée au brou de noix, sous « la pluie frissonnante de cendre » - mais aussi (mais surtout ? ) manques de la mémoire qui se disent dans les blancs semés sur la page imprimée, fantômes des cailloux du Petit Poucet  qui saurait qu'il faut «  semer des blancs/pour que surgisse/la larme claire// »

 

Semer des blancs, pour permettre au lecteur d'inscrire ses propres images, ses propres émotions, au fil de ses lectures – car dans les blancs, on repasse, on lit au contraire du devenir sagital, et si « la mort traverse », les mots sont là pour nous sauver du temps. Tout beau livre est ainsi « une chambre d'échos » où s'entrechoquent les mots et les souvenirs, remontés de l'enfance comme d'un « coffret de pirate » - à jamais présents.

 

Mémoire sans jadis, chante l'une des voix... Sans jadis, parce qu'au pied de l'arbre désiré affluent tous les souvenirs, « comme une relecture/d'une littérature oubliée ».

 

Est-il alors meilleur hommage et lecture plus fidèle à ce livre que celle qui ajoute ses propres échos à ceux des mots ayant vibré en sa mémoire, et qui résonnent ainsi encore, vers d'autres lecteurs, les invitant à leur tour :

 

Rendez-vous à l'arbre bruyère, qui est le vôtre.

 

*

Stefanu Cesari, Bartolomeo in Cristu

 

N’avoir pas recensé auparavant ce très beau livre me permet d’annoncer qu’il a reçu le prix Louis Guillaume du poème en prose 2019 – et de démontrer que c’est une attribution amplement méritée.

C’est d’abord un bel objet comme je les aime : la dimension du livre qui ne dépasse pas la paume de ma main et le satiné de sa couverture le rendent agréable à tenir :  on ne parle jamais assez de la dimension esthétique du toucher des livres dans les recensions qu’on en fait. La bipartition qui s’y dessine – un grand espace ivoire sur lequel se détachent en fin caractères alternés - noirs et d’un rouge - brique ? sang séché ? - bordé au pied d’une frise crantée, du même rouge sombre …  Voici mise en place l’organisation interne et le code typographique, dépouillé et raffiné, qui commande l’intérieur du livre tout au long duquel court la même frise.

Stefanu Cesari, Bartolomeo in cristu, poèmes,
aux éditions éoliennes, 128 p. 16 , 50 euros. 2018

Ouvert, il présente en page paire le texte rouge sang en corse et, page impaire, le texte que je lis, en noir sur le même fond ivoire. Et, surprise : dans la frise crantée, un autre texte, tête-bêche, dont il faut chercher le début tout à la fin, sur la page triplement numérotée : 123, indicateur du nombre de pages du livre – mais inscrit à l’envers, sous l’arc cranté de la frise - et 59 ou 60 : les pages du texte en français sont aussi numérotées. Je ne suis pas une experte en numérologie, et je ne tenterais pas de démontrer que ces chiffres ont un sens caché, si je n’avais retrouvé, au fil du texte renversé, une notation en caractères gras…  je suis sensible au fait que l’éditeur, Xavier Dandoy de Casabianca, ait ainsi pensé la mise en scène de ce livre, un peu comme les étapes d’un parcours sacré, le long des stations de la Passion, le long des labyrinthes dessinés sur le sol des églises… dans un petit livre qui ressemble à celui décrit ici « un petit monde fermé ouvert entre les pages, rouge comme un évangile, une histoire dans l’histoire  il y a cinquante-neuf grains plus 1. » (l’importance des chiffres pour ce recueil se lit peut-être aussi dans l’indication des coordonnées   du lieu qui a inspiré l’auteur (pp. 117-116) – je laisse au lecteur le plaisir de résoudre l’énigme).

C’est bien de labyrinthe que parle le texte à lire dans la frise, en lettres ivoire comme si on les avait incises dans la matière rouge (semblable à celle de la sinopia tracée sous une fresque), qui semble  superposée au texte dès la couverture. Ces deux lignes de texte nous invitent à « remonter le cours du récit » car « c’est pénétrer dans le labyrinthe. Le rouge du réel a pris place celui du ciel et celui du sang. notre regard, notre propre temps dans lequel il faut s’immerger la tête penchée (...) » 

Que nous raconte donc ce livre dans les « pavés » de textes (briques d’une construction) qui sont de brefs et très beaux poèmes en prose ?  Je rebrousse le chemin, ainsi que m’y invite le texte renversé, qui me parle du visage d’un saint, comme un idéogramme. Bartolomeo/Barthélemy : le martyre dont l’attribut est sa peau écorchée (comme le ruban couleur de cinabre du livre, incisé par les lettres) et qu’on connaît surtout pour sa représentation dans la chapelle Sixtine :  Michel-Ange s’y représente dans la dépouille brandie… Le saint du titre faut partie d’une fresque de la toute petite chapelle romane de Gavignano, dédiée à San Pantaleon, que je n’ai pu visiter, lors de mon passage, car elle était fermée. Une reproduction en est donnée, dans les teintes brunes du livre – et j’ai consulté, bien sûr, la recherche Google, pour en trouver l’original((https://corse-romane.eu/gavignano-pantaleone-y/)) . A l’extrême gauche, le tout dernier de la procession des apôtres, commentée par un saint muni d’une Bible (dont l’exipit m’amène à me demander si le poète ne s’y est pas projeté((« il est comme toi lisant le livre, tout ce vivant lui voile le regard, plus vague dans notre souvenir, presque déjà parti »)), Bartolomeo se tient comme les autres, la main droite sur le cœur en signe de dévotion : il porte sa peau jetée sur son épaule comme la dépouille du lion sur l’épaule d’Herakles, la tête comme une besace, à l’envers, pâle sur son corps nu, écorché – représenté de ce brun rougeâtre choisi par l’éditeur pour le livre. Pauvre saint, nu – dépouillé et de nouveau comme à la naissance, à l’origine : « l’enfant absolu » - « in cristu »((peut-être cette expression corse  est-elle à mettre  en lien avec ce passage de la Bible (Galates 3:27-28) « vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. »)) .

Cette figure étrange qui retient l’auteur est la « source » d’un texte qui remonte aux sources de sa création : sous la tutelle d’un arbre double, vivant et mort, le poète suscite un pays où « tout se dresse comme un signe âpre, un pourquoi qui n’est pas une question ». Le fil du texte interroge d’abord la pierre – et l’interroge comme on la touche, avec les mots, de même que la soupèse le berger-maçon, pour juger l’usage qu’il en fera dans la construction, avec l’attention des gens simples « pour des formes vagues, pour la beauté ». Une beauté qui n’est pas celle artificielle à laquelle nous habitue notre culture, mais la beauté essentielle liée aux gestes du quotidien, dans lequel tout aussi est sacré, dans un même mouvement de vie : du sable de la rivière, à la chaux qui prépare la fresque, se prépare l’autre geste, celui qui donnera corps à « une pensée à peine saisie, quelques éclats de lumière qui ont troublé ta vue ».

Stefanu Cesari engage un dialogue avec le peintre qu’il imagine, et qui « sait sans savoir » - créant l’image du sacré qu’il porte en lui, et qui le reflète dans cette figure pauvre et nue du saint au visage surpris. Je ne peux résister au désir de citer plus longuement cet éloge du travailleur vagabond, anonyme, modeste – pas un « artiste » - pas même un artisan – un homme qui travaille et qui répond à l’appel de ce qui le dépasse((je pense ici au très beau texte de Jean Giono, Le Déserteur,  consacré à Charles-Frédéric Brun, peintre d’ex-voto au Valais.))

 

Tu as un nom et puis un autre, dans une langue et dans une autre, tu voyages loin tu t’amenuises, à mesure des récits qui sont contradictoires mais comme ton père tu es berger, dans ta jeunesse tu cherchais les bêtes qui s’égarent (…) L’écriture menue qu’elle laisse après elle, tu peux lire à l’envers tout ce qu’il te faut savoir. On dira ton nom confondu à d’autres, se perdra le lieu où tu naquis (…).

 

La force de ce texte est de nous présenter avec un très grande économie de moyen stylistiques et lexicaux, à travers une lecture scrupuleuse de la fresque, et une « reconstitution » à la fois de sa création et de la vie de Bartolomeo, ce parcours emblématique du martyr, superposé à celui du peintre, dans une révélation qu’on imagine, au cœur du silence de cette chapelle, amenant l’auteur à apporter ses mots à ce qui n’a pas de langue – ses mots et ses souvenirs/sensations de l’enfance, dans un parcours « à rebours » - et une méditation sur la vie, le devenir des êtres et des souvenirs, la violence, la cruauté d’un monde où l’on torture , on abat et dépèce pour la vie ou la fête où

 

 l’on entendait de loin certains hommes qui rient et l’odeur de la viande, tout le monde  est rassemblé autour des bêtes accrochées ouvertes comme des livres on mange on racle on ôte la peau parfois on lit dans le sang qui goutte ce présent des corps appelants (…) 

 

Ce visage du saint nous concerne, qui nous regarde, à travers les mots du poète qui y voit « un signe laissé de l’univers ou de l’enfance, la bouche ouverte les dents blanches, sur les marches creuses la moitié d’une grenade est posée, à la chair mordue d’un pays quelqu’un s’est arrêté ». Symbolique grenade de Proserpine ou de la Madonne, symbole de la fécondité, de la possible re-naissance, « in cristu »,  couleur de sang – ce sang dont Stefanu Cesari écrit « Le sang chemine. Nous voyons à travers lui »  - symbole de ce « prolongement » évoqué p. 117 de cette longue oraison : « Nous deviendrons d’autres nous-mêmes, ne doute pas de cela. Nous apprenons l’absolu en fréquentant la mort sans savoir ce qui nous permettrait de dire. Sommes-nous comme des enfants ? ». Magique tour de passe-passe de l’écriture, qui fait de ce saint martyr, écorché, pauvre et nu, l’emblème de la vie qui circule, amenant à accepter les fleurs de l’amandier comme la pourriture, entre l’arbre vivant et l’arbre mort – « trà un àrburi vivu unu mortu ».

 




Revue Teste XXX : Véhicule anonyme

Un numéro inédit, inouï, digne du beau talent de Teste, confirmé ici par ce numéro XXX, un Véhicule anonyme... Entendons par là que les poèmes qui se distribuent au gré des grandes pages du volume ne sont pas signés. Tout le monde la même croix pour patronyme, et voilà ! Ce que rêve de faire tout auteur qui se respecte, s'effacer de la couverture, pour la rendre plus légère, pour confier le poème à la sobriété de réception que pourrait lui conférer l'effacement de l'ego, Le collectif  Teste l'a fait... En soutien et annonce cette exergue  de début de numéro : 

 

Qui eût vu Fragilité
Ayant sa tonne débondée
Dans le cul de la Vanité !
Ceux qui disent blanc pour noir
S'en sont fort bien acquittés.

ANONYME Les Fatrasies d'Arras

 

Qu'il s'agisse d'une épigraphe allographe est douteux.  J'y verrais plutôt une citation autographe, signant ainsi par son invention de la main du Collectif une annonce qui vaut préface et art poétique...

Quoi qu'il en soit, dans ce numéro XXX dédié à Alain Robinet avec un remerciement pour sa participation au précédent numéro, "Acronymes = tous anonymes",  l'édito nous propose après une définition du mot "ANONYME" tirée du petit Robert, un topo sur la figure auctoriale, avant de laisser place aux poèmes.

 

Revue Teste XXX, Parole d'Auteur, Toulon, printemps 2018, 10 €

Numérotés de XI à XXXX, des textes très différents les uns des autres se suivent, sur des pages d'une belle qualité. Une dispositif iconographique participe de cette belle allure. Un plasticien dont on connait la paternité des gravures choisies pour accompagner l'ensemble. Son nom est caché dans le bas de la sixième page. Il s'agit du talentueux Sacha Stoliarova. Teste est ainsi qu'il est énoncé sur la quatrième de couverture, "une revue trimestrielle dont l'objectif est de permettre la découverte et la promotion de la poésie et des arts visuels". 

Le lecteur peut lire les poèmes dans un état d'esprit inédit, à savoir qu'il reçoit les fragments sélectionnés hors de tout horizon d'attente quant à une oeuvre et un auteur connus, déjà lu, vu, appréhendé. Le jeu va même jusqu'à essayer de deviner, car  immanquablement survient cette réflexion : "tiens, on dirait...". Il faut dire qu'on a eu droit au jeu du sommaire, en page 7 : Il s'agit de relier "chaque auteur au chiffre de son texte/poème"... Et quels auteurs, parmi les plus talentueux... Julien Blaine, Charles Pennequin, James Sacré, Sylvie Niève, et bien d'autres comme Philippe Jaffeux !

Alors, Teste nous présenterait-elle comme il est écrit dans l'édito un "seul et même Auteur multicéphale " ?  Pour ma part, je sais que non, car j'ai la solution de la devinette du Sommaire...! Que l'on se rassure, elle accompagne chaque numéro, mais sur une feuille volante, pour ne tenter que les irréductibles.