1

Ali Ashoor : Poèmes

Traducteur : Antoine Jockey

 

 

1-

Quelle faute a commis une chambre dont la fenêtre est fermée, les épaules sans voile et les recoins sans chemise ? Chambre sans chemise ni solitude ni larme.

Chambre dont la fenêtre est fermée, comme son étourdissement dans le regard et dans la simulation des larmes silencieuses. Car la chaise a le dos cassé et les pieds usés. Quelle erreur a commis l’étranger en se livrant au repos alors qu’il n’y a ni lit ni ventilateur au plafond pour évacuer la pluie du front ?

 

1

ما خطأ غرفةٍ مقفلة نافذتها، أكتافها بلا أشرعة وزواياها بلا قميص.
غرفةٌ بلا قميص بلا عزلة، بلا دمعة.

غرفةٌ مقفلةٌ نافذتها، مقفلٌ سهيانها في النظر، في انتحال البكاء الصامت. إذ
الكرسي مكسور المسند و متهالك الأرجل، ما خطأ الغريب في امتهان
الراحة، ولا سرير، لا مروحة في السقفِ تخلي الجبين َ من المطر.

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

 

2-

La porte ouverte est une fatigue, des conditions dont la disparition est une traversée aveugle et le prétendu éclat le … du mutisme.

La fatigue de la porte ouverte est fermée sur son propriétaire, absorbé par la matière de la porte, sa peinture et les rides de son corps froid.

Effrayant est ce qui ressemble à une porte ouverte, telles l’enfance et l’histoire d’amour qui demeure inachevée.

Les histoires d’amour reportées : portes ouvertes ayant oublié les distances parcourues.

 

 

 

2.

الباب المفتوح تعبٌ، أحوالٌ زوالها عبورٌ كفيف، وألقها المزعومُ طمرةُ
الخرسِ، نفاذها عن العابرين ضمورهم.

تعبُ الباب المفتوح مغلقٌ على صاحبه، الممعنِ في مادة الباب و.
طلائه و تجاعيد جسده البارد

مخيفٌ ما يشبه الباب المفتوح، كالطفولة و الحب، وقصة الحب الناقصة على.
الدوام

قصصُ الحبِ المؤجّلة: أبوابٌ مفتوحةٌ نسيت مسافات المسير.

 

 

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

3-

L’inconnu de la porte te ramène aux tendres passages dans les chambres de la présence. Telle une main, telles des lèvres, tel un cri précédant la naissance. Le lieu te ramène à sa façon d’être rangéen fonction des scènes et des pas.

Tu refuses de lui répondre, renvoyant votre relation amicale à ses couleurs. Le blanc dans l’erreur et le noir dans les noyés.

 

 

3.

يعيدك مجهول البابِ إلى المعابر اللينة في حُجَر المثول. كيَدٍ، كشفاه ٍ،.
كصراخٍ سابقٍ للولادة. يعديكَ المكانُ إلى ترتيبه بمقاسات المَشَاهدِ المترددة
على الخطوات

ترفضُ إجابته مؤجّلاً علاقة الألفة إلى ألوانها. الأبيضُ في الخطأ و الأسود.
في الغرقى

 

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

4.

Tu mets chaque chose à sa place : les vêtements, les livres, le flacon de parfum et le cahier. Les places te renvoient l’état de leurs propres choses : la poussière, les couleurs, les jours, le vide, le long arrêt, la cécité et l’inutilité. Et lorsque tu quittes la chambre, les lieux rangent bien leurs choses et couvrent le cœur de ton semblable de départs.

 

 

4.

تضع أشياءك في الأماكن المخصصة: الملابس، الكتب، قارورة العطر، 
ودفتر الكتابة. تبادلك الأماكنُ وضع أشيائها: الغبار، الألوان، الأيام، الفراغ، .
الوقوف الطويل،عماء الوقوف، واللاجدوى. وعند خروجك من الغرفة،
توضّب الأماكن أشياءها جيداً، تغدقُ قلبَ شبيهكَ بالخروج

 

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

5.

Stérile, le lieu familier qui ne fait pas de toi un étranger

 

 

5

مكانٌ أليف لا يجعلك غريباً مكانٌ عقيم.

 

 

 

∗∗∗∗∗∗

 

6.

Tu reviens à la réalité, à ton lien aux autres qui demandent des réponses ou qui menottent les relations et les sentiments. Tu reviens et le passant dont le passage s’épanouit par ton silence, ne revient pas. Il revient et tu ne reviens pas, tu demeures inchangé, dans la chambre de l’enfance tu te conformes aux recommandations de ta mère en rangeant tes jouets et en te préparant à une douche rapide. Tu demeures et ton semblable qui court dans les scènes de la mémoire, dans les miroirs et les tracas, ne demeure pas. Il renouvelle le délire des premiers désirs.

 

Voici l’histoire de ta vie :
Passant
             Entre deux semblables
                                                    Et un enfant.

 

 

 

6.

تعود إلى الواقع، ما يجمعك بالآخرين من متطفلي الأجوبة ومقيّدي العلاقات
والمشاعر. تعود ولا يعود العابر الذي ينمو عبوره بصمتك. يعود ولا تعودُ،
تبقى كما أنت، في غرفةِ الطفولة تؤدّي وصايا أمك من ترتيب الألعابِ وتهيئ .
جسدِكَ لاستحمامٍ سريع. تبقى ولا يبقى شبيهُكَ الراكضُ في مشاهدِ الذاكرة
 والمرايا والهواجس. يجدد هذيان الرغبات الأولى 

هذه سيرة وجودك
عابرٌ
 ما بين شبيهينِ         
و طفل  .                       .                  

 

Présentation de l’auteur




Opus 9 : Noces Rouges de Claude Chabrol

1

L’amateur connaît La Raie de Jean-Baptiste Chardin, certains avouent leur préférence pour le chat, marbré gris et blanc, à gauche de la toile rougeoyante : pattes avant tendues pour paraître plus grand, il arque son dos et se hérisse pour paraître plus gros – il a peur – les huîtres ouvertes l’effraient et aussi les poissons canés – serait-il à renier sa félinité ? ou critique-t-il la composition en instinctif nature-mortier ?

.

Jean-Simeon Chardin, La Grande raie, 1728, Musée du Louvres

 

Revoir les amants des Noces Rouges de Claude Chabrol, c’est revoir le chat peint par Chardin. Eux aussi en connaissent un bout de la vanité : ils se sont tant regardés en train de s’embrasser. Ils se sont plongés dans leur miroir, ils se sont vus à la fois purs et morts – alors qu’alentour, tout est non point mort, mais naturalisé, non point pur, mais politiquement épuré. Ils ont peur de cet alentour, peur qu’ils se partagent, s’épousant comme tenon et mortaise, pupilles dilatées, nez enchifrenés, peau qui luit, mélange charogneux, charogne belle, bellement répulsive, rouge noce.

 

2

Si nous pouvions dormir, se disent Lucienne Delamarre et Pierre Maury qui s’étreignent, chacun gobant la luette de l’autre qui entre les dents émet un pet d’enfant. Ils se dévorent, ils grimacent. On se croirait à Ostende quand James Ensor la masque de grotesque et que la langue d’Émile Verhaeren emmasque le geste du peintre. Mais nous ne sommes qu’en épaisse province française au lieu seulement défini par le kilométrage qui l’éloigne de Paris. Où sévit la même méchante bouffonnerie, humide et froide et bleue.

Les baisers grognés des amants de Noces rouges n’échappent pas à ce ridicule – et pourtant s’en séparent comme une marge sait le faire de sa page – car les bas de soie roulés la braguette béante - oui, cela je l’entends, je l’ai entendu - émettent la sourdine dissonante, le chahut aphone et hébété, d’un si irrépressible désespoir, qu’à contre-cœur laisse entendre Art Pepper dans ses pièces les plus amoureuses du bonheur.

Si nous pouvions dormir, se disent-ils. Ce ne serait pas rêver que dormir - car le rêve est moins le lieu du désir réalisé que de la société continuée. Dormir ou la sensation ombreuse et chaude enveloppant le cerveau, et par suite le corps tout entier - comme s'il était ceint de coton rose imprégné d’héroïne - sans la sujétion, sans la santé, sans rien.




Ping-pong : Viviane Ciampi, poèmes et propos sur la traduction

En ce qui concerne ma poésie, j’ai principalement deux lignes : je passe d’une poésie presque classique à une poésie plus fracturée, concassée, broyée, bousculant la syntaxe à l’occasion. J’écris souvent autour du chaos, du non-dit. Mais je préfère me présenter avec les mots de Bernard Noël : « elle se caractérise par l’écoulement discret d’une blessure ». Quant à cet écoulement, je préfère qu’il dévale les pentes de la poésie avec légèreté, mine de rien. Parfois, j’aime dérouter le lecteur en disant des choses dramatiques de façon presque cocasse.

Pour ce qui concerne le bilinguisme et la traduction, il faut dire que j’ai grandi en me « babélisant » en italien et en français dans une grande maison (à Lyon) où vivaient mes parents, grands-parents et arrières-grands-parents. Mon arrière-grand-père (Toscan de Pise), avait fui le fascisme, entraînant toute la famille à Lyon. Mon père était chanteur, il remplissait la première partie du tour de chant de Charles Trenet (à l’époque, son rôle était celui de « chanteur fantaisiste » ). Ma mère (un temps, danseuse classique) est Lyonnaise ; de son côté on ne parle que le français. Je ne remercierais donc jamais assez mes grands-parents qui m’ont fait le plus beau des cadeaux : celui de deux langues maternelles, de deux cultures, de deux passeports. En plus, les trois mois d’été se passaient en Toscane, cette Toscane qui a toujours été mon « outil à percevoir » ! Puis, par amour d’un homme, je me suis octroyée le voyage inverse de mes grands-parents et je vis en Italie depuis le début des années soixante-dix, à Gênes, ville merveilleuse et tragique qui a vécu les enlèvements et les assassinats des Brigades Rouges, le G8 de toutes les violences, et dernièrement, l’effondrement du Pont Morandi avec 43 morts. Mais c’est aussi la ville des poètes Campana, Sbarbaro, Montale et Sanguineti, d’auteurs-compositeurs comme Lauzi, Bindi, Paoli et surtout de notre Brassens italien : Fabrizio De Andrè.

Habiter ces deux langues, ces deux cultures, m’a donc conduite sur les chemins de la traduction, de l’italien au français et du français vers l’italien. Contrairement à ce que beaucoup croient, il ne suffit pas d’être bilingue pour devenir traducteur, loin s’en faut. Cela peut aider, mais sans plus. Il y a constamment dans le sujet bilingue une appropriation et une désappropriation par l’autre langue, l’expérience de l’altérité du langage. S’il est vrai que la traduction ne rendra pas l’exactitude du texte original, elle met en contact des cultures parfois lointaines et cela a quelque chose de miraculeux. Lorsque je vois dans les festivals un poète palestinien se mettre à l’écoute d’un poète israélien grâce aux traducteurs, je me dis que là il y a sans doute quelque espoir dans le processus de paix. « Sans la traduction, disait George Sterne, nous habiterions des provinces aux frontières du silence ».        

On me demande souvent si j’aime me traduire. Non, même si je le fais pour des questions pratiques, ce serait étrange pour moi d’avoir recours à un traducteur. Cela ne m’est arrivé qu’une fois, pour quelques poèmes en revue grâce à un excellent poète (Raymond Farina) qui me l’avait demandé. S’auto-traduire, disais-je, quelle expérience de dépaysement ! C’est comme répondre à l’invitation de son alter ego, on commet des petits crimes de dédoublement. Il faut plonger au plus profond de soi. Devenir un peu spéléologue ou si vous préférez psychanalyste allongé sur son propre divan !

Il m’arrive par exemple, comme dans mon dernier livre en version bilingue Du bleur autour / Azzurroattorno, édité chez Plaine Page, d’avoir quelques passages qui surgissent directement en français et bien sûr, en italien, tous les problèmes de la traduction se posent, y compris la question de son irréductible fragilité. Soudain, sans savoir pourquoi, d’autres passages demandent à être accouchés d’urgence in primisen italien et si quelque chose cloche en français (et les traducteurs savent qu’il y a souvent quelque chose qui ne « claque » pas assez dans l’autre langue) il me faut jouer d’astuce… changer ma peau de serpent, sauter dans l’autre rive et vite, et hop, ajuster, bidouiller un mot, prier saint Jérôme, jouer au chat et à la souris avec tel vers, tel autre.      

 

Ah, quel beau tango entre la cible et la source ! Il m’arrive aussi de me trahir, de faire un pied de nez à l’autre moi qui parle dans ma tête comme un perroquet.

Quand le livre est terminé je ne sais plus à la fin sur quel bord j’avais commencé.   

 

 

 

Poèmes Traduits de l’italien par l’auteure

 

 

Je sais que souvent
en compagnie de l’amour
nous comblons la gravité.
Je sais que notre voix
disparaîtra dans son double.
Je sais que ta bouche
est le refuge préféré
de l’alphabet silencieux.
Parle-moi comme au nuage égaré
écris-moi une lettre imaginaire.
Laisse tomber le sexe,
brise les chaînes.
C’est nous le feu.

InPerturbamenti, Ed. Joker

 

 

 

 

 

So che spesso                                        
in compagnia dell’amore            
colmiamo la gravità.                              
So che la nostra voce                                         
sparirà nel suo doppio.                           
So che la tua bocca                                
è il rifugio preferito                                
dell’alfabeto silenzioso.           
Parlami come alla nube smarrita   
scrivimi una lettera immaginaria.          
Lascia perdere il sesso,                              
rompi le catene.                        
Siamo noi il fuoco.                                                      

 

 

Les choses

 

Étrange que le monde soit là par hasard.
Un éclair de temps à autre
et combien de haies.
Les choses ne s’expliquent pas
tu les prends entre les mains
tu les nommes
tu les fais dormir
il te semble qu’elles respirent
– et peut-être qu’elles respirent –
mais elles ne s’expliquent pas.
Étrange que le monde soit là par hasard.
Le calme n’est pas son domaine
et si ce n’est le calme…
Les flammes, encore
comme matière de chaque enfer.
Les gens traversent les lignes du sommeil
ils vont outre les barrières de l’aube
plantent les clous du futur.
Les sirènes, de l’intérieur.
Une ombre arrive parmi nous, frissonne.
L’huile qu’elle renverse.

(Inédit)

Le cose

 

Strano che il mondo sia qui per caso.
Un lampo ogni tanto
e quante siepi.
Le cose non si spiegano
le prendi fra le mani
le porti a dormire
ti sembra che respirino
– e magari respirano –
ma non si spiegano.
Strano che il mondo sia qui per caso.
La quiete non è il suo ambito
e se non è la quiete…
Le fiamme, ancora
come materia di ogni inferno.
La gente attraversa le linee del sonno
va oltre le sbarre dell’alba
pianta i chiodi del futuro.
Le sirene, dall’interno.
Un’ombra arriva tra noi, rabbrividisce.
L’olio che rovescia

 

 

Svuotatemi

 

svuotatemi dall’oscuro (zac!)
svuotatemi dall’oscuro
come si svuota un pesce (zac!)
datemi cose semplici
corde per stendere
fiori modesti
parole di piccoli voli
ma di piccoli voli nell’intensità
fate che entri nella poesia
d’un paese di sorgenti
una poesia di calmo procedimento
libera da tutto
di pochi aggettivi
senza titoli né maiuscole
tagliatemi la lingua brava gente (zac zac!)*
suvvia  tagliatela
quando mi disabito
– imbecille –
per qualche eccesso di grandiloquenza (e zac!)

 

Videz-moi

 

videz-moi de l’obscur (zac !)
videz-moi de l’obscur
comme on vide un poisson (zac !) 
donnez-moi des choses simples
des cordes à linge
des fleurs modestes
des mots de petits envols
mais de petits envols dans l’intensité
faites que j’entre dans le poème
du pays des sources
un poème de calme procédure
libre de tout
de peu d’adjectifs
sans titre ni majuscules
coupez ma langue bonnes gens (zac zac !)
allez allez coupez coupez-là
quand je me déshabite
– imbécile –
pour quelque excès de grandiloquence (et zac !)

Anthologie Voix Vives 2017, Ed. Bruno Doucey

 

 

ombre de mots
profonde semence
semis de mots
n’est plus ombre
que vaillent les mots en ombre
pour semer au plus profond
profonde semence le mot
mot sème mot
sème mots de mots
que toujours vaille le mot
mot après mot
sème-le toi-même le mot
sème-le toi-même semeur si tu m’entends
sème mot profond
sinon le silence
est plus désirable 

Anthologie Voix Vives 2018, Ed. Bruno Doucey

 

 

 

Ombra di parola

 

ombra di parola
semina profonda
seme di parole
non è più ombra
valgano parole in ombra
per seminare nel profondo
profonda semina la parola
parola semina parola
semina parola di parola
valga sempre la parola
valga parola dopo parola
seminala tu la parola
seminala tu seminatore se mi senti
seminala profonda
se no il silenzio
è più desiderabile

 

Parole di schiena 

 

nutrono al di dentrole parole poiché dentro
è meno che al di dentro
                    sei l’oste delle parole ardono l’ossa loro (oh)
disponi le parole di schiena o in piedi ma in piedi contro (quel)
pronunci parole meno infingarde come agire (tu)
agisci attraverso parole agenti (tu)
metti i tappi auricolari alle parole (tu)

goffe parole spezzano le catene dell’essere (e)
una poesia è un pube arruffato di parole sonore (che)
le parole tue viaggiano di contrabbando nella nullafacenza (o)
scrivi caos ma caos tuttavia senza pathos eccessivo (poi)
dici questo dici io dici tu dici come forano gli occhi le parole (ahi)
e il mare magari tesserà parole come tragedia (come)
accade tuttavia che un’antica notte di parole            (molto)
malattia crisi sintattica dici guarda di’ le parole (c’è)
sogni parole che scorticano spolpano attingono il reale (behlì basta una parola per ingozzarsi l’anima (ahhhh)
quando credi d’aver detto tutto la porta sbatte dietro le parole
sbatte dietro le parole sbatte dietro le parole fa

                                                                      CLAC !

 

Mots de dos

 

ça nourrit au-dedansles mots car dans
c’est moins qu’au-dedans
               tu es l’hôte des mots leurs os brûlent (oh)
tu disposes les mots de dos debout mais debout contre (ce)
tu prononces des mots moins mollassons comme agir(tu) 

agis à travers des mots agissants (tu)
mets des boules quies à tes mots (tu) 
des mots gauches peuvent briser les verrous de l’être (et)
un poème est un pubis ébouriffé de mots sonores (qui)
tes mots voyagent-ils dans la contrebande la rienfoutance (ou)
tu écris chaos mais chaos toutefois sans pathos excessif (puis)
tu dis ça tu dis je tu dis tu mince ça pique les yeux les mots (aïe)
et la mer peut-être tisse-t-elle le mot tragédie (comme)
il se trouve toutefois qu’une très ancienne nuit de mots (très)
maladie crise syntaxique tu dis tiens dis-donc les mots (y a)
tu rêves de mots qui égratignent balafrent atteignent le réel (bon)
et là il suffit d’un mot pour se goinfrer l’âme (ahhhh)
quand tu crois avoir tout dit la porte claque derrière les mots
claque derrière les mots claque derrière les mots ça fait

                                                                              CLAC !

(in Domande Minime Risposte, Ed. Le Mani, Recco )

 

Quando arriva arriva. Non cammina corre paesaggio in lei diretto. Prova del respiro votata alle partenze nessuna smorfia di disgusto per le lontananze da dove veder scendere la pelle. Che ritorno nei luoghi del non detto e si nota non c’è che dire eh già. Commenti rimandati è evidente che scintilla ovunque quando infila gli scivoli della sera. Ma quella porta in fondo al corridoio bisogna che pensi a evitarla. La stanza ha dichiarato guerra: Troppo fisse le parole d’amore troppe e incerte sul lenzuolo non quelle nate dalla bocca del tuono oppure solo il tempo d’una notte poi c’erano tutte quelle da dire ad occhi aperti senso delle proporzioni non salvato.              

 

Quand elle vient elle vient. Ne marche pas elle court paysage dans elle directo. Pratique du souffle abonnée aux départs sans moue de dégoût pour les lointains d’où voir la peau descendre. En voilà un retour aux lieux du non-dit et ça fait du bruit oh ça. Commentaires pour après il est évident que ça scintille partout quand elle glisse dans les toboggans du soir. Mais cette porte-là au fond du couloir faut qu’elle pense à l’éviter. La chambre a déclaré la guerre : Trop figés les mots d’amours trop  flous à même le drap pas ceux qui naissent dans la bouche du tonnerre ça marchait une nuit et encore il y avait tous ceux qu’il aurait

fallu dire yeux ouverts sens des proportions qu’elle ne sauve.

(Fragment d’après Du bleu autour / Azzurro attorno, Ed. Plaine Page)

 

***

 

2 Poèmes audio performés

 

le ore

 

Lamiere copertoni / clacson / l’autunno di ascoltarenel fitto del fogliame bagnato nel groviglio banda larga web / clacson / calo degli zuccheri treni in arrivo intera vita di treni cento piccoli fari / clacson / birre computer tua carne incerta Dylan Bob lingue bingo banche banche banche l’economista Peter Pan spiega: il mix trarischio e rendimento è tutto sommato alquanto scoraggiante tam tam perfetto paesi in rovina epoca di atleti in provetta / clacson / frantumi / clacson / certi vuoti d’incontri s’invita a rimuovere si scorta il variare / clacson / il tutto tra riti e simboli non più di moda oggi clacson / clacson / clacson…

 

les heures

 

Tôles pneumatiques / klaxon / lambeaux de écouterdans l’épaisseur du feuillage mouillé dans le fouillis haut débit web / klaxon / manque de sucre trains en gare vie entière de trains cent petit phares / klaxon / bières ordinateurs ta chair incertaine Dylan Bob langues bingo banques banques banques l’économiste Peter Pan explique : l’union entre risqueet rentabilité est somme toute plutôt décourageantetam tam parfait pays en ruines époque d’athlètes en éprouvette / klaxon / débris / klaxon / on fait de ces vides de rencontres on invite à zapper on accompagne le changement / klaxon / le tout entre rites et symboles plus tellement à la mode aujourd’hui klaxon / klaxon / klaxon…  

(in Aria e di terra, Ed. Fili d’Aquilone, Rome.)

 

1.

L’orizzonte --- è --- un --- frammento --- di--- poesia--- in--- eccedenza ---

l’horizon --- est --- un --- fragment --- de --- poème --- en --- excédent ---

 

2. le ore

 

Lamiere copertoni / clacson / l’autunno di ascoltarenel fitto del fogliame bagnato nel groviglio banda larga web / clacson / calo degli zuccheri treni in arrivo intera vita di treni cento piccoli fari / clacson / birre computer tua carne incerta Dylan Bob lingue bingo banche banche banche l’economista Peter Pan spiega: il mix trarischio e rendimento è tutto sommato alquanto scoraggiante tam tam perfetto paesi in rovina epoca di atleti in provetta / clacson / frantumi / clacson / certi vuoti d’incontri s’invita a rimuovere si scorta il variare / clacson / il tutto tra riti e simboli non più di moda oggi clacson / clacson / clacson…

les heures

Tôles pneumatiques / klaxon / lambeaux de écouterdans l’épaisseur du feuillage mouillé dans le fouillis haut débit web / klaxon / manque de sucre trains en gare vie entière de trains cent petit phares / klaxon / bières ordinateurs ta chair incertaine Dylan Bob langues bingo banques banques banques l’économiste Peter Pan explique : l’union entre risqueet rentabilité est somme toute plutôt décourageantetam tam parfait pays en ruines époque d’athlètes en éprouvette / klaxon / débris / klaxon / on fait de ces vides de rencontres on invite à zapper on accompagne le changement / klaxon / le tout entre rites et symboles plus tellement à la mode aujourd’hui klaxon / klaxon / klaxon…  

(in Aria e di terra, Ed. Fili d’Aquilone, Rome).

 




Jacques CAUDA, Les Berthes

 À propos de lecture poétique certaine – celle qui consiste à s’emparer du recueil d'un autre,  et non pour son auteur, à réciter le sien –, il y aurait ce critère : ce qu'il en reste après.   J’entends par là une mémoire vive de cette lecture, son empreinte insistante et ressentie, sa représentation dynamique et imagée, sa relance idéelle, toutes marques maintenant comme incrustées, contrastant – par leur  nouveauté ou leur  caractère d’inouï – avec ce qui est su, entendu ou  vu déjà, imposant une sorte d’« ailleurs », de déplacement, de dépaysement qui fascine, résiste ou se partage.

Jacques CAUDA, Les Berthes,  90 p, Z4 Editions, Paris, 2018

 Il faut bien sûr que ce dont on  parle ici s'impose par une présence identifiée ou les signes promus à sa suite – figures, visions, enchaînements, pensées inédites ou de flamme. Le même effet serait absent si ne persistait au-delà de la « forme » – car celle d’un genre littéraire ne suffirait pas – un  improbable dans la langue, un traitement d’elle capable d’une  pénétration  – celle qui fait parvenir, rejoindre, accéder – avec ou sans la dite Beauté – à un cela même en nous et comme à notre insu. Là  serait  l’essence à saisir et retenir des vrais poèmes, œuvres avant tout de l’esprit. Hegel le pensait, qui plaçait la poésie au faîte des réalisations de l’Art, pour la raison de ses pouvoirs intimes.

Ce recueil de Jacques Cauda, approcherait d'une telle gageure. On sortirait de là, désorienté, surpris, mal à l'aise et comme à la fin, soulagé de l'épreuve, d’une compagnie pesante, désespérée, inavouable et mystérieuse, à force d’une idiosyncrasie codée, de provocations nostalgiques, d'objurgation à des présences ou des ombres, de défis déjà perdus contre le réel, la destinée, le temps et la Mort. Quatre parties composent l’ensemble, allant de lieux investis, souvenus, à ceux de personnes présentées comme chères ou moins. On y trouvera  des strophes brèves ressemblant à des haïkus, de plus longues en forme d’élégies, mais on ne sortira pas indemnes– comme dans notre hypothèse – de la troisième, intitulée : Supplément d'âmes....

Il s'agit alors de la mort, parfaitement interpellée, visitée, scrutée, fouillée en terre ou déterrée, avec ses hôtes grouillants ou volatils qui lui tiennent compagnie, ne l'acceptent pas, s'en repaissent, la décomposent. Le corps, lui, toujours là, offert et consommé, n'en peut mais et d’une main décharnée, vous agrippe.  Serait-il alors ré-invité par le peintre, qui aurait renoncé bien sûr aux anges, et pour conclure, convoquerait à  cette noce des fins, son modèle nu, prétexte à un autre abandonné, terrifié, jouissant, empli de questions muettes ?  Loin de Dante qui juge, dialogue avec eux ou apostrophe les morts,  d'un Baudelaire qui imagine la camarde et ne s'en remet, Cauda avance en elle, toute en chair, os et vermine. Du lieu du verbe crucifié à une renaissance, de la toile au supplice de sa couleur, de l'obscène ameuté à sa représentation prise à témoin !

 

                                  Va près des faces
                                     Frémir d’un grand frémissement
                                       Quand la mer se regarde va…

 

Comment alors – vivant encore – sortir sauf du voyage ? Le poète gagnerait une place à ce critère de la lecture troublante qui dérange et voudrait – dans le même temps – faire voir le jamais vu, l’in-entendu ou le laissé jusque là, pour compte. Avant que l’œil – prédateur à sa manière, la main qui trace – ou se saisit des mots, n’essayent ici de faire « rendre l’âme » à l’âme. Une si belle expression.     

 

 

 




Benjamin Demeslay, Bivouac, extraits

Atomes et secret

 

Son essence – tu ne sauras la saisir et peux-tu,
« T'en approcher ? » Question s'attise :
Tends l'oreille au secret, tressant les muscles de ton corps 
Contre les molécules qui te couvrent en manteau de souverain : 
Il s'irise contre toi, encore faible de ta nuit
Sous les appels solaires et les enveloppes de brume.

Saine s'approche – la tendre vivifiante, 
La réponse en l'aurore.

Elle s'approche ; dans la danse primitive. 
Technique. Évanescente des atomes
Te forgeant la couronne de subtiles étincelles
Sans couleur et véritables comme ton but
Désormais dans la bruine te louant, de le quêter ainsi : 
Choc de matière – et globe de vie

Dans l'affrontement de la question, et ses murmures dans les gouttes 
D'eau éclatant sur la peau blanche et rose.

Telle ; elle est la réponse du chantre au chœur et
Déploie la liturgie et l'averse – où gît le dernier mot Amen ! – mille fois encore 
Dans la terre meuble, et la fugue de tes atomes
Se résorbant dans le bruit blanc
De ton sacre au secret ô

Migrateur.

 

A Space Odyssey

 

Ne les regarde pas ! Il n'est pas à fixer, leur nombre.
Si tu dois les sonder depuis le puits : les étoiles
Écoute seulement comme tinte, le monolithe lui qui déjà se réverbère
Le monolithe. Et la vue de ta vue, se réfractant en tes milliers, l'infinité de tes instants ? 
Composition-décomposition de ta scène

Il provient ton regard, identique à l'étoile : il a des branches
D'une autre époque de râles de fissures d'explosions jusqu'à la suspension ; l'absence du son le noyau :

Le temps – se tournant sur lui-même en l'attente de ta prunelle.
Combien de rotations, lors que tu nais et meurs en psychédélismes ? 
Lors que tu nais et meurs, Dans la répétition d'autre que le rêve, sous les étoiles ouvertes :

Mauves les outils de ta crainte, que t'offre la lumière
Les particules élémentaires, seuils et départs de tes faisceaux 
D'exploration plus rapides au regard, que le tissage
Des Parques au défi ; de ta pupille et des photons.

 

Bivouac et entrailles

 

Les vêtements : lourds de la sueur froide.

Ils pèsent encore, quand les espèces vacillent comme la flamme et crépitent et craquent vertes comme le bois,

Mis à nu s'envolant en cendres et couloirs et spirales dans l'âtre

La plus vaste où l'homme est indistinct, de ces tisons de plumes et d'écailles.

De la peau lisse, ici – et par la grâce insensible à sa propre extinction. Qu'espères-tu du « savoir », et de l'existence ?

Il n'y aura, rien qu'au-travers le foyer de ces flammes et la certitude impossible :Sois bête sublime maintenant.

Et combien d'ères pour nous ? Il fallut se survivre, aux temps du gel et des éclipses, résorptions des lignées d'autres en toi et :

Des étoiles en visions ; par les regards de feu pareils au verre ; à la glace fine. C'est par quoi se lisent les entrailles.

De ceux qui doivent venir depuis le feu,

Depuis le bleu de la flamme où y ils pourront se porter à leur point d'avènement, de combustion ; presque entre les paumes des deux mains

Au milieu de la nuit et du matin le moment

Où la chair ploie comme le creuset de chorégraphies chaudes du fixe et du souple et des courants.

Bleu-jaune-noir hypnotique.

Les paupières sont lourdes et les pas les futurs .jusqu'au repos de la chair se peuvent comme le feu – oscillant.

 

Chien de bât

 

Et tous espèrent. A-t-il toujours des crocs ?.Et peut-il mordre encore ?
Réminiscences viendront : de la serre chaude au monde,

De sa première nature et du mot ; l'inaccessible – on l'a caché sous la lime :
Primordial.

Revêts-le, le domestique de ses bandes synthétiques :.il porte enfin la charge des sauts, 
Parmi les souches les ronces et les taillis.– Vitesse rend grave alors
Sa gueule liquide et blanche et pour seule expression : palpitements et rien d'autre que 
Simplicité ; l'apparente.

Les épaules lourdes et contractées – les sanglées de sa force
Ainsi la flèche en accomplissement de la joie
Sans le concept et les dilemmes : par-dessus et par-dessus, cette branche encore
Lors qu'il marche et court et persiste,
De cercles en cercles se meut, dans le sillage de sa propre chair, et heurte
Les sacs de bât ou les sceaux de mémoire,.contre le tronc d'un frêne, la jeunesse des noisetiers lorsque 
Le rayon perce déjà les surfaces de l'averse.

Artifice : tu es à l'origine de l'instinct ainsi

Que la mémoire des pistes, les traîneaux sur la neige qui coule dans leur 
Grande Chasse au temps de l'homme du sauvage ;

Intraduisible Wild en sa recherche des fardeaux contraintes
De la source que taille, encore tes mains et :2 x 5 phalanges de gants, poussiéreuses ces œuvres des longues

heures, générations.
Elles frôlent encore les houx.

 

Présentation de l’auteur




Deux heures avec Edgar Hilsenrath

C’est au cours d’une tournée en 2015, que je découvre l’œuvre foisonnante, crue(lle) et pourtant pleine d’espoir d’Edgar Hilsenrath. Le Nazi et le barbier constitue ma première lecture. Je ressens un vertige dès les premiers chapitres. Audace, Inventivité, Excès… 

 

A la fin du roman, je me précipite chez le libraire et trouve Fuck America. Je me consume en le lisant et décide, non seulement d’acquérir le reste de son œuvre en français comme en allemand et de m’y jeter à corps perdu, mais prends également la décision de demander les droits d’adapter Fuck America pour la scène. Quelques mois plus tard, après avoir travaillé avec trois de mes comédiens à l’adaptation, je mets en scène avec mon équipe le texte, nous sommes en juillet 2017 dans la chaleur avignonnaise. Depuis le moment où j’ai refermé le premier de ses romans, j’ai toujours rêvé de rencontrer cet homme. Cette occasion me sera donnée le 8 novembre 2018, grâce à Eva Requena et Frédéric Martin. Nous nous rencontrons au siège de sa maison d’édition française, Le Tripode, rue de Charlemagne. Le ciel est bas et gris. Nous passons ensemble deux heures que je n’oublierai jamais dont voici une tentative de restitution, extraite du recueil Deux heures avec Edgar, écrit les jours qui ont suivi notre rencontre. Je ne savais évidemment pas qu’il disparaitrait quelques semaines plus tard, ni bien sûr en envoyant début décembre un extrait à l’équipe de Recours au Poème. Je ne serai jamais assez redevable au destin de m’avoir permis de le rencontrer in extremis.

 

 

A l’évocation du monde d’aujourd’hui

une feinte de non recevoir

un visage qui se détourne

ses yeux se perdent de nouveau

cherchant un abri cette fois

une cave une poubelle

Etrange sarcasme du destin

 

 

∗∗∗∗

 

 

Les paupières s’affaissent par instants

mais les yeux plantent leurs griffes dans les miens

tandis que les mains s’agitent pendant les quelques mots

on dirait qu’il gravit une paroi

ignorant le vide

à chaque réponse

 

 

∗∗∗∗

 

 

Jadis en Bucovine dit-il

il connut la paix

après les brimades des enfants aryens

la Roumanie alors somnolait

avant le grand cauchemar

Le visage d’Edgar s’empubère

le temps d’un battement de cils

 

 

∗∗∗∗

 

 

Sous le verni du visage se sédimente

la multitude des autres

Edgar est palimpseste

A tant avoir parlé de soi

on ne se dissimule que mieux

 

 

∗∗∗∗

 

 

Du balcon des jours

il continue ses doigts d’honneur

sale gosse de la littérature

N’a jamais cherché à plaire

et poursuivra même après

avec les vers et les limaces

 

 

∗∗∗∗

 

 

la folle exubérance

des vies écrites au fil de ses récits

s’entend dans les tréfonds de son mutisme

quand je l’observe à la dérobée

je perçois un concert

monter d’un chagrin sans larmes

sourd et mutin

sans instrument

 




Beatritz : le Dolce stile Novo revisité de Mauro de Maria

traduction de Marilyne Bertoncini

Ecrit entre mai et décembre 2015, Beatritz (forme provençale du prénom Béatrice, idéal de la femme aimée) est un livre cultivé, à savourer à plusieurs niveaux. Tout comme les poètes du Stil Novo, en effet, dont il se sent héritier, Mauro di Maria  travaille dans ses vers la recherche d'une expression raffinée  et d'une poésie cultivée et précieuse. Il nous propose de revisiter ici l'un des thèmes de la grande lyrique courtoise italico-provençale des 13ème et 14ème siècles à travers une recréation de l'image idéalisée de la femme aimée et de sa transformation en figure angélique.

 

Beatritz, Book Editore, 2017

La référence aux communes sources provençales, germaniques et italiques est prégnante à travers la déclinaison du thème de la Madonna/Midons/Minne : les ombres de Rimbaut de Vaqueiras (cité dans un précédent recueil, Salutz), la Béatrice de  Dante, de toute évidence hantent ces vers...   Le livre  mêle également à cette image de nombreuses citations bibliques de l'Ancien et du Nouveau Testament, tandis que l'épigraphie porte une évidente référence à la topographe florentine, du temps de l'Alighieri à aujourd'hui, comme le rappelle le préfacier, Giuseppe Marchetti.  Une vue cavalière de la ville ouvre d'ailleurs le recueil.

Outre le thème, la forme poétique choisie est elle aussi une tentative de renouvellement formel de la lyrique médiévale : ainsi des annotations aux vers sont-elles regroupées sous forme de razos , comme dans les textes provençaux, où ils proposaient à l'auditeur/lecteur des clés pour mieux pénétrer le sens thématique des poèmes. Certains poèmes encore sont reliés par le biais de la  coblas capfinidas, procédé caractéristique de la poésie de langue d'Oc : ainsi, entre les poèmes XIV et XIV, le mot "image", ou bien le mot "toi" entre les poèmes XXVII et XVIII, sont-ils répétés à l'identique,  le dernier mot d'un poème servant d'incipit au suivant, selon une forme d'anadiplose.

Le poète, au fil de ses vers mélodieux, mêlant archaïsme et modernité, recrée son propre chant de troubadour :  à l'amour idéal de la femme se superpose sa  foi dans l'art et la poésie, qui transcende la dégradation du temps, donnant toute leur résonance de modernité à ces poèmes.

 

VIII

 

                                    Morbide e senza peso

                                    le mie parole a te

                                    appoggiate nell’aria

                                    come quelle dell’angelo annunziante

                                    la grazia di Maria

                                    dorate ed istoriate

                                    su una pala d’altare trecentesca

                                    e impresse in negativo sulla carta

                                    solo dal fuoco a stampa del tuo sguardo

                                    anche se hai fatto la tua scelta

                                    e nulla può mutare

                                    e non ti tocca il suono

                                    della verga che spezzo col ginocchio,

                                    anche se fai che tutto a te converga

                                    senza che una parola

                                    esca dalla tua bocca

 

VIII

 

Douces et impondérables

mes paroles vers toi

suspendues dans l’air

comme celles de l’ange annonçant

la grâce de Marie

dorées et historiées

sur un retable du trecento

imprimées en négatif sur le papier

par le fer rouge de ton regard

même si ton choix est fait

rien ne peut le changer

et ne te touche pas le son

de la baguette brisée sur mon genou((cette image se réfère à l’épisode du mariage de la Vierge, raconté dans Le Livre de Jean,  évangile apocryphe, puis dans la Légende dorée de Jean de Voravagine, au XIII° siècle. 
Tous les descendants de David  avaient été convoqués par le grand prêtre,  lorsque Marie eut 14 ans, en vue de l’obtenir en mariage. Chacun déposa une baguette sur l’autel et attendit le signe divin qui désignerait l’élu. Celle Joseph fleurit indiquant qu’il était choisi. L’un des prétendants rejetés réagit en  brisant sa baguette. (note du traducteur))),

même si tu fais que tout vers toi converge

sans qu’une parole

sorte de ta bouche

 

XIV

 

                                        Oblio senza confini

                                        per non accorgermi che esisti

                                        e se non basta scalerò le vette

                                        che s’imprimono ai cieli

                                        dove il silenzio domina

                                        a perdita d’occhio

                                        sebbene sia un inganno

                                        perché il suono pervade ogni mezzo

                                        e in ogni mezzo giunge l’eco

                                        delle tue palpebre

                                        che s’aprono e si chiudono;

                                        solo una stanza debitamente

                                        preparata, depurata di tutto

                                        può ospitare il nulla assoluto

                                        tranne forse il ronzio di sottofondo

                                        snidato solo da strumenti

                                        d’estrema precisione

                                        che la scienza identifica

                                        con l’esplosione primordiale

                                        che ha originato il mondo

                                        ed ancora ci giunge

                                        senza vagliare il dubbio che si tratti

                                        del pensiero di Dio e della sua indagine

                                        sul metodo migliore per separare

                                        luce e buio, creare gli elementi

                                        della vita uno ad uno

                                        ed infine la donna a tua immagine

 

XIV

 

Oubli sans limites

pour ignorer que tu existes

et si c'est insuffisant je gravirai les cimes

qui s'impriment aux cieux

où règne le silence

à perte de vue

même si c'est un leurre

car le son pénètre tout milieu

et dans chaque milieu parvient l'écho

de tes paupières

qui s'ouvrent et se ferment ;

seule un chambre dûment

préparée, épurée de tout

peut accueillir le néant absolu

sauf peut-être le bruit de fond bourdonnant

débusqué uniquement par des instruments

d'une extrême précision

que la science identifie

comme l'explosion primordiale

qui a donné naissance au monde

et nous parvient encore

sans envisager le doute qu’il puisse s'agir

de la pensée de dieu et de sa recherche

de la meilleure méthode pour séparer

lumière et ténèbre, créer les éléments

de la vie un à un

et enfin la femme à ton image                              

 

XV

 

                                      Immagine fissata sulla retina

                                      che dicono trattenga ancora luce

                                      anche dopo la morte tissutale

                                      ed è così che resterai con me

                                      sotto la terra, corpo a due dimensioni

                                      che non potrò toccare

                                      ma protetto nell’urna delle palpebre,

                                      mentre tu sempreviva

                                      spargendo perle ai porci

                                      camminerai sul suolo degli umani

                                      con un sonaglio alla caviglia

                                      perché ti possa udire anche da sotto

                                      nel mio corpo percorso dal tempo

                                      e dal tempo corrotto

 

XV

 

Image fixée sur la rétine

dont on dit qu'elle retient encore la lumière

même après la mort des tissus

c'est ainsi que tu resteras avec moi

sous la terre, corps à deux dimensions

que ne je pourrai toucher

mais protégée dans l'urne des paupières,

tandis que toi, vivace

distribuant des perles aux porcs

tu marcheras sur le sol des humains

une clochette à la cheville

pour que je puisse t'entendre même dessous terre

dans mon corps parcouru par le temps

et par lui corrompu

 

XXVII

 

                                       Collezione di versi e di varianti

                                       e silenzi di creta da plasmare

                                       nell’attimo sospeso all’interstizio

                                       fra la penna e la carta

                                       perché la poesia è un flusso

                                       ininterrotto ed il sangue un lontano

                                       e mortale riflesso dell’utopia

                                       concreta che la eterna

                                       e del verbo divino e primigenio

                                       non ne fa emulazione

                                       ma tersa identità

                                       come alla trinità l’incarnazione

                                       che confuse la terra con il cielo

                                       per una sola volta e nulla più

                                       se si vuole archiviare per casuale

                                       il vortice silente delle piume

                                       d’ignota identità e tassonomia

                                       che balenò nell’aria

                                       quando arrivasti tu

 

XXVII

 

Collection de vers et de variantes

et silences d'argile à modeler

dans l'instant suspendu à l'interstice

entre la plume et le papier

parce que la poésie est un flux

ininterrompu et le sang un lointain

et mortel reflet de l'utopie

concrète qui l'éternise

et du verbe divin et premier

elle ne fait pas concurrence

mais pure identité

comme à la trinité l'incarnation

qui confondit la terre et le ciel

pour une seule fois et rien de plus

si l'on veut archiver comme fortuit

le tourbillon silencieux des plumes

d'identité et taxonomie inconnue

qui resplendit dans l'air

lorsque tu arrivas, toi

 

XXVIII

 

                                       Tu, seconda persona singolare

                                       d’una lingua di terre temperate

                                       se non fosse che il clima è cambiato

                                       e che la cima della torre

                                       ora potrebbe stare a pelo d’erba

                                       dove il tuo piede s’è posato;

                                       confondere gli idiomi fu un abbaglio

                                       perché il nodo alla gola

                                       che a chi ti si avvicina incaglia il fiato

                                       non è altro che il moto sommesso

                                       delle corde vocali

                                       che dello stesso incanto osano il suono

                                       qualunque sia la timbrica fonetica

                                       che la babelica condanna

                                       ha originato, così di bocca in bocca

                                       rasentando la sfera terracquea

                                       passa la litanìa che ti racconta

                                       come miracolo mostrato

                                       anche a chi non ti vede e non ti tocca

.
.
.

 

XXVIII

 

Toi, deuxième personne du singulier

d'une langue de terres tempérées

s'il était arrivé que  le climat ne change pas

et que le sommet de la tour

maintenant pourrait être à ras de l'herbe

où s'est posé ton pied ;

confondre les langues fût une bévue

parce que le noeud qui prend à la gorge

qui t'approche et lui coupe le souffle

n'est autre que le léger mouvement

des cordes vocales

qui du même enchantement osent le son

quel que soit le timbre phonétique

que la condamnation babélique

a produit, ainsi de bouche en bouche

rasant la sphère terraquée

passe la litanie qui te dit

comme miracle montré

même à qui ne te voit ni te touche

 

XLIII

 

                                         Occhi che diedero l’idea

                                         e furono il modello

                                         del simbolo che emerse dal diluvio

                                         perché è pensando alla tua iride,

                                         se Dio è davvero onnipresente

                                         ed onnisciente, che fu creata

                                         l’iride da porre in cielo

                                         con i colori a ricomporre il bianco

                                         della sclera e la sottile curvatura

                                         del tuo sguardo

                                         che tiene in equilibrio l’orizzonte

                                         con la nera pupilla

                                         che della leva è il fulcro

                                         e della prospettiva

                                         che la vita asciuga

                                         l’unico punto di fuga

 

XLIII

 

Ces yeux qui donnèrent l'idée

et furent le modèle

du symbole émergé des eaux du déluge

car c'est en pensant à ton iris,

si Dieu est vraiment omniprésent

et omniscient, que fût créé

l'iris à placer dans le ciel

avec ses couleurs pour recomposer le blanc

de la sclérotique et la courbe subtile

de ton regard

qui tient en équilibre l'horizon

avec la noire pupille

qui du levier est le pivot

et de la perspective

que la vie dessèche

l'unique point de fuite

 

*

Présentation de l’auteur




Joël Bastard, Entre deux livres, François Cheng, Enfin le royaume, quatrains, Jacques Ancet, Image et récit de l’arbre et des saisons

 

 

Joël Bastard, c’est avant tout une écriture et une vision de poète au service de cette écriture. Dans ce livre relativement mince, (70 pages environ) on prend plaisir à rencontrer toutes sortes de paragraphes de poèmes en prose, dont chaque ligne abonde de trouvailles, d’images ravissantes sans qu’elles soient pour autant à prendre à la légère. « Je respire par petites images » écrit-il d’emblée. Je relèverai quelques unes de ces images aussitôt : c’est la colombe dont « le collier blanc annonce et retient l’espace » , « entre deux livres nous sommes au vent » ,  « les nénuphars se vautrent à l’eau plane. » , « à l’ombre du verger une pleine lune nous fait baisser les yeux » , « la mer se démaille sous les yeux excités ».

.

 

Joël Bastard, Entre deux livres, Editions Folle Avoine.

L’intéressant, dans ces textes où nature et réalités quotidiennes sont toujours présentes, soit explicitement soit implicitement selon les formulations, c’est que leur force poétique tire sa beauté davantage des mots en eux-mêmes,  par leur proximité, par l’économie de leur agencement, que d’une tentative d’expression qui chercherait à construire une fiction de profondeur, une incarnation d’un « au-delà » de la langue poétisante. Cette poésie ne nous fait pas la morale, ne nous fait pas « la religion », si elle relie, si elle recèle une sagesse c’est spontanément, à son insu, car elle ne prétend pas à autre chose qu’elle-même. Il ne s’agit donc pas de l’usage surréaliste du « stupéfiant image »,  mais de visions en mots, de visions terrestres, qui inspirent, qui suggèrent. L’imagination du lecteur épouse leurs ondes en élargissement, comme le nénuphar, lors d’une risée provoquée par le vent, « se prend pour une vague » . Ondes qui sont réveillées par le mouvement de la lecture. Et c’est de cette conjonction de l’écrit statique, qui s’épanouit brièvement sous le parcours du regard, et de l’imagination mobile qui pensivement déchiffre, que surgit une beauté propre à Joël Bastard, beauté simple, discrète, non ostensible, à la fugacité constamment renouvelée. Ce livre, où l’on retrouve la veine du fameux « Beule » , ou du « Sentiment du lièvre » , nous réserve ce que la poésie de Joël Bastard offre de plus réussi, parce que de plus inépuisable. Je conseillerais, du reste, à ceux qui ne connaissent pas ce poète, de commencer par ce livre-ci. Sa richesse et les réflexions auxquelles il nous incite, introduisent directement et simplement à un univers qui est aussi le nôtre, vu à travers une parole qui le rafraîchit, le rénove grâce à un éclairage poétique attachant. Sortir de l’habitude qui effac eest une cure de poésie. Joël Bastard enchante la réalité sans l’abandonner. Son livre « entre deux livres » marie la beauté du signifiant habilement structuré, avec le charme d’un sens dont la limpidité irradie de façon aussi saisissante qu’une vitrine s’étoile après qu’une pierre l’aura percutée. Parole d’argent d’une poésie que je rapprocherais de la modernité essentielle qu’inaugura Marcel Duchamp avec son « Grand Verre ».  

 

François Cheng, Enfin le royaume, quatrains

 

Avec un laconisme tout oriental, François Cheng, notre académicien venu de Chine, nous offre un recueil de ses quatrains, nourris d’un arrière-plan de sagesse où l’on détecte volontiers quelques traits taoïstes, d’autres confucianistes, associés à une culture issue en particulier des sentences de moralistes français. 

Cette fusion conduit à des formules d’une efficace simplicité. On les lira avec le plaisir que produit leur profondeur intuitive, leur force évocatrice, leur point de vue spécifique sur le vécu de l’auteur. Point de vue qui par son recul, sa réflexion incessante et surplombante sur ce qu’est vivre, prend un relief universel.

.

François Cheng, Enfin le royaume – quatrains –(Coll. Poésie/Gallimard  NRF)

On ne saurait accueillir avec indifférence cette sorte de « haikai » :

 

Le centre est là
Où se révèle
Un Oeil qui voit
Un Coeur qui bat                                                            

 

De ce centre la rêverie du poète s’élance à travers l’espace tout à fait comme sont réputés voler les Immortels taoïstes :

 

Suivre les poissons, suivre les oiseaux.
Envies-tu leur sort ? Suis-les jusqu’au bout,
Jusqu’à te muer en bleu originel,
Terreau du désir même de nage, de vol.

 

Enfin, voici l’auto-injonction implicite qui constitue la toile de fond pensive de tous ces quatrains qui, dans les dernières de ces quelques deux cent onze pages, dévoile toute son altitude morale et sa noblesse essentielle :

 

Ne te mens plus ni ne te
Lamentes. L’heure est venue
De faire face, peu te chaut
L’extase ou le désastre

 

Pour finir, à la dernière page, par un splendide « Envoi » formulé avec une généreuse lucidité, et la magnifique éthique d’un poète dans toute sa grandeur :

 

Ne quémande rien. N’attends pas
D’être un jour payé de retour.
Ce que tu donnes trace une voie
Menant plus loin que tes pas.

 

Ces quatrains au quotidien, lus au hasard du livre, sont une richesse pour chacun, une forme exemplaire de la conscience d’être au monde, et j’ai admiré l’humilité insolente du quatrain de la page 95, que je ne déflorerai pas ici, pour aiguillonner la curiosité. Ce livre peut offrir un beau compagnonnage, en ce qu’il est « poéthique », indissolublement associant la sensibilité du poétique, avec l’intelligence de l’éthique, ce qui lui garantit le mérite d’une relecture inusable, infinie.

 

 

Jacques Ancet,  Image et récit de l’arbre et des saisons

 

La Revue TRAVERSÉES, depuis bon nombre d’années,  suit avec intérêt l’épanouissement de l’oeuvre du poète et traducteur Jacques Ancet.

En un univers de vacarme et de fracas, de mensonge et de violence, ses livres attentifs aux choses naturelles, humbles et belles, sont comme le baume à l’âme qu’apporte un regard profond sur la vie, lorsqu’elle est scrutée dans le tissu d’une « intimité humaine ». « Intimité », en ce que l’écriture d’Ancet se saisit des choses du monde sans perdre jamais sa relation avec la conscience écrivante, relation tout de délicatesse et de justesse. Et « humaine »,parce que l’écriture n’oublie jamais le rapport à l’humain, au sens le plus large.

Jacques Ancet, Image et récit de l'arbre et des saisons, PublieNet, collection Temps réel, Paris, 2019, 160 pages.

Il me semble par exemple dans ce livre, que la relation entre ce qui s’écrit à travers l’image dynamique de l’arbre, qui a, comme disait à peu près le poète Joe Bousquet, sa manière à lui de négocier avec l’espace, et l’image de l’être humain, des corps, de leurs sentiments, est typique : elle dévoile par le jeu alternatif des pages en italiques insérées dans le texte, cette sorte de dialogue qu’entretient « l’arbre-monde-poète » avec la vie des êtres vivants qui l’entourent de près (en « cet espace - intérieur ? extérieur ? déployé entre lui et les choses... »). Le paradoxe est que la figure de cet arbre confine secrètement au mythe de l’Arbre Cosmique. Autrement dit l’arbre est une figure organisatrice du texte, la poussée de sève sur laquelle se greffent les moments successifs de l’écriture, chacun mené vers une question, une description, le vécu d’un personnage, toujours avec bonheur et songeries (ou réflexions) « nutritives ». L’écriture ici, alternativement active ou contemplative, émouvante ou objective, confère à ce texte inclassable un caractère de poésie romanesque, ou de roman poétique, dont une des interrogations les plus centrales est d’explorer ce qui différencie l’image au sens filmique, photographique, affichiste, l’image plastique, de ce qu’on appelle image en poésie, et littérature. Tout au long du livre, en arrière-pensée, le voir immédiat (fonction biologique de la vue au sens quotidien, mais aussi vidéo, télévision, cinéma) implicitement se confronte au développement de la vision « visionnaire », médiate, celle de la littérature, de la langue, du poétique. La part des sens, de tous les sens, dans la seconde vision sollicite l’imagination, les attributions de significations culturelles, symboliques, bien davantage que le donné du « voir » premier. C’est l’expérience (spéculative en quelque manière) que nous transmet le « récit [à propos] de l’arbre » à travers le temps : celui de la lecture et celui d’une image en transformations grâce au prisme des « saisons ». Quel est ce temps et quel est cet espace où se déploie l’image imaginative, celle qui vit en relation avec la conscience ? Où s’avance la pensée, lorsqu’en ses étapes, elle mêle « parti-pris des choses » et « parti-pris des vivants » ? Autant de séquences d’énigmes suggérées, que le lecteur éprouve au cours des pages et qu’il résoudra, à son gré - il se peut momentanément -, par le bonheur d’une lecture pleine de poésie, bien propre à nous initier à une saine façon de nidifier en notre « arbre », d’habiter en ce cosmos qui nous est extérieur, certes, mais tout autant intérieur à travers le langage-pensée, au point que l’intériorité et l’extériorité réduites à ce mince interface sont en vérité indissociables, et au fil des pages se coagulent, disons-le ainsi, « en beauté ».

 




Le Manoir disparu : entretien avec Maggy de Coster

Maggy de Coster a assuré toute les étapes de la publication du Manoir des poètes, durant quatorze ans. Seule, elle a été sur tous les fronts d’un bout à l’autre de cette chaîne de production. Le résultat : une très belle revue au contenu riche et varié. Mais elle a été contrainte de cesser d’assurer les numéros de ce fascicule dont pourtant l’existence était, à l’instar de toutes les parutions du genre, nécessaire et salvatrice. C’est parce que ces revues indépendantes existent que nous pouvons découvrir des talents et des noms que nous n’aurions jamais croisés s’ils n’avaient été publiés là. Elles représentent la garantie d’une liberté d’expression et de choix. Nous avons donc voulu connaître les raisons de la disparition du Manoir des poètes. Maggy de Coster nous a accordé un entretien, Nous la remercions vivement.

Maggy de Coster, vous avez dirigé une revue pendant de nombreuses années. Pouvez-vous nous dire quels étaient les thématiques et les sujets abordés, s’il y avait des rubriques dédiées…?

LE MANOIR DES POETES, créé en 2000, fut une revue semestrielle à vocation culturelle, poétique et littéraire. En résumé, une revue de création de format A4 passant de 24 à 64 pages. A l’égal de mon esprit cosmopolite, elle était ouverte à tous les poètes et intellectuels du monde. J’avais fait en sorte qu’elle soit le reflet de ma formation et de ma pratique journalistique.

Cela dit, j’y avais fait place non seulement à des poètes de langue française mais à ceux de langue espagnole, que j’ai moi-même traduits en français, et de bien d’autres langues. C’était une revue éclectique, pluridisciplinaire où chacun pouvait trouver son compte.

Plusieurs prix et grands prix furent également créés. Plus prosaïquement des produits dérivés comme des T-shirts et un parfum avec le logo de la revue avaient vu le jour.

Place y était faite aux jeunes, depuis les classes primaires jusqu’aux lycées en passant par les collèges, avec lesquels je travaillais en atelier d’écriture, en partenariat avec la Municipalité de Montmagny dans le cadre de la Politique de la Ville.

Nombre de revues amies, d’entrée de jeu, saluaient dans leurs colonnes la qualité, l’ouverture et l’éclectisme de notre revue. Ce fut le cas de ECRIRE & EDITER, du COIN DE TABLE, la prestigieuse revue de La Maison de Poésie FONDATION EMILE BLEMON, dirigée par feu Jacques Charpentreau. Ce dernier n’eut jamais de cesse de l’honorer d’une note de lecture à chaque livraison et ce, jusqu’en 2014. Puis Roger Gaillard qui, dans les deux dernières éditions de « L’Annuaire des Revues Littéraires et Compagnie-ARLIT », l’avait répertoriée.  Le Manoir des Poètes fait partie également du fonds de la bibliothèque d’ARPO, une association créée dans le Tarn en 1982 à l’initiative de Jean-Lucien AGUIÉ et de Gérard CATHALA dont le but est « de sensibiliser le public à la création poétique d’aujourd’hui en faisant découvrir et mieux connaître les REVUES DE POÉSIE. ». Il se retrouve même à l’Institut français au Brésil. Bref, c’est une revue qui a connu un rayonnement international en raison de son ouverture. Et pour cause, en 2006, j’ai publié une Anthologie (Le Chant des villes) où figurent cinquante et un  poètes des cinq continents.

Belle aventure que d’avoir créé cette revue dans laquelle sont consignés tant d’écrits en quatorze ans d’existence. Une revue que j’ai réussi à faire connaître un peu partout dans mes pérégrinations en Amérique latine, en Italie, au Brésil, en Suède etc.

Vous avez été contrainte de cesser votre activité de revuiste. Qu’est-ce qui vous a amenée à poser cette grave décision ?
J'effectuais la plus grosse part du travail : depuis la collecte des articles, leur correction jusqu’à la distribution en passant par le rédactionnel, la mise en pages, la logistique, la fabrication. Donc de 2000 à 2014 je portais la revue à bout de bras. C’était un véritable sacerdoce : trop pour une seule personne en fin de compte. Venant à être déficitaire, ça qui m'a obligée à faire du mécénat, j’ai dû passer de la périodicité semestrielle à la périodicité annuelle, et de l’impression offset à l’impression numérique. En plus, je faisais mon travail de traductrice et d’auteure sans oublier ma vie de famille. Je faisais tout cela par amour pour la poésie, pour la culture et par altruisme aussi, car contrairement à beaucoup de revues de poésie qui ne publient que leurs abonnés, je publiais aussi des poètes à titre gracieux. Dans la foulée, j’amenais du baume au cœur de pas mal d’entre eux qui m’adressaient en retour des lettres de gratitude très touchantes. Cela dit, je ne faisais pas de parti pris. Je misais plus sur la qualité. Peu m’importait que je connaissais un poète pour publier sa poésie.  

Pour l’instant, LE MANOIR DES POETES existe en tant qu’association ayant pour but de faire des conférences et de créer des événements littéraires comme la présentation à LA MAISON DE L’AMERIQUE LATINE des auteurs latinos que je traduis de l’espagnol en français et qui sont publiés aux Editions du Cygne. C’était le cas en février 2015 et récemment en octobre 2018 où j'ai présenté  Judivan Vieira, un auteur brésilien, Pedro Vianna (franco-brésilien) et Pablo Urquiza (franco-argentin).

Il y a désormais de plus en plus de revues numériques… Pensez-vous que celles-ci soient différentes des revues papier en terme de mise en œuvre et de réception ? Y percevez-vous une transition ou bien une mutation de support et peut-être de contenu ?
Les revues numériques valent autant que les « revues papier » du point de vue qualitatif, je le dis pour être à la fois membre du comité de rédaction et du comité scientifique d’une revue universitaire publiée tant en version numérique qu’en « version papier » http://www.pandesmuses.fr. Mais la différence pour la version numérique c’est l’absence du coût d’impression et de tout ce qu’implique la distribution physiquement ou logistiquement. Avec le numérique, il y a absence d’investissement financier et gain de temps sur le plan personnel.
Cependant c’est plus pratique de faire la promotion d’une « revue papier » car il y a l’aspect matériel, palpable et tangible, qui n’existe pas en matière du numérique ; il y a de la sensualité dans le fait de toucher le papier, d’en apprécier la qualité, le grain dont on est privé en ce qui concerne une revue numérique. Il y a encore des gens qui résistent à lire plusieurs pages d’écran sous prétexte de fatigue oculaire ou par manque d’habitude.
Pour répondre au deuxième volet de votre question, j’ose penser que le numérique est une alternative économique non négligeable en matière de pérennisation d’une revue d’autant qu’il a pour avantage la gratuité de la lecture de cette dernière. Mais cela ne réduit pas le temps de lecture même si en un clic on peut envoyer un lien à un destinataire qui peut également l’ouvrir en un clic. C’est vrai qu’en matière de communication de masse le canadien, théoricien des médias Herbert Marshall MacLuhan proclame « Le message c’est le médium », mais je n’ai pas assez de recul sur ce nouveau médium qu’est le numérique pour mesurer son impact réel sur le contenu d’une revue numérique. Je pense plutôt à la fidélisation du lectorat par le contenu de la revue : si le lectorat est bien ciblé, la réception de la revue sera la même, peu importe le support. Là, c’est la journaliste de formation qui parle.




Elyssa Leydet Brunel, Goodbye Pénélope (extraits)

Le monologue de Pénélope est extrait d'un spectacle mettant en scène quatre jeunes femmes dans leurs activités quotidiennes. Elles évoquent l'histoire familiale, leurs mères et grand-mères, leur identité... et naît en Pénélope (celle qui a tant attendu, tant répondu aux attentes  de la société, tant remisé ses propres désirs pour seconder ceux des autres) la conscience d'elle-même, et le désir d'être enfin maîtresse de son destin : mais peut-on jamais partir - et comment?
Elyssa Leydet-Brunel explique son projet dans les vidéos qui accompagnent les deux longs extraits que nous publions.

 

début du texte

le choeur des femmes

je pense qu’avant c’était plus simple de partir c’était plus simple 
parce que la mer était complètement desséchée et qu’on pouvait 
s’en aller à pied spontanément
pas de traversée à préparer
pas de bateau à prendre
on pouvait partir quand on voulait à pied juste traverser la mer comme une vallée
mais ça c’était il y a longtemps ça
oui peut-être mais enfin
vraiment longtemps
exactement c’était au début du Messinien alors tu vois
Messine c’est une ville en Sicile Messine c’est le détroit de Messine 
c’est là où Ulysse doit passer dans l’Odyssée à un moment l’épisode 
de Charybde et Scylla
non pas du tout
c’est une ère c’est l’ère du Messinien
c’était y’a longtemps tu vois
des mouvements tectoniques ont partiellement voire totalement 
fermé le détroit de Gibraltar
ce qui a réduit l’apport d’eau venant de l’Atlantique
et comme l’évaporation est très forte
à cause du climat sec et pauvre en pluie
la Méditerranée s’est asséchée doucement pendant plusieurs 
milliers millions?
milliers ?
milliers voire millions d’années
et là on pouvait allègrement tout traverser à pied effectivement c’est
vrai
alors on prenait une valise en carton comme ça
simplement
et puis à la limite Miocène Pliocène
le détroit de Gibraltar s’est effondré, et les eaux de l’Atlantique ont 
envahi le bassin, d’un coup, les eaux ont déferlé
j’aurais voulu voir ce moment
ça devait être quelque chose
les eaux ont déferlé et la Méditerranée a retrouvé son état normal de 
mer en quelques dizaines d’années
tu te rends compte la rapidité
la rapidité du remplissage
et tant pis, maintenant il faut prendre le bateau
partir est devenu plus compliqué
c’est une décision
c’est certain
c’est quelque chose
ça se prépare maintenant
c’est moins facile
les pays ne sont plus voisins
ils ne suffit pas de marcher
les pays sont séparés maintenant par la mer qui s’est remplie
alors c’est vrai, ça rend les relations moins fluides
disons que ça se prépare
on doit prendre un bateau
et naviguer quand même pas mal
c’est une décision
c’est certain
c’est quelque chose
tu n’es jamais partie toi
arrêtez avec ça

 

 

c’était plus simple quand il n’y avait pas d’eau dans la mer
on pouvait partir à pied
même pour les adieux on aidait à porter les valises en carton 
pendant les premiers temps de la marche encore quelques pas 
ensemble et puis on faisait demi-tour quand le temps était venu
en partant à pied on rencontre des gens qui marchent dans l’autre 
sens
c’est beau
et quand il y a eu à nouveau de l’eau dans la mer
il y a eu les langues
les terres se sont séparées
il y a eu les langues
moi je suis née dans la mer
moi ma mère
moi je suis née dans la mer et c’est là que j’ai attrapé mon 
polyglottisme
dans la mer

car c’est dans la mer que se meuvent toutes les langues c’est dans 
la mer qu’elles sont enfermées mêlées engluées toutes les langues 
les mortes et les vivantes la mer est bleue molle et paresseuse 
couchée dans le port en bas comme un animal dompté la mer a 
porté tous les bateaux toutes les histoires toutes les traces tous les 
contes toutes les musiques tous les airs de guitare la mer a porté les 
hommes d’un bout à l’autre les espoirs et les mythologies toutes les 
origines toutes les traductions elle est fatiguée maintenant elle s’est 
couchée dans le port langue bleue lisse et épaisse tous les 
messages ont été délivrés toutes les lettres dans les bouteilles la 
mer n’a plus rien à dire elle voudrait que nous comprenions 
maintenant elle s’est couchée dans le port en bas

 

 

 

Fin du texte

faut-il toujours partir
est-il toujours question d’un départ
ce qui est intéressant c’est comment décider
quel choix faire
et comment être sûr
ce qui me fascine c’est cette décision
tout le processus de cette décision
vous savez je me rends compte combien j’ai peur
je voudrais changer d’espace et je me sens
bloquée sans comprendre mon coeur étouffe et se
serre de contrariétés mon coeur demande de
l’espace pour battre et s’exprimer dans la boue
des chemins s’ébattre dans l’immensité des
champs à perte de vue la mer mon coeur a besoin
d’espace pour battre de tout son saoul battre tant
qu’il veut en faisant du bruit sans déranger
personne pourquoi dois-je étouffer les battements
fougueux de mon coeur ce cheval débridé qui
dégringole dans mon ventre et crie et réclame et
trépigne à l’intérieur de mes organes et auquel
toujours je dois dire non me fatiguer à lui dire non
dépenser tant d’énergie à lui dire non pas
maintenant non
et aujourd’hui le jour se lève
et avec lui tant de vies possibles encore
ce cheval fou c’est moi
voilà
toujours je pensais le cheval fou c’est les autres
les autres sont plus fous que moi les autres bien
sûr les autres peuvent se permettre c’est eux c’est
normal ils s’en vont ils partent ils reviennent c’est
normal
et je ne voyais pas que le cheval fou à qui je disais
toujours non cet enfant sautillant toujours
contrarié le cheval fou résidait en moi aussi
en moi aussi
en Pénélope
et Pénélope c’est mon nom
il est à moi ce cheval fou
il s’appelle Pénélope
et Pénélope c'est moi
que va-t-on faire de notre vie ?

 

la lune il me semble veut me dire quelque chose
je veux parler de ma joie
il y a tant d’élan en moi que mon corps marche 
vite dors peu avance rigole s’en va se perd
et mon regard toujours ailleurs loin vers l’avant
il y a tant d’élan en moi que je monte les escaliers 
d’un pas qu’il me semble que j’ai maigri que je 
voudrais embrasser les autres me rouler dans les 
draps du jour et du matin
mon coeur est fou il s’emballe il me dit qu’est-on 
en train de vivre Pénélope
qu’est-ce qu’on va faire de notre vie ?
me voilà à la croisée des chemins, gonflée de vent, 
comme une voile
Pénélope
attendant de choisir mon 
inclinaison la juste inclinaison pour moi et
le bon vent fera le reste
awake my soul
éveille mon âme
show me the way
il n’y a qu’un pas
ce qui est intéressant c’est le choix que l’on va 
faire
et alors
regardez
l’horizon calme limpide déposé là comme une 
ligne bleutée sans heurts tout est évident clair et 
tranquille
et il ne reste qu’à marcher
j’ai de l’énergie
j’ai de la vaillance
je me lève toujours plus tôt me couchant toujours 
plus tard
il me semble que la lune veut me dire quelque 
chose
c’est de cela dont je voudrais parler
je veux parler de ma joie
je veux parler de mes doutes
je veux parler du courage qu’il faut
mes sœurs, je dois vous dire, peut-être que 
maintenant je vous verrais moins, ce sera plus 
difficile vous comprenez, je continue de vous 
aimer, mais je m’en vais et là où je vais, c’est un 
peu loin c’est vaste, alors peut-être qu’à cause de 
ça on se verra moins, mais on s’aime toujours très 
fort, et jamais je ne vous oublierai, je serai auprès
de vous, comme la lionne que je suis parfois 
quand on vous fait du mal, mes sœurs, je continue 
de vous protéger, je suis la Pénélope de l’histoire, 
et mon coeur vous restera terre d'accueil, comme 
la lionne que je suis parfois quand on vous fait du 
mal, mais peut-être que, peut-être qu’on se verra 
moins maintenant, peut-être que, c’est vrai, peut-
être que je vous ferais moins souvent rire, et que 
je ne partagerais plus vos secrets, vos yeux 
chiffonnés du matin, pardonnez-moi, je m’en vais 
et c’est un peu loin, vous savez comme je vous 
aime, pardonnez-moi si je ne peux, comme avant, 
vous regarder partir et écouter toutes vos 
histoires, il est temps, j’ai compris, et c’est une 
fulgurance, ne m’oubliez pas, je serai loin, gardez 
ma place au chaud, gardez là bien vide, n’invitez 
personne, gardez ma place vide, à la table dos à la 
porte-vitrée à côté de la commode de la machine à 
café, n’invitez personne, dites que c’est pris que 
c’est déjà pris, qu’on attend quelqu’un d’une 
minute à l’autre, car je reviendrai, gardez s’il vous 
plait, la place vide, promettez, il y a des retours, 
les histoires finissent parfois comme ça, et peut-
être qu’un jour je serais moi aussi de retour 
comme d’un beau voyage, ça se peut.

 

 

 

 

 

 

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