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Seamus Heaney, Poète de terrain : à propos de La Lucarne suivi de L’étrange et le connu

à Yassine Fauvette

Voici un fait étrange : c’est dans la répétition d’un certain état de conscience que le présent se débarrasse de ce qui l’étouffe. C’est pourquoi, nous tournant vers le passé, nous devrions répéter, à propos de notre présent : « pessimisme sur toute la ligne. Oui certes, et totalement »i. Nous ferions là, paradoxalement, un pas vers l’espoir formulé par Walter Benjamin d’une « humanité rédimée » pour qui le passé est devenu « intégralement citable »ii. Nous commencerions aussi à comprendre, modestement, le genre de moment révolutionnaire que représente à chaque instant une écriture comme celle de Seamus Heaney.

La moindre activité, pour peu que nous nous efforcions de l’exercer en accord avec notre esprit – avec notre cœur et notre corps – nous apparaît grièvement réduite et systématiquement sabordée par les conditions matérielles et morales inhérentes à notre organisation collective. Et pour peu, encore, que cette activité réclame toujours plus de cette entente pour parvenir à sa pleine réalisation, le présent, l’époque, nous devient franchement insupportable. Sa présence se dérobe, nous nous éprouvons comme scandaleusement privés de notre temps, la société nous vole notre temps, notre vie. Alors notre conscience, par son activité, est prête à devenir révolutionnaire.

L’activité poétique de Seamus Heaney, malgré sa reconnaissance académique, illustre cette expérience insurrectionnelle. L’écrivain irlandais de Glanmore Cottage n’est pas un passéiste ressassant le paradis perdu d’une enfance rurale. Le poète prix Nobel n’est pas l’auteur officiel de la belle social-démocratie libérale. Si un adolescent puis un adulte du 21ème siècle peut s’enthousiasmer pour ses poèmes (quelle hypothèse !), ce n’est pas parce qu’il y flaire l’arôme oublié des eaux maternelles ou le parfum rêvé de la gloire littéraire, c’est parce qu’il pressent qu’une telle Lucarne lui fait voir la libération d’un haut potentiel révolutionnaire, déchargée avec la même énergie qu’une bonne grosse frappe de footballeur.

C’est indéniable, chez Seamus Heaney, l’impulsion initiale est souvent donnée par une image de jeunesse, par exemple « un canapé dans les années quarante »iii. La vision rayonne. Non seulement elle relie les différentes stations du temps, mais elle relie l’esprit rationnel aux couches enfouies du subconscient, voire, selon le poète, à la vie cellulaire. Or, relier c’est relater, et la poésie de Heaney est donc agitée de tout un frémissement qui est l’histoire. Le petit récit qu’est chaque poème peut bien être une anecdote circonstancielle, mais il est aussi autre chose. En lui donnant son interprétation maximale, il est tantôt ce temps de l’histoire naturelle qui a, depuis longtemps hélas, déserté les sciences du vivantiv, tantôt ce temps des affaires humaines que nous avons tant de mal à arracher à la masse des traditions. Ce temps historique est exactement la menthe poussiéreuse et presque invisible qui, dans un poème, pousse dans l’indifférence générale mais qu’il n’appartient qu’à nous de redécouvrir et d’aimerv. Heaney, cependant, voit la contradiction de cette première prise de conscience : la menthe peut mourir de nos petits coups de ciseaux. Séparée de la masse amorphe du temps par ce premier moment de captation, la menthe n’est pas encore rendue à elle-même : elle est promesse. C’est déjà beaucoup mais, pour l’écrivain, ce n’est pas assez.

Comment Seamus Heaney a-t-il appris que cette forme d’attention de la conscience n’était pas suffisante ? Où a-t-il appris à se méfier des coupes conceptuelles et des mots qui isolent ? Encore une fois, il faut sans doute remonter à l’enfance. Il faut imaginer le fils d’un fermier catholique d’Irlande du Nord dans ses jeux avec ses petits voisins, les enfants protestants du dominateur majoritaire. Pour Noël, à eux les fiers vaisseaux de la Royal Navy, à lui les kaléidoscopes. Très tôt, Seamus Heaney sait que le copain est l’autre, que lui-même est l’autre, qu’il voisine avec l’autre. Mais il apprend sur les terrains de foot que les quatre blousons qui marquent l’espace des buts et le ballon constituent l’unique matière du réel et des rêvesvi. « Voilà tout ». Il sait d’expérience qu’un jeu déterminé par des positions, des cadrages, des « ajustages », une minutie d’opérations de mesure, permet en fait de franchir les frontières, de s’élancer vers « le temps comme un cadeau, libre, imprévu ». Le temps historique, dialectique. À ce moment précis, on parle le même langage et les mots n’ont pas d’arrière-pensées. L’écrivain qui restitue ces mots-là est un poète.

Mais on a grandi ; la menthe est coupée ; le match est fini ; il y a longtemps qu’on ne joue plus aux billes et qu’on préfère les balles. « Pessimisme sur toute la ligne ». Que peut faire l’adulte pour sortir du rang, transgresser les limites, et laisser libre le temps qui est celui de sa propre vie ? Il peut, comme le disait Walter Benjamin, faire le saut du tigreviii : bondir sur ce canapé des années quarante ou ce vieux terrain de foot qui, par leur charge amoureuse, tracent un champ d’énergie qui s’accouple au présent. Cette teneur émotionnelle, c’est le rythme du poème qui la donne. C’est le rythme qui me fait sentir le mouvement plus vaste que moi-même qui bat dans mon cœur. On risque peu de se tromper en supposant que l’Irlande est une terre plus sensible à la langue que la France. Peut-être parce que, sur cette île de dialectes brassés par les eaux et les vents, cernés par les périls de l’Océan et rongés par les rigueurs du sol, l’autochtone a conscience de ce miracle, solide et fluide comme la tourbe : durer. De ce miracle, chaque langue du pays est plus que le témoin : elle en est le représentant matériel, la preuve. L’anglais de Seamus Heaney, par sa versification, sa scansion, porte l’empreinte de cette durée dialectique. Celui qui récite ou qui lit le poème peut encore voir, dessus, la main du tout qui en est le véritable auteur et dans laquelle il reconnaît la sienne. Quelle émotion ! Là, imprimée dans la langue, c’est l’expérience séculaire des hommes. En cela, la voix de chaque poète retrouve, par sa popularité même, l’anonymat de l’aède, du scop anglo-saxon. Elle est notre mémoire, cette conscience commune où la menthe, rédimée, brille d’avoir été un futur qui n’existe plus à présent.

Main, mémoire : Heaney fait donc partie de ces auteurs qui vivent l’écriture comme un artisanat d’art. L’activité de l’écrivain s’exerce avec le savoir-faire qui préside à n’importe quel travail manuel. Le poète est fasciné par les outils agricoles, attentif aux gestes du travailleur : cultiver, construire, c’est mettre en œuvre des habiletés héritées ou inventées, c’est aussi, du même élan, se rattacher à la vie terrestre, se relier à celles et ceux qui, tout au long du temps, ont exercé et exerceront la même tâche. La leçon de précision qui sert à faire un poème, le poète l’apprend du bâtisseur qui pratique bien son métier, comme un compagnon du devoir. Heaney a toujours assumé cet effort de maîtrise. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le gouvernement de la langue est une maîtrise sans domination. Le travailleur cultive son art (sa technique) pour affirmer son autonomie et pour jouir de la rédemption des êtres terrestres. D’autre part, jaloux de l’irréductible singularité avec laquelle il accorde le corps physique à sa pensée, il refuse le conformisme. Sa liberté ne tolèrera pas la soumission à laquelle les formats et standards des gestionnaires voudront à toute force la soumettre. L’artisan d’art est un inventeur : la minutie et l’exactitude de sa réalisationix appelle à ne pas vaciller. La langue du poète ne tremble pas, elle doit, exercée avec toute la passion et l’intelligence du métier, sans relâche, à plein temps, affermir le bastion de la sensation.

 

Dans le soin accordé aux vers, Heaney a trouvé les bras accueillants et réconciliateurs du temps dialectique. Les mots du poème font donc beaucoup mieux que mobiliser des troupes : ils nous transportent vers cette conscience où s’offre à nous la liberté fondatrice de notre plus bel acte. Ce qu’ils raniment, c’est la nécessité interne et la main ferme du praticien. La tâche, on l’aura compris, n’est pas simple. On pourrait cependant jeter un regard soupçonneux sur le succès de l’écrivainx. Celui-ci, après tout, est trop souvent contraint de s’empresser auprès du touriste libéral, dans l’espoir de gagner quelque argent en guidant le voyageur dans un univers normatif en expansion. À quel genre de compagnon de route avons-nous affaire ?

La reconnaissance du poète par sa tribu n’est pas du folklore. Elle ne camoufle pas non plus d’arrangements compromettants avec les dispositifs désuets qui pourrissent l’époque. Seamus Heaney a écrit avec un fort sentiment de responsabilité : il se devait de faire passer dans le contemporain une sagesse du fond des âges. La splendide traduction française de Patrick Hersant révèle un aspect essentiel : chaque poète, à l’instar de chaque travailleur, est un traducteurxi. Il nous fait entendre la Sibylle, Virgile, Dante, Charon, des langues étranges. Heaney transmet le rythme d’un monde qu’il a vu disparaître, dissipé par les micro-cadences aliénantes de l’industrie financière. Les organisations collectives s’accommodent mal des arts trop libéraux. La liberté fait peur. Assumer que la poésie circule encore. Répéter chaque jour les gestes précis, à la fois rituels mais toujours neufs, comme ceux de l’amour, pour créer des ouvertures, se démarquer, faire des appels, et, au bout de la course, cadrer puis tirer en pleine lucarne. Ou, dans les termes intégralement citables du mythe :

 

Mon fils », me dit le maître courtois,

 Ceux qui meurent dans la colère de Dieu

Arrivent ici de tous les pays

Et ils sont résolus à traverser le fleuve

Car la divine justice les aiguillonne

Si bien que leur peur se transforme en désir.

Aujourd’hui, le public français lettré ferait bien de se tourner vers la poésie de Seamus Heaney. Qu’il se rassure, on ne lui demandera pas de renier son goût pour les philosophes militants ni pour ses amis les romanciers intelligents. Il pourra même, s’il le souhaite, continuer de monter ses groupes de pensée médiatiques dans ses grands appartements de centre-ville. Mais il cessera peut-être de croire que la révolution ne peut se faire sans ses mots, sans son nom. Il verra peut-être que, dans la vie active des gens majeurs qui font leur boulot, ceux dont on voit les traces de doigt anonymes partout sur la langue du poète, la révolution a déjà commencé. Mais mieux vaut ne pas trop y croire, et se remettre au travail…

Quant à l’adolescent tourmenté qui, à présent, découvre tout seul que sa conscience se forge la plume à la main, selon les pulsations intérieures et violentes de ces mots qu’il frappe sur la feuille ligne après ligne, il se tournera naturellement vers un passé qui lui montre qu’il pourra, lui aussi, rédimer son propre présent. Et il se sentira moins seul ; oui, Heaney est ce genre de bon compagnon.

Notes : 

i

 Walter Benjamin, « Le Surréalisme » in Œuvres II, folio Gallimard, p.132. Benjamin fait lui-même allusion à une formule de Pierre Naville dans La Révolution et les Intellectuels. Cette citation a été reprise plus récemment par Michael Löwy dans une conférence de 2012 : https://vimeo.com/49500611

ii

 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », §3, in Œuvres III, folio Gallimard, p.429.

iii

 Seamus Heaney, La Lucarne suivi de L’étrange et le connu, trad. Patrick Hersant, Poésie/Gallimard, 2018, p.144.

iv

 Voir André Pichot, Expliquer la vie, de l’âme à la molécule, Quae, 2011.

v

 In Seamus Heaney, op. cit., p.143.

vi

 In Seamus Heaney, « Marquages », op. cit., p. 28.

vii

 Joshua Weiner, « Seamus Heaney : Casualty », https://poetryfoundation.org/articles/69114/seamus-heaney-casualty

viii

 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », §14, in Œuvres III, folio Gallimard, p.439.

ix

 In Seamus Heaney, Illuminations II, « Ajustages », op. cit., p. 76.

x

 Signalons deux entretiens télévisés, en anglais, en 1980 https://www.youtube.com/watch?v=3yt4m2Z4Pmw

et en1996, peu de temps après le prix Nobel, https://www.youtube.com/watch?v=WT-dub5v4YA

xi

 Structure de La Lucarne, qui s’ouvre sur une traduction de l’épisode virgilien du Rameau d’or, tiré de L’Énéide, VI, et se ferme sur une traduction de la séquence dantesque complémentaire, tirée de L’Enfer, III. La citation finale est extraite du second « panneau » (p.131).

Présentation de l’auteur




Mario Fresa : extraits d’alluminio

traduction de Damien Zalio

Così noi siamo rimasti al fiume,

sulla strada confinata di carezze, nella lotta

della gioia:

nel mutamento dell’adagio si è caduti

in quell’immenso fiato e nella vaga,

trascinata bianchezza

di quegli anni.

Qui mormorava il nastro della gola,

c’era l’immensa porta che inghiottiva i nostri passi,

in un istante solo;

e invece poi nessuno ha ricordato le parole

che migravano stupìte, nel cielo retrocedendo

con una dolce danza:

«ma guarda

come ci succhia, adesso, guarda come

ci rinnova, questa fervida luce

respirata»

l’esile bocca disse che fu sovrano incendio

e che fu preda.

Alors nous sommes restés à la rivière,

sur la route enserrée de caresses, dans la lutte

de la joie :

au changement d’adagio nous sommes tombés

dans cet immense souffle et dans la vague,

traînante blancheur

de ces années.

Là murmurait le ruban de la gorge,

il y avait l’immense porte qui avalait nos pas,

en un instant seulement ;

mais finalement personne n’a retenu les mots

qui migraient étonnés, à reculons dans le ciel

en dansant doucement :

« mais regarde

comme elle nous aspire, maintenant, regarde comme

elle nous ravive, cette ardente lumière

respirée »

la mince bouche dit qu’elle fut l’incendie suprême

et qu’elle en fut la proie.

 

Poi subito il tremore ha riposato ancora nella pioggia,

in quella lieve tranquillità che ha generato

l’indecisa, lunghissima stagione.

L’ombra nasconde docili rumori e a poco a poco estingue

in laminata attesa il precipizio d’acqua,

la crudele fratellanza dei gesti

che sgretola l’ampiezza di questo sonno duro:

un movimento ansioso che matura e si fa

grave divenire, avvelenato desiderio.

Piove sull’implorante fuoco della pelle che si stringe

in questo moto dalle promesse dolci;

respirerà la luce pietrificata in noi,

si strapperà la densa voce del diluvio

nella lotta dei gesti prosciugati;

e questa mano e questo volo figurato

fanno così tremare

il dolce nome dell’invito, e i riccioli carezzano

il terreno, fiammeggiano morendo

sulle tue bianche braccia.

Si apre volando il celestiale nastro che sorveglia già le strade:

la seta fascia i gesti

e come tace lo stupore della vista,

come risplende il fiore degli abbracci

ricaduto nella luce dei fantasmi…

Et aussitôt, le tremblement s’est reposé sous la pluie,

dans cette légère tranquillité d’où est née

l’indécise, très longue saison.

L’ombre cache des bruits souples et peu à peu efface

dans une attente laminée le précipice d’eau,

la cruelle fraternité des gestes

qui effrite l’ampleur de ce sommeil dur :

un mouvement fébrile qui mûrit et se fait

avenir grave, désir empoisonné.

Il pleut sur le feu implorant de la peau qui rétrécit

dans cet éloignement des douces promesses ;

la lumière pétrifiée respirera en nous,

la dense voix du déluge se déchirera

dans la lutte des gestes desséchés ;

et cette main et ce vol figuré

font alors trembler

le doux nom de l’invitation, et les boucles caressent

le terrain, et meurent en flamboyant

sur tes bras blancs.

Le ruban céleste s’ouvre en plein vol, surveillant déjà les routes :

la soie emmitoufle les gestes

et comme se tait la stupeur de la vision

comme resplendit la fleur des étreintes

une fois retombée dans la lumière des fantômes…

 

Questo piede si è trasformato in vento:

si fanno avanti i muri, le loro bocche ansiose…

La mente già si piega sul granito degli accordi rilucenti,

e adesso il viaggio scava

lo spiraglio proseguendo senza voce,

tutto immerso nell’aceto dei sospiri:

ci svegliamo sconosciuti l’uno all’altro.

E uscendo all’improvviso, l’aria soffoca il riposo

delle mani, e il dolce fuoco si ritrasforma in gelo:

«Io non ho più parole;

la mia lingua è nella spada».

Così che il movimento è inerpicato sopra il cielo

e poi si stringe, perdutamente insegue

la strada minacciosa dei cristalli;

ma nelle stanze di questo vento nero

si riversano le lacrime sonore,

e nel tremore vano della pace

si è fermato il precipizio,

il silenzio dilatato delle figure bianche

imprigionate ancora nell’attesa della vista,

le labbra sollevate sul respiro della neve.

 

.

Ce pied s’est transformé en vent :

les murs se rapprochent, la bouche impatiente…

L’esprit déjà se penche sur le granit des accords brillants,

et voici que le voyage creuse

la fissure et avance sans voix,

plongé tout entier dans le vinaigre des soupirs :

nous nous réveillons inconnus l’un à l’autre.

Et, sortant d’un coup, l’air étouffe le repos

des mains, et le doux feu se retransforme en glace :

« Je n’ai plus de mots ;

ma langue est dans l’épée ».

Alors le mouvement se juche au dessus du ciel

puis rétrécit, poursuivant éperdument

la route menaçante des cristaux ;

mais dans les chambres de ce vent noir

les larmes sonores se déversent,

et dans le vain tremblement de la paix

le précipice s’est arrêté,

le silence dilaté des silhouettes blanches

encore prisonnières de l’attente d’être vues,

les lèvres soulevées sur le souffle de la neige.

 

Lo sguardo si diluisce adesso nelle palpebre sospese

oltre i rumori oscuri, nell’abbraccio del vento

ricaduto nelle bocche dei cespugli:

qui si ascoltano tremare le variabili dita dei canneti

nei magnifici ingressi dell’udito

Ma come sganciarsi da questa larga trama

cucita a moscacieca,

come uscire dalle crepe sfavillanti di sale,

scavalcare le mura della notte?

Le regard se dilue à présent dans les paupières suspendues

au-delà des bruits sombres, dans l’étreinte du vent

qui est retombé dans les bouches des buissons :

Ici, on écoute trembler les doigts variables des cannaies

dans les magnifiques entrées de l’ouïe

Mais comment se libérer de cette vaste trame

cousue en colin-maillard

comment sortir des lézardes de sel étincelantes,

enjamber les remparts de la nuit ?

 

Quest’aria fine ci ha reso allegri:

così che ci gettiamo, in un istante, correndo

a capofitto nella vaga

sorpresa dei tesori ritrovati.

Eppure, siamo partiti come naufraghi

odorosi di paura; noi, con la testa

invasa dallo schianto,

lo sguardo che traboccava intero

sulla voragine di ciò che attendevamo,

di ciò che temevamo.

Qui c’era un velo chiaro, proprio in alto,

che ricamava azzurre vanità, nettari nuovi;

c’era la dolce

santità dell’indugio che sapeva circondare

tutta l’aria: e poi le mani

avanti, adesso, per modellare il buio…

Cet air pur nous a rendus joyeux :

alors nous nous jetons, en un instant, en courant

la tête la première dans la vague

surprise des trésors retrouvés.

Et pourtant, nous sommes partis comme des naufragés

sentant la peur ; nous, la tête

envahie par le fracassement,

le regard s’écoulant entièrement

dans le tourbillon de ce que nous attendions,

de ce que nous craignions.

Là, il y avait un voile clair, juste tout en haut,

qui brodait des vanités bleues, de nouveaux nectars ;

il y avait la douce

sainteté des atermoiements qui savaient ceindre

l’air entier : et puis les mains

en avant, maintenant, pour façonner l’obscurité…

Présentation de l’auteur




Amont dévers, douzième livraison

(Voir Recours au Poème 192, fév.2019)

 

 

Quiconque a ressenti un jour le pouvoir des mots, jusqu’à peut-être penser que sa survie pourrait en dépendre – vrais lecteurs, écoliers bouleversés par la parole d’un maître, écrivains, grands malades, prisonniers… – celui-là peine à se satisfaire de ce que l’on voit, entend, touche et ressent dans la vie dite “ordinaire”.

D’où un certain réalisme, on l’a vu, pouvant ouvrir déjà sur un ailleurs. Rien à voir, ou si peu et obliquement, avec l’épouvantail du retour du religieux en notre XXIèmesiècle, sinon que la religion est bien encore là « pour donner un sens à la peur panique, à la faute, à l’espérance » (Pasolini, La rabbia,1962). Une fois de plus, faut-il justifier ce point de vue d’en bas, matériel, ou commun ? Il s’agit de la lecture vivante d’un grand nombre de nos semblables. Donc, pour beaucoup, l’écrit est d’abord moyen de transmission, et sans doute espoir de demeurer pour quelque « au moins un(e) », dans ce passage de relais même, un temps après la disparition corporelle inévitable. 

Isola dei Morti, sur le fleuve Piave (Vénétie)

Et si cela se traduit chez des croyants par la merveilleuse folie du « désir des corps morts » ressuscitant au dernier jour « peut-être non pour eux, mais pour leurs mères,/pour un père, et d’autres qui furent chéris/avant de devenir éternelles flammes » (Paradis,XIV), cela ne gênerait que des fanatiques de conviction différente.La poésie ne s’arrête pas, pensons-nous, à ces querelles – pardon pour le jeu de mots – de clocher ; les conflits, s’ils persistent, y sont d’une autre nature. Mais l’horreur du cadavre, que l’on voit et reconnaît quand même pour un temps, demeure. Et le profond sentiment d’une injustice. Au souvenir des survivants, sans doute, est confiée alors la pérennité et la consistance de cette “petite éternité”, elle aussi provisoire… de simples mots, au fond.

 

  • Là où tout recommencerait

    

            (Le premier sonnet)

En mon cœur j’ai désir de servir Dieu,
comme si j’étais mis au paradis,
car j’ai entendu dire, en ce saint lieu,
jamais ne cessent plaisir, jeu et ris ;
sans ma dame ne voudrais y aller
celle à tête blonde et clair coloris,
et je ne saurais m’éjouir sans elle
si j’étais de ma dame séparé.

Mais je ne le dis pas par intention
d’un qui voudrait y commettre péché,
sinon de voir son beau comportement,
le beau visage et le tendre regard,
ce qui serait grande consolation,
en voyant ma dame être dans la gloire.

                           Giacomo da Lentini, Poesie(première moitié XIIIèmesiècle)

 

 

 

[lombard-milanais ancien]

 

                      

     (Épitaphe)

Mon destin veut qu’ici je dorme avant l’heure,
mais je ne suis mort ; ayant changé d’asile,
je reste en toi vivant, qui me vois et pleures,
si l’un en l’autre les amants s’assimilent.

                                                         Michelangelo, Rime 194        

 

 

                     (Consolation)

 

Courte d'hiver et nuageuse journée
est cette vie mortelle ; dès que l'on naît
commence la mort, et les langes premiers
et le berceau au fatal retour sont prêts.

Une longue vie ne fut jamais plus longue
honte, depuis la naissance. Ah, oui, renaît
toujours le monde le pire, et se repaît
de ce qu'il détruit, s'en faisant belle montre.

Et de larmes la douleur injuste outrage
sont à qui fuit à temps, dont on pourrait dire
à juste titre : il vint, il vit, il vainquit.

C'est ce que je pense du très-jeune et sage
Enfant qui fut vôtre : partant sous l'empire
des armes, à jamais dans l'empyrée mis.

                                                         Angelo Grillo, Rime, 1599

 

* * *

 

À tout petits pas, tu es revenu
sur une raie de soleil : je sens ton souffle
et ta peau, un satin,
j’attends tes paroles.
Et je me trouve à frotter mon nez
contre une raie de soleil.

                                Mario Dell’Arco, Una striscia de sole, 1951      

 

 

Xenia, 4

 

Nous avions convenu, pour l’au-delà,
d’un sifflet, un signe de reconnaissance.
Je m’essaie à le moduler, dans l’espoir
que nous soyons déjà tous morts sans le savoir.

                  S. Montale, Satura, 1971      

 

 

Clusone Danse des morts, Bergamo

* * *

 

Parfois le long encor
du bord de lac allant
encore analogique être
m'aiguillonne : je vois un vieux
raffiot jadis glorieux
à sa petite ancre de chantier
fixé pour désarmement
et de mon cours je vois
la fin. Tout vraiment tout
est consommé là
là je sens déjà mordre et quelque
chose soupire que pas très bien
entends. Je deviens perspicace
je scande : plus léger qu'un bouchon
sur les flots j'ai dansé!

             S. Sinigaglia, Versi dispersi, 1990    

 

 

  [langue minorée de la région de Naples]

 

                                      

  Mère

 

Qu'est-ce que je dois regarder pour sentir que c'est pas si vrai
et réussir à te déplacer dans les tâches ménagères,
à te pousser de nouveau le long des rues. Et entre les lignes
rapprochées des cheveux je regarde les sentes du sous-bois
jauni. Et j'arrive à voir les venelles de Naples,
les années Trente, les chats, les jupes longues d'une jeune fille.
Et tu me dis : tu sais que c'est vrai, toi reste fort et serein,
combien de jours tu as devant toi ! Moi je suis morte le lundi,
tu es arrivé pour me regarder, j'étais une chose vêtue
de l'habit bleu que tu m'avais offert et toute la broderie
du foulard. Si tant élégant, si tant beau.

                                                                 Mario Benedetti, Tersa morte, 2013,

– Version déjà parue sur Poezibao https://poezibao.typepad.com/poezibao/2011/12/mario-benedetti-n%C3%A9-en-1955-anthologie-permanente.html, que nous remercions

 

 

    Nous sommes formés d’eau ma chère amie

 

Nous sommes formés d’eau, ma chère amie ;
il paraît que, séchés et puis filtrés,
mon corps et le tien ne soient, tout compris,
qu’une calme poignée de carbonés.

Encore, chère : on dit que les atomes
sont essentiellement espace creux :
que, si on le soustrait, toi et ma pomme
nous tiendrions sur une pointe à deux.

J’accueille cette nouvelle attendri,
et j’espère que, l’eau étant jetée,
éliminé tout l’espace atomique,

ce qui reste de nous demeure uni,
de manière à toujours pouvoir s’aimer,
bien qu’ainsi à l’étroit ce soit comique.

                           Roberto Piumini, I silenziosi strumenti d’amore, 2014      

 

 

              Ce matin

 

Ce matin, il était six heures,
je me suis réveillée heureuse en pensant
que tu étais au village, à ma place.

C’'était comme de ne plus y être
mais en sachant que tu y vivais, et aimais,
les mêmes choses que j’avais aimées.

Comme il peut être léger de mourir
si toi, petite figure, tu seras moi…

                          Alba Donati, in “Paragone Letteratura”, août-déc. 2014

 

La mort et une vieille, XVème siècle , BNF

 Tout devient vieux si vite

 

Ici vivait un ami, on l'attend toujours
dans la lointaine noirceur des divinités ;
étranglé d'anémie au fin fond du sommeil
une strophe renferme le destin ;
dans une lettre, dans une correspondance
tout devient vieux si vite
et perce les chambres de bitume,
et je ne sais pas encore mon origine.

                                      Claudia Azzola, Il mondo vivibile, 2016

 

 

La porte du fond grince sur ses gonds
depuis des années hors d'usage.

J'ai suivi, les yeux mi-clos,
l'ancien boyau de liaison
en rasant la paroi de pierre
comme si c'était le front moite
des siècles.
Te voilà, à dix ans,
qui traverse avec précaution la montagne
de caisses empilées dans le vieil entrepôt
mal éclairé.
Quelqu'un, à contre-jour, ce pourrait être
le gardien, la joue pressée
contre le chambranle en fer de la porte :
- Allons, sors. Tu ne veux pas voir le futur ? - bredouille-t-il.

Un raccourci que même alors
je trouvai aussitôt inapproprié.

  1. T. Broggiato, Novilunio, 2018

 

 

Comme nous nous sommes habités : tu écris et tu sais
que la vitre ne reflète pas la personne
qui bouge la main et pense dans le sien

à un autre profil. Le mot il écrit
n’a plus d’action, c’est un reflet,
£il se défait en filigrane, avale

des traverses, des grillages, des buissons. L’autre est
dans une silhouette, une solitude
car tous dans cette silhouette

sont vides. L’autre voit des corps vides,
des profils sans chair et aussi des actions
vides et des verbes comme si ce n’étaient pas

des mots, mais poussières qui se heurtent :
la fin des mots. Voilà à quoi ressemble
un reflet, une trace de vide pour dire

seulement dans le passé ils s’étaient habités.
Si on l’appuie à la vitre c’est froid
si le reflet s’appuie aux cheveux

une traîne de lumière et de traverses dans l’iris
devient ongles, buissons, grillages
tout absorbe cette chose réelle

qu’étaient les yeux d’une personne
qui faisait place, une personne
en une autre entrait – l’air

qui nous fait vivre, ne nous laisse pas de pause
– une personne qui tenait dedans
l’autre comme la vitre avant d’être

sable et feu en fusion. Que peut valoir
cette image ? À quel mot semblable
parmi tant d’autres, entre corps et fenêtre ?

Reflet c’est dire nous – comme de se vider.
Peut-être le mot parfait quand, des autres
nous voulons des propagations de nous-mêmes, les faire exister

purs, vitres dans quoi refléter nous-mêmes. Le wagon
tangue, les faces de tous ouvertes, les buissons
et les grillages fondent les visages ou une empreinte.

Une poussière descend dans l’image de cette
personne sans l’habiter, sans se faire habiter
– à présent c’est la silhouette de tous, légère.

Dans la poussière l’autre personne se propage
elle dit âme qui est le vide, pour faire d’eux
une chose unique – le corps et le reflet

peuvent s’habiter, mais pour être rien
de la première personne, juste un autre espace
de la deuxième qui s’allonge, respire

laissant du vide – et le vide est son
pouvoir, la solitude des autres.

Elle s’est brisée dans la vitre, mince,
pour demander un temps vrai…

Ils s’étaient habités.

 

                                                        Maria Borio, Trasparenze, 2018  

 

.

.

.

Tomas Mondragon, Allégorie de la Mort, 1859

  • Les mots la mort 

           Poème pour Adèle

 

   C’est l’hiver.
                            Il neige.

Les doigts sont blancs.

L’esprit est blanc.

   Mon obscure lanterne…

   Des ramiers, dans le frimas,
passent. Plombé-transparents.

   Adeline, tu m’entends ?

   Je suis près du Fort.

   Suis déjà dans la mort.

                                 Giorgio Caproni, Il franco cacciatore, 1982       

 

 

* * *

Les choses mortes
vont alentour ;
comme de croix abandonnées,
pend
ses rayons le soleil.

Oh quand se réveillera
la terre pourtant sèche
de mémoires, l’aride
vent bleuté qu’il la secoue
et quand reverra là son
silence Celui qui de là-haut
a vu tout ?

                               Gino Scartaghiande, Bambù (questioni di provincia), 1988   

 

 

                 Et la mort est en place


J’appelle et l’après-midi fait irruption
Rouge la mort est une blague
Sur ton front je regarde la veine
Délicieusement absurde
Mais un fou rire nous écarte
L’expression se fait exacte
Je ne te reconnais plus
Loin étincellent les dents
Du néant crochus exemples
De nouveau et la mort est en place

                                       Edoardo Cacciatore, Tutte le poesie[2003]

 

 

                      (Requiem)

  1.  

     Âme, perdue déjà, âme chère,
je ne sais comment te demander pardon,
car l’esprit est muet, et si clair,
et il voit si clairement mon être à fond,
qu’il ne sait plus les mots, âme chère,
cet esprit qui ne mérite pas pardon,
et je reste muette au bord de la vie
pour te la donner, pour te tenir en vie.

                                                   Patrizia Valduga, Requiem, 1992
(une version légèrement différente lue au Festival d’Ascona, 2016)

 

 

 

 

Prières pour les morts – elle est toute ici,
ma foi ? Je sais seulement que chaque soir,
c’est ce que je réponds, j’aiguise ma pauvre
vue dans l’obscurité pour découvrir qui

m’attend encore, me fait signe depuis
l’au-delà d’un sec et limpide printemps
de 40, 41, à l’austère
ombre des platanes, et si moi aussi

je pourrai là avec mon corps renaître, ombre
protectrice et tremblante parmi les chères
trois ombres si occupées à converser

que ni les herbes qui le jardin encombrent
ni la lumière tout près de décliner
fait sembler pour elles les dahlias moins clairs.

                                      Giovanni Raboni, Ogni terzo pensiero, 1993    

 

 

              Que ces mots soient écrits

 

Que ces mots soient écrits est nécessaire
Que l’heure de minuit venant du clocher
Batte dans la brume jusqu’à la page jusque
Dans le cerveau de l’homme assis est nécessaire
Il est nécessaire qu’aucun ne s’endorme.

Rien ne sera perdu mais même si cela était
Même s’il n’existait aucun salut[…]

                                                Franco Fortini, Poesie inedite, 1995 

 

 

                               Larmes   

 

En relisant le sixième livre de l’Énéide  
devant ce lac artificiel où les restes d’une église
ne peuvent être rejoints désormais qu’en bateau
je pense à comment résiste dans les siècles
l’image de la maison des morts,
à quel désir pousse les vivants dans la gorge des enfers
seulement pour simuler une impossible étreinte,
à comment les mains que je crois toucher sont des branches
d’yeuses, chênes, sapins – arbres de noël,
espèce inhabituelle sur ces terres.
Dans l’ancien paysage il y avait le fleuve
où les femmes allaient laver le linge.
En étendant les draps sur les pierres
elles racontaient comment les ombres des mères
descendaient tour à tour de la falaise juste pour essuyer
les larmes qui continuaient à couler.

                                                Antonella Anedda, Historiae, 2018.     

 

 

Jacek Malczewski 'La Mort' (Thanatos),“Bulletin du Musée National de Varsovie”, 1985




Marie Cosnay, Eléphantesque, Benoît Reiss, Svetlana

Marie Cosnay, Eléphantesque

 

Eléphantesque entreprise que de chercher à apurer la dette de l’histoire envers la vérité. A plus forte raison au travers d’un de ses nombreux épisodes, inconnus, qui n’en contribuent pas moins au récit national, dans les marges, en repli. Le récit dont il est question ici implique directement son auteure, Marie Cosnay, au regard de sa propre mémoire à reconstruire, ainsi que celle de sa famille. 

Marie Cosnay, Eléphantesque, éditions Cheyne, 128 pages, 19 €.

 

Puisqu’il concerne un cousin éloigné, résistant, maquisard, mort en 1945 à l’âge de 20 ans, arrêté et torturé par la gestapo, envoyé en camps d’internement et d’extermination en Allemagne, avant de revenir en France pour y mourir des suites de ses mauvais traitements. Comment plaider pour pareille cause sans la nourrir de ses simples affects ?

C’est sur des photos, des lettres et des procès-verbaux que le travail d’investigation de Marie Cosnay se fonde pour reconnaître et rendre hommage à cette légende filante que fut Marc Bourguedieu. Cette approche la contraint à un procédé de narration non linéaire, voire interactif, qu’on retrouve chez certains réalisateurs de cinéma. Est-ce la diversité désordonnée des éléments à disposition qui la conduisent à ce dispositif narratif ? « Eléphantesque énergie » quoi qu’il en soit pour retranscrire un passé qu’on veut s’approprier, où l’on n’existait pas encore, devant une liste de noms mêlant victimes et bourreaux (l’un d’eux s’appelle Couteau, ça ne s’invente pas). Il est nécessaire de polir les pièces du puzzle qui se sont altérées avec le temps avant de chercher à le former. Les acteurs de cette tragédie apparaissent peu à peu, avec leur fonction sociale, des traits psychologiques plus ou moins visibles sous des liens de cause à effet avec leurs choix idéologiques, leurs gestes si lourds de conséquences dans un tel contexte. Marie Cosnay est aidée par son frère et sa mère pour cette entreprise. Les lettres de Marc Bourguedieu, tantôt prisonnier, tantôt libéré mais hospitalisé, adressées à ses parents, extrait par extrait, phrase par phrase, locution par locution, passent par la voix de l’auteure qui les ressasse noir sur blanc, en émaille son « rapport d’investigation » avant de les livrer dans leur intégralité. Un choix formel qui force le lecteur à participer activement, à recontextualiser ces extraits, illuminés en italique, s’il veut ajuster son espace mental à celui de Marie Cosnay en fermentation. Elle, cherche le bon éclairage, en technicienne scénique, avant toute vérité. Sur le personnage principal d’abord, afin que ses paroles rapportées prennent sens, fassent monde dans un passé codifié et dévoilent les raisons qui l’ont mené à son combat. Même si « (…) il y a une pudeur » à dire les choses au plus juste (c’est là son combat à elle), « Une pudeur parce qu’on ne sait pas mettre ensemble tête brûlée, enfantillage, aventure de gosse avec ce qu’on n’a pas compris d’abord qu’il avait vécu, et puis on a compris », de profundis. L’auteure aborde les traits de caractère et de comportement de son cousin avec prudence car au scalpel, traque ses tropismes, le ressenti de ce qui l’aura guidé vers ses choix et ses actes. Elle voudrait faire sienne sa fierté, ou plutôt, celle précisément qui lui aura fait défaut, du fait de sa personnalité de jeune homme humble mais déterminé se construisant sur l’histoire en sa fabrique ; amoureux de la vie mais courant vers la mort, acteur jouant une seule représentation comme sa seule destinée possible. Il y a jusqu’au geste d’écriture de Marc que Marie Cosnay s’approprie (« sa façon de ponctuer ») lorsqu’elle recopie ses lettres. « J’ai gardé le verbe embrasser (dit-elle) transitif indirect comme c’est chez lui et comme c’est chez moi. Je vous embrasse à tous ». Elle met en perspective l’implication politique irréductible de Marc, indéfectible de son affection spontanée et authentique pour les siens. Elle l’annonce comme en slogan résumant son testament : « Craint non tant de revenir que d’expliquer ». Les parcours des héros morts trop vite, trop jeunes forcent admiration et respect. La mémoire n’est jamais figée et il n’est jamais trop tard pour faire ressurgir le passé dans le présent, remettre en cause la représentation officielle de l’histoire, l’historiographie, amnésique, lacunaire, pleine de raccourcis. Arrangeante ?

Les noms des lieux forment une cartographie digne de l’épopée d’un héros troyen, de Saint-Laurent de Médoc à Neuengamme, en passant par Bordeaux, Compiègne, Dachau, la Hollande, la frontière du Danemark. Les vestiges aussi voyagent, avant de se voir examiner, classer, archiver, de se laisser rendre au monde en son devoir de mémoire. Comment ne pas grandir plus vite que la normale devant certains événements ? Et surtout sans séquelles ? Ainsi, la taille physique de Marc est souvent évoquée dans le texte, à maintes reprises, comme un marqueur historique d’une vie trop courte, passée en trombe. Il n’atteindra jamais la majorité (pour l’époque) mais malgré tout cet âge d’homme qui se défend pour aboutir aux idées de sa place. On pense à Marc comme l’exact opposé du Lacombe Lucien de Louis Malle.

Eléphantesques, confiance en soi, probité, rectitude, sagesse, force d’âme et force morale, connaissance de soi qu’il aura atteintes alors, en menant sa guerre dans la guerre, en exploitant et instrumentalisant justement ses souffrances dans l’adversité et les horreurs de celle-ci de la façon la plus positive possible. Sens pratique de l’émancipation on dira (quand d’aucuns ne parleraient que de dignité), de l’élévation de sa conscience dans l’aventure de l’esprit humain.

Le ton est plus libre dans les dernières pages, en guise d’épilogue, tout au moins libéré de ses inflexions que trahit à juste titre une certaine émotion. Et comme en libération du poids de cette mémoire trouble, incertaine pour Marie Cosnay, avec ses aspérités et ses failles réduites par écrit. Parce qu’il aura fallu tout ce chemin pour que le souvenir puisse vivre. Et grandir enfin.

 

*

Benoît Reiss, Svetlana

 

 

Roman sous forme de longue prière désespérée et de confidence d’une narratrice qui, pour sauver son mari et son fils retenus dans les prisons du « Grand Commissariat », s’adresse à la jeune fille du tyran, Svetlana, aperçue aux actualités. Parole qu’on pourrait imaginer sous forme de lettre ou sur un support communicant précis mais aucun détail ne le laisse entendre. Svetlana est le symbole de la raison inséparable de la sensibilité qu’offre la jeunesse. 

Benoît Reiss, Svetlana, éditions Cheyne, 2018, 128 pages, 19 €.

La narratrice le sait, elle qui reste tout le long du livre innomée, une citoyenne lambda. Elle qui tente de résister à la violence du système autoritariste, sans aucun doute marxiste-léniniste (« homme du peuple », « camarades », « Comité »).

De sa bouche même, le dispositif pour faire entendre sa parole s’appuie sur un conte populaire qu’elle immisce en exergue dans les premières pages. Sa parole optimise son effet communicant, s’incarne, se matérialise en tissant alors un fil jusqu’à la fille du tyran, afin qu’elle seule l’entende. Son tutoiement à l’adresse de l’enfant est aussi bien celui employé à une déesse de miséricorde. Les (soi-disant) fautes de ses fils et mari, respectivement « Danya et Grisha entrés dans la nuit qui ne prend rien », apparaissent à la toute fin du livre. Elles en sont la cause mais pas le propos fondateur, faisant écho à l’absurdité à son paroxysme que Kafka dénonçait dans son Procès. L’histoire ici n’est que prétexte à une parole tangible, réifiée,  destinée comme dans le conte en question à sauver une vie. « Le fil que je lance vers toi n’est pas une parole ordinaire (…) le fil de mes mots, je le sens qui s’échappe entre mes doigts, glisse hors du lit, il est si fin qu’il passe sous la porte » insiste la narratrice dont le but est de se frayer un chemin vers sa réceptrice dans un monde où chacun se surveille mutuellement. De quoi sombrer dans la paranoïa au point de l’affirmer sans pudeur (« Dans quel état ils m’ont mise – ceux-là avec leurs oreilles et leurs yeux faufilés partout ? »). Ce pour quoi la parole est double, duelle ; et ainsi susceptible d’instrumentalisation. « Chaque parole prononcée est saisie et détournée, chaque parole finit par se retrouver dans la pièce où ils travaillent et où ils décident ». L’enjeu principal de cette voix réside dans son inflexion. La narratrice remet en cause le système totalitaire de manière subtile, au travers de ce qui peut paraître comme de simples failles. D’une part, culte de la personnalité oblige, elle flatte le tyran, à la fois père de Svetlana et de la nation : « Père est bon, il est généreux et juste… Dis-lui que Danya et Grisha sont d’honnêtes travailleurs. Ils suivent toujours les ordres du Parti, sans jamais rechigner », d’autre part, elle crée une parabole à rebours en identifiant clairement, selon les contestations plus ou moins avouées de tout un peuple, le Grand Commissariat aux contes issus de la mythologie slave croque-mitaine (la fameuse « maison sur pattes de volaille ») ; en référence donc à des racines culturelles ancrées définissant le mal. Quoi de mieux pour atteindre l’esprit d’une jeune enfant. Mais sa vraie arme (secrète) consiste à redéfinir le sens de la liberté par un hymne à la vie, à sa beauté puisée dans la nature créatrice (résistant à tout système) et ses plus simples éléments avec leurs nuances, leurs couleurs et leurs formes. Comme pour faire admettre qu’il est un luxe de continuer de s’étonner de tout, du début à la fin de sa vie ; jusqu’à « l’horizon de nuit » perceptible du haut de l’immeuble qu’il est interdit de franchir suscitant une défaut de comportement du jeune Danya autrefois, dont le sens épris de liberté est mis en parallèle avec celui supposé de Svetlana, constante irréductible chez l’être humain. Un livre confidence où nombres de détails apparaissent sur la vie intime de l’auteure de cet appel à la clémence. Qu’il se fasse l’écho d’une « pensée-grain », d’une « pensée-pierre », il est marqué avant tout d’une pensée-refuge qui s’évade pour conquérir la sensibilité d’une petite fille dont le prénom rime avec Sainte-Rita (qui peut donc beaucoup). Ce livre d’un seul souffle se lit d’une seule traite, et tisse son cri vers toi, lectrice, lecteur : un cri silencieux. Toi pour qui langage rime avec liberté, toi qui as désormais le pouvoir de Svetlana. 




Sara Sand /Stina Aronson, poète et féministe suédoise

Née à Stockholm en 1892, enfant "naturel" d'un évêque, confiée à une famille d'accueil avant de retrouver, à 9 ans, sa mère naturelle, à Uppsala...  les débuts dans la vie de Stina Aronson  semblent dignes d'un grand roman à la Dickens,   ou de la "une" de magazine à "scandale" si on pense à l'époque où elle vécut.

Romanesque aussi la façon dont les vers qui suivent nous sont parvenus, et la discrétion de la passeuse qui nous demande de l'oublier derrière les textes qu'elle nous remet...

Ester Kristina (Stina) Aronson était en effet la fille d'une domestique, Maria Andersson, et d'un étudiant - Olof Bergqvist -  devenu plus tard évêque et membre du parlement. Adoptée par un couple de bouchers sans enfants, c'est contre son gré qu'elle retourne chez sa mère biologique. L'étudiant pour lequel cette dernière faisait le ménage lui permet d'accéder aux écoles secondaires, et de passer avec succès ses examens de fin d'étude, et son père paiera ensuite l'école pour enseignants où elle obtient un diplôme d'institutrice en 1913.

Elle enseigne dans diverses écoles de l'Uppland et du Gotland, épouse en 1918  le docteur Anders Aronson, et le suit en 1919 dans la partie nord de la Suède,   à Boden, où il dirige un sanatorium pour les tuberculeux, et où elle éprouve de grandes difficultés d'adaptation. C'et cette région du Norrland qui forme son paysage littéraire ultérieur.  Devenue veuve en 1936, elle revient à Uppsala, où sa situation économique est précaire.

Le premier roman de Stina Aronson - En bok om goda grannar (1921) - est le récit dickensien de la vie d'une petite ville ; il est suivi de 2 autres romans sous ce nom (Slumpens myndling, 1922 et Jag ger vika, 1923) et d'un 3ème, sous le nom de plume de Sara Sand, Fabeln om Valentin (1929) qui marque une nouvelle orientation littéraire, la rapprochant du Modernisme suédois. Durant ses voyages, à Uppsala, Stockhom, Paris, Stina développe des liens littéraires notamment avec des figures importantes du modernisme, tel Artur Lundkvist. Elle a  une correspondance régulière avec ce dernier,  dans les années 1929-1931.

Son recueil de poèmes, Tolv Hav, inspiré par la poète finnoise Edith Södergran, est publié en 1930, et une pièce de théâtre de chambre, Syskonbädd, en 1931.

C'est sous le nom de Mimmy Palm qu'elle écrit un roman sous forme de journal, Feberboken (1931) dans lequel elle étudie les rapports de l'amour et de l'écriture, et compare la situation  respective de l'homme et de la femme. 

Son roman Medaljen över Jenny, de 1935, obtient le prix du meilleur roman traitant de la vie ouvrière. Elle a aussi écrit un récit de voyage, Byar under fjäll, en 1937, le roman Gossen på tröskeln raconte l'enfance d'un petit garçon, et le roman sur la vie sauvage Hitom himlen, en 1946, lui apporte la reconnaissance des critiques et du public, suivi par d'autres succès comme Sång til polstjärnan (SS), 1948, Kantele (P), 1949, Den fjärde vägen (N), 1950, et  Sanningslandet (SS), 1952.

Amie intime de la critique Magit Abenius, Stina Aronson s'éteint 1956 à Uppsala et est enterrée au cimetière de Kristinehamn.

Les poèmes que nous vous livrons nous ont été confiés par Catherine Smits, qui les a elle-même "rencontrés" dans des circonstances fort poétiques. Au cours d'un voyage en train, un voisin suédois lit un livre de Sara Sand. Affable, il traduit quelques poèmes pour Catherine : séduite par la force et la beauté de ces vers, elle entreprend d'en traduire d'autres, à partir de la traduction anglaise que lui fournit l'obligeant voyageur. Puis, nous les transmet avec des notes biographiques, et le souhait de faire vivre ces mots qui l'ont - à juste titre - émue, et qui nous touchent également. Les voici, tels qu'ils nous ont été transmis.

 

 

 

traduction Catherine Smits

Je ne suis pas une femme
Pas une étreinte hospitalière
Ni un bassin blanc autour de votre falaise

Jag är ingen kvinna, / ingen gästfri famn, ingen vit bassäng kring din springbrunn

 

Ce qui rend la poésie de Stina Aronson si percutante, écrit un journaliste suédois, c’est le mélange de châtiment et de vice, le contraste entre rêve et réalité étouffante et puis, cette immense soif de liberté.
Ses pensées, ses désirs de femme sont en avance sur son temps et elle écrit : « Avant mes sœurs /je me lève au milieu des ténèbres et je cherche des mots nouveaux/ à la hauteur de ce que je soupçonne. » (Före mina systrar”, står jag upp i halvmörkret och söker nya ord / till den kunskap jag anar.)

 

Une foule de gens vit en moi,
imbéciles, amants, ermites, danseurs.
Ma vie est un édifice vibrant
Je suis un fourmillement, une place de marché.
Je dérange mes propres moments de dévotion
avec mes pas bruyants.
J'interfère avec la diversité de la malédiction.
Oh, les roses grimpantes vont éclore un matin
avant que le miroitement devienne jour.
Je bois cette minute avant la floraison
Seules mes roses coupées,
mes contes coupés,
peuvent me donner
un verre de silence
et garder nos humbles mains ensemble

 

I mig bor en skara människor,
narrar, kärlekskranka, eremiter, danserskor.
Mitt liv är en byggnad av liv.
Jag är som ett vimmel, ett smutsigt marknadstorg. Jag stör mina egna andaktsstunder med mina larmande steg.
Jag stör mig med förbannelsens mångfald.
Ack då slår klängrosorna ut en morgon innan skimret har förvandlats till dag.
Jag dricker denna enda minut före blomningen som ännu är bara en aning.
Intet annat än mina skära klängrosor,
mina skära sagor,
kan skänka mig och jagen
en dryck stillhet
och hålla våra händer andaktsfullt tillsammans.

 

 

***

 

La matrice qui m’a portée m’a reniée
La bouche qui m’a aimée m’a reniée
Les visages éternels des montagnes
Nient avec leur silence
Le jour nouveau

Aux voix du monde entier
Tous les sanglots du monde
Tous les chagrins d’enfance
Font écho

 

Det sköte som födde mig förnekade mig.
Den mun som älskade mig förnekade mig.
Bergens eviga ansikten förnekar med sin tystnad 
den nya dagen.
Till alla världens röster
alla världens snyftningar
alla barnsliga stegs eko
lyssnade jag och hörde nejet.

 

 

***

 

Mais le pays de l'âme est une immense étendue
qu' aucun mot ne peut contenir.
Pour le langage éphémère de la langue
utilise des mots d'amour et de guerre
Mais pour ouvrir le puits d’intuition
les lèvres doivent se fermer et se taire

 

Men själens land är en väldig trakt
som inte får rum i orden. /
Ty munnens timliga ord blir sagt /
i talet om älska och kriga. /
Men för att öppna aningens schakt /
får läpparna slutas och tiga.”

 

 

*

 

feuilleter  ici un extrait du livre TOLV HAV (douze mers) en V.O :

https://www.provlas.se/tolv-hav/




Andrei Dósa, Poèmes

 

Ici l’arbre de vie c’est le cotonnier
(sur le chemin de la maison)

 

ici tous les jours on rectifie

afin que tout en toi te semble parfait

ici on ajuste le ton de ta voix

les coordonnées de ton prochain pas

ici tu chantes che sara sara

tu danses comme Le troupe de diaghilev

tu te chouchoutes

comme tu respires

ici c’est la réflexologie par centre commercial

ici l’argent et la lâcheté sont mis en balance

c’est ton ombre qui t’entraîne et non l’inverse

ici c’est avant qu’il n’y ait le verbe

ici la sensation et l’assurance de ta peau

dame mort est amnésique

les catastrophes se nient avec véhémence

le mal est une onde plaisante

ici on sécrète la salive

ici tu te dis ce que tu devrais faire

ici tu ne te prends pas la tête

ici tu ne te prends pas la tête

ici l’attente est directement proportionnelle au

chaos

tu te perds et personne ne vient à ta recherche

lá-bas très loin

en toi-même

mon égal

toutes ces choses

multipliées et mixées à l’ínfini

ta voix tes gestes nés d’une crispation métallique

hey buddy u need a ride ?

no I prefer to walk alone thru the desert

the coyote’s howl in my ears

 

 

un bon bang comme chez soi

 

une bouteille de coca le col tordu du papier alu

une épingle nourrice un briquet

du sour diesel ou du purple haze

 

écoute les bons serveurs vont au ciel

les anges s’assoient à leur table

et il y a une règle mon pote le pourboire c’est 150 mini

 

t’imagines le gars qui dépense rien

aux states pas un dollar tape les autres

paie pas son loyer va au supermarché

tous les matins mettre du déodorant

jamais deux fois le même

il rentre en roumanie se paie une dacia logan

 

eh docha ton nom comment ça se prononce

dósa tu vois je prononce mieux que ton père

ton père a dû dire ça un million de fois

il le connaît mieux que yes

 

 

 

TROISIEME JOUR, TROISIEME NUIT
et le jour qui ne vient pas

 

les bacs de verres et d’assiettes arrivent sur le convoyeur

avant j’aimais ce cliquetis ça m’aiguisait les sens

et l’appétit

je passe de l’autre côté du convoyeur

je reçois une goutte d’eau de vaisselle sur la lèvre

je la touche du bout de la langue un réflexe

sans cracher sans essuyer sans me rincer la bouche

les mains qui dégoulinent de sauce de graisse de suie

mélangées d’eau

les serveuses déchargent les plateaux d’assiettes sales

elles font tout de travers une histoire de neurotransmetteurs

sank you véri motch sank you véri motch salauds de français

j’ai eu que cinq dollars de pourboire

t’as vu la femme qui donnait le sein à table puuuutain

si seulement lyman était là chaque fois qu’on disait quelque chose

il sortait une vanne

qu’il avait piquée dans un dessin animé le pauvre

on aurait dit un personnage de dessin animé à la retraite

c’est tellement con

un lave-vaisselle seulement pour le service d’après-midi

la révolte gronde mais de plus en plus faiblement

derrière moi les flammes lèchent la hotte

les cuistots vont me balancer des casseroles par dizaines

riz spécial oncle ben´s

les spaghettis collés au fond des casseroles

le poisson à la poêle tous les trucs gluants

que tu peux imaginer restes fossilisés je creuse

toutes ces couches de friture géologique

j’ai peur des casseroles

je sors les bacs de verres propres

excuse me excuse me mon anglais approximatif

ils dégagent comme pour laisser passer un camion poubelle

je passe entre eux on m’a demandé six fois

ma taille aujourd’hui je redoute une nouvelle vague de clients

j’ai envie de semer cinq cents grammes de clous à l’entrée du parking

je trie les couverts je ne fais pas la différence

entre les petites cuillères à soupe et les cuillères à dessert

les lames des couteaux coincées entre les pointes des fourchettes

les pointes des fourchettes emmêlées entre elles

je redoute une nouvelle vague de clients

japonais européens américains

les mâchoires serrées sous les visages détendus

les yeux imprégnés de la lueur sépia des bougies

et ça mastique et ça mastique et ça avale

et ça mastique et ça mastique et ça avale

les dents toutes les mêmes les ventres japonais européens américains

je vois un type qui entrechoque deux pierres

et j’aurais aimé qu’il reste comme ça au lieu d’évoluer

au lieu d’inventer la société de consommation

de construire des bagnoles d’extraire du pétrole

pourquoi est-ce que c’est moi qui retourne à l’état primitif

à entrechoquer des pierres à tailler un truc informe de plus en plus informe

et n’oublie pas les lavettes les torchons et les serviettes me crie quelqu’un

rayures bleues rayures blanches rayures rouges

rayures jaunes à plier

textures fourchettes assiettes substances graisseuses

je trébuche plateaux assiettes

flammes hottes étagères fracas métallique vapeur

la radio gronde comme une mini centrale électrique

les trucs pour le dîner avec les trucs pour le dîner

les bols à déjeuner avec les bols les couleurs avec les couleurs

les blancs avec  les blancs les assiettes creuses avec les assiettes creuses

les plates avec les plates blanches rouges noires

rondes carrées froides blanches tièdes froides chaudes

au début on l’entend à peine

coudes voix noires sors-moi d’ici s’il te plaît

on se barre c’est pas pour l’argent

 c’est parce que j’aurais trop honte de laisser tomber maintenant

que tout le monde me voie laisser tomber maintenant

balais mouillés brosses les soies qui blessent les talons nus

sors-moi d’ici s’il te plaît je suis un ver

dans une pomme en fer que je voudrais dévorer mais je peux pas

 

 

au bout de deux mois et trois jours (bonus 2)

 

j’essaie de capter son regard

entre les étagères en inox

 

j’en ai la tête qui tourne

je suis crevé pas rasé

 

heather t’aurais pas quelque chose de bon pour moi ?

tu veux que je te serre dans mes bras ?

je sais pas

tu sais pas ce que ça veut dire serrer dans les bras ?

 

elle  le fait à l’autre gâte-sauce pour me montrer

je fais le tour de la cuisine un bond

de quelques mètres et je suis à son côté

 

elle me serre bien fort

contre sa poitrine j’ai les os qui craquent

je sens que tout se remet en place

.

.

.

.

 

 

dupã douã luni şi trei zile (bonus 2)

 

încerc sã-i prind privirea

printre rafturile de inox

 

ameţesc şi de la atât

sunt rupt nebãrbierit

 

heather vreau ceva bun

vrei o îmbrãţişare?

nu ştiu

nu ştii ce e aia o îmbrãţişare?

 

se îmbrãţişeazã cu cealaltã bucãtãreasã sã îmi arate

înconjor staţia mã arunc spre ea

de la câţiva metri

 

mã ţine strâns

la piept

simt cã îmi pune oasele la loc

Présentation de l’auteur




Autour de Jean-Claude Leroy, Olivier Deschizeaux, Alain Breton

Jean-Claude LEROY, Ça contre ça

Deux suites (dont une très brève) entourent une troisième. La première est composée de quintils en vers non rimés et non comptés composés de deux distiques et d’un monostiche ou d’un tercet et d’un distique. La deuxième, la plus importante, comprend de longs poèmes écrits en vers très libres tandis que la troisième, la plus courte, de trois poèmes seulement (un de cinq vers, un de quatre et le troisième de deux seulement) Si la première est intitulée Tu, si la deuxième ça contre ça et la troisième Je, Il, le thème du recueil est bien la psychanalyse, d’autant plus que la deuxième suite s’ouvre sur un exergue de Georg Groddeck, un fragment d’une lettre adressée à Sigmund Freud en date du 27 mai 1917 où il est question du ça

 

Jean-Claude Leroy, Ça contre ça, Rougerie éditeur, 64 pages, 12 euros.

Ce recueil relève d’une gageure : la psychanalyse et la poésie font mauvais ménage, elles sont comme antinomiques ou du moins le paraissent-elles. Je sais qu’il existe un éditeur spécialisé, Po&Psy, je sais que certains poètes sont par ailleurs psychanalystes comme Claudine Bohi… Mais je suis d’une double formation universitaire, lettres et sciences de l’éducation (avec une dominante sociologique). J’ai étudié en autodidacte le rôle de l’inconscient dans la production poétique avec les surréalistes. Je me refuse donc à peser le pour et le contre de « ça contre ça » mais on m’autorisera à relever les passages où le ça affronte le ça  S’il fallait citer la totalité du poème de la page 30, on me pardonnera de citer les vers des poèmes suivants :  « un ça fermé qui t’ouvre les veines » (p 32), «  je suis au cœur d’un conflit entre  ça et ça / je suis atteint par un ça ou un autre » (p 35), « quand le premier pas / quand le ça » (p 42), « l’objet d’un ça en guerre avec un autre ça » (p 56)… Ce ne sont là que des exemples… 

« ça contre ça » est un livre original digne d’intérêt, un livre à lire absolument…

 

Olivier Deschizeaux, OURS

 

L’ours, quand il n’est pas un plantigrade, désigne un encadré indiquant les noms et adresses de l’éditeur et de l’imprimeur ainsi que les noms des collaborateurs ayant participé à la fabrication d’un ouvrage imprimé… Mais le titre du recueil semble avoir été donné par dérision car rien, dans les premières pages  ne parle de  l’ursidé ni de l’encadré… il donne à lire une poésie rimbaldienne, beat ou surréaliste…

Et singulièrement, dans Ours, des poèmes en prose. Chaque fragment constitutif de ces poèmes présente une forme lapidaire qui ne va pas sans obscurité ni sans absurdité ou gratuité apparente. Qu’on en juge : « La géhenne du verbiage divin nous jette à la plèbe, marchands de lions enivrés de svastikas, seuls les faibles auront droit à la force, l’épée sur-joue sa clémence en quelques démences altruistes dépourvues de soie, dont je me fais le drone » (p 49). Il passe sans transition au nom ours (p 38). Et pratique l’allitération (p 10). Jean-Claude Leroy, autre poète publié par Olivier Rougerie, parle de « griffe anachronique » et de «  délire  sacré » : jamais expressions ne m’ont paru aussi justes, j’adhère pleinement, comme j’adhère à ce fragment d’un poème : « J’ai vécu cela mille fois déjà, les murs gelés de l’esprit, les tempêtes qui s’abattent sur des paupières enfouies dans l’alerte du feu » (p 13).  Mais, pour moi, il y a trop de Dieu, trop d’église(s), trop de liens entre les vivants et le monde des esprits ; et je ne dirai rien des évangiles, des cierges et autres bondieuseries… Mais je me console avec ces « putains du seigneur » (p 36). Je suis sensible au côté rock de cette poésie… 

Olivier Deschizeaux, Ours. Rougerie éditeur, 62 pages, 12 euros.

Le poète ne serait-il qu’un ours mal léché en face de la médiocrité ambiante, face à la mort insoutenable, car la mort apparaît en filigrane (à qui sait lire), tout au long de ce livre : « Chasse à la raison  dans le crâne d’une mère  un peu trop vieille… » (p 28) ou « Maladies déshumanisantes, fleurs de parkinson, filles d’alzheimer, paralysie du cortex, avc malheureux, dégénérescence de l’être né pour mourir. // Dans la hiérarchie de la mort hommes et femmes se partagent le tarot divinatoire. » (p 34). A moins que l’ours du titre ne corresponde à cet « ours édulcoré » de la page 38 ou  à ce fragment de prose (p 51) : « Je suis un ours à l’âme orpheline  depuis que tu n’es plus là… ». Olivier Deschizeaux exprime parfaitement par le langage cette zone de turbulences qu’il vient de traverser ou ces « zones d’ombre » (p 55). Il faut attendre la page 59 du livre (qui n’en compte que 62) pour ce qu’on pressentait devienne une vérité affirmée : la mère du poète est morte ! 

Alain BRETON : INFIMES PRODIGES

 

Qu’y a-t-il de commun entre les œuvres de jeunesse où l’on découvre la poésie et celles de la maturité quand on maîtrise l’outil poétique, le vers ou la prose ? C’est que réunir en un seul volume l’œuvre de toute une vie est chose complexe. Et pourtant, Christophe Dauphin s’y emploie, s’agissant d’Alain Breton que les plus anciens parmi nos lecteurs connaissent pour avoir été l’un des animateurs de Poésie1 … Reste alors à passer en revue les plaquettes constitutives de ce volume (de plus de 460 pages, si l’on ne compte pas la table)…

Alain Breton, Infimes prodiges (Œuvre poétique). Les hommes sans Epaules éditions, plus de 470 pages, 25 euros. 

Les proses de Tout est en ordre, sûrement qui datent de 1979 font comme un fouillis, comme un désordre à l’image du monde et ce n’est pas le portrait de Ray Sugar Robinson qui viendra me démentir… Les poèmes (brefs) de la deuxième suite (parfois réduits à un vers)  sont sertis d’allusions et disent parfaitement la sensualité de cette musique. La troisième suite est écrite en vers…

La deuxième plaquette qui s’appelle ça y est  le monde ! (1990) commence par une suite intitulée Le long du fleuve Orénoque, dédiée à la mère du poète . C’est le récit d’un accouchement distancié, qui ne va pas sans émotion : « J’ai peur de n’avoir été, de n’être / qu’une preuve insoutenable qui saigne / définitivement » (p 50). La deuxième suite, La Terre encercle les oiseaux, commence par ces vers « Ma mère, tu le sais / je suis toujours la grenouille de sang entre tes cuisses  » (p 51) : tout est dit dans ce distique.  La troisième suite, Planètes, est sans doute la plus personnelle, car constellée de souvenirs intimes (comités, dédicaces, jazz, poètes… ) ; mais je préfère les poèmes d’amour ou de tendresse à ceux écrits la gloire du sport : je sais bien que j’ai sans doute tort mais je suis ainsi !

La troisième plaquette est intitulée Juste la terre. Elle s’ouvre sur un poème intitulé Montagnard : pourquoi faut-il qu’il me rappelle les photographies de Henri Didelle ou les poèmes de maints marcheurs. Ça ne manque pas de nostalgie comme ces premiers stylos aux quatre couleurs (p 112). Alain Breton a l’art de la sentence mais cela ne va pas sans mystère : « même si quelques ruelles, de moins savantes, /  embrasent encore, le matin // un chien, un coq, un lézard, / le temps qui compte ses boxes, ses visages  » (p 114).

La quatrième plaquette est intitulée Bivouacs, elle date de 1992. Et une part d’un certain surréalisme est présente, en  2018, cela fait une cinquantaine d’année qu’un certain André Breton est mort… 

Avec Maison-Buffle (1993), Alain Breton est à l’affût de ces infimes prodiges qui donnent son titre à ce volume de mille cauchemars ou de mille rêves. Son réalisme est à l’image de ces nuages qui ne sont que le rapprochement de deux réalités très éloignées …

Le sixième recueil intitulé Messe noire des vagues a été publié en 1999. Ce sont des histoires de pirates en vers ou en prose. La fantaisie y est présente  : «De Zanzibar à Chandernagor […] / […] il faut déterrer / la botte de sept lieues / » (p 179). Histoires de pirates : Alain Breton fait preuve d’une forte maîtrise du vocabulaire de ces contes et histoires, des us et coutumes des boucaniers, des grands mythes…

Le septième recueil intitulé Une chambre avec légende (1999) est marqué par l’amour fou et l’émerveillement, accentués par la brièveté des poèmes qui confinent à des notes prises à la volée : « les tables sous les chaises rejoignent le / cimetière des éléphants » (p 205) font parfois penser à celui qu’écrivait un demi-siècle plus tôt (« Je te vertige, je te hanche ») Henri Pichette.

Dans le recueil suivant (Pour rassurer le fakir, 2000), sous-titré Carnets d’atelier, on peut deviner que ce fut écrit après la visite d’un atelier de peintre. Certes, le mot dessin, la lumière qui pare les corps et la recherche fondamentale sur les peintres le disputent à la présence des sportifs (qui est Attila Zopf ?). Mais très vite, il s’agit plutôt de textes d’ateliers, les sportifs ne sont là que pour le rappeler : le texte (poème) sur Evariste Galois (p 237) n’est là que pour le prouver… Mais la présence de portraits fait penser à l’atelier des peintres, et c’est le début de belles histoires au surréalisme marqué dont l’humour n’est pas absent. A moins qu’il ne s’agisse d’un atelier de textes  (???) dans lequel Alain Breton expérimente des sujets différents ???

Dans Le Chasseur de Rivières (2004), Alain Breton a une vision très précise : « Je ne sais pas changer la litière / des orties » ( p 279) ou « ils te donneront / la prophétie des fanges » (p 282), ce qui ne va pas pas sans une certaine obscurité…

Brûlant sombre (2008) est une ode au jardin traversée par les morts (p 296) ou par le souvenir de Rimbaud (p 298). C’est écrit en dis(ti)ques sauf dans la troisième suite où le lecteur est confronté à la prose…

Des poèmes et des proses de 2011 (qui constituent la partie suivante de l’ouvrage), je relève ces lignes : « … La poésie m’a poussé à faire émerger les problèmes liés à mon identité, la prose m’a permis d’en rire ». Je ne sais pas si ces mots s’appliquent à l’ensemble de l’œuvre complète, mais ils révèlent un bel exemple de clairvoyance. 

Les éperons d’Eden (qui datent de 2014) commencent par une prose qui est une ode au père, Jean Breton. Et ça continue par de brefs poèmes en vers qui, mis bout à bout, font comme un tombeau à la gloire de Jean Breton. C’est émouvant et un bel exemple d’amour filial : ainsi ce poème consacré au tueur de doryphores du jardin de Nibelle (p 362). Cela ne va pas sans quelque aspect obscur (mais c’est sans doute le propre de la poésie) comme dans ces poèmes qui ouvrent la deuxième suite (Une poignée de nuit) : « La mer délassée / sur les lèvres de Pénélope » (p 347). Même si l’on sait ce qu’est la mort tout en ignorant quel sens donner à ce qui est une absence éternelle…

 

°°°°°°°°°°°

 

Un livre qui valait bien la peine que s’est donnée Christophe Dauphin. Des caractéristiques de cet ouvrage, je veux signaler que le surréalisme n’est pas mort et le lyrisme contenu.  Un livre nécessaire dû à Paul Farellier (qui en a signé la préface), à ce même Christophe Dauphin et à Paul Sanda. Du texte de Dauphin, je ne dirai rien puisqu’il me fait l’amitié de me citer longuement (p 406 et 407). Si la bibliographie finale dresse bien la liste des ouvrages de poésie d’Alain Breton, on regrettera cependant que ne soient pas reproduites dans ce volume les plaquettes du début (antérieures à 1979) ; ni que soit dit un mot, en passant, sur la pratique du compte d’auteur des éditions St-Germain-des-Prés qui reste à inclure dans l’édition de poésie en général…




Autour de Jacques Vandenschrick, François Migeot, Anne Rothschild

Jacques Vandenschrick, Livrés aux géographes

Le gabarit classique des livres de Vandenschrick – quarante poèmes, tous dédiés à S. – est ici, une fois de plus respecté (au chouia près), avec un liminaire en 3 phases et 38 poèmes numérotés.

L’univers thématique du poète que l’on suit depuis ses débuts (1986, Vers l’élégie obscure) ressemble au domaine de la montagne, entre bergerie et hameaux désolés, où le poète nomme les fuyards, que sont nos morts ou d’autres visiteurs de lieux de brume, où l’on progresse comme au sein d’une âme et de sa mémoire.

Jacques Vandenschrick, Livrés aux géographes, Cheyne, 2018, 64p., 17€.

Rompant depuis peu avec les poèmes versifiés, le voici s’exerçant au poème en prose, avec un sens aussi fluide :

 

C’est pour toi que déjà, les mots appellent la neige… Ils ne savent pas non plus les réponses. Mais ils comprennent mieux les questions. (p. 50)

 

Un poème de Vandenschrick se reconnaît à ses métaphores où entrent, incongrus, insolites, tellement justes, des termes que l’on ne verrait pas « normalement » associés : « supplique des cordes » ou « il peine en ses provinces », ou encore  « le couchant des cédilles incompréhensibles ». Le lyrisme contenu, quasi corseté par une sobriété des moyens, isole sûrement notre créateur poète, en marge d’une poésie d’aujourd’hui largement signifiante ou répétitive ou au pire précieuse. Rien de tout cela chez Jacques Vandenschrick, météore isolé dans son originalité (composition, univers, style). Cet onzième opus (tout est publié chez Cheyne)  tisse une géographie, lentement et sûrement déclinée, sensuelle et mélancolique, toute de « chagrin » enfin assoupi, qui laisse venir au poème « une fille aux seins miraculeux (qui) berce un peu d’enfance… » (p.34)

Oui, son « chant délabre le cœur au bord des pierriers ».

Oui, « les mots t’aideront quand il faudra quitter l’été perdu sans remède ».

Quitter, abandonner : toujours une souffrance (qu’un R.E.M. musical énonce en son « Leaving New York »), toujours une démarche vers soi, rompant le temps ou le fléchissant en ses parages poétiques.

Notre plus grand poète belge vivant  (n’en déplaise à des noms plus souvent cités) installe durablement un talent unique.

 

François Migeot, Des voix à travers les feuilles

 

Ecouter Debussy et noter, au fil des musiques, des saisons traversées, et en écho aux très belles aquarelles de Bern Wery, griffures de sens et de couleurs, l’étrange « lumière » du « temps qui se penche/ à même le monde ». L’espace recèle « la nuit (qui) ouvre lentement ses portes/ on avance dans la crue/ dans le grain d’une foule ».

Les vers relaient par leurs formes les mouvements des partitions, orchestrées par paliers, petites escales ou escaliers par lesquels se déroule le poème.

L’écoute impose de « fermer les paupières », de se laisser envahir par le calme et le rien : ces « flocons », ces « ombres », des « silhouettes » qui surgissent dans la trame des mots.

 

Anne Rothschild, Nous avons tant voyagé

 

« La mitraille des oiseaux » de Jacques Vandenschrick sert d’épigraphe au beau livre de poèmes d’Anne Rothschild, Nous avons tant voyagé.

 

François Migeot, Des voix à travers les feuilles, Editions de l’Atelier du Grand Tétras, 2018, 88p., 18€.

Les douleurs du siècle, des temps qui ont précédé, sous la plume de la poète, acérée, d’une économie de moyens remarquable, brassent en une épopée les « enfants fracassés », les mémoires endolories d’une Grenade blessée, la folie « (qui) cognait aux murs », l’exil, tant de « cheminements » chez l’homme, entre « mémoire des siècles » et « annonciation sans résurrection ».

Anne Rothschild, Nous avons tant voyagé, Taillis Pré, 2018, 104p., 13€.

Parfois, dans l’imparfait qui préserve des nuages, le passé, encore, sert à colorier certains rêves d’enfance. Un air de « santons » préservés ou de « gouttes de rosée », recueillies humblement, allume quelque espoir au milieu des « mots qui pèsent ». Quoique… le risque veille ou le danger, et parfois la « tramontane lâchait ses chiens et leurs abois ».

Que l’épigraphe choisie provienne d’un recueil de Vandenschrick est assez logique au fond : on retrouve les mêmes parages, la même sollicitation du « temps disloqué » ou du « lointain des choses ». Poètes d’une même génération, de la même année de guerre, chèvres selon les signes chinois, aptes à cerner la mélancolique texture du monde (citons Alain Cavalier, Blanchot... ).

 

De l’héritage tranché

que léguerons-nous à nos enfants
outre la rose des questions
et la soif d’un horizon ouvert aux quatre vents ? 
(p.81)

 




Cécile Guivarch, Sans abuelo Petite

Cécile Guivarch dans nombre de ses recueils creuse la question de la lignée, des transmissions d’une génération à la suivante. Comment existe-t-on dans ce mouvement ? Comment à partir des absences ,des silences,  des dons aussi se construit-on ? ces questions sont  renforcées par celle de l’exil, qui est un thème très présent dans ce beau livre de poèmes. Car c’est une vraie langue de poète qui porte trace de ce qui vient des temps de l’enfance.

Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite, Editions Les Carnets du dessert de Lune, Bruxelles, 2017, 78 pages, 13€.

Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite, Editions Les Carnets du dessert de Lune, Bruxelles, 2017, 78 pages, 13€.

Dans « Sans Abuelo Petite » il  s’agit d’un grand-père parti d’Espagne pour Cuba, et jamais revenu alors que son épouse était enceinte de la mère de la narratrice, mère qui elle-même vint s’installer en France. Cécile Guivarch empoigne sa douleur , celle de sa mère, de sa grand-mère et réussit à en faire un poème du désir de l’absent quel qu’il soit, nécessaire à la construction de notre identité.

 

m’as-tu imaginée ?  (p 65)

ton histoire se cramponne à mes épaules (p 65)

 

Au-delà de l’histoire familiale précise, ces textes ouvrent une sensibilité à l’exil, thème , hélas, fortement contemporain auquel nous devrions davantage nous intéresser :

L’exil, le départ :

 

le corps se courbe
Sous le poids de la valise
Quelque chose d’aussi lourd
Le cœur au fond (p 13)

 

L’exil , la perte des langues

 

elle ne connait plus la totalité de sa langue. Elle revient par fragments. Puis elle débite. En galicien. Ou un mélange des deux. (p 23)

 

L’exil, le fracassement de soi , de chaque côté du silence et des questions sans réponse

 

tu ne sais pas l’odeur des fleurs de mon jardin (…)
J’ai poussé sans prendre racine (p 34)

 

Avec une grande maîtrise , Cécile Guivarch évoque , de manière concise , elliptique mais efficace les soubresauts du monde qui mènent au départ. On voit l’Espagne, la dictature franquiste

 

Même les oiseaux se taisaient
Les uns les bouches pleines de terre
Disparaissaient dans de grandes fosses (p24)

 

petite les guerres me faisaient peur
J’entendais la terreur des mères
Le sang se répandre hors des corps (p36)

 

 

Tous ces thèmes sont portés on le voit par un important travail de langue : deux langues , deux graphies, deux formes poétiques, dualité qui constitue l’auteure, et parfois scission dans le partage de l’âme et du corps, douleur de l’absence, mais aussi dans cette dualité , effort de jonction  de soi dans l’autre, force d’amour même séparés.

 

te tengo en mi corpo
Como un pedazo de ti (p42)

 

Cécile utilise le poème et la prose poétique : dans l’une , les touches narratives délicates  brossent des scènes ou prennent  un ton plus réflexif

 

ma mère est née là-bas mais habite ici. Elle dit que là-bas ce n’est plus chez elle. Ici ce n’est pas chez elle non plus (…) p37

Dans nos cabanes on rêve. Moi je pense à mon abuelo. Un jour il viendra peut-être dans ma cabane. Comme un génie. J’essaie de le convoquer. Mais il doit avoir les oreilles bouchées. (p45)

 

Le poème ,lui, enserre dans sa langue tendue , l’impossible des retrouvailles désirées, la douleur de chacun , la difficulté à être dans l’absence, et la plupart du temps en enracinant le poème dans la nature , jardin ou océan.

 

ne plus rien taire
remuer la langue crier
Restera-t-il des fleurs
Le vieux rosier arraché (p 26)

la mer a pris ton visage (p 44)

 

Cécile Guivarch fait œuvre de ce que sa lignée lui a donné , langue, identité, images voilées , images perdues, et tendresse pour écrire un livre fort, magnifique , inscrit certes dans une histoire personnelle mais dont tout le travail d’un grand poète permet des résonnances pour tous les exilés de fait dans notre monde actuel et pour nous  tous aussi qui tâtonnons à être.

 

comment savoir ce qui nous poursuit
Et pèse autant ? ( p 67)




Richard Jefferies, L’Histoire de mon cœur

Le livre de Richard Jefferies que publient les éditions Arfuyen dans la très originale et très sérieuse collection Les Carnets spirituels, est étrange à plusieurs titres. Tout d’abord, par la propension de l’auteur à faire l’apologie du monde et de l’âme depuis des hauteurs, voire depuis des promontoires, comme à Londres où le poète séjourne aussi, et cela dans une langue claire et simple. Et étrange aussi par le propos hérité de la mystique et du matérialisme, résolvant à sa manière l’aporie intellectuelle de ces deux formes de pensée en définissant un concept singulier de « psyché-âme ». 

L’âme est ici le témoignage le plus fort de la croyance de Jefferies, dans la vérité, où le bien-fondé de sa conception est convaincant quoiqu’un peu hardi.

Regardons de près. Le but est noble. Il doit permettre la liberté de l’homme, mais pas simplement celle du croyant qui aliène sa foi volontairement à la prière plus ou moins mystique dont il est capable, mais aussi celle de l’homme dans la cité, pris dans la politique au sens le plus large du mot –  et il y a parfois des pages qui relèvent peut-être d’un peu de marxisme. En tous cas cela signe une inquiétude profonde du malheur du pauvre – et le mystique lui aussi est pauvre puisqu’il ne peut se prévaloir d’une certitude qu’à l’aune pauvre de sa relation sans matière à Dieu. Du reste, cette vision à la fois focalisée sur un cas personnel et sur la collectivité, définit une aire du bonheur de jouir de la vérité, qu’il faut chercher grâce à la prière – et là encore Jefferies applique ce terme à sa manière. 

Richard Jefferies, L’histoire de mon cœur,  trad. Marie-France de Palacio, éd. Arfuyen, 2019, 17€

Reconnaissant cet esprit et ma propre conscience intérieure, la psyché, avec une telle clarté, je ne peux pas comprendre le temps. C’est maintenant l’éternité. Je suis en son milieu. Elle est autour de moi dans le rayonnement du soleil ; je suis en elle, comme le papillon flotte dans l’air chargé de lumière. Il n’y a rien qui doive arriver ; c’est maintenant. Maintenant est l’éternité ; maintenant est la vie immortelle.

 

Vision humaine de l’homme, et pas simplement si je puis dire, dans la croyance religieuse, mais plus profondément dans l’application stricto sensu des pages de Paul sur la charité. Richard Jefferies revient comme poète à la hauteur de cette difficile limite du don de soi. 

 

Avec l’intensité des sentiments qui m’exaltaient, avec la communion intense que j’entretenais avec la terre, le ciel et le soleil, les étoiles cachées derrière la lumière, avec l’océan – il m’est absolument impossible de rendre par les mots la profondeur bouleversante de ces sensations -, c’est avec tout cela que je priais, comme si je possédais les clés d’un instrument, d’un orgue me permettant de faire retentir la note de mon âme, renforçant ma propre voix grâce à leur puissance.

 

On pense bien sûr au rayonnement de la pensée de Thoreau, ou peut-être, celle du Rousseau des Confessions ou des Rêveries. Toujours est-il que cette Histoire de mon cœur définit les principes d’une relation spirituelle à la nature – et par-dessus tout, le soleil et les mers, feu et eau – tout autant physique, grâce à des descriptions appuyées et poétiques, que sujette à l’interrogation intérieure, qui nous passionne par une littérature du dedans, et son espèce d’obsession pour le fait de contempler, comme on en trouve au sujet des Indiens chez James Fenimore Cooper. Cela entraîne une déflagration de l’identité, fait éclater les égoïsmes, mettant en doute les Dieux fondamentaux au profit d’une âme-psyché qui recoupe les fondations religieuses de la croyance au profit d’une sorte d’« Ultra-homme », fait de foi et de psychanalyse, donc de tradition et de modernité. On peut y voir aussi l’iconographie de Caspar David Friedrich, ou l’influence tardive du romantisme de Goethe ou de Novalis. 

 

Par les mots « âme » ou « psyché », j’entends la conscience intérieure et ses aspirations. Par le mot « prière », je ne veux pas parler de la demande adressée à une divinité pour obtenir satisfaction, mais d’une intense « émotion d’âme », d’une aspiration intense. Le mot « immortel » ne convient pas du tout, et pourtant il n’y en a pas d’autre pour exprimer l’idée de « vie de l’âme ».

 

L’idée de Dieu est assez peu présente, au bénéfice de l’entendement, de la vivacité des éléments de la nature, de celui qui préfère l’homme à l’abstraction de l’homme. Et c’est en quelque sorte à un « dadaïsme spirituel » que se livre le poète ici, sans épuiser la profusion de ce qui s’ouvre à lui dans cette méditation. Il détruit autant qu’il construit. Pour tout dire, moi qui aie été bercé dans mon adolescence par les slogans punks du no futur, j’ai compris d’emblée la conception du temps de Jefferies qui base son pari intellectuel sur l’éternité du présent, et sur la nullité du passé ou du futur. Ainsi sa philosophie du « maintenant » est très moderne, voire contemporaine. Il met à mal les systèmes binaires, cycliques ou linéaires du déroulement du temps, et l’on peut vraiment lui attribuer la force de l’illumination de Bouddha ou la pluralité de ce que construit et détruit Shiva Nataraja. C’est à cette hauteur que Jefferies se situe.