L’Orphisme et l’apparition d’Eurydice

 

« Les mythes sont faits pour que l’imagination les anime ».

Marcel Camus

Les mythes sont des créations du verbe, pas de vains récits du passé, mais des êtres de parole dont dont l’existence dépend de nous et nous dépasse : ils nous forment, informent, donnent un sens à notre vie, tout autant qu’ils se développent, bourgeonnent, changent et parfois meurent faute de soins.(( dans Encyclopedia Universalis : « Le mythe n'a pas seulement une valeur esthétique, il véhicule une métaphysique de l'existence ; l'égale sensibilité à l'humain et au divin, le sens du tragique, l'importance de la lucidité, la valeur accordée à certaines formes de relation amoureuse mal tolérées ailleurs forment autant de thèmes que développera l'œuvre de Marguerite Yourcenar. »))

Commençons par Orphée et la naissance de son mythe, puisque tout poète n’est autre qu’une corde de sa lyre, vibrant à travers sa voix :

 

1 – Naissance de l’orphisme et apparition d’Eurydice –
bref historique du mythe

Culte de mystères et d’initiation, l’orphisme remonte à 3000 ans – il précède « notre »  Orphée, figure mythique qui se détache au 6ème siècle avant JC : il est d’abord Orphée « agamos » - le célibataire qui participe au voyage de Jason et des Argonautes. Grâce à lui, ils échappent aux sirènes, et s’emparent de la Toison d’Or parce que, de sa lyre, il charme le serpent gardien du bélier Chrysomallos . Il use en fait de l'en-chant-ement si particulier, si troublant, de sa voix, à nulle autre pareille, capable de charmer la nature, les monstres, les dieux, voix dont on peut - dont il faut se demander -  d'où elle lui vient. C’est là, selon moi,  qu’apparaît la nécessité de penser Eurydice.

Henry-John Stock.

Cette figure d’Eurydice apparaît, quant à elle,  tardivement, chez Virgile (chant IV, Géorgiques – entre 37 et 30 avant JC) et Ovide (livre X, Métamorphoses probablement en l’an 1) – nous ne disposons pas de trace, même peinte, avant cette époque – elle ne participe pas aux premiers mythes, pas plus qu’à la religion orphique.

Le mariage d’Orphée, puis la mort d’Eurydice (et les différentes versions de cette mort – a-t-elle été poursuivie par le berger Aristée? Virgile évoque le serpent...) sont une partie obscure de cette légende, comme si elle n’avait qu’une importance relative : Eurydice est une Nymphe (une dryade en vérité) « destinée à la mort » (ainsi que la nomme Henri Bosco) dès sa création –  Elle est ombre avant même d’être… Au fond, elle apparaît un peu comme un attribut d'Orphée aussi : Orphée, indissociable de sa lyre et d’ Eurydice, elle est  un « accessoire »,  l’auxiliaire nécessaire ((théorie de Wladimir Propp sur la morphologie du récit)) à l’action du personnage principal et au développement ultérieur du récit dont nous allons récapituler les étapes :

Après la mort de l’épouse aimée, se place la descente du chantre aux Enfers :  tout comme le sorcier des religions primitives,  Orphée est, une figure « chamanique », ayant affronté des forces « infernales » (la figure animale et monstrueuse de Cerbère entre autres, qu’il domine pour accéder au cœur du pouvoir infernal, où il rencontre les dieux). A  travers un voyage dans l'au-delà, ou l’infra-monde,  il revient muni d'une connaissance supra-naturelle, une « voyance »

L’impossible retour d’Eurydice et la transgression de l’interdit forment le cœur de l'intervention d'Anny Pelouse, et nous ne nous y attarderons pas.  ((Anny Pelouse dont La pratique de langages symboliques (écoute des rêves, symbolique planétaire, mythes, théologie) fonde le chemin artistique. certainement nous éclairera en partie sur cet interdit et le lien particulier qui unit ces deux figures – Orphée et Eurydice entre initiation et transgression ((« Eurydice et Orphée, Initiation et Transgression »))

Je retiendrai, pour ma part, parce que l'image est fort belle, la disparition comme fumée qui s’évapore d’Eurydice sous les yeux d’Orphée, impuissant (dans les Georgiques), abandonné seul  à la lisière du marécage d’ombre, ce lieu privé de lumière et de son qu’est l’Enfer, envers de la vie.

L’errance d’Orphée, son homosexualité peut-être, parfois sous-entendue, et sa mort déchiré par les Ménades clôturent le mythe : l'imaginaire contemporain en garde l’image de sa tête flottant sur sa lyre le long du fleuve Evron, jusqu’à l’ile de Lesbos ((Orphée au rivage d’Evron est un recueil de  Georges de Rivas, poète orphique))

 

Alagna, Orphee.

A travers les récits qui recomposent ce mythe devenu littéraire, LE COUPLE est devenu  INSEPARABLE – comme le yin et le yang, animus/anima dans la vision jungienne, l’avers et le revers d’une même pièce de monnaie comme le signe linguistique, la présence et l’absence … Eurydice est la part sombre d’Orphée (on retiendra que la racine de son nom évoque l’ombre aussi),  intrinséquement liés à jamais...

 

 La lente sortie de l’ombre de la figure d’Eurydice

 

Longtemps privée de parole – liée à l’ombre et au silence dans les versions primitives du mythe, où sa figure est contaminée par le silence des Enfers  : dans les Métamorphoses, son cri n’atteint pas Orphée « Elle lui adresse un suprême adieu, qui déjà ne peut l’atteindre/et retourne d’où elle venait » - alors qu’elle s’exprimait dans la version de Virgile (5 vers), pour Ovide, elle incarne le silence de la mort.

Mais on peut aussi penser que la voix d’Eurydice, provenant des tréfonds, du monde souterrain, serait terrifiante – au sens fort du terme – à entendre, qu'il faille la faire taire, l’enterrer avec la morte – l’étouffer avant qu’elle ne suscite l’effroi…

Elle retrouvera sa voix dans l’opéra de Monteverdi  ou de Glück mais c’est toujours une Plainte – élégie, chant de mort – adieu murmuré… questionnement à Orphée,  nullement une révolte. C’est une voix en réponse, comme en écho… Dans l’opéra-bouffe, au 19ème siècle - L'Orphée aux enfers d'Offenbach, en 1858 - elle devient une femme coquette qui cloue le bec à Orphée, comme dans un ménage bourgeois où elle « porterait la culotte » - mais il s’agit d’une parodie dans laquelle le mythe tient peu de place, sinon comme prétexte à la comédie.

Evidemment, elle n’est toujours pas le sujet en titre des œuvres où elle apparaît. Elle est l’épouse perdue qui inspire Orphée. Elle est la voix cachée qui lui parle de ce que les humains ne peuvent connaître. Nécessairement cachée, comme les voix des oracles, celle qui parle aux Pythies, aux chamanes qui ont fait le voyage au-delà et peuvent l'entendre  - 

Jean Delville.

Elle est L'ABSENCE même comme l'entend Mallarmé, du point de vue sémiotique, et poétique, celle que définit « L’absente de tout bouquet » devenant « signe » dans l'écriture,«  en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole » (("Je dis: une fleur! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calice sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets." )), dans le permanent mouvement entre l'objet désigné et le mot poétique.((Ce que décrit  Jacques Rancière dans son étude sur Mallarmé : C'est cela  « l'absente de tous bouquets » : non pas la fleur idéale ou l'idée de fleur, mais le tracé de cet entrechat qui flotte entre la femme et la fleur pour dessiner la forme, aussitôt dissipée, d'un calice : schème ou matrice de toute fleur, mais aussi de toute union entre l'ouverture d'une fleur et le geste d'une main qui lève la coupe d'une amitié et d'une fête (p. 32).))

Eurydice, c’est une idée, un souffle :  sans voix, sans corps, sans cordes vocales – elle est la vibration qui anime la lyre du poète et ses cordes d’un  bruissement d’outre-monde. Seconde et invisible : pourra-t-on un jour , à côté de l’ « orphisme » faire une place (pardon du barbarisme) à un « eurydicisme » - façon d’envisager le mythe qui irait au-delà de la simple réévalutation du personnage secondaire, telle qu’elle apparaît ensuit ?

En effet, dans le courant des 20ème et 21ème siècles, la figure d’Eurydice change :

Devenue comédienne dans la pièce éponyme (1941) de Jean Anouilh, elle s’incarne– elle devient aussi un  personnage charnel et vénéneux dans l’oeuvre de Pierre-Jean Jouve, en version freudienne,  ou en version mystique / christique dans la poésie de Pierre Emmanuel  - mais dans les deux cas, elle est la part néfaste du couple conflictuel qu’elle forme avec Orphée : « vulve » dévoratrice chez l’un, vierge et prostituée chez l’autre…((https://litterature.savoir.fr/l-aventure-d-orphee-chez-pierre-jean-jouve-et-pierre-emmanuel/))

Ailleurs, elle revendique une place, la maîtrise de son destin : chez Cocteau, où elle s’émancipe et s’oppose à Orphée qu’elle provoque :  

 

Ah ! tu en pousses des cris mélodieux, Orphée.
Ce n’est pas difficile avec ta harpe fée ;
Tu as tort, tu es fou de torturer une ombre,
De tuer la tortue et d’arracher tes membres.
Il mêle à l’or des dieux l’écharpe du conscrit
Orphée au bec de carpe criant l’ode !
L’hirondelle chavire et pousse d’autres cris
Que ceux qui te liront pour l’amour d’elle
Et l’âme de son nom (ce serait trop commode)
Sur l’ardoise effacé par un visage d’aile.
Non, non et non((Jean Cocteau, Œuvres poétiques complètes, , NRF, Gallimard, Paris, 1999, p. 527.Il en allait de même dans  l’opéra d’Offenbach , sur le livret  de Crémieux et Halévy ))

 

Jean Cocteau, Orphée à la lyre.

Parrallèlement, en Suède, Ebba Lindqvist ((Ebba Lindqvist ,Suède - 1935-1995)) - lui permet de revendique le bonheur paradoxal de rester aux Enfers ((cf Julie Deckens)) :  « qui a dit que je voulais te suivre, Orphée ? »  

C'est, grâce à ces deux auteurs,la première fois qu'Eurydice s’exprime avant Orphée – c’est ELLE qui QUESTIONNE, qui interpelle – qui choisit son destin :

"Ce ne fut pas le serpent qui me choisit. Ce fut moi qui choisis le serpent. Je le vis dans la prairie entre les fleurs. Je désirai le venin", dit-elle dans l'oeuvre d'Ebba Lindqvist, Eurydice.

On assiste à partir de là, à un RENVERSEMENT total du mythe de ce point de vue, et sa figure, revalorisée, devient le support d’une revendication « féministe ». De nombreux études et colloques sont régulièrement consacrés à ce sujet.

Sa figure  devient ambiguë, d'abord chez Marguerite Yourcenar, dans La Nouvelle Eurydice, œuvre « mineure» dont  elle autorisera seulement la republication En 1931, en petits caractères dans la dernière édition (posthume) de ses Œuvres romanesques  ((dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (2005).)). Le héros, Stanislas, ayant appris la mort de son amie Thérèse, épouse d’Emmanuel, part à la quête de son souvenir. Essayant de dégager la vérité du mensonge dans ce qu’on lui dit de la morte, il se détache d’elle peu à peu, pour lui préférer Emmanuel. Le thème de l’homosexualité est sous-jacent dans cette réécriture du mythe où, par-delà la mort, on perd jusqu’au souvenir de l’être dont on ne sait plus s’il valait la peine d'être aimé.. Elle est tout aussi ambiguë, et même vénéneuse, comme goules et vampires, dans L’Ombre d’Henri Bosco, roman posthume, publié en 1978, où elle n’est pas nommée comme telle mais figure comme archétype de l’ombre qui veut revenir chez les vivants en s’accaparant le corps du narrateur.

Ce thème de l’ombre revient encore, modulé différemment  chez d'autres écrivains : on la retrouve en sujet-titre dans un beau recueil de Roger Munier, Eurydice, élégie,(1986) - auquel  fait pendant un  Orphée, cantate(1994) : Eurydice y est la part d’ombre nécessaire à la création la Nuit poétique.C’est encore en spectre qu’elle apparaît, créé par la mélodie qui charme les ombres dans l’Orphée de Marie-Jeanne Durry, et elle passe en filigrane à différentes reprises chez  Pascal Quignard : dans  Tous les matins du monde, (1991) où  la musique de Sainte-Colombe fait apparaître le fantôme de sa femme - et sous le titre Pour trouver les enfers, 2005).

Eurydice poursuit sa vie sous la plume d’écrivaines et de féministes souvent citées lors des colloques, nombreux, consacrés à cette figure. Ainsi on citera Michèle Sarde, avec Histoire d'Eurydice pendant la remontée (1991)1991 – ouvrage dans lequel le regard et point de vue d'Eurydice/Sophie est privilégié, tandis que l'Orphée/Eric qui la cherche et la perd par deux fois mourra accidentellement au cours d'une manifestation féministe (rappelant le destin du chantre dépecé par les Ménades) ((NB publ en 2016 d'un roman autobiographique « Revenir du Silence »)) , mais aussi  Hélène Cixous, dont toute l'oeuvre explore la dimension orphique de la création,  et la place d'Eurydice, mais on citera aussi Murielle Stuckel (Eurydice désormais, 2011), poème dans lequel  la figure prend corps, et peu à peu aspire à partager la création avec Orphée, à prendre la parole – mais dans une perspective presque dirais-je de  « quête de l’androgyne » : Eurydice d’une certaine façon veut devenir Orphée...

Enfin,  je citerai une récente lecture, qui m’a réjouie :  celle d'Olivier Barbarant, dans les Odes dérisoires(2016) où la nymphe remonte des Enfers-métro et revendiquant sa liberté de parole dans un poème intitulé « Confidences d’Eurydice ». Eurydice-poète annonce avoir brisé la guitare de son mari, pour prendre la place d’Orphée et changer les thèmes poétiques, passant de l’élégie et du sanglot à la glorification de la vie.

Le cycle est accompli…

 




Denis Tellier, T’as qu’à te taire et autres poèmes

T'as qu'à te taire

 

Sur la rambarde, j'attaque la rouille avec mes ongles.
Des pensées traversent mon pardessus et buttent sur ma croix du mérite.
T'as qu'à te taire...
D'avoir autant mérité, je retiens mon souffle et la buée.
Il pleut sur la plage de Berck, elle est déserte.
T'as qu'à te taire...
Croix du mérite.
Je vois mes jambes qui dépassent de la poubelle en plastique.
T'as qu'à te taire...
Croix du mérite.

 

 

 

Louise mon amour...

 

Je n'aimais plus Louise de Vilmorin,
c'était une bêcheuse.
Elle s'était moquée de moi,
en effeuillant un chrysanthème,
sur le chemin de son domaine ;
son indélicatesse,
une vraie semeuse d'embûches,
bref, un amour incertain.
Ses robes fleuries, si jolies,
ses cotillons,  ses allusions
qui se frottaient,
tel des paquets de vieilles graines périmées.
Son odeur d'étuve et de petits pois séchés.
Je la détestais quand elle passait,
nonchalante comme une brouette
chargée de plantes.
Je m'en griffais les doigts ; seul
au milieu des plates -bandes.

 

 

Picardie

 

Vous souvenez-vous ma tendre amie de cette journée ou nous échangeâmes  des mots
sur la société anglaise du XVII siècle à nos jours.
Nous étions vous et moi en terre Picarde aux moments des labours.
Nous buttions parfois sur des vieilles taupinières le long de ces chemins et dans ses
détours.
Jonchées sur le sol ça et là, il y avait des betteraves sucrières hachées, amochées,
tailladées, rognées tour à tour.
Et puis des habitations austères ou vivaient des ménages de mulots à 4 dents en cet
alentour.
De bien pauvres familles dont les enfants chialaient plein de crottes blanches aux
derrières et ceci pendant tout le jour.
Vous souvenez-vous ma tendre amie, nous adoucissions cette misère en fendant l'air par
des gestes aux agréables arabesques et des paroles portées, délicates comme du
velours. 

Les berlines de l'ancien K.G.B

 

Au sud-ouest de Vladivostok après avoir passé Poluostrov Tobizina, il n'a plus rien à
part une végétation jaune de graminées en cette saison dépourvue de graines. Elle va en
se couchant en ondulant parfois à mi-pente vers la mer d'Okhotsk, là ou des nuages
noirs trempent leurs bouts de nez.
Dans ce paysage étrange serpente un chemin étroit, une piste défoncée empruntée par
une dizaine d'hommes qui reviennent à pièds une fois la semaine en parlant haut et fort.
C'est là qu'ils balancent d'une petite falaise dans un bruit de ferraille en les poussant, des
grosses bagnoles noires délavées dont les phares et les carreaux sont pétés.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Lidia Chiarelli, Trois poèmes

Traduction en français par Huguette Bertrand

LES BATEAUX AU REPOS

Nous avons traversé la mer
nos yeux
éblouis par la lumière
et nos lèvres
asséchées par le sel

Une destination imprévue
se dessinait devant nous
quand forts et sûrs
nous partions défier le vent

Moments émiettés
d'un passé
flou et fragile
maintenant
comme nos traces sur le sable
ont disparu

 

Il Riposo delle Barche

Abbiamo attraversato il mare
occhi
abbagliati dalla lucelabbra
aride di sale.
Mete non programmate
si delineavano davanti a noi
quando
forti e sicuri
partivamo a sfidare il vento.

Momenti sbriciolati
del passato
evanescenti e fragili
che ora
si dissolvono
come le nostre orme sulla sabbia.

 

 

POÈME POUR CAMILLE CLAUDEL

Il ya toujours quelque chose d’absent qui me tourmente.
― Camille Claudel

Nuages denses
corbeaux invisibles
flottants dans le ciel de la Provence
le vent s’enrage
et ouvre des fissures  bleues

petite fille étonnée
seule, tu écoutes la voix du silence
et regardes les grandes flaques
et l’argile brune
cadeau précieux
que la pluie de la nuit

a apporté
pour la dernière fois
dans une lumière irréelle
de cette boue
des créatures étrange
s’animent
caressées
par ta main tremblante
abandonnée à leur vie

c’est alors qu’un calme inconnu
te saisit
et tu souris
infiniment  libre
en ce matin d’octobre
à Montdesvergues

 

Poesia per Camille Claudel

Il ya toujours quelque chose d’absent qui me tourmente.
― Camille Claudel

Invisibili corvi
volteggiano nel cielo di Provenza
denso di nubi
il vento infuria
ed apre crepe di azzurro.

Sola, ascolti la voce del silenzio
mentre guardi
come bambina stupita
le grandi pozzanghere
e la morbida argilla
prezioso regalo
che la pioggia battente della notte ti ha lasciato
per l’ultima volta
in una luce irreale
da quel fango
strane creature
prendono vita
accarezzate
dalle tue mani tremanti

una calma sconosciuta
per un momento
ti avvolge dolcemente
e tu sorridi
finalmente libera
quel mattino di ottobre
a Montdesvergues

 

LES SENTIERS DE LA PAIX

“Poesía es lo imposible
hecho posible. Arp
que tiene en vez de curda
corazones y llamas”
Federico Garcia Lorca

Envoie-moi des mots d’amour
et ensemble
nous construirons
des sentiers de paix

envoie-moi des mots d’espoir
et ensemble
nous remplirons
des milliers de pages vierges

Nos voix à l’unisson
deviendront
les doux sons d’une harpe
et des prières
transportés par le vent

ils deviendront
un nouveau chant
dans le bleu profond du ciel
qui ne cessera pas
dans l'obscurité de la nuit

 

 

Sentieri di Pace

 

“Poesía es lo imposible
hecho posible. Arp
que tiene en vez de curda
corazones y llamas”
Federico Garcia Lorca

Mandatemi parole d’amore
e insieme
costruiremo
sentieri di pace

Mandatemi parole di speranza
e insieme
riempiremo
mille pagine vuote

Le nostre voci unite
diventeranno
i dolci suoni di un’arpa
 preghiere portate dal vento
e sarann
un canto nuovo
nell’azzurro profondo di un cielo
che non si spegnerà
con il buio della notte

 

 

Présentation de l’auteur




La poésie et l’indicible

Le plus lumineux dans le poème est ce dont, sans doute, pas même l'auteur n'a encore conscience. Tel le « Porte-Feu » dans la Grèce antique, dont Eschyle s'inspirera dans son immortel Prométhée, il porte ce dont il n'est que le messager, simple archer dont la mélodie originelle lui échappe depuis toujours.

Bien que le poète soit étranger à ce qui, en amont, a amorcé la symphonie mystique, son acte demeure nécessaire à la dialectique « insurrection/résurrection ». Cette dernière désigne le mouvement intemporel que l'œuvre d'art ou poétique initie au cœur même de la destinée humaine. Le poème n'est jamais œuvre innocente, Georges Bataille le rappelait fort justement dans la Littérature et le mal, et son existence s'enracine dans ce qui est manque, douleur, désir d'être – et enchâssement dans la totalité au sein de laquelle on se devine relié.

Ce dévoilement d'une « vérité » jusqu'alors imperceptible n'est possible que par l'expérience unique du créateur. En effet, le souffle des profondeurs où se ressource son acte est un pur soulèvement du mortel suaire des énergies fossilisées – soulèvement amorcé par le souffle intemporel dont seul le mystère a la clé.

Comment percevoir ce souffle ? Nous pourrions le désigner par l'inlassable poussée insurrectionnelle surgie, sans cesse, de ce que, pour paraphraser André Breton, nous nommerions « l'Or de l'âme ». Quand la mortifère énergie de la fatalité laisse libre le champ à l'énergie traversant depuis toujours l'univers, nourrissant les œuvres de Beethoven et Mozart, de Van Gogh ou Hölderlin, William Blake ou Nietzsche, nul doute que le génie humain vive, dans cette « poussée insurrectionnelle », sa sublime résurrection.

Ne nous y trompons pas. Cette énergie n'a pas de nom – elle ne nous devient d'ailleurs consciente que par ce que René Char nommait la « salve d'avenir ». Elle est le sang coulant dans les veines du réel permettant l'arrachement, à l'affadissement universel renaissant sans cesse, de ce dont le Verbe est porteur.

Le Verbe redevient dès lors cet explosif que constitue, pour le poète et l'artiste, le désir d'être messager de ce qui le traverse.

En ce sens, on se fait moins poète que le simple continuateur du climat mélodieux dont on perçoit soudain la présence et dont on ressent qu'il nous revient d'en transmettre l'énigme.

 

 




Georges de Rivas, Eurydice, la Voix du silence, table-ronde du printemps des poètes 2019

Eurydice, Ecoute et Voix du silence, Muse de la poésie orphique

  La Quête d'une langue du Paradis

 

Je veux ici poursuivre ma réflexion esquissée au cours du Printemps des poètes 2019, dans le cadre de la Table-ronde que j'ai organisée au Château de Solliès-Pont sur le thème : « Eurydice ou la Voix du silence ».

Cet article fait aussi écho à ma dernière œuvre poétique parue aux éditions Alcyone ( Avril 2019 ) sous le titre «  La Beauté Eurydice ».

Alcyone est la plus importante des sept étoiles – les Pléiades- Elle signifie la paix et n'est pas sans lien avec la vocation d'Orphée, chantre du sublime amour, de l'harmonie et de la beauté qui par la grâce de son chant finira par charmer non seulement les Furies mais aussi le maître des Enfers Hadès et son épouse Perséphone.

« La Beauté Eurydice » procède de la même source d'inspiration que mes œuvres précédentes :  « Orphée au rivage d'Evros »  publiée aux éditions du Petit Véhicule en 2017 et Orphée, Zéphyr en Azur publiée en français et roumain aux éditions Bibliotheca Universalis en 2018.

Quelle magie pouvait incarner ce chant mythique du prince de la dynastie des poètes qui s'en alla jusqu'en enfer pour ramener son épouse Eurydice à la lumière du séjour terrestre ?

Galerie de l’Or du temps N°69 : Georges de Rivas, Orphée au rivage d’Evros, Editions du Petit véhicule, 2017.

Le Grec antique pour qui la mort était une hantise adhérait à cette vision du poète porté par le souffle de l'inspiration orphique : il vénérait les grands poètes nimbés du sceau cratylique, ceux qui accordaient leur souffle à la beauté d'une langue portée par les ailes d'un ample souffle rythme périodique. 

Revisitation de la légende d'Orphée,« La Beauté Eurydice » s'inscrit dans cette filiation littéraire, mythique et spirituelle .

Son originalité me paraît résider en un dialogue permanent entre Orphée et Eurydice, liés l'un à l'autre comme la parole au silence.

La beauté de cette œuvre m'apparaît inspirée par une vision orphique du monde et le souffle retrouvé d'une langue où la poésie et la musique, renouant leur alliance originelle déploient au-dessus du néant les ailes d'un lyrisme flamboyant.

J'espère que mes lecteurs seront sensibles à la veine poétique et musicale del' œuvre, à son ampleur imaginative et à sa profondeur harmonique .    

Eurydice se révèle ici comme la source d'eaux-vives d'où jaillit le poème aimanté par sa Présence-Absence . Le silence d'Eurydice est le philtre d'amour qui opère la magie enchanteresse d'Orphée. Ce chant est puisé à même l'essence du Logos, poème orphique en résonance avec le Verbe, l'Origine. Et peut-être Eurydice, haute voix du silence qui prend la parole, faisant écho au poème de Leconte de Lisle intitulé Khiron, a-t-elle voulu nous révéler, mystère demeuré mystère «  Le chant qui n'étant plus est toujours entendu » ?

 

Eurydice est à la fois l'Ecoute et la Voix du silence murmurant à l'oreille d'Orphée qui égrène la plainte de son chant sur le rosaire de son absence. La quête d'Orphée et l'élévation de son chant naissent de l'aiguillon de sa part divine, éternelle, l'ange invisible de l'amour intangible qui l'attend par delà les brumes fongibles du néant …

Orphée et Eurydice ne forment qu'une seule et même entité, portés depuis l'éternité par le souffle de l'Androgyne Primordial. Comme le Logos et le silence, ils baignent dans une seule et même substance d'amour. Et Eurydice précède Orphée comme l'Ecoute, la parole…

Matrice féconde, insondable mystère, elle est telle l'Alma Mater, la source inépuisable de son vers : l'origine de sa quête et de son chant tissé de désespérance et d'espérance. Elle est la primordiale voix du silence d'où émane le verbe des mondes.

Réverbération de la musique des sphères où vibra la lumière incréée, elle est la muse inspiratrice, le souffle de la nuit antérieure qui résonne dans l'ouïe intérieure du poète, l'oreille du cœur par laquelle Beethoven, dans le silence de sa surdité percevait les émotions du grand opéra de l'univers..

 

Gustave Moreau, Orphée.

Et n'est-il pas avéré que l'Opéra est né avec l'Eurydice de Giulio Cassini et Jacopo Peri en 1600, précédant l'Orfeo de Monteverdi en 1607 ? «  La lumière a un âge, la nuit n'en a pas » écrit René Char, aphorisme qui révèle métaphoriquement la nature du rapport d'Orphée à Eurydice.

Quant à l’œuvre initialement évoquée « la Beauté  Eurydice », il s'agit à la fois du livre de la présence-absence et de la lumière-amour dont est tissé la parole orphique : oraculaire, prophétique.

Evocation de l'éternel amour, poème où Muse de la poésie orphique, Eurydice sort de son silence et s'adresse à Orphée revenu sur terre, depuis  cet au-delà où elle séjourne encore !

Et comme l'augure l'une des acceptions étymologiques de son nom  «  Grande Justice », son apparition ne peut avoir lieu qu'en une fin des temps - Apocalypse qui verrait la transfiguration de l'Histoire  ou en ce pur instant d'éternité – petite apocalypse et révélation de la beauté dans la foudre enchantée du poème.

Souffle éthéré du silence d'où jaillit la poésie, La Beauté Eurydice s'accorde à la parole de René Char : «  Il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot, mais il le prononce à voix si basse que nul ne l'entend jamais » .  La voix qui murmure derrière le mur d'éther silencieux où l'ont recluse les dieux, c'est la voix de la Muse de la poésie orphique, la voix d'Eurydice ressuscitée, Grande Justice réapparue derrière les closeries du plus haut silence !

Eurydice est la voix  du silence, l'ange tutélaire d'Orphée.« Ange, ce qui tient en nous ,à l'écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence » écrit René Char

Elle est la  muse de la poésie orphique, miroir où se reflète l'Âme du monde, la source d'inspiration déjà évoquée de ce « chant qui n'étant plus est toujours entendu .

Par Elle,  la lumière de la parole est réverbéréeen l' âme d'Orphée.  Lumière de la parole dont la substance est l'Amour, Lumière- amour du Logos d'avant la lumière sensible, vibration du verbe dans le cristal du silence primordial. Et dans le jardin de son silence imprégné d'une pure substance d'amour, est perpétuellement éclose la rose d'une nouvelle parole sur l'Homme et le cosmos, née des noces de l'Eros et du Logos !

∗∗∗∗∗∗

 

II. Quête d'une Langue du paradis, mystère d'amour et présence du Logos.

 

Orphée et Eurydice forment avec Dante, seule figure ici de poète dont l'existence est attestée comme sa muse inspiratrice Béatrice un quatuor à cordes angéliques dont les fibres de l'âme résonnent de la traversée des cieux et des enfers.

Orphée et Eurydice, figures mythiques issues du ciel pré-chrétien,  de la Grèce antique vivent leur chemin initiatique comme descente aux Enfers, catabase à laquelle répond l'Anabase, ascension finale de Dante guidé par Virgile et Béatrice au livre III vers le Paradis. Or le mythe d'Orphée comme la Divine Comédie sont animés par la quête d'une langue du Paradis, marche dans l'indicible, élévation et aimantation de l'âme vers la lumière de l'impossible amour.

 

Orphée comme Dante figure de l'incarnation de la poésie orphique vivent le deuil irréparable et la quête de cet impossible amour. Seule une langue divine, un chant de l'Origine s'avèrent capables de délivrer cette parole magique, enchanteresse où les dieux et les hommes conversaient dans le Paradis . Au Chant 23 de la Divine Comédie Dante l'exprime avec lucidité . « et à la lumière vive transparaissait/la substance brillante, si claire/dans mon regard qu'il ne pouvait la soutenir. » Et elle (Béatrice) me dit : «  Ce qui t'abat/ est une force à quoi rien ne résiste./ Là est la sagesse et la puissance/qui ouvrit la voie entre ciel et terre,/dont jadis le monde eut un si long désir. »

Dante nous dit : «  ainsi mon esprit dans ce banquet/devenu plus grand, sortit de soi-même/et ne sait plus se souvenir de ce qu'il fit. »

..Si à présent résonnaient toutes les langues/que Polymnie fit avec ses sœurs/les plus nourries de leur lait si doux/pour me secourir/On n'atteindrait pas au millième du vrai, en chantant le saint rire,/et comme la sainte lumière le rendait pur ;/ainsi en décrivant le paradis/ le poème sacré doit faire un saut,/comme celui qui trouve la voie interrompue. » (Le paradis , p.219 ) .

Au seuil de cette parole impossible,  parole du plus haut silence se sont heurtés tous les grands poètes, « marche forcée dans l'indicible » pour  Char et Rimbaud s'écriant : « je n'ai que des mots païens » ne pouvant révéler son expérience intérieure au seuil d'une vision supra-sensible.  

« Les mots manquent » écrit encore Hölderlin qui se consume  dans le feu de son intuition ayant perçu le Logos comme l'origine de toutes choses !                          

René Char a saisi l'essence de ce mystère, l'identité narrative du Logos devenu langage, qui se déploie et se connaît lui-même dans le poème ! Sur un ton prophétique il dit la venue imminente du poème et sa vocation éminente : «  Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux ».

Dante a aussi éprouvé cette impuissance à évoquer par son verbe  cette splendeur de la Beauté que la poésie a vocation à dévoiler :« Il me sembla que son visage flamboyait, et elle avait les yeux si pleins de joie/qu'il me faut passer outre  sans en parler (p.217 . Ed Gallimard).

Georges de Rivas, La beauté Eurydice, extraits dits à deux voix.

Aussi devrions- nous nous tourner vers les fragments d'Héraclite : « A l'âme appartient le Logos qui grandit par lui-même » ou bien « Car le Logos est le bien de l'âme et prend en elle de la force ». Puissance du commencement est le mystère de l'Amour ,substance divine où s'origine le Verbe, la lumière de la parole poétique !

L'âme humaine et le Logos à jamais liés l'un à l'autre, prédestinés!L'âme humaine où brûle et s'embrase l'étincelle du Logos originel et éternel ! Quand retentit le dernier écho du Verbe, le Logos fait une place dans l'âme pour un monde nouveau, capable d'engendrer un commencement. Ce commencement, ce principe c'est le Logos prenant conscience de lui-même . Eurydice est la muse inspiratrice, l'écoute et le silence, l'absence où s'aimante l'origine de la parole : semaison et moisson de sons inouïs qui s'élèvent et fulgurent dans la nuit de l'âme poétique. Le regard de l'âme revient à l'origine et contemple le Logos dans son principe . La lumière de la parole résulte de ce commencement primordial. Et cette lumière de la parole qui apparaît et résonne dans la poésie émane de l'Origine ; elle est lumière invisible dont la substance est l'Amour. C'est là l'essence de la vision de Novalis  : «L'amour est le commencement et la fin de l'histoire du monde, l'amen de l'univers ».

Il ne s'agit pas de la précieuse et vitale lumière du jour, la lumière visible saisissable par les sens, en premier lieu par le sens de la vue, mais bien de la lumière numineuse de l'Origine. Il s'agit de la lumière de l'âme perçue par l'ouïe intérieure où se reflète l'âme du monde. C'est la lumière qui vibre dans la nuit où chemine Eurydice. Et cette lumière d'or qui auréole l'âme du poète est réverbération du Verbe des origines, émanation d'une pure résonance du Logos en l'âme du poète.

 

 

C'est que l'amour, la tombe, et la gloire et la vie,
L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie,         
Tout  souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix que le dieu que j'adore
Mit au centre de tout comme un immense écho sonore.

 

Victor Hugo au cœur de cet immense écho sonore, est l'image des poètes qui parlent la langue des échos, poètes échophones vibrant en ce pays de poésie que nous pouvons appeler Echophonie ! Et Victor Hugo nous précise sa vision : «  Car le mot, qu'on le sache est un être vivant, c'est le Verbe et le Verbe c'est Dieu ». Le poète dans sa nuit d'exilé porte en lui le souvenir de sa patrie spirituelle,  il en perçoit l'écho, celui d'un son  qui va l'éveiller à sainte réminiscence et le mettre en résonance avec cette vibration de la parole des origines, en cette singulière et double expérience échophonique et échophanique ! Et sur l'autel nuptial du silence et de l'éclair poétique, du son et de l'image lequel se voit investi de la préséance dans la fulguration du poème ? Chez les poètes orphiques, comme l'atteste Victor Hugo c'est cette expérience de l'immense écho sonore qui impose sa prééminence ! C'est dire que l'apparition de l'image, du poème écrit rendu visible  procède de cette vibration du verbe, cette résonance échophonique ;

René Char dévoile un pan de ce mystère poétique par ces paroles : «  Il faut que les mots soient pourvus de cet écho antérieur qui fait occuper au poème toute sa place, sans se soucier de ce réel dont il est la roue disponible et traversière ».Il s'agit bien de l'expérience «  d'un son levé avant nous ». Les mots sont investis d'un contenu de connaissance et d'une puissance de révélation ! Ils sont investis d'une charge affective-émotionnelle de pure essence cosmique. Parole tissée d'amour, le poème orphique se révèle comme l'accord renoué entre poésie et musique, telle qu'imaginée en cette Origine qui est le Verbe.  L'ouïe intérieure vibre à la musique des sphères ! Poésie et Musique sont en vérité unies comme le dit Jorge Borgès dans son  Essai sur la Poésie : « Nous avons mentionné le fait que dans la musique on ne saurait dissocier la forme et la substance et que c'est en fait  lamême  chose. Il y a lieu de penser que dans une certaine mesure le même phénomène se produit en poésie »

Pour Borgès, les mots ont été à l'origine des métaphores, échos de  la nuit antérieure,sonorités cosmiques originelles devenues images dans le langage de Poésie. Cette imagination poétique irriguait la vie des peuples de tradition orale, tels ceux du Nord de l'Europe. « Quand ils entendaient le mot Thunor, ils entendaient à la fois le sourd grondement dans le ciel , voyaient l'éclair et pensaient au dieu. Les mots étaient chargés d'un pouvoir magique » dit Borgès.

Gaston Bachelard déplore quant à lui la perte de la parole vivante : « En lisant les mots, nous les voyons, nous ne les entendons plus »

Ainsi devons-nous faire retour au sens originel de la Parole qui est  le sens du mystère, du Moi humain, du Moi d'autrui et du monde. Le Verbe, le chant de l'univers fut au commencement, avant l'écrit et Orphée est le poète inspiré par l' Ether, le messager de la Beauté conçue dans l'existence prénatale, le chantre en qui résonnent les grandes émotions de l'Univers . Il est réminiscence et présence du Logos, lumière-amour du chant, magie de la poésie qui enchanta les Furies de l'Enfer . Il incarne l' Espérance-Poésie au cœur tourmenté de l' Homme assiégé par les puissances du mal aux marches tragiques de l'histoire...Il garde intacte la flamme de l'amour qui ne fut pas emportée par Prométhée, héros de la liberté.

Il est l'espérance invincible de l'âme aux marches du temps et sa harpe divine berce sous les arches de l'éternité le grand dessein de la beauté qui sauvera le monde

Ainsi est-t-il le chantre de la dynastie des sons et des mots éclos au sein de ce cosmos originel où apparût le Logos essaimant ses déclinaisons harmoniques d'éternité en éternité dans le mystère de l'unité consubstantielle de la musique et de la poésie.

Ainsi est-t-il à jamais traversé par le grand souffle de l'amour où vibre sa voix-lyre qui aimante le vaisseau-terre chargé d'histoire sur l'océan du devenir.

 

Carolyne Cannella et Georges de Rivas.

Et son cœur qui palpite à l'unisson des émotions de l'univers et des passions humaines est la demeure de l'âme du monde où résonne l'écho de la nuit antérieure et son cortège de chants inouïs apparus  pour apaiser les tourments des Furies qui dévastent l'Histoire.

Dans son livre « Les Dieux antiques » paru en 1880, Max Muller trouve que le nom d'Orphée découle de l'indien Ribhu et Mallarmé s'en fait l'écho : « Ribhu paraît avoir été donnée, à une époque très primitive, au soleil. On l'applique dans les Védas à de nombreuses déités. « Le sens primitif d'Orphée » semble avoir marqué l' énergie et le pouvoir créateur. » (Mallarmé, O.C, p.1240) Ceci nous ramène à l'essence de la vision orphique du monde qui voudrait que l'univers apparu dans ses formes visibles ne soit que la cristallisation de vibrations sonores émanées du Verbe originel. De sorte que toute forme terrestre serait une vibration, une onde musicale comme ensorcelée dans la matière. C'est là l'idée de Maya avancée par la tradition hindoue pour désigner le monde apparent , dans le sens d'une réalité phénoménale issue de l'impulsion originelle du Verbe ou de présences numineuses.

Nomen, Noumen, mystère du rapport de l'invisible et du visible, Du Nom à son essence. Et le soleil est le lieu d'émanation de cette musique des sphères, de même qu'Orphée est voix-lyre descendue des hauteurs suprasensibles de l'univers pour enchanter le cœur de l'homme et toutes choses sur la terre.  Et c'est là sans doute le message des Védas. Les textes védiques évoquent la notion de « Shruti » mot qui signifie en Sanscrit le fait d'entendre. Et c'est le nom qui fut donné à la Révélation par les sages, les sept Rishis de l'Inde védique. D'où le sens de texte entendu ou texte révélé. Car il s'agit bien d'une connaissance intuitive, d'une audition intérieure ! Shruti est un mot composé signifiant à la fois oreille, audition et connaissance révélée. Texte-Parole saisi par illumination du cœur, par l'ouïe intérieure, c'est à dire l'oreille du cœur ! Orphée inspiré par sa muse, Eurydice, car ici encore elle est l'écoute, la clairaudience de l'âme de pure nature suprasensible.

 

∗∗∗∗∗∗

 

III. Orphée sous le regard de Leconte de Lisle

 

Or c'est là le message essentiel transmis par le poème de Leconte de L'Isle intitulé Khirôn où Orphée rend visite au Centaure. Car voici précisément ce que Khirôn qui s'apprête à quitter le séjour terrestre dit à Orphée sous forme d'éloges.

Ainsi divin Orphée, ô chanteur inspiré,
Tu déroules ton cœur sur un mode sacré.
Comme un écroulement de foudres rugissantes,
La colère descend de tes lèvres puissantes ;
Puis le calme succède à l'orage du ciel ;                            
Un chant majestueux qu'on dirait éternel
Enveloppe la lyre entre tes bras vibrante ;
Et l'oreille attachée à cette âme mourante,
Poursuit dans un écho décroissant et perdu
Le chant qui n'étant plus est toujours entendu.

Le Péléide écoute, et la lyre est muette !
Altéré d'harmonie, il incline la tête :
Sous l'or de ses cheveux, d'une noble rougeur
L'enthousiasme saint brûle son front songeur ;
Une ardente pensée, en son cœur étouffée,
L'oppresse de sanglots ; mais il contemple Orphée       
Et dans un cri sublime il tend ses bras joyeux
Vers cette face auguste et ces splendides yeux                
Où du céleste éclair que ravit Prométhée
Jaillit, impérissable une flamme restée ;

 

 

C'est Eurydice qui est l'ange gardien de cette flamme impérissable jusqu'à la fin des temps. Ainsi porte-t-elle son nom et sa vocation de Grande Justice pour l'accomplissement du grand Dessein de la Terre : l'Amour !

C'est l'écho du Verbe des mondes, la musique de la nuit antérieure qui résonne en l'ouïe intérieure ;  «Et du céleste éclair, jaillit une flamme restée » : il s'agit bien du feu que Prométhée a ravi aux dieux au nom de la liberté et au prix d'une terrible expiation! Mais en Orphée demeure une flamme impérissable et le mystère de la parole, de la création poétique dont il est dépositaire garde toutes ses chances, sa vocation à subsumer le malheur et à réenchanter le monde.

Et la poésie en son essence n'est-elle une sortie hors du champ  étroitement littéraire, cette échappée belle de la parole antérieure à l'écrit ? N'est-elle pas la vocation originelle d'Orphée, cette voix-lyre capable de subsumer le malheur et de transfigurer le chaos du monde par la beauté du Chant ?

 

Comme si le destin eût voulu confier
La flamme où tous vont boire et se vivifier
Au fils de Kalliope, au Chanteur solitaire
Que chérissent les Dieux et qu'honore la Terre. 

 

La voix-lyre d'Orphée demeure l'espérance du salut du monde , car à l'inverse de Prométhée, le fils de Kalliope est chéri des dieux et honoré par la terre . Orphée apparaît à la fois comme messager des rois et des dieux. Son pouvoir est dans sa voix et le Chantre le précise à Khirôn :

 

Cinquante rois couverts de brillantes armures
Attendent que ma voix te conduise jusqu'à eux ;
Tous m'ont dit :«  Noble Orphée, aux paroles de miel
De qui la lyre ardente enchante et la terre et le ciel
Va ! Sois de nos désirs le puissant interprète.

 

C'est tout son être au monde ,qui vibre dans sa voix indissociable de son écoute.  Tout n'est-il pas dit dans les vers déjà évoqués :

 

Et l'oreille attachée à cette âme mourante poursuit dans un écho le chant qui n'étant plus est toujours entendu.

 

C'est bien là l'écho de « l'invincible Nuit de silence chargée » la vaste nuit antérieure perçue par l'ouïe divine, l'oreille du cœur.

Leconte de Lisle dans une ultime résonance à ce mystère du Verbe décrit le départ d' Orphée «  ce même Etranger que nul n'oublie,/ Et qui marche semblable aux Dieux ! Son pas est tourné vers l'Olympe, et d'un pied souverain/ Il foule sans le voir le sentier qui serpente. »

Ainsi Orphée n'use pas de son regard humain pour marcher, c'est son ouïe qui le guide,« son front serein est tourné vers l'Olympe. » Khirôn accueille Orphée dans son antre et le salue par ces paroles :

 

Ta parole, mon hôte, est douce à mon oreille,
Nulle voix à la tienne ici-bas n'est pareille.

 

Leconte de Lisle salue dans les derniers vers le fils de Kalliope « à la belle voix » à l'instant où le chantre de la Thrace disparaît à la vue du peuple à qui il vient d'adresser  ses dernières paroles :

 

Il dit et disparaît. Mais la sublime Voix
Dans le cours de leur vie entendue une fois,
Ne quitte plus jamais leurs âmes enchaînées ;
Et quand l'âge jaloux a fini leurs années,
Des maux et de l'oubli ce souvenir vainqueur
Fait descendre la paix divine dans leur cœur. 

 

Ainsi la voix d'Orphée est-elle gravée comme souvenir inoubliable et immarcescible dans les âmes humaines, elle est immémoriale et demeure à jamais entendue. Elle est pure harmonie accordée par l'âme du monde aux âmes humaines qui baignent dans sa lumière. Cette lumière de l'âme chère est le sanctuaire où descend la « paix divine » Car l'âme est dépositaire du souvenir impérissable de «  la sublime voix entendue une fois ».

Et cette paix est l'aurore de nouveaux liens dans des cœurs unis dans l'amour divin car Orphée a vaincu pour tous le mal et l'oubli ! L'aurore que Mallarmé voulait voir dans des mots pareils à Euros, comme le mot Eurydice, la muse inspiratrice du soleil orphique, cette aube du jour éternellement nouveau dont les peuples anciens ne savaient pas au crépuscule du soir si elle serait là le lendemain ! Ainsi vit encore le poète «  flamme restée »de l'Origine en attente du poème où viendra filtrer la lumière de son âme aux persiennes de cette nuit plus ancienne que le jour et les ténèbres de l'Histoire !

Invincible nuit de silence chargé, silence qui pour la première fois fois a parlé et chanté, et qu'a entendu le Péléide, Achille, demi-dieu stupéfait se tenant  aux pieds de la voix-lyre d'Orphée, la voix dont Leconte de Lisle dit que «  la lyre est muette ».

Et le Centaure Khirôn dont la sentence de mort a été proférée par les Dieux se tourne encore vers Orphée :

Mais Hélios encor, dans le sein de Nérée,
N'entrouvre point des dieux la barrière dorée ;
Tout repose, l'Olympe, et la Terre au sein dur.
Tandis que Séléné s'incline dans l'azur,
Daigne, harmonieux roi qu'Apollon même envie,  
Charmer d'un chant sacré notre oreille ravie,
Tel que le noir Hadès l'entendit autrefois
En rythmes cadencés s'élancer de ta voix,
Quand le triple Gardien du Fleuve aux eaux livides
Referma de plaisir ses trois gueules avides,
Et que des pâles morts la foule suspendit
Dans l'abîme sans fond son tourbillon maudit !

 

Orphée et Eurydice, Auguste Rodin.

Le Centaure Khirôn est puni par les dieux pour avoir critiqué leur conduite, et il vient de perdre son statut d'Immortel. C'est à Orphée qu'il se confie car il incarne à ses yeux l'avènement de l'homme au statut divin.

Khirôn veut s'arracher au joug des dieux en proie aux passions  fantasques et aux jugements arbitraires. Il s'écrie :

 

Mais d'où vient que les Dieux qui ne mourront jamais/Les Rois de l'Infini, les Implacables Maîtres/En des combats pareils aux luttes des héros,/De leur éternité troublent le sûr repos ? Est-il donc par delà leur sphère éblouissante ? Une Force impassible, et plus qu'eux tous puissante,

 

Khirôn,le sage se confie au prince des poètes : il va payer comme Prométhée le lourd tribut de la liberté et de l'intuition morale du Bien et du Mal. Et s'il se tourne vers Orphée c'est parce qu'il est sûr que « la Beauté sauvera le monde » fût-ce à la fin des temps ! Et c'est ce que suggère comme nous l'avons déjà évoqué le nom de sa nymphe, muse et éternelle épouse Eurydice : Grande Justice ! Celle-ci ne pourrait devenir effective qu'en raison d'une finalité morale et spirituelle, une sorte d'apocalypse ou de fin des temps.

Orphée chantre de la Beauté la porte toute entière dans son être et cela a été perçu par le jeune Achille au bord des sanglots. La lyre était muette et le Péléide l'entendait, comme si elle émanait de la lumière de l'âme du Chantre de la beauté dans le temps et  l'éternité ! Comme si le chant qui venait d'outre-monde rayonnait par la seule présence d'Orphée.  Et c'est dans cet événement intérieur qu'est le poème, mythique et spirituel de Leconte de Lisle, un pur moment d'initiation,un nouveau commencement de l'Histoire de l'âme et de l'Âme monde. Le poème dit ce recommencement possible du mythe, où l'âme humaine inspirée par l'âme du monde vient à chanter à travers Orphée, présence de la Beauté immatérielle sculptée dans la forme admirable du poème où exulté des sonorités et du rythme de la parole, l'invisible se donne à voir dans le miroir de l'âme. C'est là un grand moment d'initiation où Orphée apparaît comme le vivant principe moral-spirituel de la création, comme le modèle humain divin de civilisation face à toutes les formes de la barbarie.

Ce principe de civilisation a pour nom la Beauté de l'âme et pour  boussole morale l'éthique de la vérité. La poésie est réminiscence et métamorphose de la clairvoyance originelle de l'Humanité et en tant qu'épopée de la langue vernaculaire de l' Ether de la lumière et du son, en tant qu épopée du Verbe, elle est unité de la beauté et de la vérité ! Elle est traversée du Léthé, Aletheia ! Elle est résonance au Aleph primordial dont Dieu ne s'est pas servi pour la création du monde : autrement dit il s'agit d'une sonorité en réserve, un son du silence de la nuit originelle qui s'anime dans le chant d'Orphée, dont on entend l'écho réverbéré dans l'éternité momentanée du poème. Tout est ici lié à l'Ecoute. Le son précède la vision, l'image sur l'autel nuptial du langage orphique.  Et cette sonorité originelle est celle de la voix du silence, c'est la voix même d'Eurydice qui murmure à l'oreille d'Orphée ! « Ecrire commence avec le regard d'Orphée » nous dit Maurice Blanchot, mais c'est un regard tourné vers le passé où Orphée voit Eurydice disparue comme une fumée emportée par le vent, un regard épouvanté qui se changera en ouïe guettant l'écho céleste du silence où s'est évanouie sa Bien-Aimée ! Et si Orphée a perdu à ce moment d'impatience son Eurydice, c'est parce que s'est produit en lui une défaillance de l'Ouïe. Orphée n'a pas su demeurer à l'écoute des pas légers d'Eurydice murmurant sa présence fidèle et déjà la joie de la sortie vers la lumière du Jour ! Et désormais seule son ouïe divine recouvrée peut compenser son incapacité à percevoir par ses yeux, la présence d'Eurydice, muse inspiratrice recluse dans les closeries de son silence cosmique !

Poésie naît de la nuit tourmentée d'Eurydice, de son silence habité comme de l'ouïe réenchantée d'Orphée. Cette ouïe intérieure vibre à jamais dans le poème orphique ; les sons de la lyre ont filtré par les persiennes de cette nuit où veille Eurydice, l'éternelle Bien-Aimée,  muse du poète Orphée qui est, comme Marcel Destienne en a fait mention dans son livre «  l'écriture  d'Orphée, cette «  voix qui ne ressemble à aucune autre » .

 

C'est Orphée qui engendre la lyre,  une lyre-voix qui «  jaillit comme une incantation originelle » et«  se raconte dans ses effets davantage que dans son contenu.

 

Et ce divin contenu, au pouvoir magique, nul ne l'a jamais entendu  et pourtant chacun peut croire un bref instant s'en être souvenu !.. Comme s'il écoutait aux portes de l'âme du monde où bat depuis toujours le cœur silencieux d'Eurydice !

 

Présentation de l’auteur




Ile Eniger, Solaire, extraits

Orage sec, on entend l'été armer ses fusils. Les cuivres du soleil martèlent les heures jusqu'au blanc des façades. C'est encore le temps des cerises dans les mémoires printanières que déjà, gorge dure tendue, la terre craquelle sous la charge de juillet. Un plomb incandescent dessèche ses crevasses. Chaque tonnerre sans eau plisse davantage les sols. Haletantes, des bouches de soif vident les sources. Les portes des granges sont ouvertes, les bêtes en alpages, les mouches abandonnées dans l'air poussiéreux. Aux remblais faméliques, s'affaisse le jaune étique des herbes altérées. Les cigales psalmodient au brasier de midi et dans le mûr des blés quelques coquelicots exaltent la récolte. Ici, ailleurs

∗∗∗∗∗∗

Un jour je suis entrée dans la maison de ton nom, c'était l'exact de ce que j'attendais. J'y suis restée et plus jamais je n'ai eu froid et plus jamais je n'ai eu peur. Qu'on ne me parle pas de cage, il s'agit là de la plus haute, de la plus absolue des libertés.

∗∗∗∗∗∗

Des traces de mots sur la neige de papier. Un chant d'alouette dans la gorge. Des miettes de paix sur le fracas des hommes. L'eau, le sel, le pain. Et même si le fer-blanc du jour fait muraille, même si la terre crevasse, même si les mains rident comme arbres d'hiver, nous sommes ceux qui ont marché pour ceux qui marcheront. Nous sommes le chemin qui porte. L'avant, l'après, pendant, autour, tout, rien, jamais, toujours. Irrationnels, réels, nous sommes le chaos, l'incertitude, et surtout l'immortel espoir. Enfants et frères du vivant toutes formes confondues, nous sommes l'appel et la présence. Et quand la houe du vivre laboure nos passages pour je ne sais quelle moisson, encore nous sommes le possible amour.

∗∗∗∗∗∗

Terre de septembre, ma Mère, comme toi je suis des derniers fruits et des guerets sanguins. Comme toi, je protège la parole donnée et la graine à venir. Au soir de lune orange sur le portant de vignes, au portail de l'ultime saison, je sais les mots de feu et les pas qui inventent la route. Des sols charnus jusques aux cimes, j'accueille tes éléments, ta généreuse constance. Dans la coupe des mains, je bois à ton exactitude. Des crinières d'arbres aux persévérances d'herbes, je chevauche tes traces avec les plumes d'ange et les abeilles en miel. Je ne cèderai rien aux dormances d'hiver, je les traverserai, riche de tes promesses. Et c'est debout, en lumière montante, que je l'écris à l'encre rouge au mordant d'un ciel qui s'embrase : solaire, je suis légitime d'aimance.

 




Lettre poème en hommage à Michel Baglin

À Michel BAGLIN

 

Tes poèmes sont ces vagues qui continuent de remuer nos plages d'existence
nos laisses d'errances notre soif inextinguible de partances

dans le creux de nos fatigues passagères
sur la crête de nos espoirs insatiables

nos immobiles voyages

portés par LAlcool des vents*
inépuisable, inaltérable
intarissable

 

Des chevelures se soulèvent au souffle de tes mots -épis fertiles sur nos champs d'inculture,
hennissements sauvages surgis de nos crinières rebelles, alezans rétifs à suivre les circulaires de

                                                                                                                                                      manège…

enfants bâtards de nos chiennes d'enfances en quête encore ou nostalgiques de caresses offertes paume tendrement tendue
-jamais main menaçante au-dessus
de nos fronts ouverts sur la tendresse intérieure ne saurait nous donner la confiance
d'un regard doux comme celui que l'on pose museau fidèle sur les frères et sœurs de lait reconnus
d'instinct, au flair, à vie-

"Les feux de naufrageurs" allumés par l'enfance, Michel, sont sentinelles ardentes des frères poètes
recouvrant de leur chaleur vacillante mais vibrante
le désespoir agité par "nos croisières d'adultes"

Aucun pavillon de complaisance ni pavois de possessions triomphantes
n'auront guidé tes convois
-plutôt ta roulotte-cheminote
brinqueballant sur les rails du soleil
-éclisses roues ô lueurs du voyage-
sous nos carcasses sur nos amitiés solidaires en route par la voie minoritaire
avec
pour solde de tout compte l'aventure
cette hune hissée
vers nos ciels de cocagne

essieu huilé à la force
de nos poignets francs
de nos espoirs soudés / partagés

 

"Je rends grâce à ma naissance qui m'a fait Noir, même si
ça ne se voit pas
", écrivais-tu. "Arabe aussi. Et Juif(...) Indien
(...)et dissident pour m'inventer des frères"

Sitting Bull écrivit dans une formule-sagesse
cette Nature que l’Homme oublie encore
ces peuples que l’Homme a décimés,
ce que l’Homme a su abîmer :
"Quand ils auront coupé
le dernier arbre
pollué le dernier ruisseau
pêché le dernier poisson
Alors ils s’apercevront que l’argent
ne se mange pas
"
Écoutons, Michel, la symphonie
du Nouveau Monde
Tandis que Dvoràk
transcende les frontières de l’espace
Un poète interroge la lune
Mission Apollo 11
Neil Armstrong écoute la symphonie
du Nouveau Monde d’Antonin
Dvoràk – Y voyait-il un Indien
sur la lune ?
Entamons le Voyage Grand Tournesol,
Michel - Je fais aussi peau neuve
Je suis peau noire
Rose des vents fleur de terre
Source vive et sans frontières

Tu écris encore
intimant doucement à la rose
-remuant le feuillage
de nos pensées rétives
de nos rêves inachevés-
de continuer
d'éclairer
nos chemins d'aube claire
nos sentes d'aubépine

 

Tu écris tenant tête au silence établi
écartant le rideau de l'oubli
sur nos fenêtres
de l'éternel aujourd'hui

pour qu'advienne/revienne à qui le désirera
le poème ardent
enfoui
dans le ciel ébouriffé de nos têtes
levé sous l'encre
par les oiseaux de la nuit
les oiseaux de la vie
par nos oiseaux de ligne

-Regarde, la voix de ton poème
Michel,
nous dessine déjà un arc-en-ciel...   

 

 

 




Romain Mathieux, poèmes

 

 

comme si la langue natale des poètes
approchait de ce jour des grands avortements

on n’a jamais tant ri de ces vieux protecteurs
on n’ose pas trembler

Rilke avait-il raison de douter :
« les arbres sont-ils meilleurs ? Ne sommes-nous qu’engendrement
et matrice de femmes, qui se donnent abondamment ?
Nous nous sommes prostitués avec l’éternité((
« sind Bäume besser ? SInd wir nur Geschlecht
  und Schoß von Frauen, welche viel gewähren ?
  Wir haben mit der Ewigkeit gehurt... »))

 

 

 

 

« sind Bäume besser ? SInd wir nur Geschlecht

  und Schoß von Frauen, welche viel gewähren ?

  Wir haben mit der Ewigkeit gehurt... »

 

 

aimer pour connaître la littérature
ou bien
connaître le livre pour aimer

et le soleil qui tremble au bout de ta main
comme une mèche de chair tendre
est lumière menue qui me permet de lire

et la lampe qui éteint le jour
comme un livre ouvert
éclaire ton visage

« le soir se referme comme un livre
et l’âme est dans les feuilles comme un marque-page »((
« Se-nchide înserarea ca o carte
 Şi sufletul în foi, ca o zăloagă. »))

 

écrivit Tudor Arghezi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un simple jour d’abondance :
le don contre l’Histoire.
(il paraît que l’Histoire existe)

une herbe fleurissant au vent de mer
la beauté s’ouvrant sans égard -

et ta présence sans raison
que la beauté des contingences

comment ne pas songer alors à Silesius :
« la rose est sans pourquoi.»((« die Rose ist ohne Warum ».))

 

 

 

 

A lire Proust, quelques arbres
au bord d’un chemin
sont beaux de tout un passé retrouvé :

« Fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma
vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli
dans ma mémoire et que, comme ces pages qu’on est tout d’un
coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir
jamais lu, ils surnageaient seuls du livre oublié de ma première
enfance. (...)

 Je crus que c’étaient des fantômes du passé, de chers
compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient
nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me
demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. »

A lire Pessoa, l’arbre n’est beau
que sans notre pensée :
« J’aime les arbres parce qu’ils sont des arbres, sans ma pensée »((« Eu amo as árvores por serem árvores, sem o meu pensamento. »))
Celui qui découvrira pourquoi
ils ont raison tous les deux
pourra me dire, sans doute
pourquoi ces arbres devant moi
au début de l’été
sont si pleinement beaux.

 

 

Présentation de l’auteur




Avec Michel Baglin pour Brassens

à Jackie, Hélène et Serge Baglin

 

C’est d’abord une rencontre lors du Printemps de Durcet, je ne sais plus en quelle année exactement mais pas avant 2010. Avant cela j’avais lu Michel et il m’avait même chroniqué mais il fallait cette rencontre dans ce lieu magique qu’est Durcet (« village en poésie » qu’on ferait mieux d’appeler "capitale de la poésie" ) pour le connaître vraiment.

Une amitié coup de foudre et je sais trop que ces amitiés-là au contraire des coups de foudre amoureux sont le plus souvent durables. Le dieu de l’amitié, au contraire de Cupidon, qui s’en fout certains jours, ne tire pas ses flèches au hasard.

Et dès la première fois, entre autre chose, peut-être parce que j’avais dû entonner lors de la soirée du samedi une ou deux chansons du maître avec ma plus fidèle fiancée (cette guitare dont je gratte le ventre maladroitement mais le plus amoureusement possible) nous avons évoqué Brassens et alors est né déjà ce projet d’un livre sur lui. Deux idées ont vu le jour ensuite : un dialogue où l’on se renverrait des chansons commentées (je pensais par exemple au Blason que je trouve sublime) et un livre sur « la morale libertaire » de Brassens tant il nous semblait que ce point n’avait pas toujours été bien compris. Et notre vision de la chose était convergente.

Nous en reparlons à Camps-la-source invités tous deux au festival par l’amie Colette Gibelin au printemps 2017. Mais là encore l’étincelle n’est pas là. Bien sûr avec la distance Toulouse-Rouen ce n’était pas facile de se lancer… La suite nous prouvera le contraire.

La suite, ou plutôt le vrai début, c’est à Sète en 2017. Je viens aux « Voix vives » pour la première fois, invité par l’amie Colette qui a loué un appartement. L’un des passe-temps favoris de Michel là-bas, en dépit d’un agenda très chargé, c’était d’organiser des repas pour faire se rencontrer ses amis : Michel était un amoureux de la vie, de la relation humaine et de l’amitié tout simplement. Et lors du premier repas où je fus convié, nous nous mîmes tous deux à entonner a capella moult couplets et un jeune couple magnifique vint même rejoindre la table de vieux rieurs qui s’égosillaient pour chanter avec nous. Cela donna l’idée à un certain Jacques André que je ne connaissais jusqu’alors que de nom de nous lancer ce défi : « Et si vous m’écriviez un « Je suis… Georges Brassens » les gars ! La soirée était vraiment magique ! Jacques nous annonça que c’était pour dans deux ans et que tout serait précisé l’année suivante. Mais je me dois de dire que dès septembre 2017 je reçus de Michel le premier jet du chapitre 1 du livre. Il avait été journaliste pendant trente ans et un journaliste ça ne traine pas comme un petit poète besogneux. Je dus le retenir un peu pour qu’on ne présente pas le tapuscrit un an avant la date limite.

Nous nous sommes donc retrouvés l’année suivante à Sète pour de nouvelles agapes et le vrai lancement du projet avec notre bel éditeur. Ce fut le début d’une magnifique aventure. Et la confirmation d’une vraie amitié. Jacques nous avait dit que l’écriture à quatre mains c’était compliqué et… parfois conflictuel. Il n’en fut rien. Nous alternions les chapitres et chacun corrigeait l’autre un peu ou beaucoup. Je me dois de dire qu’il m’a plus corrigé que je ne l’ai fait. Mais mes corrections ou suggestions étaient aussitôt acceptées avec cette humilité qui caractérisait, entre autre qualité, Michel. Et il en fut de même de mon côté tant j’avais confiance en sa sureté de jugement et de plume. Cela nous permettait aussi des discussions passionnantes dont notre éditeur était le témoin privilégié, quelque peu admiratif de notre complicité. Nous nous sommes enrichis mutuellement sur la connaissance de notre maître et nous échangions aussi sur tout ce qui tournait autour du projet de livre ainsi pour une demande de préface, ce toujours sous le regard attentif de Jacques.

Une belle aventure d’écriture mais surtout une expérience humaine rare. Le fait est que Brassens c’était un univers où nous nous retrouvions entièrement Michel et moi et où nous allions, dans les passages plutôt consacrés au idées du bonhomme, au plus profond de nous-mêmes : nous avions tant hérité de lui. C’était une langue commune, une culture qui permettaient un dialogue intense. Je ne peux bien sûr donner un avis objectif sur ce que nous avons fait ensemble . Les écritures de Michel en tout cas me semblaient d’une extrême justesse. J’avais vraiment l’impression de lire Brassens lui-même. Et puis ce livre n’a pas vocation à être un chef d’œuvre ou un ouvrage de référence sur le maître. Des ouvrages de référence il y en a des tas sur Georges Brassens. Réaction de la fille de Gibraltar, impasse Florimont quand je lui ai dit que je préparais un livre sur Brassens avec un ami : "Encore un" ! Il s’agit plutôt simplement d’un livre de vulgarisation au sens noble du terme, il s’agit d’une porte d’entrée que peut franchir même un collégien. C’est là du reste le but de la collection. Et la bio à la première personne vous prend le lecteur par la main et par le cœur.

Et puis un matin de janvier je crois Michel me téléphone. Nous avons terminé l’essentiel du tapuscrit. Il m’annonce sa maladie. Il est très lucide devant sa gravité mais il veut se battre. Il me passe entièrement le relais pour ce qui suit : épreuves, corrections, ajouts etc. Il doit d’abord subir une lourde opération, puis c’est la chimio dont les médecins ne lui ont pas caché les effets redoutables. L’opération sera longue et difficile. Mais Michel passe le cap. L’ami Pierre Maubé qui est en contact avec Hélène, la fille de Michel et Jackie, son épouse, m’informe du mieux qu’il peut.

Michel me téléphone une fois bien passé l’opération. Il affronte courageusement mais me dit qu’il est très diminué par la chimio. Il me confirme qu’il ne peut plus suivre le travail (mais il a tant donné déjà ! ) et me renouvelle sa confiance.

 

Je continuais de le mettre en copie de mes échanges avec Jacques et il répondit une fois qu’il approuvait toutes mes corrections. Puis ce fut le silence ou presque jusqu’au 17 juin. Il venait de recevoir ses exemplaires d’auteur et me dit sa satisfaction devant le livre. Il m’annonçait qu’il rentrait le lendemain à l’hôpital pour une nouvelle chimio, Les médecins eux-mêmes avaient avoué l’échec de la première. C’était donc une chimio de la dernière chance : « Soit j’obtiens un répit, soit… on connait la suite ». Il avait du mal à parler, ne retrouvait plus l’adresse et le téléphone de Jacques qu’il avait pourtant… Tout devenait très difficile.

Suivirent trois semaines d’inquiétude et de silence. Comme depuis le début je ne voulais pas trop écrire directement à Michel afin de préserver son repos je n’avais aucune nouvelle. L’ami Pierre Maubé n’avait cette fois pas plus d’informations que moi et ce fut Marie Rouanet qui m’annonça au téléphone le vendredi précédant le décès que Michel avait été mis dans le comas et qu’il ne s’en réveillerait pas. Le lundi suivant j’apprenais que Michel était parti rejoindre le paradis des poètes et..... des mécréants.

Notre aventure commune semblait s’arrêter là et Michel avait écrit avec Je suis… Georges Brassens l’un de ses derniers ouvrages sinon le dernier. Alors que je savais que cela se terminerait ainsi la douleur était là, cruelle.

Jacques et moi nous nous sommes demandés si nous pouvions, dans ces conditions, continuer la promotion du livre. Nous avons eu envie d’arrêter. Par décence et respect et douleur. En même temps nous étions conscients que Michel nous aurait engueulés de faire cela s’il avait pu.

Le lundi 15 juillet à Seilh après la cérémonie quand je lui ai dit au revoir, Jackie m’a fait promettre de porter le livre. Je ne pouvais pas refuser car je savais que désormais Michel vivrait avec les mots qu’il avait publiés. Bien sûr en priorité ses superbes poèmes, ses romans, son théâtre, d’autres livres comme ses Lettres d’un athée à un ami croyant que j’ai chroniquées et qui posent des questions essentielles aujourd’huiMais je sais aussi, par sa fougue d’écriture sur ce livre où il a tant donné, combien il lui tenait à cœur. A parcourir un peu l’ouvrage aujourd’hui j’entends la voix de Michel dans celle de Brassens et je relis aussi tous nos échanges si complices.

Hommage à Michel Baglin, Festival Voix vives 2019, images et montage : Thibault Grasset - ITC Production

Je sais combien Michel était proche de Brassens par son exigence, sa générosité, son goût pour le rire, son indépendance, sa fidélité, son sens de l’amitié, sa passion de la liberté et de la justice, sa passion pour la poésie… C’est une part importante de Michel, un peu d’une flamme qui n’est pas près de s’éteindre.

Merci Michel ! C’était si bon de te savoir ici. C’est si beau ce que tu nous as laissé pour mieux habiter le monde.

Présentation de l’auteur




Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (1922)

 

 

Or, un arbre monta…((Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée (1922), in Poésie, traduction de Maurice Betz, éd. Emile-Paul frères, Paris, 1942.))

 

 

Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.
Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !
Et tout se tut. Mais ce silence était
lui-même un renouveau : signes, métamorphose…

  Faits de silence, des animaux surgirent
des gîtes et des nids de la claire forêt.
Il apparut que ni la ruse ni la peur
ne les rendaient silencieux ; c’était

à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,
pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure
une hutte offrait à peine un pauvre abri,

 — refuge fait du plus obscur désir,
avec un seuil où tremblaient les portants, —
tu leur dressas des temples dans l’ouïe.

 

Presque une enfant… 

 

Presque une enfant, et qui sortait
de ce bonheur uni du chant et de la lyre,
et brillait, claire, dans ses voiles printaniers,
et se faisait un lit dans mon oreille.  

Elle dormait en moi. Tout était son sommeil.
Les arbres jamais admirés, et ce sensible
lointain, et le pré un jour senti,
et tout étonnement qui me prenait moi-même.

Elle dormait le monde. Dieu poète,
comment la parfis-tu pour qu’elle n’eût désir
d’abord d’être éveillée ? Elle parut, dormit.

Où est sa mort ? Ah ! ce motif,
l’inventerai-je avant que mon chant se dévore ?
Où sombre-t-elle, hors de moi ?... Une enfant presque…

 

 

 

Un dieu le peut… 

 

Un dieu le peut. Mais comment, dis,
l’homme le suivrait-il sur son étroite lyre ?
Son esprit se bifurque. Au carrefour de deux
Chemins du cœur il n’est nul temple d’Apollon.

Le chant que tu enseignes n’est point désir :
ni un espoir, enfin comblé, de prétendant.
Chanter c’est être. C’est au dieu facile.
Mais quand sommes-nous ? Et quand

met-il en nous la terre et les étoiles ?
Non, ce n’est rien d’aimer, jeune homme, même si
ta voix force ta bouche, — mais apprends

à oublier le sursaut de ton cri. Il passe.
Chanter vraiment, ah ! c’est un autre souffle.
Un souffle autour de rien. Un vol en Dieu. Un vent.

 

 

 

 

 

Est-il d’ici ? 

 

Est-il d’ici ? Non, des deux
empires naquit sa vaste nature.
Plus adroitement ploierait le saule
quiconque eût d’abord connu ses racines.  

En vous couchant, ne laissez sur la table
ni pain ni lait ; cela tire les morts.
Mais lui, l’enchanteur, lui, qu’il mêle
sous la douceur de sa paupière  

leur apparence à tout ce qu’il a vu !
Que la magie du talisman, de la fumeterre
lui soit plus vraie que le clair rapport !  

L’image valable, rien ne peut la lui détruire,
qu’elle soit en chambres, qu’elle soit en tombeaux,
qu’il chante la bague, la boucle, ou bien le broc.

 

 

 

Célébrer, c’est cela… 

 

Célébrer, c’est cela ! Elu pour célébrer,
il jaillit tel le minerai des pierres
muettes. Son cœur, ô pressoir éphémère
d’un vin que l’homme ne peut épuiser.

Aucune mort n’atteint sa voix inextinguible
lorsqu’il est soulevé par l’exemple divin.
Tout se fait vigne et tout devient raisin,
mûrit au cœur de son midi sensible.  

Ni dans leurs sarcophages, les rois en pourriture,
ni l’ombre, projetée sur la terre, des dieux
ne sauraient démentir son bienheureux transport.

Il est parmi les messages qui durent,
qui par delà les portiques des morts
lèvent des coupes pleines de fruits glorieux.

 

 

Il n’est que dans l’espace… 

 

Il n’est que dans l’espace où l’on célèbre, que la plainte
peut marcher, la nymphe de la source pleurée,
veillant afin que ce qui de nous se condense
sur le même rocher demeure transparent  

qui porte les autels et les portiques.
Vois, sur ses épaules tranquilles naître
l’aube de sa conscience d’être
la plus jeune parmi les sœurs dans l’âme.

Le bonheur sait et le désir avoue, —
la plainte seule apprend encore ; ses mains de jeune fille
comptent des nuits durant l’ancien désastre.

Mais tout à coup, d’un geste oblique et inexpert,
elle tient pourtant une constellation de notre voix
dans le ciel que son haleine ne trouble pas.

 

 

Antiquité romaine orphée musicien charmant les animaux.

 

Seul qui éleva sa lyre… 

 

Seul qui éleva sa lyre
au milieu des ombres,
peut en pressentant
rendre l’hommage infini.

Seul qui avec les morts 
a mangé du pavot, du leur,
n’égarera pas même
le son le plus léger.

Le mirage dans l’étang
a beau parfois se troubler ;
connais l’image.

Dans l’empire double
les voix se font
tendres et éternelles.

 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes… 

 

Vous qui jamais ne me quittâtes,
je vous salue, antiques sarcophages
que l’eau heureuse des jours romains
parcourt en chanson pèlerine.  

Ou ces autres, aussi ouverts que l’œil
d’un pâtre joyeux qui s’éveille,
— dedans pleins de silence et de lamiers —
d’où s’échappaient des phalènes enivrés ;

toutes celles que l’on arrache au doute
je les salue, bouches rouvertes,
mais qui ont su déjà ce que taire veut dire.

Le savons-nous, amis ? Ne le savons-nous point ?
L’heure hésitante forme l’un et l’autre
dans le visage humain.

 

 

Pomme ronde… 

 

Pomme ronde, poire, banane
et groseille… Tout cela parle
de vie, de mort dans la bouche. Je sens…
Lisez plutôt sur le visage de l’enfant

lorsqu’il mord dans ces fruits. Oui, ceci vient de loin.
Sentez-vous l’ineffable dans votre bouche ?
Là où étaient des mots coulent des découvertes,
comme affranchies soudain de la pulpe du fruit.  

Osez dire ce que vous nommez pomme.
Cette douceur qui d’abord se concentre,
puis, tandis qu’on l’éprouve, doucement érigée,

se fait clarté, lumière, transparence.
Son sens est double : terre et soleil.
Expérience, toucher : ô joie immense !

 

Nous côtoyons la fleur… 

 

Nous côtoyons la fleur, le fruit, la vigne,
et la saison n’est pas leur seul langage.
De l’ombre monte une évidence coloriée
qui a l’éclat, peut-être, de la jalousie

des morts dont se nourrit la terre.
Mais savons-nous quel est leur rôle en tout cela ?
Depuis longtemps c’est leur manière
de traverser le sol de cette libre moelle.

Mais savoir : le font-ils de leur plein gré ?
Ce fruit, œuvre de lourds esclaves,
se tend-il vers nous, maîtres, comme un poing serré ?  

Sont-ils les maîtres qui près des racines dorment,
et, de leur superflu, daignent nous accorder
cet entre-deux muet de force et de baisers ?

 

 

 

 

 

Dansez l’orange… 

 

Retenez-le — ah, ce goût ! — qui s’échappe.
— Sourde musique : un murmure en cadence, —
Jeunes filles, vous, chaudes, jeunes filles, muettes,
du fruit éprouvé exécutez la danse !

Dansez l’orange. Qui peut oublier
comme de sa douceur se défendait le fruit,
en soi-même fondant. Vous l’avez possédé,
en vous exquisément vous l’avez converti.

Dansez l’orange. Ce pays plus chaud,
projetez-le : qu’elle rayonne, mûre,
dans l’air natal. Dévoilez, embrasées,

tous ses parfums, pour créer le rapport
avec l’écorce pure et rebelle,
avec le suc dont l’heureuse ruisselle.

 

 

 

 

Portrait de Rainer Maria Rilke par Westhoff, 1901.

 

 

Toi, mon ami… 

                                                             s’adresse à un chien 

Toi, mon ami, tu es solitaire, car…
Nous nous approprions par des mots et des gestes
le monde peu à peu : sans doute n’est-ce
que sa plus dangereuse et sa plus faible part.

Qui désigne du doigt une odeur ? —
Pourtant des forces qui nous menaçaient
tu en flaires beaucoup. — Les morts, tu les connais ;
les sorts et maléfices te font peur.

Vois, il s’agit qu’ensemble nous supportions 
ce monde morcelé, comme s’il était tout.
A t’aider j’aurai peine. Et garde-toi surtout

de m’implanter dans ton cœur. Trop tôt je grandirais.
Mais prenant la main de mon maître, je dirai :
Seigner, voici. C’est Esaü dans sa toison.

 

 

 

L’ancêtre, au fond… 

 

L’ancêtre, au fond, enchevêtré,
source et racine
secrète de tous ceux
qui jamais ne le virent.

Cor de chasse, cimier,
sentences de barbons,
haines de frères,
femmes telles des violons…

Rameau contre rameau serré ;
aucun n’est libre…
Un seul ! ah ! monte, monte…

Combien d’abord se rompent.
Celui-là seul, très haut,
se ploie en lyre.

 

 

 

 

Mais, ô maître, que te vouer… 

 

Mais, ô maître, que te vouer, à toi
qui enseignas l’ouïe aux créatures ? —
Mon souvenir de ce jour de printemps :
un soir, en Russie — un cheval…

De là-bas, du bourg, venait l’étalon blanc,
traînant son piquet à l’entrave,
pour être seul dans la nuit sur les près ;
ah ! comme battait sa crinière bouclée

sur l’encolure, à la cadence hardie
d’un galop grossièrement contenu !
Et de son sang fougueux, quelles sources jaillies !

Celui-là, oui, sentait les étendues immenses,
Il entendait, chantait, — ton cycle de légendes
était fermé en lui.
                         Son image, prends-la.

 

 

 

 

Nous dérivons… 

 

Nous dérivons.
Mais le pas du temps
n’est pas tant
dans ce qui dure.

Tout ce hâtif
passera tôt ;
car seul vaut
ce qui, en demeurant, nous initie.  

Garçons, ne jetez le cœur
ni dans l’élan
ni dans l’essor.  

Tout est reposé :
ombre et clarté,
livre et fleur.

 

 

 

 

 

Respirer, invisible poème… 

 

Respirer, invisible poème.
Toujours autour de moi,
d’espace pur échange. Contrepoids
où rythmiquement m’accomplit mon haleine.

Unique vague dont je sois
la mer progressive ;
plus économe de toutes les mers possibles, —
gain d’espace.  

Combien de ces lieux innombrables
étaient déjà en moi ? Maints vents
sont comme mon fils.

Me reconnais-tu, air, encore plein de lieux miens tantôt ?
Toi qui fus l’écorce lisse,
la courbe et la feuille de mes mots.

 

 

Comme un maître, parfois… 

 

Comme un maître, parfois, la feuille,
vite approchée, du seul trait véritable délivre,
ainsi, souvent, les miroirs recueillent
le saint, l’unique sourire des jeunes filles,

lorsqu’elles essaient le matin, toutes seules,
ou dans l’éclat des lumières serviables.
Et sur l’haleine de leurs vrais visages
ne tombe plus tard qu’un reflet.

Combien d’yeux ont regardé, un jour,
brûler et s’éteindre longtemps le feu sous la cendre :
regards de la vie, perdus pour toujours !

Ah ! de la terre qui connaît les pertes ?
Seul qui, d’une voix à la gloire pourtant ouverte,
chanterait le cœur né au tout.

 

 

Miroirs 

 

Miroirs, jamais encor savamment l’on n’a dit
ce qu’en votre essence vous êtes.
Invervalles du temps,
combles de trous, tels des tamis.

Vous gaspillez encor la salle vide
au crépuscule, profonds comme un bois.
Et le lustre traverse ainsi qu’une ramure
de cerf votre aire inaccessible.

Vous êtes quelques fois pleins de peinture.
Plusieurs semblent passés en vous, —
d’autres, vous les laissiez aller, farouches.

Mais la plus belle restera,
jusqu’à ce que dans ses joues lisses,
clair et défait, pénètre le narcisse.

 

Francois Gerard, Orpheus tries-hold Eurydice.

 

Devance tous les adieux… 

 

Devance tous les adieux, comme s’ils étaient
derrière toi, ainsi que l’hiver qui justement s’éloigne.
Car parmi les hivers il en est un si long
qu’en hivernant ton cœur aura surmonté tout.

Sois toujours mort en Eurydice — en chantant de plus en plus, monte,
remonte en célébrant dans le rapport pur.
Ici, parmi ceux qui s’en vont, sois, dans l’empire des fuites,
sois un verre qui vibre et qui dans son chant déjà s’est brisé.  

Sois — et connais en même temps la condition du non-être,
l’infinie profondeur de ta vibration intime,
c’est qu’en une seule fois tu l’accomplisses toute.

Aux réserves dépensées et aux couvantes, aux muettes
réserves de la nature, à ses sommes ineffables,
ajoute-toi en jubilant, — et détruis le nombre.

 

 

 

 

Bouche de la fontaine 

 

Bouche de la fontaine, ô bouche généreuse,
disant inépuisablement la même eau pure.
Masque de marbre devant la figure
de l’eau ruisselante. Et d’en arrière  

les aqueducs s’en viennent. De loin.
Longeant les tombes, des pentes de l’Apennin
ils t’apportent ce chant qu’ensuite
laisse couler ton vieux menton noirci

dans l’auge ouverte. Oreille endormie,
oreille en marbre dans laquelle
tu murmures toujours…

Oreille de la terre. Elle ne parle donc
jamais qu’à elle-même ? Et quand s’interpose la cruche,
il lui semble que tu l’interromps.

 

 

O viens et va… 

 

O viens et va. Toi, presque enfant, achève
pour un instant la forme de tes pas :
pure constellation de l’une de ces danses
par quoi la nature, sourde ordonnatrice,

un jour est surpassée. Car elle ne se mut,
pleinement attentive, que lorsque Orphée chanta.
D’un autre temps encor tu étais remuée,
à peine un peu surprise, quand un arbre, lentement,  

pensait à marcher avec toi d’après son ouïe.
Tu savais encor l’endroit où la lyre
se levait, résonnant — la montée inouïe.

Pour elle tu tentais ces pas si beaux,
dans l’espoir qu’un jour vers la fête sans nuage
se tourneraient la marche de l’ami et son visage.

 

 

 

 

 

Sens, tranquille ami… 

 

Sens, tranquille ami de tant de larges,
combien ton haleine accroît encor l’espace.
Dans les poutres des clochers obscurs,
laisse-toi sonner. Ce qui t’épuise

devient fort par cette nourriture.
Va et viens dans la métamorphose.
Quelle est ta plus pénible expérience ?
S’il te semble amer de boire, fais-toi vin.

Sois dans cette nuit de démesure
la force magique au carrefour des sens,
et le sens de leur rencontre singulière.

Que si le destin terrestre un jour t’oublie,
à la calme terre, dis : je coule.
A l’eau vive, dis : je suis.

 

Présentation de l’auteur