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Béatrice Machet, Tirage(s) de Tête(s)

Il est des livres qui ont besoin d’être apprivoisés et qu’on laisse volontiers murir dans les chais pour pouvoir, parfois beaucoup plus tard (ou jamais), parler de leur robe, de leur couleur… Le livre de Béatrice Machet, au contraire doit être enfourché avec fougue sur un coup de tête.

La première idée peut être d’aller chercher un sens, au titre pour commencer : tirage, est-ce le fait de tirer pour dégommer comme à la fête foraine, d’allonger, ou celui de déplacer pour déclencher un mécanisme, probablement un peu des deux à moins que ce ne soit carrément autre chose. Chez Béatrice Machet, le poème nous oblige à nous positionner autrement, à accepter le déséquilibre. La multiplication des néologismes nous fait entrer de plain-pied dans un univers singulier.

Si vous avez une idée derrière la tête, mieux vaut la laisser au vestiaire sinon vous serez plumé, et le bec et la tête, alouette… Pour Béatrice, il faut que ça chante et pour ça, y’a du plexus dans l’air. Il faut aussi que ça s’agence, se connecte, même si les liens sont lâches. Elle est là pour retendre. Il faut que ça frictionne, que les mots-silex fassent fuser dans la tête – cette fois, celle du lecteur – des lueurs, des images, sens dessus-dessous.

 

Béatrice Machet, Tirage(s) de Tête(s), Edition Les Lieux-Dits (les cahiers du Loup bleu) - 2019.

 

                                  ça pulse aux tempes______tambouriné le 
questionnement tout le temps recyclé

                                                                                                          essoré à 1800 tours
                                minute 

 

Si  vous pensez avoir attrapé le fil de la pelote, la vitesse de l’écriture vous fait sortir de vos gonds. Raté ! Béatrice Machet avoue d’ailleurs en fin de recueil que la première partie a été écrite « spontanément ». Il faut suivre… mais chacun peut, à condition de renoncer aux « pourquoi », trouver dans cette construction verbale qui tourne en orbite dans la  tête de l’auteure, trouver donc, analogies à sa taille et convergence des consciences. De toute façon, il est clair qu’il n’y a plus de question à la réponse que vous exigez.

Écriture, lecture, dans un vertige communicatif. Tu crois que ce que je crois, c’est ce qu’elle croit… ou voulu dire ? C’est une drôle de géographie qui s’immisce dans le discours et l’humain s’y débat sachant que

 

contre les vampires insatiables une couronne
un bonnet        un chapeau      une capuche : C’est top
frivolité le couvre-chef
                           mais                ne dit-on pas que la 
dignité se mesure au port de tête…
                          À tue---- comme
martel dans l’air sous mon crâne sa chambre
d’échos sent le brûlé               par de quoi s’étonner

 

L’histoire qui n’en est pas une dit peut-être aussi ce qui se passe dans la tête de l’auteure mais est-ce bien elle    

 

cette linotte bien faite qui veut du vide
n’a pu fermer la tête de la nuit

 

Cette première partie intitulée « Entre » : 16 petits objets scriptés autour du mot-prétexte « tête », à décrypter, ou pas, sans attendre. Le temps est court.

 

***

 

Béatrice Machet nous dit ensuite que la deuxième partie du recueil a été écrite après la visite dans l’atelier de la sculptrice Dominique Assoignon-Coenen. « Headquake » (formé d’après le mot earthquake qui veut dire tremblement de terre en anglais), tout en conservant le prétexte de tête, intègre l’impact de cette rencontre.

Qui connaît Béatrice Machet, pourrait presque dire que ça commence comme un autoportrait, puis rapidement des images s’imposent et introduisent le travail de la sculptrice :

 

Au rabot à la lime
raclement d’ombres concentrées avant
d’exploser au cœur de la nuit dans la tête les
ombres qui ont des mains jusqu’au sang et
des poignets à échanger

 

Qui connaît l’œuvre de cette artiste, peut comprendre que sa très grande humanité ne pouvait qu’entrer en résonnance étroite avec celle de Béatrice.

 

***

 

Mais attardons nous pour finir sur la phrase d’Herman Melville qui se trouve en exergue et que nous avons passée un peu vite pour nous jeter dans les poèmes. N’éclaire-t-elle pas la direction « universelle » de cette course ? Les questions « raisonnables » ne s’arrêtent-elles pas au seuil, à l’inconnu de la mort ? La conscience se débat en essayant, et c’est tout le propos du livre, de poser, avec philosophie ou ironie, les bonnes questions sur la vie.

À lire, sans prise de tête.

 

Présentation de l’auteur




Paul Guillon, La couleur pure

De la poésie de Paul Guillon, on appréciera surtout la « disponibilité au présent » comme l’avait déjà dit Jean-Pierre Lemaire en préfaçant La vie cachée, un de ses précédents recueils. La couleur pure est fait de la même encre. Ce recueil dit les jours et les heures dans leur simplicité. Mais toujours sous le signe d’une forme d’émerveillement.

Qu’il nous entraîne sur ses pas dans la contemplation de peintures italiennes ou qu’il nous parle de la vie de ses jeunes enfants, Paul Guillon dresse avant tout des tableaux. Précisément à la manière des plus grands artistes. C’est par exemple le cas quand il saisit cette femme qui allaite son enfant « sur cette plage publique minuscule » ou quand il fait le constat que « ce qui subsiste du bleu / s’est rassemblé dans le balancement vaporeux des glycines ». Il y a aussi ce véritable tableau de genre à Venise  quand  il voit le vaporetto des touristes croiser une vedette-corbillard.

Cette « vie cachée » dont Paul Guillon nous avait parlé dans son premier recueil chez Ad Solem en 2007, resurgit à nouveau au fil des pages. Elle prend avant tout les couleurs de l’enfance quand le poète nous parle avec tant de douceur et de justesse du « premier âge » de ses propres enfants.

Ce qui se manifeste avec acuité, c’est l’attention particulière du père à l’apparition des premiers mots sur leurs lèvres.

Paul Guillon, La Couleur pure,
Ad Solem, 87 pages, 14,90 euros.

« Tu es à ce moment dont parle tout poème / où tu devines notre langage / où tu nous parles sans parole », note le papa énamouré. « Tu répètes à l’envi / la fin de tous nos mots ». Et puis, un jour, les premiers mots surgissent : « é-mé, é-mé » devant la mer que l’enfant désigne par ces mots ou, sortant plus tard de l’école maternelle les doigts tachés de couleurs : « J’ai peindé, papa ».

Plus loin, l’évocation de Maud, «effondrée brusquement » à l’âge de huit ans, ravive des plaies encore bien ouvertes. « Elle a laissé en moi ce silence / d’où surgit la poésie ». Mais la vie (cachée) continue envers et malgré tout. « Avec mon fils de trois ans / je démine lentement la plage / de ses palourdes et de ses coques ».

Paul Guillon qui se laisse « visiter » par des textes bibliques (la Visitation, l’Annonciation…), nous dit l’urgence de vivre en dépit des ébranlements intimes qu’elle peut provoquer. Et  de ce vieux poète qu’il « visite » sur son lit d’hôpital, il peut dire : « Il ne peut plus écrire / et c’est pour cela que le poème / est enfin là ».

Présentation de l’auteur




Frédéric Jacques TEMPLE, Poèmes en Archipel

Vivre d’abord

Belle initiative du poète et éditeur Habib Tengour de publier, dans la collection Poèmes du Monde qu’il dirige aux éditions APIC à Alger, une nouvelle anthologie de poèmes de Frédéric Jacques Temple, Poèmes en Archipel.

Frédéric Jacques Temple, figure majeure de notre temps, a fêté cet été ses quatre- vingt-dix- huit ans, et vit dans l’incessant renouveau de la création poétique.

En l’an nonante de mon âge 
l’hiver est encore un printemps. 
Depuis que je suis vivant
le soleil est toujours levant.
Que roule ma barque longtemps 
avant que ma vie ne naufrage.

Poèmes en Archipel regroupe des poèmes écrits au fil du temps, publiés dans différents recueils, entre 1968 et 2017, et dont la recomposition en cinq grandes sections constitue « l’archipel » poétique au sens que René Char donnait à son propre recueil « La parole en archipel » : un ensemble d’îles de textes, isolées et indépendantes, que la mise à proximité éclaire d’un nouveau sens. L’anthologie personnelle de Frédéric Jacques Temple, parue en 1990 chez Actes Sud, adoptait, elle, l’organisation chronologique, qui était aussi celle du « nostos », le retour du grand voyageur à ses sources et ses racines.

Frédéric Jacques TEMPLE, Poèmes en Archipel, Editions APIC (2019), Collection Poèmes du Monde dirigée par HABIB TENGOUR Avec une lettre-préface de Frédéric Jacques Temple et Sept questions à Frédéric Jacques Temple.

Ici, l’image de l’archipel, image marine, renvoie à une image céleste. La très belle lettre-préface de Frédéric Jacques Temple le précise : « Ces poèmes sont des témoins, des musiques, des traces, de ma présence sur terre sous l’immense archipel des étoiles ».

L’ouvrage nous invite à la relecture de l’œuvre selon un parcours nouveau, incluant des textes extraits de récentes parutions (2017, Dans l’erre des vents, éditions Bruno Doucey), et nous fait « visiter la vie » de l’auteur. Ainsi s’organise une autobiographie en poésie très émouvante, car y apparaît en filigrane la leçon retirée de toute une vie.

Poèmes de l’intranquillité, Poèmes de l’ailleurs, Poèmes de l’intime, Poèmes du pays natal, poèmes au cœur du monde... Cet ordonnancement trace la carte des grands thèmes : tourments de l’existence, voyages initiatiques, célébration des paysages, des éléments, amours – celui de la vie en premier lieu, paradis de l’enfance, réflexions mûries au cœur du monde au retour du monde entier. Dans cette nouvelle composition sont confrontés et mis en perspective des poèmes de tous les âges de la vie, rendant évidentes évolution et permanence.

 

Si vous tentez de savoir ce que je suis, je ne puis que conseiller d’interroger les poèmes qui, au fil du temps, ont formé mon journal de route.

 

Les choix opérés dans l’œuvre pour constituer cette anthologie dessinent l’autoportrait du poète et replacent le lecteur au cœur de cet univers et de cette expérience humaine transmise par la voix inégalable de la poésie.

 

J’ai ouvert les portes du monde pour l’aventure d’y vivre et l’y découvrir enfin.

 

Temple sait depuis toujours ce qu’est le rapport harmonieux et passionné entre l’homme et la nature. Le mot « écologie » est beaucoup trop galvaudé pour dire ce rapport. Enfant de Henry David Thoreau et de Blaise Cendrars, dont les ombres planent sur ce recueil comme sur toute l’œuvre, Temple célèbre cette osmose. Il ditsa chance d’avoir connu un monde aujourd’hui révolu, un état de la Terre où l’on pouvait éprouver dans son corps et son esprit les noces de l’homme et de la Nature.

Lourd de la nostalgie

Des anciens vagabondages
J’erre parmi les ronciers

Dans le sillage des couleuvres
  Abreuvées de rêves solaires

 

Imaginez des soirs furtifs comme des palombes, des aubes de moire, des envols de velours, des crissements. Imaginez dans le miroir des eaux glacées, des visages de jeunes femmes qui prennent aux heures leurs teintes : nacre, lavande, ou givre. Plus loin, au-delà des collines, au terme des rivières où s’éteignent les échos des bergeries, commence la frairie des oiseaux marins. Les fumées s’appuient aux herbes sur les grèves, sous le plafond des vents. Sans défaillance, la mer dévore et renaît. La nostalgie toujours prête au festin, porte des mots d’adieu, à tout jamais désespérés, sur les vagues du large. Telle est la joie, douloureuse, l’enivrante blessure.

Bonheur de retrouver dans ce recueil l’un des textes les plus importants de l’œuvre de Temple, « Un long voyage », épopée intime du retour aux sources, Anabase personnelle. Le paradis vécu dans l’enfance –amour des siens, beauté du monde, « sentiment du monde » -, a construit l’homme, forgé le poète, lui a donné pour toute la vie, comme des dons au sens magique, vigueur et appétit de vivre, amour passionné de la nature.

 

Ce fut un très ancien voyage sur des plateaux immobiles... 
Déjà les grives semaient l’automne,
Mais voici que naissaient dans les coulées de pierres blanches 
Les bourgeons de mon enfance
En toi resurgie. 
(....)
Cela venait avec l’amère pluie,
Cela germait des premiers âges
Les doux vagissements, les nuits de lait, les maternes onctions, 
Les langues de quiétude et les mots souverains,
Cela venait, de miel et d’onguents.

 

Le poète, « celui qui nomme », sait tout nommer : oiseaux, arbres, plantes, fleurs, bêtes, pierres... Il a de la nature une connaissance à la fois sensuelle, instinctive, et savante. Il connaît le nom et le destin de chaque chose. Sa passion pour ce qu’il appelle « l’Histoire Naturelle », merveilleuse appellation gardée de Buffon, est connue. Cette passion lui permet de goûter à toutes les sources de plaisir dont terre et mers regorgent, de ressentir et de transmettre toutes les sensations qui permettent à l’homme d’éprouver vraiment, car avec ses sens, la vie. L’homme est connaissance et sensations en action conjuguée. Une poésie revendiquée de la célébration et du chant, où « le rythme et la mélodie » sont essentiels, où les mots « ont une chair et une saveur ».

 

Les bruits sont nés dans les cendres du thym : 
Ongles, silex, insectes, râpes. Lune, 
D’absinthe enivre le blaireau,
Vin noir, baptise d’or le sommeil des cyprès. 
Viennent la flûte et ses crapauds,
Les tambourins et les crécelles, Griffes, velours, ailes, ciseaux, 
En moi la nuit, blanche baleine.

 

Instants est constitué de strophes où le rythme et les sons, vérité de la poésie, donnent à éprouver l’évocation :

 

Furtive
  une plume
tombe
  d’un nid
là-haut 
  dans le
grand
  arbre
Je pense.

 

Un souffle épique passe sur ces poèmes. Saluant de manière claire Homère ou Virgile, auxquels la puissance de l’écriture semble redevable, Temple écrit le chant épique de son Amérique mythique, celle des grands espaces, des peuples libres et fiers, de « l’âge humain de l’Amérique », dans l’admirable Via air mail, dédié au peintre Arthur Secunda, qui termine le recueil. Arma virumque cano... je chante rouge la mort de Sitting Bull, je chante Alvar Nuñez Cabeza de Vaca, je chante le rude laboureur Abraham Lincoln... Publié pour la première fois en 1969, ce poème, repris dans l’Anthologie personnelle de 1989 (Actes Sud), reste dans l’œuvre du poète un texte d’une essentielle actualité.

Ce recueil est le témoignage d’une présence au monde intense, à partager par la grâce de la poésie.

 

Soleil
toi
rouge-cœur
je t’aime

 

 

Présentation de l’auteur




Sylvie Durbec, Autobiographies de la faim

À qui appartient cette robe d’enfant sans corps, sans visage qui parcourt le texte ? On sent tout au long du récit un drame, une douleur, une histoire lourde de vie et de mort entre enfance et vieillesse, lucidité et folie. L’énigme de la robe abandonnée sur un panneau au bord de la route comme un point aveugle.

Les âges se mélangent, les époques, les lieux, les personnages, la mère, la fille, le père… selon un jeu de calques qui glissent les uns sur les autres au fil des souvenirs, des sensations, des visions réelles ou imaginaires. Les mots eux-mêmes glissent, se contaminent par proximité, promiscuité, de manière non linéaire, par simples proliférations sonores comme si les mots s’aimantaient pour faire naître, renaître des histoires.

« La mémoire pue » revient en leitmotiv à la fin du récit. Pue quoi ? La mort ? Entre pourriture et nourriture, fin et faim, faim et pain, le x ou le z des bretelles de la robe, les lettres ouvrent des boîtes sans fond, à double paroi où on voit l’autre, où on se voit, je et non je. On flotte, on ne sait plus dans quelle couche de mémoire, dans quelle histoire on se trouve, sous quelle pelure.

Sylvie Durbec, Autobiographies de la
faim, 
éditions Rhubarbe, août 2019,
8 euros.

Le titre au pluriel n’élude pas la part autobiographique du récit. Mais de quelle faim s’agit-il ? De celle du ventre, du cœur, de l’âme ? De celle, ontologique, que les mots jamais ne pourront combler, si profus, délirants soient-ils ? Vit-on à jamais sans corps, dans des vêtements flottants, comme exilé à soi-même ? Autant de ramifications narratives, existentielles, autant d’interprétations possibles dans ce beau texte très personnel de Sylvie Durbec. Un récit-poème en prose qui donne matière à penser, à discuter. Notamment sur la création poétique.

Présentation de l’auteur




Jean MAISON, A‑Eden

L’exergue « annonce » un abécédaire et le recueil s’ouvre sur Pirus Malus, j’ai donc cherché vainement cet abécédaire. Sans doute, suis-je conditionné par des siècles et des siècles de formes fixes. A moins que Jean Maison veuille dire la diversité du monde ? 

Dès le poème liminaire, je relève ce vers : « Le doute de la connaissance » (p 7). Pirus Malus, faut-il le rappeler, est le pommier, l’arbre de la connaissance du Paradis terrestre ? Le sens s’échappe sans cesse, il n’est pas énoncé  a priori. Reste alors à relever les indices qui viennent éclairer le sens : « Le jardinier approche le buisson » (p 19) est parmi ceux-ci (le jardin évoque le buisson, le buisson ardent) ; «  Sa soif de miséricorde » (p 29) parmi d’autres indices : il fait penser à la miséricorde divine.  Etc…

La deuxième suite, intitulée « La dernière belle », est apparemment plus sereine, plus laïque : je dis bien en apparence ; la troisième suite, la plus longue avec ses quinze poèmes, intitulée « La soif charnelle », est marquée par la volonté du poète de se défaire du monde (p 59) ; 

Jean Maison, <em>A-Eden</em>Ad Solem,
éditions, 102 pages, 10,90 euros. En librairie
ou sur commande sur catalogue.

mais ce projet est vain ce que semble indiquer un tacite acquiescement. Les indices réapparaissent : l’onction (p 67) ; mais la dispute a lieu : « La patience amoureuse / Illumine les corps » (p 69). Maison paraît être à la recherche de « La fêlure introuvable de l’amour » (p 71) : divin (?) ou corporel  (?). Il faudrait citer intégralement le poème de la page 79… La quatrième suite, qui a pour titre  « Nudité obscure », opère un retour à l’abécédaire : « Je lis sur la mantille / L’alphabet du débutant » (p 89) : innocence du poète ?  L’antépénultième poème projette un retour aux femmes. Le poirier (p 93) fait son apparition après le pommier de la page 9…

Ad Solem est une maison de spiritualité chrétienne, ce qui fait que j’ai sans mal lu le recueil de Jean Maison. Mais si c’est l’histoire de l’homme et de la femme, de l’amour charnel et de sa raison d’être à tout, alors j’ai bien lu ! Car ce recueil est une ode à l’amour sous toutes ses formes : Jean Maison pense dans ce livre que l’amour n’est pas seulement divin mis qu’il peut aussi être charnel…

Présentation de l’auteur




Valérie Canat de Chizy, caché dévoilé

Valérie Canat de Chizy semble écrire pour tenir ouverte la porte de ses nostalgies, pour ne  pas s’enfuir définitivement  dans les terres du passé, dans ses refuges et lieux de retraite où risquerait de se dépeupler le présent.

je fais l’ours
je creuse un trou
dans la terre
branches de sapin
feuilles de houx
je me recroqueville
dans ma peau
lovée tel un foetus
dans sa poche d’eau (26)

 

Valérie Canat de Chizy, caché dévoilé, Jacques
André Éditeur, coll. Poésie XXI, 2019.

Les scènes figées dans les yeux de l’enfance, aussi vivaces que les boutons d’or / que l’on faisait déteindre / sur la peau (60) reviennent dans ses textes comme une tendre ritournelle, une saveur qui donne un parfum particulier à sa poésie. C’est par ces retours en terre d’enfance qu’elle veut nous dire « le goût profond de ce qu’elle aime » en résonance avec le poème de d’Hèlène Cadou qu’elle a choisi de mettre en exergue de son livre.

Ses poèmes disent les rêves lorsqu’ils déposent délicatement les mots sur la page avec la langue sobre que tissent les émois. Et derrière ces mots tout un monde de sentiments obscurs, de sensations de vide : au dedans le blanc s’installe écrit-elle.

 

des feuilles mortes 
Jonchent le sol
C’est la saison du déclin
Les arbres se teintent
De rouge et d’ocre 
( 62)

 

Un monde où la mort se donne à ventre ouvert, dans une immensité ponctuée de quelques touches de soi aux prises avec l’absence dévorante, avec une conscience douloureuse de ce qui est à jamais perdu, pourtant figé là dans l’éternité d’une histoire, son histoire. Les végétaux et minéraux pénètrent l’intimité organique, l’enlacent sans effusion, avec une douce sensualité, tapissent de pétales les parois du corps : des paquerettes / sortent de ma peau… des rocailles chaudes / à l’intérieur / la poitrine / couverte de verdure.

La tristesse ainsi fleurit comme un paysage intérieur, un profond chagrin qui semblait inconsolable et pourtant d’où jaillissent des éclats de rire, la sensation d’être abreuvé. Une étincelle parfois / allume le feu  (25) dans la surprise d’un instant d’apaisement, d’un moment de bonheur : …devant les roses / aux pétales d’orange / le cœur monte / déborde dans le vase (38).  Pourtant jamais la tristesse du temps ne désserre son étreinte.

Ainsi la poésie de Valérie Canat de Chizy se faufile à l’intérieur même du chaos en une profusion de pétales pour sentir le monde vibrer : je laisse éclore / de minuscules fleurs/ écrit-elle « présences ténues / aux abords du monde / le sens se tisse / loin des hommes / la vie palpite / jointure entre ciel et océan (55)

Caché dévoilé est un recueil d’une grande justesse, d’une juste authenticité. Ce recueil nous donne à lire une poésie qui saisit la vie là où elle se vit comme une vague va et vient, berce l’âme. L’écriture de Valérie Canat de Chizy se dévoile sans oser véritablement le faire, touche le bord des choses, le bord d’elle même sans doute pour ne pas trop creuser, atteindre trop fortement le fond de ce qu’elles voudraient lui dire.

Elle est aveu sur les blessures du temps toujours en alerte, sur le vécu de la différence. Faut-il fuir, faire semblant d’être une autre, redevenir petite ?  Ou alors peut-être comme elle le dit de façon si touchante accepter /cette part de moi / juste être / au fond pas si différente / mal accomodée (36).

Une écriture qui nait de l’enfance, revient tout près de ses terres pour tenter de s’en extraire. De s’en dégager un peu.

Cette écriture nous appelle à une lenteur quasi contemplative pour mieux prendre la mesure de la présence vivante des objets et petits riens du quotidien, de la légèreté d’une feuille, de la volatilité des cendres. Pour mieux s’arrêter sur la fissure.

Une poésie qui se murmure comme se murmure l’amour à l’oreille des amants. 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Chrìstos Làskaris, Chambre pour une personne

On est dans le réel, le concret. La vie, la vraie vie, intime à l’intérieur des foules. On n’en sait pas plus, à dire vrai, sur le décor de ces mots, on n’en sait que le corps, non, même pas, l’esprit, voilà…

Aucun détail, pas la moindre fioriture ; on pourrait se trouver en bas de chez soi, hier comme demain, mais on en est loin, très loin, sans s’en douter, d’ailleurs, on est en l’ailleurs d’un autre, et cet autre pourrait bien être soi, puisqu’on est dans la quotidienneté sans fard d’une existence qui résiste, bien malgré elle, à la lourdeur du sans, l’absence du tant – comme nous le sommes tous, plus ou moins. On pourrait presque tous être cet homme (qui pourrait être une femme ! ), passant outre sa honte de devoir accomplir un travail sans raison, sans but… Y trouvant malgré tout un espoir, une sorte d’espoir… Mettons un rêve.

 

MAINTENANT DANS SON SOMMEIL

Oubliant la honte, il est allé
travailler dans un restaurant.

Tard le soir
dès le départ du dernier client,
on lui mettait une assiette et il mangeait.

Maintenant dans son sommeil,
il ne rêve plus de nourriture
mais une femme sans cesse vient vers lui.

 

 

Chrìstos Làskaris, Chambre pour une personne,
traduction Michel Volkovitch, éditions Le Miel
des Anges, 84 pages, 8€.

La honte ? Mais pourquoi la honte ? La honte de faire ce qu’on s’était promis de ne pas faire ? Comme courir après la nécessaire alimentation du ventre : survivre ? Il n’y a pas de honte à cela, en théorie… En théorie, oui, seulement… Personne ne nous jugera, personne ne nous condamnera, de nourrir son corps – on ne sert qu’à cela, dans le fond… Pourtant, tutoyer le sol quand on espérait embrasser le ciel, forcement, pose un problème, de soi à soi… Où est la hauteur quand on ne voit que le bas, le bitume, le raclement du vide, la solitude, la pire des solitudes, celle qui est comblée de ses fantômes ?

 

 

AUTOROUTE

Bitume et solitude mêlés,
notre autoroute
roule en silence, traversant
des étendues désertes.

La nuit tombe,
et le silence augmente.
Ici ou là, une station service,
lumière pâle, solitaire.

 

Et face à ses spectres, ses démons, son silence, on ne peut que se taire, et donc ne pas s’écouter. Il faudrait, pourtant, parler, dire, clamer haut et fort l’extrême nécessité d’être soi, soi parmi les autres, les autres en soi… Il le faudrait, oui, mais… La parole, souvent, presque toujours, n’est qu’une logorrhée sans fin, un assemblage de galimatias vomi par un ego ou boursoufflé ou malade de ne pas être lui-même, réellement – peut-on réellement être soi-même ?… Ou bien est-on un brin amer, fièvre de mauvaise foi germant dans la maladie de la lucidité ?... Ou en veut-on aux autres, à l’autre, celui ou celle qui peut, sans problème, croit-on, dire, tout ce qu’il faut dire, ce qu’il faudrait dire ?

 

À UN AMI POÈTE

Apparemment tu n'as rien à dire
puisque tu passes ta vie à parler.

 

Mais on le dit, ce qu’il faut dire… On en exprime du moins  l’essentiel, de ce vide entre les mots, ce silence dans la parole, cette existence dans la vie ; on est et on a soi en tous et tous en soi, cette universalité absolue du manque que rien ne comblera jamais, pas même le poème… Quoique…  

 

VARIATIONS SUR MA TERREUR

Je n'ai jamais écrit de poèmes.
Ce que vous lisez là
c'est la terreur dans mon âme.

Thème et variations.

 

 

Présentation de l’auteur




Le poète face à l’Histoire

Un ami revuiste, me le disait il y a peu : beaucoup de poètes ont d’assez sérieux troubles psychiatriques et peuvent se confier facilement (et en masse) à un de leurs interlocuteurs même et surtout quand il est directeur de publication d’une revue.  Les revuistes ne sont pas payés cher !!

Éric Dubois, auteur d’une trentaine de livres de poésie dont certains publiés notamment par François Bon aux éditions Publie.net, nous livre un récit. Le texte nous emmène en 1996, année du grand basculement.  Je suis Élie. Je comprends les mystères de l’univers. Je lis le Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza à toute vitesse. Je ne lis plus, je traverse les mots, les mots défilent très vite et m’imprègnent, plus besoin de compréhension, plus besoin d’analyse. Pour moi tout s’explique par le chiffre 5. J’invente un autre Spinoza, un Spinoza déiste.

Alors qu’il s’est toujours senti en décalage avec le monde des autres, Éric après une série d’humiliations radicales à son travail où il est le souffre-douleur de ses collègues ; alors qu’il rencontre aussi Myriam, une femme qui n’a plus les critères de celles qui l'ont précédée ; advient une crise mystique et la chute dans un monde de signes où il est et il se sent appelé (les voix) : Élie. Cette identification à la judéité va s’expliquer par une histoire familiale en lien indirect avec la Shoah.

Eric Dubois, L’homme qui entendait des voix –  
illustration de couverture de Jacques Cauda,
Unicité : 2019, 54 p. 13 €

Avec détachement et quelques touches d’humour, on est bien sur différents thèmes pas légers du tout : le harcèlement et le délire, avec une structure du texte qui emmène sur le dialogue avec le psychiatre, la voix du psychiatre et ses interventions. Avec un détail : l’auteur évoque deux thérapies successives. Je me débarrassais de ma timidité en usant de subterfuges que sont l’alcool et le cannabis. Un parcours christique. D’ailleurs il pardonne à ses tortionnaires ; il les considère, s’inquiète presque pour eux. Après l’écriture de son texte, il peut, comme tous les autres hommes et femmes sur la Terre, les aimer, là où dans les moments d’angoisse cela était bien plus difficile. …

une violence du langage et une violence de soi qui se heurtent au mur d’incompréhension des autres.

Des humiliations cumulées à un manque de confiance en lui, à la consommation d’alcool et de haschich et peut-être cette peur de perdre Myriam, les voilà sans doute les prémices de ce que les médecins ont nommé une pathologie (qu’on oubliera de qualifier).

La gravité du propos se relâche dans l’exercice de l’autodérision de l’auteur : Vous devenez très vite des pandas, obèses voire asexués, si vous ne vous bougez pas, si vous ne vous intéressez pas à quelque chose et/ou à quelqu’un.   

Dans ce récit très bien mené, l’auteur parvient à gommer sa propre tragédie au profit de quelque chose de confiant qui se joue sans doute dans le levier du texte, le dialogue, qui n’est pas de soi à soi, mais construit autour de la voix thérapeutique apaisante où l’écriture et l’être social d’auteur et de poète doivent supporter à peu près à eux-seuls la question du sens, du sens à vivre, à poursuivre sa vie.

Revuistes et éditeurs, merci de nous signaler les poètes en parfaite santé psychique, ça ira peut-être plus vite que l’inverse.

Il y a plusieurs années, les médias se sont intéressés à Éric Dubois et à sa « performance » : il venait de créer une annonce sur le Bon Coin et ainsi fait savoir que lui, « le poète Éric Dubois cherche des lecteurs ». Réactualisons ici ce quart d’heure warholien avec quelques compréhensions de ce que peut être un désespéré besoin de reconnaissance post-traumatisme.

Lire l’auteur le soigne. 

Présentation de l’auteur




Philippe Mac Leod, Supplique du vivant et Variations sur le silence

Le poète (ancien sacristain de la cathédrale de Saint-Bertrand de Comminges, chroniqueur à La Vie) disparu en février de l’année 2019 continue de nous mener par la main sur la voie de la concorde de soi. Mais qui donc pince les cordes ? 

(…) Le silence place ses nœuds et ramène tout l’espace au profond giron, écrit Philippe Mac Leod dans Supplique du vivant (poème Jusqu’à l’épuisement) : texte prémonitoire. Impossible lecture de Philippe Mac Leod, tant sa disparition pèse ligne après ligne. Au hasard de la lecture, page 54 (poème On ne sait pas comment) : Mais qui donc cherches-tu ? Le sais-tu au moins ? La vie n’est plus là — elle bourdonne en ses cristaux éphémères sans cesse renouvelés, atomes de lumière dans l’immensité de l’oubli. Mais qui donc cherches-tu ? As-tu trouvé ?

Peut-être déjà une fêlure dans le silence : (…) Comment le pied dans la déchirure a touché la terre ferme s’accordant aux semelles volontaires et mordantes.

Le pied dans la déchirure : on ne peut s’empêcher d’aller rendre visite à Pascal Quignard décryptant Masachio qui, en 1414, entra dans la chapelle Brancassi de l’église Santa Maria del Carmine à Florence et peignit Adam et Ève chassés du paradis. Adam laissant son pied droit traîner sur la terre d’Éden.

Philippe Mac Leod, Variations sur le silence,
Ad Solem, Paris, 2019, 92 pages, 14,50 euros

 

Le secret de l’image tient tout entier par le pied pris dans la porte, écrit Quignard (fuir le paradis veut dire avoir encore un pied dedans). Le pied droit est empreint dans le paradis. Seul le sinister (le gauche) court le monde convenu.

 

Un seul pas, et sûr, agile, (…), un pas, un oui, une trace peut-être (…). Viens — ce n’est plus l’heure. C’est le temps qui t’appelle.

 

Mac Leod conclut Supplique du vivant (poème À quai) d’un :

 

tout s’efface
l’espace est de retour

 

Il dédicace le livre à sa mère : comme lui, faisons retour… un retour En ville, premier poème du livre-espace, et écoutons (car lire, c’est écouter la voix) :

 

 

Et qui doutera de la traversée ?
Puisque l’enflement des solitudes nourrit le bourgeon d’un baiser
La vie au-dedans de la vie
Le monde quand il s’éloigne du monde
Se rapprochant de ce qui a toujours été.

 

 

Philippe Mac Leod , Supplique du vivant,
Ad Solem, Paris, 2019, 88 pages, 14 euros

Rappelons le nom des poèmes/chapitres de cette Supplique : En ville / Si loin si proche / Les chemins de la lumière / Rose d’un jour / D’un pays disparu / Jusqu’à l’épuisement / On ne sait pas comment / L’irréductible et l’inachevé / Le poème de la montagne / À quai. On peut choisir de lire tel ou tel, on peut choisir de se laisser glisser vers un autre, et bercer, et aimer.

Les éditions Ad Solem ne se contentent pas d’éditer ce texte travaillé dans le marbre vif, sensible, d’une poésie emprunte de foi vibrante (que chacun peut reconnaître, y compris celui qui s’en croit éloigné), non, elles publient également Variations sur le silence du même Mac Leod, ouvrage construit en deux parties : Terres du silence et Demeures du silence. Ainsi le pied gauchi (sinister), par la grâce du poète si bien aimé de l’éditeur, retrouve le pied qui n’a jamais quitté le paradis dans la fresque de Masachio. Mac Leod écrit :

 

J’ai bien quitté cette vie — je ne sais plus comment — pour abriter celle qui ne peut pas mourir puisqu’elle n’est d’aucun temps. 

 

Le silence est musique.

 

Présentation de l’auteur




Estelle Fenzy, La minute bleue de l’aube

Pensées, aphorismes, fragments, poèmes courts : il y a de tout cela dans la poésie d’Estelle Fenzy. Elle a l’art de capter à l’aube des instants minuscules pour en tirer des leçons de vie.

Lisant La minute bleue de l’aube d’Estelle Fenzy, comment ne pas d’abord penser à Georges Haldas, autre écrivain de l’aube pour qui il fallait – quoi qu’il en coûte – savoir « témoigner des minutes noires comme des minutes heureuses ».C’est cet état particulier de poésie que Estelle Fenzy partage en réalité avec le poète suisse, dans cette façon, comme il le disait lui-même, « d’être le plus présent à soi-même » et de témoigner du « prodigieux mystère de la vie » (Pollen du temps, éditions L’Age d’homme, 1999).

Estelle Fenzy, donc, maintient ses sens en éveil. Même la nuit. Elle nous parle d’un pays qui n’est pas nommé même si l’on repère ici une vigne et si, ailleurs, on entend souffler le mistral.

 

Estelle Fenzy, La minute bleue de l’aube,
La Part Commune, 120 pages, 13 euros.

Nous sommes dans le sud, mais l’important est ailleurs. Car la nuit et l’aube ont, au fond, partout la même couleur « Au mitan de la nuit / même les oiseaux dorment // Seuls les chats savent /où est caché le ciel ». Mais, note ailleurs le poète : « Le jour tarde à se lever / il a dû passer une nuit blanche ».

Les micro-poèmes d’Estelle Fenzy nous font aussi penser à ces poèmes courts coréens « écrits au creux de la main ». Elle le dit explicitement elle-même : « Souvent / mes poèmes / tiennent dans une main / humanité / de paume ouverte  // un fruit et son noyau ». Pas étonnant, donc, que ses poèmes puissent flirter avec le haïku. « Deviner / sur quelle fleur / le papillon se posera ». Ou encore ceci : « Le vent tourne / les pages du livre / à l’envers ». Sans oublier les traits d’humour : « Avec mon mètre / à peine soixante / je  ne serai jamais / une grande personne ». 

Pointe aussi, souvent, sous un apparent détachement, une forme de douleur. « Le plus difficile / ce n’est pas la solitude // le plus difficile / c’est l’absence ». Douleur avivée par la vision, à distance, des malheurs du monde : « Alep // Il est terrible le regard de l’enfant / il sait qu’il sera le premier // à mourir ». Alors, nous dit Estelle Fenzy, il faut « écrire / pour empêcher / que tout tombe » et « alerter le jardin » car « le soleil est parfois cruel ». Pour l’auteur, dans ces conditions, « un seul pays natal / une seule langue maternelle / le poème ».

 

Présentation de l’auteur