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Jean-Luc Maxence, Tout est dit ?

Pour défier le temps et les rides
Et les hirondelles fatiguées de aissance
Pour défier le suicide de nos gosses
Et les trahisons des faux-frères de l'ombre sans logement
Pour défoncer les yeux des salauds au fur et à mesure
Et saluer le soleil de l'amitié et la panne de l'horloge
(…)
Marions-nous cet été
Marions-nous jusqu'à la mort !

 

 

Viendrait un âge, pour les poètes comme pour toute personne publique, de délivrer des sentences présumées sages. Conclure, avec l'ambition d'entrer dans une anthologie des derniers mots célèbres. Un conseil : refermez le recueil et revenez longuement sur le point d'interrogation du titre. Tout est dit ? Prononcez-le comme il sied, en dressant votre voix vers les aigus. Posez-la, cette question, aux oreilles délicates qui préfèrent l'atone, posez-la aux villes chatoyantes, posez-la au ciel ! Tout est dit ? Vraiment ?

Le livre commence par une « interdiction de mourir ». En grandes capitales, comme une grande peine qui fanfaronne en disant « même pas mal ». Manière d'exprimer le mélange inextricable de vieillesse, de fragilité et d'ardeur : Ô ma douce toute violente devant le Feu… Jean-Luc Maxence récalcitre, tonitrue :

Jean-Luc Maxence, Tout est dit ?
Le nouvel Athanor, 2020, 64 pages, 15€.

Paris pue le carton-pâte
L'espoir et poitrinaire…

 

Mais sans jouer pour autant le vieillard ronchon, car il souhaite une vraie jeunesse aux suivants, une belle jeunesse :

 

Alexis
N'écoute personne
Ne crois pas
N'écoute que le vent
Ne cherche qu'en toi-même
La route ascendante

 

À ceux qui rêvent de nous endormir à coup de sédation et de fins de vie apaisées, le poète oppose le pas-sage, une étroite porte où la colère se frotte au désir et au sentiment du temps. Où le rire lui aussi joue des coudes parmi les peurs et les emportements :

 

C'est peut-être Madame la mort qui fait une carte bleue (…)
Je ne sais plus rien du bon Dieu et de son fiston

 

Foin des envolées juvéniles, loin des nostalgies débiles : retour au tragique ! La révolte de l'homme contre sa condition d'homme qui est la condition-même de son humanité. Écoutez cette nique au destin :

 

Nous n'avions peur de rien
Ni du soleil ni du diable
Ni d'être trois à nous aimer

 

D'ailleurs, ces mots de « soleil », de « diable », d'« aimer », j'ai l'impression de les relire, rafraîchis, sourdant du grand affadissement de la langue qui avait fini par me gagner !

 

L'eau n'est plus au rendez-vous des baptêmes
Pour sauver le monde et mon amour
Le paradigme inédit du petit matin
Fait chanter la source des Chevaliers du Soleil.

 

C'est un des derniers poèmes. Son titre : De quelle source parle-t-on ?

Présentation de l’auteur




Claudine Bohi, L’Enfant de neige

Le dernier recueil de Claudine Bohi, lauréate en 2019 du Prix Mallarmé, est illustré  par sept magnifiques peintures aériennes d’Anne Slacik dont la couverture elle-même. Le blanc, mêlé à des variations de bleu et de vert, y est celui des nuages mais aussi de la neige.

Un texte liminaire annonce dans ce sens : « Entrer dans la neige / aller au blanc… » et ouvre un prologue, «  La Porte de la neige ». Puis mystère, inconnu et paradoxe définissent l’incipit comme une accroche pour la lecture :

 

Il y a dans la neige
un trou

une porte de brume
où ce qui brille est une absence

on ne sait de qui

cette absence est du monde
la chose la plus ignorée

la mieux partagée
pourtant

 

Claudine Bohi, L’Enfant de neige, 
L’herbe qui tremble, 2020.

Le récit d’une absence commence et la langue elle-même, par « cette hésitation des mots », en témoigne. Il s’agit d’avancer dès le premier volet qui s’intitule « Les mots sont des pas sur la neige ». L’exergue de Serge Pey définit cette vocation dont la nature et ses habitants sont les adjuvants : « sous chaque lettre / une musique du grand infini / nous appelle ».

La neige, ce sont des traces, c’est un léger bruit ; une merveille, dans le silence de la nuit, qui « atténue la menace » et de son blanc naît l’infini. L’enfant qui naît va faire naître, lui aussi, un langage. Mettre au monde et créer, pour la poète, sont intimement liés.

Les mots apparaissent comme des flocons composant des vers brefs au rythme léger et au cœur d’un espace qui se veut souvent aéré :

 

la nuit est tombée
de ce côté du sens

d’un coup se lève
une blancheur interne

le temps a défait ses lacets
s’échappe de lui-même

 

Après des variations sur les mêmes motifs qui ont apporté le calme, un deuxième volet, au titre éponyme, s’ouvre sur l’in-fans silencieux à qui justement la neige ressemble. Comme celui-ci qui « marche vers son nom » et vers la parole, la narratrice s’en va vers le pays des mots où se trouve « un puits / où chercher la langue » malgré glissements et dérapages et à l’aide de la main.

Il y a aussi le regard de l’enfant qui, bientôt, va « informer les mots ». Le premier regard qui doit être toujours celui de la poète. Il s’agit alors d’hésiter peut-être mais surtout de redessiner le monde nouvellement perçu en recommençant sans cesse la parole car

 

entre ton corps
et tes mots
un pont
toujours est à reconstruire 

 

Des images délicates ponctuent un texte qui se cherche à la fois dans la douceur et la douleur : l’oeil de l’enfant est une « plage inconnue », la parole est « un collier de chair ». On peut lire également la « fourrure des mots ».

Puis, après une clôture sur l’attente de « quelqu’un », le troisième volet s’ouvre sur un espace-temps pour une nouvelle variation nommée « Secret de la neige ». En effet il y a avant le blanc, il y a les «autres blancheurs» et toujours « l’étonnement » devant cette magie indéfinissable. La neige n’est-elle pas synonyme de confiance, d’identité enfin trouvée avec ce blanc qui « réconcilie.../ qui réunit ». Elle fait bouger le coeur, elle fait vivre et apporte la joie. L’anaphore « il neige » tombe alors harmonieusement sur la page comme un flocon pour chacun qui a justement sa «  part de flocon » selon les mots du dernier titre et ceux de l’incipit :

 

il neige

on cherche la merveille

il neige

quelqu’un dans ton corps
s’envole

c’est ta part de flocon

 

La part des mots aussi, peut-on dire, sur la neige de la page qui est du « silence parlé ». Tout se mêle : l’enfant, sa naissance, celle du langage, le blanc, avant et entre les mots, qui « recule / vers sa  propre lumière ».

 

Présentation de l’auteur




Christian Monginot, Après les jours, Véronique Wautier, Continuo, Fabien Abrassart, Si je t’oublie

Christian Monginot, Après les jours

Le récent recueil de Christian Monginot est composé de deux suites qui constituent un seul poème : « Un roc affreux » et « Une douceur singulière ». Le lecteur se questionne : qui est ce « tu » auquel s’adresse Christian Monginot ?

À Arthur Rimbaud qui figure avec trois exergues dès les premières pages du recueil ? En deux feuillets, sous le titre d’ « Une Parole Clandestine », Christian Monginot expose clairement les objectifs de ce recueil : « Aller vers le réel ou le fuir. […] La langue veut cela » (p 9). Au-delà de cette contradiction, la poésie peut réconcilier le poète avec l’écriture poétique : telle est du moins la tâche à laquelle s’attelle Christian Monginot. Autrement dit, il semble que Christian Monginot pense que « l’homme réel demeure un trop, un excès pour l’homme de la langue et des discours ». Mais en même  temps, Monginot assigne à la poésie de capter cette parole qui est celle de l’homme réel… Y réussit-il ? La réponse consiste sans doute à lire « Après les jours »… La poésie est multiple : quoi de commun entre Adam de la Halle et Christian Monginot par exemple ? Les deux démarches semble radicalement opposées.

Dès le début, Christian Monginot ne fait que philosopher ; il faut le citer : « élargir cette zone d’affleurement de l’homme réel dans le langage de l’homme ».

Christian Monginot, Après les jours, L’Herbe qui Tremble
éditeur, 134 pages, 14 euros. Encres de Caroline François-Rubino.

Mais le poème n’est jamais bien loin : le titre du poème liminaire (« L’ombilic des innocences ») ne fait-il pas penser à celui d’Antonin Artaud (« L’ombilic des limbes ») ? C’est à une vision promothéenne, marquée par la lutte, qu’est invité le lecteur. Christian Monginot semble relire l’œuvre complète d’Arthur Rimbaud, les indices abondent : les mouches, le roc affreux, l’alchimie du verbe, les transactions, la folie, mettre un pied devant (l’homme aux semelles de vent selon l’expression de Paul Verlaine), etc… Monginot semble se placer dans le sillage de Rimbaud. La poésie est multiple : quoi de commun entre Adam de la Halle (pour ne prendre que cet exemple) et Christian Monginot ? « … tu veux savoir / Ce qui se cache au fond  du puits » (p 20) : pensée complexe qui exige une seconde lecture, voire une troisième…  D’autant plus que Christian Monginot paraît faire le tri entre une poésie qu’il refuse et une autre qu’il accepte. Trop de métaphysique (p 29) :  je n’entre pas dans le poème, et c’est dommage ! À la décharge du poète, il faut dire que la voie est étroite tant elle ressemble à une chicane ; ou alors, je ne sais pas décoder, saisir le rapport entre la problématique et les poèmes. Il me semble que Christian  Monginot a été trop ambitieux dans les poèmes qu’il produit qui n’apportent pas de réponses convaincantes aux questions qu’il (se) pose dans des éclairs lumineux. Les meilleurs moments sont ceux où le lecteur retrouve Rimbaud (pp 46, 72 par exemple) ou cette « Monnaie de singe » ou ces « Mirages publicitaires » ( p 94). À l’appui de ce long poème, je retiens ces accumulations, ces redites, ces constructions ternaires répétés… Le poète essaie de capter « Cette vie qui fuit, qui te déserte et qui t’ignore », semble-t-il remarquer à l’intention du lecteur (p 117). Il tente de faire coïncider, en poète qu’il est, le réel et l’homme.

 

∗∗∗∗∗∗

Véronique Wautier, Continuo

Pourquoi, pour quelles raisons, un vers touche-t-il le lecteur plus qu’un autre ? Et pourquoi tel lecteur plus qu’un autre ? Ainsi ces trois vers (un poème) : « j’ai vu ce matin l’aubépine en fleur / elle soulève chez moi un buisson de joie blanche / c’est peut-être cela ne pas chercher et trouver » (p 18). Est-ce pour la joie blanche, est-ce pour la façon de trouver ? 

Véronique Wautier est attentive à la beauté du monde (mais aussi à sa souffrance) qui, parfois, s’identifie à un rien (le mot revient à plusieurs reprises dans ses poèmes). Les exergues semblent retenir cette double attention car c’est une grande lectrice. Véronique Wautier paraît beaucoup voyager : du sud (Aix-en-Provence) aux bords de la Sambre. Face à la souffrance du monde, elle s’interroge sur le peu que nous sommes : « Je me demande comment j’ose être témoin d’une fleur, comment j’ose parler du silence dans l’abri poésie » (p 35) ; il est vrai que c’est au retour d’une visite à une amie atteinte d’une maladie incurable : « des milliers d’assassins mangent sa lumière » (id). Mais, en même temps, Véronique Wautier médite sur une toile de Nicolas de Staël qui, faut-il le  rappeler (?), s’est défenestré… Ça pour la douleur ? Si un poème brûle la douleur (p 48), car la joie immobile / résiste au feu… Véronique Wautier ajoute « je crois » à la fin de son poème. 

À la fin du vers précédemment cité ! Mais elle ajoute ailleurs (p 37) « certains croient moi pas », le poème commence par ce vers qui met ainsi en lumière la polysémie du verbe croire.

Véronique Wautier, Continuo, L’herbe qui tremble, 2017, 64p., 13€. Peintures d’Anne Slacik.

Véronique Wautier, Continuo, L’Herbe qui tremble
éditeur, 64 pages, 14 euros. Peintures d’Anne Slacik. 

Que faire dans le mystère de la nature qui se suffit à elle-même ? Que faire dans ce monde où les hommes sont égoïstes ? « Écrire à sa solitude » comme elle le note si bien… (p 44).

Véronique Wautier regorge d’amour pour ses semblables : elle s’essaie à saisir au vol « le chant d’être toujours en vie dans ce paysage bancal » (p 51). Et elle y réussit fort bien. C’est ce qui fait le charme incomparable de cette poésie. Si Véronique Wautier vit en poète, elle s’accompagne de la peinture ; ce n’est pas un hasard si Nicolas de Staël ouvre et clôt le livre dont les œuvres furent vues lors d’expositions…

 

∗∗∗∗∗∗

Fabien Abrassart,  Si je t’oublie 

Le titre est élégiaque à souhait mais il ne faut pas s’y fier. J’ai lu « Si je t’oublie » sans rien y comprendre. Est-ce parce que Philippe Lekeuche, dans sa préface, remarque : « Ces poèmes calcinés, loin de nous désespérer, éclairent notre errance au sein de l’absence d’unoù être, notre déréliction constitutive de ne point exister encore… » (p 9). Qu’est-ce qu’écrire de la poésie ? 

Je me le demande de plus en plus souvent … Est-ce ce qu’écrit Fabien Abrassart ? Une voix semble remarquer : « … on existe coûte que coûte, poétiquement, envers et contre tout » (id). J’avoue n’avoir rien entendu. Et pourtant j’ai bien cherché ce lien ontologique entre Jérusalem et Auschwitz et je n’ai rien trouvé. Est-ce parce que je n’ai jamais lu la Bible ? Et ce ne sont pas les références (à) ou les citations de Baudelaire, de Villon ou d’Appolinaire qui changent quoi que ce soit à l’affaire ; ou alors je ne sais plus lire des poèmes ou alors étais-je dans une disposition d’esprit qui m’empêchait d’apprécier ces pièces de vers … Le Poème d’amour (p 39) est le seul que je sauve de cette incompréhension, de ce naufrage. Qui est cette sainte à Rouen ? Je peux deviner ce que sont ces cheveux mais pas ce qu’est ce corps de cire 

Je peux deviner l’horreur des camps d’extermination mais il y a trop de mystères que je ne perce pas… J’arrive même à trouver comme des échos du Roman Inachevé d’Aragon (je ne sais pourquoi  la Chansonnette Madame d’Abrassart me fait penser à La Guerre et ce qui s’en suivit d’Aragon !).

Fabien Abrassart, Si je t’oublie, L’Herbe qui Tremble
éditeur, 66 pages, 13 euros. Peintures de Marie Alloy.

  Et ce ne sont pas les majuscules mises aux mots (pp 48-50) qui sont capables de me faire changer d’avis à la lecture de Si je t’oublie

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur

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Barry Wallenstein, Tony’s blues, textes choisis et traduits par Marilyne Bertoncini, gravures Hélène Bautista

Un volume élégant, pour cette maison d'édition qui s'ouvre à l'internationale et propose un catalogue d'une qualité non négligeable. Pourquoi viens-tu si tard, PVST, publie cette fois-ci un recueil signé Barry Wallenstein, en version bilingue, avec un choix de textes et une traduction signés Marilyne Bertoncini. Superbe couverture, blanche, avec un paratexte monochrome, gris bleu, pour ce volume titré  Tony's blues, accompagné du témoignage de la poète Chantal Dupuy-Dunier qui connaît bien l'auteur et d'une préface d'Emmanuel Desestré. Les gravures d'Hélène Bautista qui ponctuent l'ensemble des poèmes.

Le blues, genre musical, vocal et instrumental venu des chants de travail des populations afro-américaines subissant la ségrégation raciale aux États-Unis, est un style dans lequel le chanteur exprime sa tristesse, ses déboires, mais qui est aussi éminemment politique. Que l'on songe à ces codes et références cachés dans nombre de textes des chants appartenant au genre. Parmi ces traits distinctifs on trouve des figures récurrentes, comme Stagger Lee, qui exprime un concept, celui de la révolte,  qu'elle ne met en scène à travers  un personnage quelconque  et le récit anecdotique de son aventure. Stager Lee, l'homme qui se bat pour un couvre-chef, apparaît dans cette  tradition musicale, et réapparait, du blues au rock. Son histoire a fait l'objet de tant de reprise au cours du vingtième siècle  que l'on a du mal à les compter... Cette figure de résistance abat un de ses semblables obéissant aux instances politiques et se pliant aux lois édictées par la ségrégation, pour lui prendre son chapeau, autrement dit son couvre-chef (que l'on s'arrête sur la polysémie du groupe nominal "couvre-chef", c'est à dire attribut de celui qui est en position de commander). Stagger Lee devient le symbole de la résistance contre la ségrégation. 

Barry Wallenstein, Tony's blues, textes
traduits par Marilyne Bertoncini, gravure
d'Hélène Bautista, éditions Pourquoi viens-tu
si tard ? , 91 pages, 10 €.

Tout un champ sémantique ancré dans ces codes et dans un fonctionnement antiphrastique court dans les indénombrables versions de cette histoire (qui d'ailleurs viendrait d'un fait divers ayant eu lieu au début du XXème siècle). Ce personnage s'inscrit dans une liste d'autres figures symboliques.

Cette référence à une tradition culturelle qui représente la résistance d'un peuple face à l'oppression place, dès avant la lecture, le recueil sur le terrain d'énonciation d'une parole dissidente, d'une voie off, et d'une lecture réflexive de la siociété américaine. Tony's blues est, aussi, le titre d'un album de Tony Fruscella, accompagné par Hank Jones, Wendell Marshall et Shadow Wilson, enregistré en 1952 à New York, et réédité dans la collection The jazz factory de Discoforme en 1999. Une lignée donc, une tradition sous les auspices de laquelle Barry Wallenstein  réunit l'ensemble des poèmes qui constituent ce recueil.

Le choix éditorial soutient la portée politique, sociologique, engagée, et critique des poèmes, car le recueil est scindé en deux parties, la première laissant le champ libre à la version originale, suivie par les traductions, le tout scindé par les gravures d'Hélène Bautista. C'est fort, ce choix, car l'impact est puissant et permet une plongée immédiate dans l'univers d'une société américaine qui imprègne particulièrement les textes de Barry Walleinstein, Blues oblige... Le poème liminaire donne le ton, ça cogne et percute comme cette musique qui résonne comme le battement d'un sang réfractaire dans les veines...

 

1.
Tony (To Himself)

Tony-You're a slick/sick mother-hubba
money in your ears
& your eyes are seeing halves-hlaf
what the gold, so-called, is worth

(...)

you're a dull toad, Tony
in a left-over stew ;
you've stopped reading the news
'cause it's bad-even the comics are sad

Wake up !

 

Tu es un beau gros salaud de ta mère, Tony -
de l'oseille plein les oreilles
& tu imagines des moitiés-moitié
de ce que l'or-soi disant-est coté

(...)

t'es un crapaud terne, Tony
dans un reste de ragoût ;
tu ne lis plus le journal
car il est nul-même les BD sont tristes

réveille-toi !

 

Pas besoin de comprendre l'anglais, assonances et allitérations rythment le poème, qui sonne comme une de ces interjections  utilisées par les crieurs publics pour attirer l'attention sur le discours qui va suivre. Sorte de présentation, ou d'entrée en matière, on sent bien que ce qui va suivre sera dense, virulent, fort... La traduction de Marilyne Bertoncini permet de parfaitement restituer les effets d'entrechoquement des mots, grâce à un choix de vocabulaire savamment orchestré. Le rythme qui ponctue les deux versions convoquent la musicalité du blues, tout comme le positionnement qui désormais ne laisse plus place au doute : Tony's blues est un recueils engagé, critique, politique.

L'horizon d'attente est donc celui d'une plainte portée par une visée critique de la société, dont l'énonciateur serait le personnage éponyme, Tony. Il n'en est rien, la parole est retirée de la bouche de ce supposé sujet, et c'est le poète qui dresse les multiples tableaux de la vie de celui-ci. Une immersion dans les pensées de ce dernier, et des passages discursifs lorsque sont relatées ses aventures. Tout ceci bien sûr au vitriol, mais ne faisant que décrire, finalement, une certaine catégorie de la population américaine, comme elle peut être mondiale. Les titres des textes ne laissent pas de doute sur le fait qu'il s'agisse de sortes d'instantanés comme des photos, images, cartographies de l'individu "Tony" représentatif d'un groupe, élevé au rang de figure symbolique de ce groupe. 

Alors, là est le tour de force et  aussi une certaine manière d'ouvrir à un horizon littéraire et discursif nouveau : Barry Wallenstein interroge aussi le blues, et les siècles de tradition musicale et discursive productrices d'une parole dissidente. Le recueil revêt toute sa portée symbolique quand après la lecture on a accès à  l'acception antiphrastique du titre... Le lecteur a constaté que le prétendu sujet producteur du discours, Tony, est dépossédé de la parole. Plus, il est l'objet d'un regard, d'un discours réflexif éminemment critique, il devient un type, il représente une typologie, tout comme Rastignac est l'incarnation de l'arriviste chez balzac... Dès lors, le blues et Tony sont sujets à caution, et interrogés grâce au point focal adopté par le poète. C'est également ce que nous disent les derniers vers du recueil... 

 

On parle de ces choses-
granulés de chaleur, pour soir d'hiver où les étoiles
abattent le réconfort.

 

Le blues de Tony est un discours de plus produit après des lustres de paroles dédiées au genre. Ces derniers vers, qui ouvrent vers l'avenir, et interpellent le lecteur : tu viens de lire les aventures de Tony, tu es d'accord avec ces constats, et tu vas refermer le recueil, et maintenant, tout va continuer ? Que vas-tu faire, toi, lecteur, de ces siècles de tradition artistique qui te montrent ce qui ne va pas, qui te disent ce qu'il faut balayer pour un monde meilleur ? Vas-tu encore pleurer sur du blues et continuer à laisser perdurer une société qui va à l'encontre de ce qui pourrait permettre à l'humanité et à la fraternité de s'exprimer...?

C'est ça, Tony's blues.




Hölderlin : une voie vers les cieux

Le hasard des rencontres n’est jamais vraiment fortuit, et il obéit à une espèce d’impact intérieur qui trouve sa justification dans la proximité des textes. Ici, cette traduction métrée de C. Neuman des Élégies de Friedrich Hölderlin suit une autre de mes lectures récentes, celle d’un anglican du XVIIe, Thomas Traherne, qui lui aussi porte son regard vers le haut, vers une essence divine comprise comme céleste, comme une transcendance presque sublime.

Les deux auteurs prônent une patrie spirituelle, à la fois aérienne et cependant accessible, humaine, presque matérielle. Ainsi, le goût du vin et du pain compose, par exemple, pour le poète, l’eucharistie, comprise comme une élévation, laquelle suppose un ordre théologique inhérent. Ici, ce dieu a pour patrie les coteaux qui bordent le Rhin, un Rhin préromantique et qui masque peut-être une idée de la germanité.

Allégorie de l’Allemagne, sorte de Grèce antique revécue, comparable à l’Occitanie de Simone Weil qui voit dans la Toulouse et l’Albigeois du XIIIe le talent de faire revivre, d’actualiser une vraie renaissance de la Grèce hellénistique. Nonobstant, ces élégies portent un regard vers le sommet, vers le monde éthéré des cieux, des ciels augmentés d’une présence supérieure.

 Friedrich Hölderlin, Les élégies, trad. métrée
Claude Neuman, éd. Ressouvenances, 2020, 20€

Cette poésie, ici traduite dans le mètre original, implique un univers qui s’agrandit à la présence, à la grandeur du poème et du poète voyant, qui déjà peut se prévaloir d’une hauteur de vue, d’un ton prophétique, celui qui sera propre aux romantiques qui viendront. Est-ce là habiter le monde en poète ? Très certainement car cet univers céleste se véhicule du poème vers le poète, de la vie du poème à la vie de l’homme, prophète en quelque sorte, prophétisant sa propre nature. Ce sont des poèmes de l’Ouvert, poèmes de l’air, du chant. Ces élégies portent en elles une promesse, prédisent ce qui doit advenir au poète, un poète habitant le monde dans l’agrandissement de son poème, augmenté d’une expression de l’air, de songes aériens. Certes, cette ivresse des sommets, la divagation au milieu des Ménades, dans la proximité des vignobles du Rhin, initie, en un sens, le vertige qui prendra le poète jusqu’à sa folie.

 

Et ce discours me poussa à chercher ailleurs encore,

    Je montai en bateau au lointain pôle Nord. Là dormait

Silencieuse en sa coque de neige la vie enchaînée : ce sommeil

    De fer attendait le jour depuis des années.

 

Et comme j’évoquais en préambule le hasard étrange où butent les lectures, il me revient à l’esprit, au sujet de la langue traduite, qui sonne particulièrement ici, un même effet de surprise de la traduction de Maurice de Gandillac travaillant à rendre en français l’énigmatique Zarathoustra de Nietzsche. Ce français métré sonne avec suavité, écriture capiteuse, presque entêtante. De plus, cette association avec Nietzsche pourrait se poursuivre au-delà des effets de la traduction. En effet, le poète du Neckar pourrait très bien se trouver parmi les hôtes de la grotte mythique de Zarathoustra. Car lui aussi cherche la vérité dans la profondeur, et lui aussi atteignant le sommet, tombe dans la folie, laquelle n’est autre qu’une fuite, une échappée vers où ce trop d’angoisse du fou se transforme en chant du cygne. Cette combustion de la raison est nécessaire, car elle consume l’équilibre trop humain de la parole dans le monde. Elle va vers le poétique. Elle est fruition de la parole, fructification matérielle des vignes du Rhin, et c’est là la seule chose qui importe, car cette poésie est devenue immortelle, aussi forte qu’un vin.

 

Encor fructifient mes pêchers, leur floraison m’émerveille,

    Le buisson de roses se dresse superbe, presque arbre.

Lourd de fruits sombres, entre-temps, s’est fait mon cerisier,

    Et aux mains du cueilleur ses rameaux se tendent d’eux-mêmes.

 

L’ascension du poète, comprise comme la progression du Voyageur contemplant une mer de nuages de C. D. Friedrich, pourrait se concevoir comme le deuil de la raison, car cet oxygène manquant aux sommets des montagnes provoque à la fois le vertige et la mort. D’être trop près des points culminants, renouvelle la figure d’un Icare brûlé par son vol mythique.

 

Et le trésor, l’Allemand, sous l’arche de la paix sainte

    Qui repose, est l’épargne des jeunes et des anciens.

Je parle en fou. C’est la joie. Mais demain et à l’avenir,

    Quand nous irons dehors voir ferme et champ

Sous les fleurs de l’arbre, aux jours de fête, au printemps, mes aimés,

    Nous en parlerons et en attendrons beaucoup.

 

Beauté sans doute des images impossibles, des pays sans connaissance, où vivent des dieux apaisés, pays étrange où pourraient se rendre Bacchus et Ariane, figures du Titien, dans ce déséquilibre sublime et improbable de toute fiction poétique.

 

Présentation de l’auteur




Amnésies, Marlène Tissot

La collection La feuille et le fusil, dans laquelle se déploie le poème de Marlène Tissot, présente un « format à la mesure prédéfinie », pour reprendre les mots de la présentation de cette dernière, où « c'est l'essence du texte qui façonne le livre en imposant le choix du papier, sa couleur, sa texture, sa main, son bruit... »

Ainsi «[l]a collection La feuille et le fusil s'engagera à mettre en relief l'épaisseur invisible du poème » !

La narratrice de cet ouvrage partagé entre méditation et récit se révèle comme à la poursuite du lapin blanc qui apparut au personnage d'Alice, emblématique de Lewis Carrol, prélude aux métamorphoses oniriques de cette aventurière... Signe de deux temps qui partagent, dans le recueil, ce fil rouge de l'enfance traversée à la fois de mémoire et d'oubli, deux pages sur fond de papier bleu-nuit viennent couper la pensée narrative aux pages rosies d'émotion, sobrement marquées par l'adverbe « Premièrement » puis « Deuxièmement », plaçant la lecture sous deux citations extraites, l'une, d'Alice au pays des merveilles, et l'autre, de Ce qu'Alice trouva de l'autre côté du miroir.

Marlène Tissot, Amnésies, La Boucherie
littéraire, collection La feuille et le fusil,
2019,14 €.

Dès lors les repères entre la vie intérieure de Marlène Tissot, toute à la fois personnage, narratrice, et poétesse de cette trame et l'univers imaginaire de l'écrivain anglais du XIXème siècle, se mêlent habilement, s'entremêlent même pour ne plus faire qu'un, écho entre la réflexion littéraire, le songe évocateur et ce « blanc » ou plutôt devrions-nous dire ces « roses » et ces « bleus » qui viennent sertir le texte, ces « amnésies » qui semblent autant de conditions de survie, de vie reconquise après les accidents et les traumatismes...

La question inaugurale qui ouvre cette maille de l'être à travers le temps de l'écriture, pose en des termes mûrement réfléchis, cette quête de soi tant dans les strates des souvenirs que dans les stries des oublis, une écriture donc tant mémorielle qu'amnésique, ou qui tâche pour le moins à garder un secret, mais de mieux en mieux cerné par cette recherche singulière, de l'« épaisseur invisible du poème » : « Une pièce manquante / dans un puzzle / fait un trou dans le paysage / Et pour la mémoire ? / Comment ça marche ? / S'il m'en manque un morceau / est-ce que ça fait un trou / dans l'image que j'ai de moi ? » L'écriture, au silence respecté alors, fore encore et encore, réhabilitant l'oubli comme un signe de grande santé, dans l'épreuve de l'existence, en ce terrain fondateur qu'est celui de l'enfance.

« Premièrement » donc, la citation : « Et elle essaya d'imaginer à quoi ressemble la flamme d'une bougie une fois que la bougie est éteinte, car elle n'arrivait pas à se rappeler avoir vu chose pareille. » Éclat de l'intime, passage entre présence de la flamme et absence de la disparition, tel le chat de Chester, qui peut apparaître ou s'effacer à sa guise, son sourire restant un instant suspendu dans l'air, un goût d'évanescence. Ainsi à la chute analogue à celle du personnage d'Alice, le leitmotiv « Je suis tombée » scandé dès les premiers vers libres, succédera la question énigmatique : « Que s'est-il passé ? ». Les visages de l'enfance se déclinent alors, de la sœur à Alice, pour faire le récit d'une famille en expédition à l'hôpital, et qu'advienne le diagnostic pris dans sa nuance : « Traumatisme crânien modéré / conscience momentanément altérée / amnésie lacunaire ».

« Deuxièmement », après, en contre-point, une nouvelle citation « En tout cas, ce qu'il y a de clair c'est que quelqu'un a tué quelque chose... » ouvrant sur le personnage fantastique, le monstre Jabberwock, voie dans laquelle se sont inscrits nombre de poètes depuis Lewis Carrol, créature à la fois défiée et appelée par la voix de la narratrice, puisqu'elle représente la possibilité de l'envol du dragon, d'un merveilleux retrouvé grâce à cette capacité de résilience préservant le mystère dans l'envoi des derniers vers : « Sur l'envers du miroir / il y a un enfer que je veux déserter / aide-moi à revenir, Jabberwock / de ce côté / celui de mon reflet vrai / rien d'autre / Laisse-moi revenir / retiens le monstre invisible / demande à l'amnésie / de garder le silence / pour toujours / à jamais / Qu'elle me laisse vivre qui je suis / mais pas ce qu'il m'est arrivé ».

Retour au réel par le biais du fantastique, secret tu et possibilité salvatrice de continuer la vie, en restant soi et en oubliant, volontairement, l'heure de l'épreuve, c'est de cette métamorphose par l'écriture, médecine de l'âme, dont nous parle par son jeu de miroir ce beau poème au fil tenu de bout en bout de Marlène Tissot...

Présentation de l’auteur




Laurent Faugeras, Les Joues mordues

Les Joues mordues de Laurent Faugeras se présente comme un ouvrage élégant, illustré par des monotypes d'André-Pierre Arnal, qui accompagnent agréablement la lecture.

Le titre choisi pour le recueil peut surprendre, et surprend en effet. Il trouve assez rapidement une élucidation partielle : « Les fruits encavés se mordent les joues / quand les oies passent sans dévier » (p.16). On pense alors à ces pommes blettes que l’hiver rétracte et racornit, comme l’âge, terriblement, peut rétracter les visages humains. Le poète se montre donc sensible au passage du temps, des saisons, peut-être à leur pouvoir destructeur, alors même qu’il relie par une verticale les pommes « encavé[e]s » aux oies volant dans le ciel, « sans dévier ».

Un peu plus loin « La plongée des chemins pourrait se prendre entre les mains, / tenir au creux des joues, s’en aller vers des gloires » (p.22). L’image a un fort caractère idiosyncrasique : il y a là, indéniablement, une part de mystère, que nous n’interrogerons pas davantage.

Laurent Faugeras, Les Joues mordues,
L’herbe qui tremble, 2019.

 

De fait, de prime abord (mais cette impression est trompeuse) la poésie de Nicolas Faugeras n’est pas de celles qui cèdent aux séductions faciles du rythme, de l’image ou de la prosodie. Elle peut même paraître austère comme les lieux qu’elle évoque et construit peu à peu : terres hautes, que l’on se plaît à croire limousines, climats rudes, éléments hostiles, présence de la pluie, du vent, des frimas. Une dernière séquence, non signalée dans un recueil qui se présente comme une suite de courts poèmes dépassant rarement la dizaine de vers, évoque l’océan.

Les saisons semblent omniprésentes : on commence par l’hiver, « Après la parole facile, une vie pour se défaire de l’écho. Voici janvier » (p.15), avant que n’apparaisse avril, le printemps, « La prairie d’avril s’apparente à la joie, / et les abeilles trépassent / dans cette pornographie du réel » (p.18). Plus loin, les chaleurs de l’été, l’ardeur du soleil enflamment et dessèchent le monde : « Le plein été tonne depuis juillet, / c’est le midi de l’année […] Le soleil rend des sentences / on ne pense pas au-delà d’un peu d’ombre / et la sueur nous traverse à gué. » (p.58). Les arbres annoncent l’automne : « Ciel parfait, les arbres invoquent l’automne. / Par eux viendra la première mélancolie du soleil » (p.63).

Cette poésie est en prise avec un réel que l’on imagine à l’écart. Peut-être s’agit-il d’inventorier des stations, comme on dit en botanique, où la poésie continuerait à s’épanouir : terre haute, éloignement, neige, villages perdus. Le poète nous semble désireux de « gagner le large de toute chose » (p.95).

Poésie patiente, songeuse, méditative, presque « ruminante », en donnant à ce dernier terme la noblesse que conférait Nietzsche à la « rumination ». Là où d’autres auraient choisi la ligne droite, peut-être par impatience, Nicolas Faugeras pratique l’art du détour, non pas afin de chantourner, d’enjoliver, de controuver l’objet de son discours, mais afin de mieux le cerner dans un réseau de mots bien choisis : « Entre les maisons grince un puits de sang, / un linéament de lierre déchire l’enneigement, / des rêves s’effondrent des toits. / Entre nos cils et la glace, dure l’été d’un récit / que les mots cherchent à prouver » (p.14). La parole ne dit pas, mais suggère : propre d’une authentique poésie ? Et de ce discours, que l’on trouvait austère, commence à s’élever un chant, qui est chant des profondeurs : « La mer en allant et venant / obéit au balancement d’une herbe sèche / le vent ouvre les portes même fermées à clé, / il traverse les vitres sans les briser / l’écriture s’enfonce dans la page qui l’engloutit / parfois quelques mots tiennent à la surface. / Le poème pèse trois grammes / et comme tous les chemins, / il dispute son signe à l’effacement » (p.93).

L’écriture de Nicolas Faugeras nous semble en outre caractérisée par une tentative continue d’allier le concret à l’abstrait, ce qui ne va pas toujours sans distorsions : « Contre l’arbre alors, / pose la main et le revers de la force » (p.18) ; « Un linéament de lierre déchire l’enneigement » (p.14) ; ou encore : « Deux oiseaux ont coupé l’unité, / et les pans d’éternité ont baissé leurs bras » (p.20). L’image peut ainsi tendre, parfois, à l’ingéniosité. Peut-être touche-t-on là à la limite du poétique ?

Ceci étant dit, on s’attache à ce recueil, lu et relu continûment, comme on doit lire de la poésie. Finit alors par s’imposer un paysage de montagne distribuant son ordre sur le reste du monde : « Hautes terres, / comme l’oubli le vent s’efface en passant, / l’eau naît de toute chose, / l’altitude écrit ses fleurs » (p. 32). Le poète apparaît comme l’interprète de cet espace : « La montagne se lit, / il n’y a pas d’autre issue que l’écrire / peu importe de la gravir, / elle transcrit la plaine et la mer, / elle met en scène le monde. / Celui qui demeure ici verra toute chose ; / Ô montagne, même si souffrir contre tes pages / ressemble au gel sur les fleurs, / au sel sur les blés ; au miel sous la pluie… / Je me risque à toi »(p.36).

Le poète se décrit souvent en « marcheur obstiné » (p.43), voire en randonneur : « Les pas déchiffrent le chemin, / mais après des heures les signes se brouillent, / on saisit au fond du sac, / les dernières figues et le chant du monde » (p.41). Le marcheur est un interprète, un lecteur de signes, un poète en somme, célébrant l’effort et la récompense : les figues et le chant du monde.

On déplore toutefois la présence de quelques coquilles : une espace manquante après une virgule (p.16), un accord pluriel après une énumération gouvernée par « chaque » (p.23), un emploi parfois erratique de la virgule et du point-virgule. On s’interroge sur « le fonds du ciel » (p.23) et sur « prêt de la roche » (p.92).

Il ne s’agit-là que de quelques détails, qui, en fin de compte, n’altèrent en rien le plaisir pris à la lecture de l’ouvrage. Pour finir : « Tu écoutes la musique, / tu dis c’est le tambour la viole ou le cor. / Tu regardes la montagne, / il serait bon de dire : c’est le matin. / Cette jeunesse qui tient les hauteurs, / ces ombres de loup, / ce feutré de lumière qui triomphe, / ce silence éclatant et vif, / n’est-ce pas avant toute chose : / le matin ? » (p.47).

Présentation de l’auteur




Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire

Lire et relire la poésie de Yves Elléouët. Surtout connu pour ses deux récits (Falch’un et Le livre des rois de Bretagne), il était aussi poète. Voici rassemblé, dans un recueil édité par Diabase, l’essentiel de son œuvre, marquée à la fois par ses origines bretonnes et l’influence qu’exerça sur lui le surréalisme.

« C’étaient les grandes outres du ciel/dans un pays de lointaine mémoire (…) la nuit couchée sur les troncs couchés/les bourrasques dans le cœur d’août/la pluie veuve et se traînant ». Ce pays de lointaine mémoire avec « la pierre levée des clochers » est celui dont est originaire le père d’Yves Elléouët : la vallée de l’Elorn du côté de Landerneau, plus précisément La Roche-Maurice. Le jeune Yves y passera les années d’Occupation chez sa grand-mère paternelle, avec sa tante et son oncle Yves. Il y retournera régulièrement dans les années qui suivirent (celles d’une courte vie puisqu’il mourra à 43 ans en 1975). « Je suis d’Armorique cette péninsule barbare//où les eaux de la terre crèvent sa peau d’herbe et d’épines//nous Celtes ivrognes errants/et tout pleins d’amertume ». Des lieux surgissent dans ses poèmes qui témoignent de son attachement à ce « terroir » (Pencran, Guimiliau, Argenton…) avec ses « fermes en toit de beurre » et ses « molles pluies ». Mais Yves Elléouët n’est pas un écrivain régionaliste (surtout pas !).  

Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire, poèmes
et lettres
,  Diabase Littérature, préface,
avant-propos et
notes de présentation de Ronan Nédélec,
 181 pages, 19 euros.

Ce pays de lointaine mémoire, il le transfigure d’une plume qu’il a trempée dans l’encrier du surréalisme. Ce qui rend son œuvre d’une certaine manière « inclassable »,  même si on peut la qualifier « de Bretagne certainement », comme le souligne Ronan Nédélec dans la préface de ce livre. « Il erra dans un lieu – la Bretagne – comme dans la langue avec le désir que ces deux errances ne fassent plus qu’une », expliquait le poète Michel Dugué dans un numéro spécial de la revue « Encres vives » consacré à Elléouët en janvier 1983.

Voilà donc un poète « de Bretagne », mais aussi de Paris où il vivra et travaillera. D’abord dans les métiers de l’imprimerie avant de se consacrer à l’écriture et à la peinture (il épousera en 1956 Aube la fille d’André Breton). Quelques uns des ses poèmes seront publiés de son vivant sous le titre La proue de la table (éditions du soleil noir, 1967). Mais il faudra attendre 1980 pour que paraisse Au pays du sel profond (éditions Bretagnes) puis Tête cruelle (éditions Calligrammes, Quimper 1982). Les poèmes de ces deux recueils avec quelques inédits sont aujourd’hui réédités sous le titre Dans un pays de lointaine mémoire.

A la sortie du livre Au pays du sel profond, le poète et journaliste Xavier Grall avait parlé, dans le quotidien Le Monde, à propos des poèmes de Yves Elléouët, de « scènes surréalistes », de « petits tableaux crépusculaires », de « voyances brèves ». On en retrouvera deux ans plus tard dans Tête cruelle.

Des scènes surréalistes ? Il suffit de lire ces premiers vers du poème intitulé Limericks : « une angélique ingénue de Toulouse / buvait du gin en tondant la pelouse / un crocodile survint qui lui mangea un pied ».

Des petits tableaux crépusculaires ? Il y en a dans le poème intitulé Pencran : « petit café-tabac / je m’y vois jadis lamper du vin fort / dans des grands verres la pluie crible la vitre / on lève la tête/tout est noir / un ruban de papier tue-mouche pend dans la pénombre ».

Des voyances brèves ? Attardons-nous sur le poème Les diables : « au bord des routes / sur les chevaux pommelés des journées lentes / en automne / une femme noire de foudre attend / un promeneur malade ».

On voit aussi, dans de très nombreux poèmes, circuler des figures de la mort. Yves Elléouët n’a pas connu pour rien l’ossuaire de l’enclos paroissial de La Roche-Maurice. L’Ankou (messager de la mort en Bretagne) y est sculpté dans la pierre. Il interpelle les vivants : « Je vous tue tous ». Dans un de ses textes, le poète nous dit  qu’il entend les morts « monter l’escalier » et, sous sa plume, l’horloge qu’on voit dans les maisons de campagne  peut devenir « un grand  cercueil noirci ».  Quant aux danses macabres qu’il a du entrevoir sur les murs de certaines églises bretonnes, elles lui font écrire que « tous les morts sont venus danser / autour de nous autour de nous autour de nous ». Ajoutant : «  il est vrai que les morts dansent depuis des temps immémoriaux ».

Ces visions de la mort – leur côté fantastique – rejoignent son penchant pour le surréalisme. C’est le cas aussi pour la mythologie celtique, dont le « flôt tumultueux » (Michel Dugué) imprègne de très nombreux poèmes. « Un certain paysage celte est ancré en lui, le constitue. C’est sa signature », souligne Cypris Kophidès dans la postface du livre. On voit ainsi, au fil des pages, surgir Tintagel ou Galway, mais aussi deux grands poètes des pays celtes : le gallois Dylan Thomas, l’Irlandais James Joyce. « Je vous vois / James Joyce  /je vois votre figure multicolore ».

Si le sentiment de la mort, si la Bretagne ou si la « magie » des pays celtes imprègnent l’œuvre poétique d’Yves Elléouët, il ne faut pas oublier pour autant son aspiration à la vie sous toutes ses formes et notamment à l’amour (« l’air des falaises habitait ton visage »). Ce mélange rend souvent sa poésie déroutante mais elle nous le montre « fidèle témoin de la blessure ténébreuse de l’homme », souligne Cypris Kophidès. Et elle ajoute : « Ce qu’elle dit s’échappe d’un lieu et d’un temps car elle parle de la condition humaine ».

Dans une deuxième partie du livre sont publiées les lettres d’une correspondance que Yves Elléouët a entretenue avec André Breton, Michel Leiris, mais aussi (lettres plus rares) avec Per Jakès Hélias, Xavier Grall, Georges Perros. Elles apportent un éclairage nouveau et inédit sur l’auteur. Il a 23 ans quand il adresse sa première lettre à André Breton en ces termes : « C’est avec le désir de me joindre à vos Mystères que je vous écris. Le surréalisme étant la seule voie menant à la Découverte. La seule lampe d’alchimiste allumée sur la nuit. Le seul guetteur sans doute accoudé aux tours de garde des siècles passés et à venir ».

 




Fabienne Swiatly, Elles sont au service

Dans ce recueil, l’autrice Fabienne Swiatly met sa voix au service des femmes « au service » : caissière, ouvrière, agent de nettoyage, de sécurité, d’accueil, aide-soignante, maîtresse d’école, mère au foyer, secrétaire, coiffeuse, serveuse... Toutes femmes appartenant au monde du travail, comme on dit, vues, entendues, rencontrées dans l’exercice de leur métier, sans que ce dernier soit clairement nommé sauf à de rares exceptions.

Des invisibles silencieuses en somme, que l’auteur prend le temps de regarder de son œil photographique qui sait capter les détails, les gestes révélateurs, à qui elle donne la parole en restituant leurs propos, tels quels, comme si elles étaient enregistrées sur place.

Ces « fragments de vie », mininouvelles, poèmes en prose, portraits en action, « cadrés serré », d’une dizaine de lignes au plus, révèlent une écriture affûtée, concise, au plus près du réel, sans jugement, ni pathos ni misérabilisme. L’auteur prend soin en effet de laisser la place à l’imaginaire du lecteur : à lui de compléter « le hors-champ » de la scène photographiée, d’y projeter ses sentiments, ses réflexions, son propre vécu. Si certains portraits sont en effet plus flous que d’autres, c’est que Fabienne Swiatly n’impose pas, elle montre. Là est la force de son écriture, toute de simplicité maîtrisée, de sobriété, à l’image de ces femmes dont elle fixe la vie dans des « instantanés » écrits « ici et maintenant ». 

Fabienne Swiatly, Elles sont au service,
Éditions Bruno Doucey, mars 2020, 80
pages, 13 euros.

Son regard est juste, circonstancié. Rien de fictionnel dans son propos mais la réalité du monde tel qu’il est. Le partage, l’identification n’en sont que plus grands.

Ces femmes « au service » nous sont présentées le plus souvent à travers un filtre ou un élément de leur vie, écran, vitre, étal, meuble, talkie-walkie, mèche de cheveux… l’auteur restant en retrait, dans une attitude journalistique (Fabienne Swiatly a été journaliste et ça se sent).

 

La serpillière gris clair poursuit son chemin mouillé derrière le chariot double plateau qui attend : pelle, balayette, torchons, éponges, raclettes et détergents bleus. Le tablier est noué lâche autour de son corps caché par une longue robe brune. Elle pousse le manche du balai, tête baissée, tête voilée. Pas un regard vers le public, de l’autre côté de la vitre, qui écoute de la poésie.

 

On lit, on relit les textes, on voit ces courageuses du quotidien, simples, travailleuses, on les connaît toutes finalement, tant elles font partie de nos vies, nous ressemblent par bien des côtés. Faibles rémunérations, conditions de travail difficiles, reconnaissance souvent absente… dans nos sociétés faussement égalitaires certaines professions leur sont exclusivement réservées. Pourtant ces femmes au service des autres aiment leur métier avec ses difficultés, ses aléas, ses contraintes. Différentes, plus fragiles ou plus fortes, elles inspirent toutes le respect, de la menuisière à la prostituée. On ne peut en ce sens que saluer le regard profondément humaniste et bienveillant porté sur ces femmes par une autre femme, qui sait de quoi elle parle. On aime la fibre profondément sociale de l’auteur, fille d’ouvrier elle-même, qui a exercé par le passé certains des métiers évoqués dans le recueil.

 

D’une voix portée par un souffle profond, elle exige d’un chef de chantier qu’il retire les photos accrochées sur les murs de l’atelier. Femmes dénudées et entrouvertes qui offrent au regard ce qui se cache d’habitude, avec ou sans épilation. Menuisière débutante qui s’impose à toute une équipe d’hommes. Il a rougi avant de répondre OK, comme si elle désignait une salissure sur son pantalon.

 

Avec Fabienne Swiatly, le peu dit beaucoup, le peu interroge. Chacun de ses textes se termine par une chute percutante, surprenante, qui remue, questionne ou indigne. Fait réfléchir. Un recueil donc à lire, relire, méditer, aimer, partager car il permet de regarder le monde d’un autre œil et de garder confiance en la vie. N’est-ce pas ce qu’on peut attendre de la poésie ?

Présentation de l’auteur




Carole Carcillo Mesrobian, Ontogenèse des bris

Dès son titre (oxymorique), Ontogenèse des bris - qui fait l'économie de l’article et ainsi se relie d’entrée aux textes initiatiques soulevant depuis les lames de fond les « vagues vipérines » du Vivre en sa complexité, du Langage en ses sondes de sourcier -fait entendre une voix singulière.

Syntaxe innovante en son alliage de classicisme et de modernité, vocable à la « texture escarpée », secousses sismiques au profond tellurique des strates du langage, rythme tournant autour du nœud névralgique du Verbe acharné à se dire et se retourner en tous sens piétés « vers le comble d’errance », déchirures avivées au sein du monde intime extériorisé : livré à la parole poétique —une voix remarquable s’énonce dans le laps de rupture entre ce qui s’engendre de l’être et se développe par effractions dans le naufrage du temps. Le "vif-ardent" mouvement du Verbe « arpente dedans la pensée(du) corps » de l’auteure, Carole Carcillo Mesrobian rappelant les vociférations de ferventes dévorations/dévotions d’Antonin Artaud, sa quête incessante vers le feu qui dévore et anime notre gésir d’exister pour tenter de « résou(dre) la chute » en proférant l’espace indicible tout en le taisant sous ses cendres couvées dans le ventre des maux/mots. 

Carole Carcillo Mesrobian, Ontogenèse
des bris
, PhB éditions, 2019.

Artaud écrivit L’Ombilic des limbes (avec l’article défini et un « O » majuscule initial parangon de l’Origine(l)) pour désigner «l’ entraille » universelle d’où le Dire et le Vivre se déchirent et surgissent ; Carcillo Mesrobian écrit l’Ontogenèse des bris d’où le Ci-gît se redresse, s’auto-régénère de ses débris : sous une surface des contingences analogue, glace la brûlure du volcan, brûlent les glaciers de sidération

 

Il est le temps comme un hiver
Partir vivre comme on va mourir
Dans le battement superfluité expiatoire
De la vitesse au rouge dans les phares
L’asphalte l’amertume
 

 

L’« ontogenèse » s’incarne : « un substrat dans l’humus enracine ton corps / à la peau des bambous », écrit la poétesse. La pensée retrouve sève dans les radicelles fertiles de « l’aura sauvage » portée par la « meute de (s)es rêves », et c’est « l’osmose » éprouvée de la douleur et du gueuloir « expiatoire », grattant par « le crayon (des) os » l’écorce des mots, les imperceptibles transformations à l’œuvre dans l’œuf de l’ « ombre nue » créatrice de l’expulsion ontogénique de la pensée, de son ravissement

 

Le crayon de tes os griffe
Ton sang gris
Par l’osmose striée des abysses et de l’or
D’une douleur crue
Carnage d’ombre nue et totem retors
Tu crèves le terreau pour creuser sous la mort
 

 

« Plaies de totems », cataplasmes de la langue hurlée sur le bout torve des lèvres ou « au clos des paupières » brûlantes sur leurs torches brûlantes, l’Ontogenèse des bris expulse « l’acidulé » dans « l’absorption (et) la rupture de tout » (Antonin Artaud, Le Pèse-Nerfs) ; extirpe la pulpe, la chair, « le filet du couteau (de la langue) vissé entre (les) mains », « scalpe les grains du sablier » et reformule à l’encre psalmodiée le tracé des « oiseaux pétris de glaise (lorsqu’ils) sui(vent) la trajectoire épurée ». Déracinée, Ontogenèse des bris nous plonge dans l’abîme torturé d’une femme particulière (saisie au vif violent laps de perdition « où la chute anamnèse »), de l’Être en tous ses renversements d’éclaircie où l’augure noir appelle un piaculum, mais, l’élan triomphant de l’inertie, « les ravages d’hier (nous) enchaînent aux points-virgule ».

 

Cet opus atteste la portée incompressible, même à l’acmé des envers, du désir qui peut « efface(r) la terre là (s’)apitoyer » ; du désir où la femme emprisonnée « dans la maison de limbes » d’un amour néfaste et nuisible « tisse des guirlandes », désormais, « de son nom d’évadée » ; du désir qui « achève le fardeau », libère « l’enclos », « résout la chute » : « l’apothéose est pour demain »…

 

Présentation de l’auteur