David Tacita, Histoires d’un soir, contes numériques contemporains, extraits

Je m’étais endormi sur ton épaule, mes rêves.
Je n’arrivais à rien et pourtant ça sonnait écran plat éteint.
Il n’y avait rien, si ce n’est le silencieux ronflement d’une horloge à demie engourdie.
Par cœur lumière éteinte, par le cœur le dos endolori.
Parlent et meurent paupières.

 

Deux par deux, les pilules suivaient leurs cycles régaliens.
À la une de mes élans nocturnes,
des champs, des soupirs, bulles gravées dans le sable, qui déchargent petit à petit l’illusion
et l’envie de rien.
Céder aux paysages qui ont bon dos.

 

Et voilà que subitement je m’écrase mollement sans rien dire
quiconque sort indemne de la jonque
se retrouve herbe haute
à crier pour se sauver de la honte.

 

Mais tout me revient,
j’étais au premier rang des utiles clampins
fait d’ombres et de sèche raisin.
Il nous fallait croire que nous faisions pour le bien,
le bien commun,
mais frappait dans nos cœurs cette douce rancœur
d’un avenir meilleur.

 

Chapitre cinématique
reviens,
le verre ciselé et devin,
les ronces rouges ronges, à deux pas de l’espoir,
d’y mourir de rondes bulles d’ombres reviens,
c’est la sortie qui éreinte.

Présentation de l’auteur




DISSONANCES, Feux, n°38

Les dissonances prennent « feux » ! Décidément ce numéro de la revue risque de s’enflammer et de finir brûlé comme dans Fahrenheit 451! On connaît l’originalité durable de cette revue. Choisir des poèmes pour leur qualité d’expression et non pour la gloire du nom de l’auteur/autrice (dont le nom est masqué aux sélectionneurs). Une extravagance à l’heure où les auteurs ou éditeurs connus sont une pré-publicité, donc méritent a priori une consécration.

« Écrire est une pulsion », décrète Alexandre Gloaguen à la page 38 de la revue Dissonances. Je suis prête à le croire. Je l’ai toujours pratiqué. Ma « pulsion » m’incite aujourd’hui à m’interroger philosophiquement : « Peut-on dissoner dans la dissonance ? ». Un peu comme si je demandais : peut-on manquer de manque ? ou pire : quel est le néant du néant ? Dissoner dans la dissonance impose-t-il d’imposer l’harmonie… Être en accord avec le dissonant impose-t-il d’entrer dans le flux débridé d’une anarchie délicieuse ?

Le dossier Feux m’incite à une promenade à travers les prénoms (puis les noms) des artistes-auteurs-autrices qui y ont collaboré : deux Aline (Robin et Fernandez) et deux Mathieu (Le Morvan et Marc) et deux Benoit (Baudinat et Camus) et deux Louis (Zerathe et Haëntjens), une seule Perle ou Miel. Une telle forêt de syllabes qui se croisent à Mauges-sur-Loire (domiciliation de la revue) me fascine sans porter à conséquence, même si j’ai déjà planché sur cette revue pour RAP en 2017.

DISSONANCES, Feux, n°38, Revue pluridisciplinaire à
but non objectif, Eté 2020, 48 pages, 5€,

Les mots qui disent l’incendie (contre-feux, pyromane du business, brûlante question, flammes d’encre, etc.) dans l’édito de Côme Fredaigue sont naturellement plus impératifs que les mots « inondation, aération », etc... Comment échapper aux mots portant en eux des flammes ! Oui, mais quelles flammèches, réelles ou figurées ? En vérité, chacun se consume selon son propre feu dans ce Dissonance là,  tout comme jadis  régnait le « à chacun ses besoins2 ou selon son travail ». Aujourd’hui, c’est à chacun selon ses désirs brûlants dans notre monde  à la carte.

Le feu est d’abord le feu réel, tout en flammes et en braises. Ainsi Lionel Lathuille estime « qu’il n’y a pas d’autre possibilité pour obtenir la chaleur que de mettre le feu à l’habitation ». « Méconnaît la nuit celui qui retire ses mains du feu » (…) « Méconnaît la vie celui qui retire son pied du feu » dit ce poète qui « emboîte le pas au feu qui nous traverse ». Pour un autre romancier Thierry Covolo, une autre maison brûlant pendant la nuit.  Le « prétentieux » manoir Hunter « construit pour les autres » « qui confère respectabilité et pouvoir ». Le propriétaire « carbonisé » est identifié grâce à ses plombages. A la fin de cette nouvelle à l’américaine, la narratrice allume une cigarette ! Il se peut qu’une voiture flambe en une « nuit Cheyenne » de Benoit Camus. Il se peut qu’une forêt flambe en Amazonie, « on éteint le feu qui arrache les poumons de la terre », précise Stephanie Quérité. Ce feu réel peut être celui – terrible - de la bombe atomique : ainsi le seul journaliste à Nagasaki, (cad William Leonard Laurence) est évoqué par Joseph Fabro. Il « marche toute la vie avec le feu et son mensonge,  (…) comme un cancer dans le ventre, comme un incendie à l’arrière de la pupille ».

Le feu peut être celui de l’amour.  Ainsi Christophe Esnault qui décrit d’abord « une adolescence sans flamme (sans amour) sans vie ». Plus tard, il retrouvera autrement cette adolescence manquée : « C’est avec la peau et les baisers que l’on fait les feux les plus hauts ». Le feu de l’amour peut se transcrire en une version persane. Ainsi Clément Rossi évoque cette amoureuse qui l’enlace « si fort » qu’il sentira « des mois après le dessin de ses mains » sur ses omoplates et « le relief de ses omoplates »   sur ses propres mains. Et pourtant, « Lou va arriver et j’ai déjà hâte qu’elle reparte pour… rêver ». Voilà qui nous transporte chez le poète Qays-Madjoun et Leyla, conte où la Leyla rêvée est plus importante que la femme réelle. L’amour d’une femme est-il plus important que celle qui le suscite ? Cependant l’amour peut être un hymne de Miel Pagès à Médée, ce « volcan parmi les étourneaux », cette « petite-fille du soleil » : « Il m’a semblé qu’elle pouvait être belle si des flammes lui léchaient le fente ».

Et il peut aussi être celui du langage, lorsqu’il est cet adjectif signalant  les décès : « Feux les exécutés » par Benoit Daudinat. Dans la liste des hommes exécutés au Texas, l’un Troy Clark qui écrivait des poèmes, a noyé une femme dans sa baignoire et disposait d’une arme à feu (22 colibris) ; l’autre Jeffrey est meurtrier révolté d’un agent de police : « tous ces bouffons de flics, assassins de gamins innocents ».

Et puis j’ai une ferveur pour les  énigmatiques  les « en-allées » de Catherine Bedarida « éloignées / du feu des volcans /  les en-allées marchent pieds nus ». Sont-elles des mortes ?  Des braises ?  Des étoiles ou des laves ? Qu’importe d’ailleurs puisqu’elles s’en sont allées… sans disparaître de sa mémoire. Au matin, elle se lavent « dans un reflet de ciel », « elles marchent / hébergées par le vent le ciel l’horizon ». Je les rêve.

Notes

(1) 451 degrés, température où le papier s’enflamme version Farenheit, soit 232,8  degrés en version celsius.

(2) Louis Blanc 1839, puis Marx 1875.




Arnaud Beaujeu, Exils et chemins

1

Où le chemin commence, les pas sont magnifiques : un tapis d’aiguilles atténue

les voix. Le grand air nous invite, on marche sans un doute, aimantés de nature,

on s’enchante de tout

2

Un chemin nous rassure de ses arbres et de ses lumières, de ses cailloux clairs, de

ses joies. Un autre passe dans les bois, parmi de petits tas de pierres – il faut

enjamber le ruisseau pour longer un champ

3

A la croisée des voies, le vent nous aveugle. Comme à colin-maillard, on tourne

sur soi. On prend ce chemin-là, sans savoir où il va, s’il y aura un replat, une route

4

Celui-ci tourne à gauche, il faut passer un gué, cerné de genêts… Est-ce une

impasse ? Celui-là monte droit, puis casse d’un seul coup ; il se poursuit pourtant

en passant le pont

5

Au mitan du parcours, on a la tentation de rebrousser chemin et, en même temps,

ce serait dommage de ne pas aller voir plus loin

6

Un chemin ne dit rien. Empierré de matière, il vibre sous les pas et ne s’ouvre

qu’à lui. On revient sur ses pas. Est-ce que l’on s’est perdu ?

7

Mieux vaut continuer, reprendre le bon cours, c’est plus beau, plus intéressant en

allant de l’avant. Tout au bout du chemin, il y aura autre chose : peut-être une

aventure, peut-être une autre voie

8

Fragile douceur de vivre dans le courant des jours qui sans cesse s’enfuient.

Instants d’être en sursis, bonheur du temps de vivre. Le retour de la vie au plus

profond d’en vivre

9

A l’arrivée que reste-t-il : une attente au bord de la mer. La vie continue de

tourner. Les uns remplacent les autres et les vagues continuent sans relâche de

frapper le rivage des années 

10

Toujours le même toujours, tout aussi insensé. La vie s’agite en mille couleurs,

mille folies traversées, que le vent balaie une à une, jusqu’à épuisement

11

Demain nous irons traverser d’autres folies d’autres chimères, en attendant

12

Un exil au bord de la mer agite les rideaux légers. Les carreaux-ciments sont des

pierres inanimées. Un fort se détache en lumière, enlacé d’un bougainvillée. Nous

irons jouer dans la mer au bonheur retrouvé

13

Tournent les heures de la journée. Chacune est belle d’une unité de tons et de

couleurs. On passe cette vie dans le bleu dans la joie d’exister pleinement, jusqu’à

n’être plus

14

La mer se lève le matin avec tous les noyés, les morts, les trépassés. Elle se réveille

d’un long sommeil pour les ressusciter. Certains font la planche, d’autres nagent

le dos crawlé, puis ils se sèchent au soleil avant de petit-déjeuner

15

On se promène souple et léger dans les rumeurs du jour. A peine a-t-on le temps

de se retourner que déjà le soir arrivé

16

Etre là, sans trop savoir pourquoi, au milieu des jeux et combats, laisser passer les

jours, ronds et pleins chaque fois, vivre d’amour et d’eau salée, jusqu’au prochain

échouage

17

La mer parle la nuit, elle raconte des histoires à dormir debout, elle parle toute la

nuit. Et tous les âges de la vie se retrouvent en ces heures où le soleil luit

18

La maison sur la mer aux colonnes d’arbres imaginaires est suspendue dans le

matin éblouissant de vert. Au partage de l’horizon, le bleu ciel répond au bleu

tendre de mer

19

Le lieu est un mystère, où souffle légèrement la brise d’un passé enchanté de

lumières, de rires, d’éclats de voix profondes, passagères

20

L’ombre appelle la lumière. Leur présence est nourrie de tout un monde

intermédiaire que les souvenirs révèlent imperceptiblement

21

Le fantôme d’un sourire s’esquisse soudain, la forme émue d’un corps, la poigne

d’une main. S’y adjoignent peut-être le grain d’une voix flutée, l’éclat d’un œil

malin

22

Au gré des rafales, le temps s’accélère, les vagues se renforcent et à coup de

mistral, emportent dans l’instant ces allures éphémères

 23

Saccage des émotions, les maisons sont restées debout, mais éventrés, les

souvenirs dans les nuits se sont désagrégés comme pauvres errants, l’église est

bouche d’ombre, le toit s’en est allé

24

Un matin, les gendarmes sont venus les chercher : il fallait quitter le village,

abandonner les tombes, les arbres, les vergers, il n’y aurait plus de troupeaux, à la

place : des bombes

25

Le portail de la grange à présent ne dit plus grand-chose, c’est déjà loin tout ça…

mieux vaut ne pas trop y penser… Mais les rues dévastées continuent de hurler

leur oubli jusque dans les choses, leurs cris s’égarent dans les champs, au pied des

peupliers

26

Les femmes ont pleuré leur tout petit, leur village, du fond de leur passé. Grand-

père passait du cirage sur ses souliers. L’été, les ruches bourdonnaient, l’orage

s’éloignait, revenait, sur les soirées ensoleillées

27

Ainsi nos existences, bien construites et closes, finissent-elles par s’effilocher.

Ouvertes aux quatre vents, elles ne savent plus grand-chose du passé

Présentation de l’auteur




Revue Cabaret n° 29 et 30

La revue Cabaret numéro 29 est intitulée « Les mystères de l’Ouest » : il fut entendre ouest par océan et Bretagne…  Pour reprendre le slogan publicitaire (en son temps) de La Corde Raide, j’écrirais« La plus petite des revues, mais non la moindre ! »

Deux femmes que je connais, pour ses sollicitations pour la première et pour la seconde grâce aux notes de lecture que j’écris sur les SP  qu’elle m’envoie, la revue, fidèle à son habitude ne publie que des poèmes de femmes et UN homme, jamais je n’ai lu sous la plume de Nadia Gilard, sous le titre de « Mon démodé », un poème d’amour aussi impatient (« la convulsion d’amour et de mort »). J’aime Marie-Laure Le Berre pour ces vers : « La marche lente des menhirs / Tu folâtres dans leurs rangs /  Homme malheureux » (p 8). J’aime le texte d’Olivia del Proposto qui fait  dire à l’héroïne de son poème qu’elle jettera ses dix ans « demain /  A 9h 53, / ça fera 3650 grandes pensées exactement » : je compte 3656 (ou plus ou moins ?), ça dépend comment on compte les années bissextiles ; je sais, elle écrit pensées

Numéro 30 ; intitulé « Massalia Soul System », je suis étonné par la diversité du paysage éditorial français ou francophone. Il est vrai que les éditions du Seuil ont une autre surface que la revue Cabaret et les éditions du même nom.

Revue Cabaret : abonnement 4 n° annuels, 12 euros

Consacrée à Marseille, les écritures (poèmes ou prose) sont marquées par les inégalités ( il est vrai que Marseille est l’école de la misère !)




Le féminin pluriel de l’Atelier de l’Agneau

Un panel de la poésie féminine d'une grande diversité et d'une richesse indiscutable, poétique donc littéraire, c'est ce que nous a offert l'Atelier de l'Agneau ces deux années passées. Risten Sokki, Clara Calvet, Edith Azam accompagnée par Liliane Giraudon, Claire Dumay et Carole Naggar étoffent le catalogue d'une maison au sein de laquelle l'éditrice Françoise Favretto porte imperturbablement ses auteurs et en l'occurrence ses autrices, malgré la situation, les difficultés, le peu d'avenir perceptible. Menant son troupeau comme une bergère aguerrie traverse une lande insensée, elle a produit ces recueils, beaux, et d'une épaisseur sémantique appréciable. 

Risten Sokki, Retordre retordre les fibres d'un tissu ancestral

Répétition de l'infinitif pour ce titre, Retordre retordre les fibres du tissu ancestral, comme pour marquer le temps passé si vaste qu'il n'est plus exprimable, mais aussi l'énergie, l'obstination à faire ceci, cette action exprimée dans la pureté d'un verbe sans sujet ni temporalité, énoncée comme un jet de pure énergie, et comme une nécessité incontournable. Rhème absolu.

Risten Sokki est norvégienne. Risten Sokki est arrière petite fille d'un homme appartenant au peuple des Sâmes, un des peuples aborigènes qui ont été anéantis au nom de la "civilisation". C'est donc de mémoire qu'est cousu ce tissu, c'est de fil rouge sang, car les siens furent exterminés, tout comme les peuplades d'Australie ou d'Amérique du Nord, tout comme ceux qui ont eu le malheur de naître et de grandir, de vivre et d'aimer sur une terre convoitée par les frayeurs de papier monnaie, une terre qu'ils savaient sacrée, pour y avoir ressenti leurs racines plonger au fond de l'histoire des  humanités.

Risten Sokki, Retordre retordre les
fibres du tissu ancestral
, Atelier de
l'Agneau/Toubab Kalo, 2020, 100
pages, 17 €.

Alors Kristen Sokki parle la langue de ces hommes qui sont en elle encore présents. Ce recueil trilingue propose avec une version norvégienne des poèmes une version en Sami. Comme c'est précieux ! Car on le sait les sons d'une langue disent qui sont les hommes qui la parlent devant le silence. Et les poèmes courts ramènent toujours  des éléments anecdotiques ou  à l'évocation de cette vie d'autrefois, et en dégage le caractère sacré :

Les tendons du pieds de renne
sont plus forts
que les tendons du dos
raconte maman

Retords maman
vas-y retords
tous les tendons de pieds
que tu peux trouver

            ...

Sunnen Inga
Mamman

Merci
de m'avoir si tôt
appris à connaître
les fibres
de notre lignée

Les fortes
les faibles
les ensanglantées

Toujours tout ramène à Retordre retordre, comme un ressassement incontournable, parce que tout est incompréhensible, la haine et les meurtres, la ségrégation et le génocide. C'est cette parole, aussi, cette beauté, qu'on a tenté de faire taire, mais qui existe encore, perpétuée par Risten Sokki et tant d'autres dans le monde qui portent la mémoire d'un peuple...

Nous n'adorons plus
la lumière
Ne sacrifions pas

Notre prière-de-limière
nous l'avons cachée
dans les rayons du soleil

Clara Calvet, Le Pèlerinage du temps

Le Pèlerinage du temps, titre singulièrement supporté par une girafe, une photographie  de couverture d'Antoine Schaab. Elle a sur son dos une selle, et un ornement sur le front comme en portent les chevaux de parade, ou bien ceux des hommes qui connaissent le don de la beauté. Voici qui interroge. Et qui a songé déjà à chevaucher une girafe ? Singulier donc, le voyage serait le lien sémantique entre le "pèlerinage" et la monture...?

Le champ lexical de la religion, l’allusion aux textes fondateurs, et aux mythes convoqués également dès l’avant lecture pour qui parcourt les titres des chapitres, soutiennent les propos de la poète. Mais il ne s’agit en aucun cas d’un discours prosélyte, ni d’une tonalité apologétique. D’ailleurs celle-ci ne commente en aucun cas ces références, elle dépose juste ces propos, qui sont des constats des échecs de l’humanité qu’elle regarde sans concession.

Le premier poème du recueil qui sonne comme une prière (structures anaphoriques et champs lexicaux de la religion) s’inscrit dans une temporalité séculaire et égraine des propos qui sonnent le glas d’une histoire de l’humanité où se recensent les errances communes et celles de la poète qui s’inscrit dans l’énonciation de la première personne du singulier.

 

Clara Calvet, Le Pèlerinage
du temps
, Atelier de l'agneau,
2020, 70 pages, 15€.

LITURGIE I

Ce nous tardif
A instruit
l’Oregon d’une vie,
d’un astre,
Hideur d’une
orchidée
devenue insulte,

En nous-mêmes,
en soi
en soulte
en délivrance.

Un « nous tardif » mais un nous, elle et eux, elle et nous, la poète et le lecteur, « ceux, (je, eux, nous) / Vulnérables », « L’Innomée », « L’Indigente ». Pronom inclusif d’une instance atemporelle, ce « je » kaléidoscopique à qui tantôt « l’opacité…sied »  ou bien qui se laisse envoûter par une « mélodie si mélodieuse »…

La querelle d’anges
a tout, sans effusion,
anéanti,

Et nos leurres
sont comptés

Nous vivons pourtant
Consciencieusement
Plongé
Le monde dans l’obscurité,

dans l’Oubli

 

La typographie et la césure offrent l'occasion de dévoiler des pluralités sémantiques. Ici la majuscule comme ailleurs dans le recueil permet des mises en exergue, dont celle-ci si importante car l'Oubli est l'opposé de la mémoire, et c'est de mémoire/Mémoire qu'il s'agit.

Un « je » qui promène sur le monde son regard, semble se souvenir de temps immémoriaux, ou d’instants précis d’une existence particulière recensés dans les éléments anecdotiques qui transparaissent ici ou là. Et si pourquoi pas de toutes ses vies de toutes ses mémoires elle/je/nous en elle, et elle en nous, se souvenait/nous souvenions de Babel écroulée parce que chaque particule de lumière comme de sable noirci au feu séculaire du crime et de l’exclusion est nous, est elle, et nous tous ?

La clausule nous invite à entrer dans ce kaléidoscope temporel, existentiel, à communier à travers la mémoire des émanations séculaires d’une histoire humaine dont Clara Calvet nous montre la substance éparpillée dans chacun d’entre nous à jamais, ou pour toujours. Le verbe, mot final du recueil, est à ce titre éloquent, car il est conjugué à la première personne du singulier… Parole d’ « L » au cœur d’un substantif au masculin, énonciatrice une et multiple parmi les parcelles mnésiques séculaires de l’Humanité. Et puis, chevaucher la girafe...

Eternité peregrine

De l’instant,

 

                              De l’excLu

 

Anges dévorés, déchus
parmi les carcasses

 

                            Déferle.

Edith Azam et Liliane Giraudon, Pour tenir debout on invente

Pour paysage un dictionnaire, tel est le titre de la dernière partie de ce recueil écrit à quatre mains. Pour tenir debout on invente, avec le langage pour matière première, à façonner, à tordre et distordre démesurément. 

Des aphorismes, des phrases échangées entre deux femmes "2 générations, 2 expériences d'écriture" nous dit la quatrième de couverture. De cette altérité est né un livre qui interroge les questions, énonce l'énonciation, et parle le langage.

parler est incompréhensible

vous pouvez le dire plus clairement

une confusion entre la fonction sexuelle et la fonction oratoire

le monde est ton défi le monde est ta scène

plutôt des formes de phrases et des formes de vie

 ...

l'avenir n'est pas indispensable

 

 

Edith Azam et Liliane Giraudon,
Pour tenir debout on invente,
Atelier de l'Agneau, 2019, 50
pages, 14 €.

Des bribes de vie transparaissent, des instants, des lignes de conduite à ne pas tenir, avec le langage, toujours, clé de voûte et leitmotiv. Cet échange si touchant est en réalité extrêmement dense, car il évoque la matière même de notre ultime liberté, qui est l'art, la création, pour tenir debout. 

Les titres des chapitres posent question, dès avant la lecture : « Le ciel est bleu »... Des lieux communs, des phrases autoréférentielles, dont le rôle est juste d'être des titres de chapitres, sans autre référent que ceci. C'est comme s'il fallait répondre à l'horizon d'attente de l'objet livre, comme s'il fallait faire comme si. Mais vite les échanges dévoilent une substance épaisse, car il est question de tenir debout et pas n'importe comment, il est question de cette création qui échappe à toute catégorisation, à toute tentative de récupération, à toute corruption, et cette tentative c'est la vie. 

 

Je n'ai pas envie de repartir dans ce pays d'y retrouver ma mère

la propagande a besoin d'un langage dégradé

...

Je n'ose pas développer davantage

c'est ça on va se taire on va s'enterrer ensemble au fond c'est bien ça écrire non ?

la fosse commune ?

c'est une démarcation qu'il faut détenir fermement

leur vocabulaire ils l'ont fait sur mesure celle de la mise à mort

 

Claire Dumay, Au bout de le jetée ou les arcanes du corps

Il y a quelqu'un, profondément, dans ce corps, dans les arcanes de ce corps. Il y a Claire Dumay dont la prose est le scalpel de ces mêmes arcanes de ce même corps, une prose vive et concise, imparable, irréfutable. Déjà la table des matières, où l'existence est décrite par le menu... Du chapitre I, l'Enfantement, au dernier, Partir, avec entre ces deux pôles incontournables eux aussi de ce qui évoque la vie, Enfances, Attachements, Le corps, Seule, et Vieillir. 

C'est aussi la parole d'une femme, la vie du corps d'une femme, avec dedans les arcanes féminines de cette même femme. L'incipit frappe fort, et place d'emblée les propos sur une ligne bien claire, pas revendicatrice, juste objective. C’est pour cela que l'incipit frappe fort :

Je me souviens aujourd'hui encore de l'injonction de virginité reçue de mes pères ; mon propre père, et le pasteur de l'église que je fréquentais alors. Je sais avec certitude que personne n'en avait rien dit de façon explicite, mais ce commandement, cet interdit, comme tant d'autres, se logeaient dans une partie de moi : zone intouchable, urne mentale, aussi étanches qu'un reliquaire. Ce lieu contenait et préservait, sans le moindre esprit critique de ma part, la cohorte des préceptes qui attestaient l'existence d'un absolu, garantissaient la promesse d'une édification ultérieure.

Claire Dumay, Au bout de la jetée
ou les arcanes du corps
, Atelier de
l'Agneau, 2019, 118 pages, 17€.

In médias res si j'ose dire nous voici face à une situation, celle du carcan premier dans lequel on enferme toute femme dès la naissance, le tout  ficelé par le champ lexical de la liturgie,  les entraves et le poids des idéologies et d'un inconscient collectif qui a pesé et qui continue d'ailleurs à peser sur les femmes. 

Ce sont les étapes de la vie du corps qui structurent le propos, et il s’agit du corps d’une femme. A travers l’évocation de ces  passages que sont l’adolescence, la maternité, l’amour, le vieillissement, l’énonciatrice constate avec objectivité ses ressentis, avec détachement et concision. Il n’y a pas d’épanchements lyriques, pas de larmoiement qui serait motivé par l’emploi d’un vocabulaire des sentiments ou du regret. Le souvenir est l’occasion de convoquer ce qui a motivé les croyances, dont la narratrice met en évidence qu’elles découlent d’imagos sociaux qui façonnent la personnalité d’une femme. Il est question de ce souci de pureté et de probité présents dans les archétypes implantés dans l’inconscient collectif, dans le premier chapitre, et de ces mêmes lignes archétypales qui sont à l’origine du concept d’instinct maternel auquel la narratrice fait un sort dans le chapitre « L’enfance ressuscitée » :

Cette culpabilité durable qui ne cesse de me hanter à l’idée d’avoir été une mauvaise mère.

Le corps, oui, la maternité, le rapport aux autres, la solitude « congénitale » le suppositoire, aussi, « Ce souvenir d’enfance, devenu lointain. Camille l’a ravivé… », et cette différence, cette interrogation quant au fait de vivre une « solitude congénitale » que l’on voit émerger du discours, dans ces souvenirs inscrits sous la peau, et évoqués dans une prose si dense et émouvante !

Les amours adolescentes, je les entends, chuchotant une alliance secrète avec la terre, le sable, les talus herbeux.
Je n’ai que cette envie-là, les rendre à l’insularité, l’étrangeté, l’insolence désaffectée des chemins de traverse.
Je les façonne, les invoque, comme une émanation de moi, qui se perpétuerait seule.

C’est sans concession, sans larmoiement, c’est dans la matière de cette conscience  du corps que se  révèlent  les traces de l’existence et que s’élabore le discours, et quel discours…

Ce soir, le corps est premier. Il pèse, s’encombre de ne pas être consommé. Il ne se sent pourtant ni offert, ni assoiffé. Il est simplement là, affranchi de la clandestinité, des interdits, libéré des cadenas longtemps verrouillés, se croit purgé de toute obsession de pureté ou de souillure.

Carole Naggar, Récits instantanés, avec 22 photographies

Est-ce que l’image peut révéler quelque chose de l’écrit ? Peut-elle mettre en lumière les sens infinis du poème, lui qui condense d’inépuisables strates sémantiques dans chaque morceau de vers ?

Est-ce qu’il faut nécessairement qu’il y ait un lien entre les deux pour que cela fonctionne ? Ou bien peut-on tenter la juxtaposition d’une iconographie totalement étrangère au texte, au poème ?

Peut-être évoquer une alchimie, un dialogisme, un échange qui révèlerait la portée illocutoire de chacune de ces polarités d’expression artistique. C’est pour évoquer ces problématiques que Carole Naggar a donné existence à Récits instantanés avec 22 photographies, qui s’offre comme une sorte de récit de voyage, un voyage intérieur où des photographies viennent étayer des poèmes en prose qui évoquent des lieux métaphoriques des espaces intérieurs. Dans le titre déjà l’adjectif fait référence à l’univers de la photographie, en même temps qu’à une immédiateté qui est celle de l’instantanéité de l’écriture, ce jet d’encre porté par le souvenir, où toutes les épaisseurs de la mémoire affluent à travers les sensations ressenties par la « voyageuse ».

Carole Naggar, Récits instantanés,
avec 22 photos
, Atelier de l'Agneau,
Collection biophotos, 2019, 139 pages,
20€.

La narratrice suit le fil de son périple et celui de cette aventure toujours neuve qu’est la création :

Une constante de ma vie a été l’exploration des rapports entre les mots et les images, des étincelles qui parfois surgissent lorsque les uns se heurtent aux autres.

Au fil des rencontres et de la découverte de paysages « l’exploratrice » élabore des dispositifs pour révéler le dialogisme qui peut être à l’œuvre entre texte et image. Sont-ils complémentaires, et si oui est-ce de manière littérale que l’échange sémantique s’opère, est-ce de manière oblique, lorsque l’image prend le contre-pied de ce qui est écrit ? Il semble que toutes ces orientations soient là, motivées surtout par le désir d’ouvrir à des horizons sémantiques qui outrepassent ceux des paysages présents sur les très belles photographies reproduites dans ce volume.  Alors est-ce que le paysage,  celui que dévoile les photographies des lieux visités par Carole Naggar, révèle le paysage intérieur, l’enrichit, le sublime  ?

Il s’agit de laisser ressurgir les impressions, les souvenirs, et peut-être alors que ces deux vecteurs artistiques peuvent révéler des traces mnésiques de nos existences enfouies depuis longtemps, et qu’ensemble ils permettent d’opérer une sorte de transcendance qui sublime cette matière du souvenir et l’offre à tous, parce qu’un dépassement de l’anecdotique s’est opéré. Et n’est-ce pas l’essence même de l’Art ? Somme toute Carole Naggar essaie de restituer ce qui édifie l’œuvre, au-delà de tout discours, elle tente de saisir cet instant impalpable où la traversée a lieu, entre une artiste et sa rencontre avec l’humanité. C'est de ce voyage-ci qu'il s'agit.




Julieta Lopérgolo

 Introduction et traduction par Miguel Ángel Real

Julieta Lopérgolo écrit une poésie qui se rattache au quotidien, en cherchant un équilibre entre fragilité et espoir. Dans son recueil « Más lento que la noche » les êtres sont souvent en position d'observateurs, face à une nature qui nous appelle mais que nous ne savons pas toujours interpréter.

 

L'issue serait peut-être de s'identifier aux éléments, dans une recherche d'harmonie qui est tout de même problématique puisque la condition humaine semble avoir une tendance à l'interprétation erronée des signes qui nous parviennent, créant ainsi un climat de violence latente.

 

Nous ne cherchons pas des formes dans les nuages.

D'emblée nous y cherchons des animaux

énormes, dangereux.

Nous les faisons se battre,

se donner l'ultime coup

avant qu'ils abandonnent leur forme. 

 

Mais tout n'est pas synonyme de désespoir. L'observation simple de la neige ou de la pluie, si on arrive à se dégager de toute approche herméneutique, est la source d'une jouissance. Mais rien ne semble moins dur, car le problème reste donc, dans cette poésie très humaine, de trouver dans le monde une place d'observateur qui puisse nous permettre d'aller vers la symbiose, quitte à devenir parfois des « espions ».

 

Arrive en parallèle la question de notre positionnement par rapport aux autres, notamment en ce qui concerne le rôle du père, axe principal de « Para que exista una isla ». Le poète veut aller vers l'autre mais avoue succomber parfois à la force des mots, aux poèmes qui raisonnent à voix haute.  C'est alors que la lumière surgit tel un antidote devant nos peurs et notre lâcheté pour faire face au monde et à la douleur de ceux qu'on a perdus. Malgré la solitude et le vide dans lesquels nous laisse l'absence des êtres chers, et surtout malgré le poids du silence, on réclame une beauté nouvelle et profonde.

 

Festival de Poesía en la Escuela 2020 Reconquista.

La poésie de Julieta Lopérgolo s'inscrit aussi dans le regret des paroles non dites, qui auraient été essentielles pour retrouver une certaine forme de paix représentée par une île personnelle, intime, qui reste à construire ; on doit donc survivre en dépassant la nostalgie, les regrets et par dessus tout un questionnement perpétuel qui semble inhérent à sa sensibilité car elle affirme, en effet, écrire « pour vivre dans les questions », en évitant tout de même toute sorte de manichéisme et en luttant en permanence pour que le langage nous apporte le nécessaire pour continuer à vivre.

 

 Afuera,

por donde se camina, 

los chicos corren, 

pasean animales, 

vuela la poca basura, 

hay un charco con flores. 

Apenas brillan. 

Nadie pisa las cabezas de las flores.

Hay cierta admiración por lo estancado, 

cierta piedad en la belleza. 

 

 

∗∗∗

 

No viene una palabra a comparecer, 

un latido, 

una excusa. 

Nada. 

No hay perdón 

para lo que no se comete. 

El perdón es del tiempo 

que clava estacas 

en la carne de los días. 

 

 

∗∗∗

 

Soñé con cadáveres de pájaros 

todavía calientes, 

raíces de árboles porfiados. 

Una maleza crece 

constante como la sangre. 

Los restos de la infancia 

con los hermanos jóvenes, 

la casa demolida 

y todo ese yuyal 

que guarda nuestros gritos. 

¿Quién no acuchillaría 

esas voces ahogadas? 

Si no me acerco, suenan 

como animales que duermen 

en túneles profundos. 

Si me detengo, vienen. 

Si las espero, se apagan. 

La desesperación se parece a un campo

arrasado de gritos.

 

Dehors,

là où l'on marche,

les garçons courent,

ils promènent leurs animaux,

quelques déchets s'envolent,

il y a une flaque avec des fleurs.

Elles brillent à peine.

Personne ne marche sur les têtes des fleurs.

Il y a une certaine admiration pour ce qui stagne,

une certaine piété dans la beauté.

 

 

∗∗∗

 

Aucun mot ne vient comparaître,

aucun battement,

aucune excuse.

Rien.

Il n'y a pas de pardon

pour ce qu'on ne commet pas.

Le pardon c'est le temps

qui enfonce des pieux

dans la chair des jours.

 

 

∗∗∗

 

J'ai rêvé de cadavres d'oiseaux

encore chauds,

de racines d'arbres obstinés.

Des broussailles poussent

constantes comme le sang.

Les restes de l'enfance

avec les frères plus jeunes,

la maison démolie

et toutes ces mauvaises herbes

qui gardent nos cris.

Qui ne poignarderait pas

ces voix étouffées ?

Si je ne m'en rapproche pas, elles résonnent

comme des animaux qui dorment

dans de profonds tunnels .

Si je m'arrête, elles viennent.

Si je les attends, elles s'éteignent.

Le désespoir ressemble à un champ

dévasté par les cris.

De “Más lento que la noche”

 

Hilanderia, "TODA Santa Fe" vidéo.

 

He decidido perdonar

la muerte de mi padre

cuando suceda.

Lo que extraño

no tiene nombre,

no existe.

Aún no sucede.

Sin embargo,

con qué amabilidad

ronda

a veces

lo imperdonable.

∗∗∗

 

En el camino de la sangre

que pasa de hijo a padre

falto.

Se adormece mi sangre,

inútil por lejana,

temblorosa,

se esconde.

¿Qué es lo que pasa

en ese tránsito?

¿Qué de la devoción,

la impotencia

y los ruegos?

El hijo se cura

del peligro de pensar

en un lenguaje que le quite

la palabra padre.

El hijo dona su temor

como un premio.

Lleva tranquilidad

al padre silencioso

tendido en una cama larga

como el temor altivo

de su ausencia.

 

 

 

J'ai décide de pardonner

la mort de mon père

quand elle arrivera.

Ce qui me manque

n'a pas de nom,

n'existe pas.

N'arrive pas encore.

Pourtant,

avec quelle amabilité

rôde

parfois

l'impardonnable.

∗∗∗

 

Sur le chemin du sang

qui passe du fils vers le père

je manque.

Mon sang s'endort,

inutile car lointain,

frissonnant

il se cache.

Que se passe-t-il

lors de cette transition ?

Qu'en est-il de la dévotion,

de l'impuissance

et des prières ?

Le fils se soigne

du danger de penser

à un langage qui lui enlève

le mot père.

Le fils donne ses craintes

comme un prix.

Il apporte de la tranquillité

au père silencieux

allongé sur un lit long

comme la crainte hautaine

de son absence.

Julieta Lopérgolo, le 31/07/20, Sobertanga XI Edicion Virtual.

 

Te hablo.

Apuesto a que mis palabras

te despierten,

se ablanden dentro de tu cuerpo,

pacifiquen el aire,

el líquido que infla tu sueño.

Te hablo

y cuando me voy no quiero

ni una sola de las palabras que te dije.

Imagino que flotan protectoras

a tu alrededor,

vendadas con suspiros.

Son fuerzas delicadas,

salmos entonando tu nombre

a la altura de mi corazón.

Todo intento es pequeño.

Así imagino yo

que te defiendo

con un ejército de palabras.

Lejos

una paz aparece.

∗∗∗

 

Un padre que se muere

limpia antes el jardín,

separa las ramas secas,

la hojarasca,

quema la oscuridad,

los restos de animales,

descarga tierra nueva

sobre la tierra pisoteada,

divide el polvo

que concentra la luz.

Una hija repite

la palabra nunca

mientras poda.

Se hace la idea de un desierto.

 

Je te parle.

Je parie que mes paroles

vont te réveiller,

ramollir dans ton corps,

pacifier l'air,

le liquide qui enfle ton rêve.

Je te parle

et quand je m'en vais je ne veux pas

un seul mot parmi ceux que je t'ai dits.

J'imagine qu'ils flottent, protecteurs

autour de toi,

bandées par des soupirs.

Ce sont des forces délicates,

des psaumes qui chantent ton nom

à la hauteur de mon cœur.

Tout tentative est petite.

C'est ainsi que j'imagine

que je te défends

avec une armée de paroles.

Au loin

une paix apparaît.

∗∗∗

 

Un père qui meurt

nettoie avant le jardin,

écarte les branches sèches,

le feuilles mortes,

il brûle l'obscurité,

les restes d'animaux,

il décharge la terre nouvelle

sur la terre piétinée,

il fend la poussière

qui concentre la lumière.

Une fille répète

le mot jamais

pendant qu'elle élague.

Elle a en tête un désert.

 

 De “Para que exista esa isla”

Présentation de l’auteur




Barry Wallenstein, Tony’s blues

Tout est insolite dans ce minuscule recueil de 12 cm sur 16,5 cm de l’éditeur « Pourquoi viens-tu si tard ? »

Seize poèmes de Barry Wallenstein sont sélectionnés par la poète-traductrice Marilyne Bertoncini. Qui est donc ce Barry ? Un poète radical américain spécialisé dans la « drastique dislocation ». Si radical qu’on ne sait trop ce que Barry disloque, sans doute notre french vision du monde... Tous ses poèmes concernent un certain Tony, un Américain marginal. La traduction de son périple est une prouesse réussie de jargon à jargon. Tony donc, je reprends, s’adresse à sa mère, à son père (un travailleur des abattoirs qui lui fait traverser dans l’enfance « une rivière de sang »), à son créateur (His creator) et tout le tintouin. Il a ses préférences à lui (dont fraises à la crème et bordel) et sait « différer » son rêve. Son quotidien parfois teinté de fiction : le tailleur Squeaky  « fait des manteaux / qui couvrent les crimes » et offre à Iris 0’ Fay « une robe » où il a « cousu un sourire ».  Lu dans la langue originelle, ça rythme, ça pulse (multiplication des tirets longs de coupe préservés dans la traduction) comme un phrasé de jazz.

Barry Wallenstein, Tony’s blues, poèmes choisis et traduits par Marilyne Bertoncini, gravures Hélène Bautista, 92 pages, Edition Pourquoi viens-tu si tard ? mars 2020, 10 €.

De fait, la lectrice lit d’abord in american tous les poems by Barry avant d’accéder enfin à leur traduction réussie. Découvrir ce gars US qui a le « martel en tête » comme dirait la traductrice (Tony takes a hammer to his head) » n’est pas une mince affaire. « T’es un beau gros salaud de ta mère », traduit-elle pour un « slick / sick motha hubba ».  De poème en poème, on arrive au jour « où rien ne va plus », où tout merde en quelque sorte. Est-ce la veille du crime annoncé dans le poème suivant. « Tony rassemble tous les possibles marginaux de la condition humaine, précise Chantal Dupuy-Dunier dans la postface. Être poète en fait évidemment partie ». Comme il se voit lui-même, Tony est « un marcheur, un fonceur, / un sauteur ». Si on le plonge dans l’eau, il nagera et si on le met KO, « il fera dodo ». Un bel esprit de contradiction, somme toute !

Les eaux-fortes en camaïeu aquatinte grisé, d’Helen Bautista inventent un personnage solitaire qui se fond dans la brume, s’endort sur son ombre ou se détriple au hasard des pages. Une évanescence opportune !

Présentation de l’auteur




Christine Lonjou, Les Mots de plus à trembler les oreilles, extraits

Qu’ils aient arraché le cœur de la femme au rocher
Plus rien ne ressemblait à rien
Que la femme sans larme ait pleuré
De l’homme d’homme échappée
Que le sang coule        c’est payé
Alors fichez lui donc la paix
Qu’elle hurle fort
Tout disparaît
Les cicatrices de son corps
Un oiseau fou les a léchées
Un regard dort quand tout se tait
Regret de l’homme à l’homme
Aux vies désespérées

***

Moi je suis l’homme terre
Je répands l’horizon
J’agrémente la trêve
Mon corps est ta maison
Moi je suis l’homme feu
Je traverse les terres
En embrasant les lieux
Réchauffer le cordon
Moi je suis l’homme espace
Entre tenu de rien
Je suis là je m’efface
Peu importe mon nom
Je suis l’homme parle
J’ouvre grand ma maison

***

Il fallait ne rien faire
Le temps allait passer
On ne pouvait rien dire
Tout paraissait défait
La coquille de faire
Transparence
Dedans il est une âme vive
Dedans tout à compter
Au cœur qui bat              en tremble
Un monde                        apparaît
Le sourire de l’ange
Les hommes d’à côté
Une prière étrange
La voix était portée
Chant ciel
De l’homme à l’homme
Ton mur est                     de côté
Dehors tout carillonne

***

 

Par l’homme que tu sais
Il est une musique
Les notes sont jetées
La fanfare                        résonne
Un silence se tait
Dehors tout tourbillonne
Les cheveux sont défaits
Qui pourra les coiffer
Le chapeau que tu donnes
Au grand bord                 étiré
On y mettrait des plumes
Et du rouge doré
On y peindrait des lettres
Pour tous les mots           discours
On y mettrait un voile
Si grand                           il pourrait s’envoler
On y mettrait la femme
Elle n’aurait qu’à danser
Les pas de par coté          prélude
Les corps décor               Sang frais
Entrance
Par les tes

***

 

Tout revenait à tout
Et la femme d’aller
Son chant
Ses mots nul ne les sait
De sa langue d’étrange
Des sons je
Des sons dits
La musique qu’elle place       décors
Il y aurait couleurs                 doux sœur
Il y aurait de l’âme
Les hommes son secret
De la clarté des voies
On pourrait naviguer
La musique t’emporte
N’attends pas de crier
Le mauvais sort de l’homme
Lui seul peut s’échapper
A écouter la flamme
De l’ange                                la volée
Les chaines traines d’hommes
Tu peux les arracher
Homme qui cri                       tu deviens l’homme
Tu
Par le ciel et la terre
(A jamais réunis)

 

Présentation de l’auteur




Patrick Quillier, SUR LE CANTUS OBSCURIOR

Être attentif à la vibration (et, en l’occurrence, à ces vibrations qui se font dans les œuvres et entre les œuvres), c’est effectuer une opération acousmatique. Le lecteur doit être un auditeur capable de désensevelir le cantus obscurior (le chant plus obscur) du « texte », c’est-à-dire sa dimension acousmatique.

Sur le terme d’acousmate, on renverra ici au poème Obsession de Baudelaire. En effet, à la fin de ce sonnet, les ténèbres n’entraînent une vision que si l’on suppose un espace acousmatique, c’est-à-dire une sorte de for intérieur résonnant : Mais les ténèbres sont elles-même des toiles / Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers, / Des êtres disparus aux regards familiers. Et justement c’est ce qu’au préalable mettent en place les quatrains, en créant comme un dispositif d’échos : les « bois » hurlent « comme l’orgue » ; dans les « cœurs maudits » « vibrent de vieux râles » qui entraînent en réponse les « échos » de « De profundis » qui retentissent au cœur des forêts ; dans les « tumultes » de l’océan s’entend, acousmate inquiétant, le « rire amer / De l’homme vaincu ». On peut dire en fait qu’ici l’obsession ne peut in fine déployer, innombrables, ses images violentes que dans la mesure où l’espace acousmatique a tout d’abord retenti d’un incessant martèlement.

Auguste Rodin, Orphée et Eurydice, marbre, détail, Metropolitan Museum of Art, New York.

De la sorte, en raison même de l’évanescence et quasi-immatérialité de l’acousmate, mais aussi de l’effervescence qui l’accompagne (comme dans ce sonnet de Baudelaire), être attentif à la vibration, c’est être pénétré par de la spectralité. Précisons, car il n’y a là ni flou ni vague ni fumeux. On donnera au terme de spectralité un double sens. En premier lieu, évocation des morts (à l’instar de la voix des défunts dans les rituels de nékuia homérique, invocation des morts) ; cette spectralité nous renverrait peut-être à l’activité de lecture elle-même, du moins si l’on en croit Georges Poulet : « Comprendre une œuvre littéraire, c’est, dans un certain sens, laisser l’être qui l’écrivit se révéler à nous en nous. C’est, comme Ulysse versant du sang dans la fosse, permettre à des états d’âme fantômes de reprendre vie et forme en nos âmes à nous. » En deuxième lieu, perturbation et obscurité portées dans les concepts opératoires clairs et nets ainsi que dans les catégories et les formes. Ce deuxième sens nous renvoie au malaise que peut susciter cette démarche d’écoute, dans la mesure où les repères habituels sont transformés voire perdus. Jean-Luc Nancy le note : « Le sonore emporte la forme. Il ne la dissout pas, il l’élargit plutôt, il lui donne une ampleur, une épaisseur et une vibration ou une modulation dont le dessin ne fait jamais que s’approcher. » Les deux sens sont d’ailleurs complémentaires, comme Jacques Rebotier le fait observer : « Orphée est le vrai héros de la musique », puisqu’il sait, entre autres choses, « réveiller les âmes des morts, tirer enfin les Eurydices de la nuit de l’Hadès », ce qui en fait le « héros des ténébreux, des sombres, des obscurs. »

Maria Callas, J'ai perdu mon Eurydice, Le Meilleur de Maria Callas, une vidéo proposée par Martín Guadiana.

Faute d’aimer vraiment les morts, faute d’aimer vraiment la vie, nos contemporains formatés par l’idéologie dominante du consumérisme moutonnier, ne cessent de tuer en eux Orphée. Contre les pouvoirs qui les asservissent, s’en repaissent et les font se dévorer les uns les autres, le cantus obscurior !




Frédéric Tison, La Table d’attente

Où l’on apprend que la table  d’attente désignerait une plaque, une pierre, un panneau sur lequel il n’y a encore rien de gravé, de sculpté, de peint  dont le sens figuré peut se dire d’un jeune homme dont l’esprit n’est pas encore entièrement formé (p 4)… 

C’est un recueil de poèmes d’amour (page 106, « Je ne sais si tu m’aimes, mais mon amour m’appelle — mon amour pour toi… » mais c’est un livre d’ignorance (page 97, « Je suis sur une terrasse, à ne toujours pas savoir » : les questions abondent (sur sa nature, sur son rapport au regard, à la pensée, à l’ombre, à l’écume, au corps). 

Au risque de poser trop de questions, que veut dire l’aube de mon bien (p 24) : le choc d’un terme concret à un mot plus abstrait n’est pas signifiant… Il y a trop d’entretiens un peu longuets comme cette vieillesse qui tourne vers moi  son regard étonné (p 101). Qui est ce tu qui s’en va vers les fables et les splendeurs (p 109), mystère ! Les mots non courants ne sont pas rares, tel ce terme d’oriel (« Un oriel pour mes yeux », page 24)… Ce qui ne va pas sans une certaine gratuité, le pluriel d’yeux n’est-il pas oeuils.

Citons-le encore : « Cette table d’attente, je la dresse dans ces pages ; j’écris dans ses marges, autour d’une image manquante, Je m’y penche, et j’y vois mon ombre ; parfois j’y aperçois celle de quelqu’un qui veille par-dessus mon épaule.  » Ceci explique sans doute cela…

Frédéric Tison, La Table d’attente, Librairie-Galerie Racine, collection Les Hommes sans épaules, 2019, 115 pages, 15 €.

Présentation de l’auteur