1

La gazette de Lurs n°46

Avec un édito qui vaut la peine que l'on s'y attarde,  La poésie sauvera-t-elle le monde  et un hommage à Jean-Pierre Simeon La Poésie sauvera le monde, La gazette des Lurs de François Richaudeau, avec pour rédacteur en chef Jean-Marie Kroczek est une publication à saluer.

Avec une ligne éditoriale absolument superbe, cette revue met à l'honneur des voix contemporaines portées par des typographies originales qui s'étalent sur de larges aplats de couleurs saturées. bravo, on a envie de regarder, de feuilleter donc de lire, comme pour plonger dans cette univers qui existe là dès avant de prendre connaissance des articles. 

La maquette de ce numéro a été confiée à Maxime Plantey, jeune graphiste "tout juste diplômé et en recherche d’emploi", nous apprend le message qui accompagne l'envoi de la revue. Et bien bravo à lui, c'est un très beau numéro ! 

La Gazette des Lurs n°46, mars 2021.

Béatrice Libert signe qui clôt le numéro offre une sorte de conclusion à ce feuillet épais dans un article qui titre  La poésie sauvera l'homme. Comme une réponse à la question liminaire, la plume de la poétesse assertivee et vive cite Salah Stétié  : "Le rêve est "le seul pain indispensable de tous les hommes, partout"". 

Cette revue n'hésite pas à évoquer des problématiques actuelles, et à placer le débat sur fond des confinements et des empêchements dont la culture et de facto la poésie ont subit le poids écrasant. Brigitte Maillard, Michel Capmal, Yvanne Chennouf, signent des articles pour le moins intéressants. Cette dernière dans "Une langue à soi depuis la langue commune" nous parle de ses projets de lecture et d'écriture avec des enfants. 

Un autre court article nous propose de (re)découvrir un poète disparu, "Paul Arene. Poète provençal. Pratiquement inconnu" . 

A ces paysages contemporains s'ajoutent des propos qui considèrent la poésie dans son historicité. Le mouvement post Dadaiste est évoqué par Alain Le Métayer, non sans originalité  dans "Des expériences limites : la poésie post dadaïste". Il conclut ce tour d'horizon en citant Robert Filiou : "La poésie est ce qui rend la vie plus intéressante que la poésie".

Bravo donc, pour cette revue qui est belle, disons-le, et qui change des publications habituelles par sa tonalité. Moins conventionnelle, moins protocolaire, elle n'en offre pas moins un contenu éditorial de très bonne tenue ! 




La minute lecture : Jean-Baptiste Pedini / Vincent Motard-Avargues, Comme le fleuve au paysage

Les deux auteurs, car il s’agit d’un livre à quatre mains, nous invitent à une promenade mélancolique au bord d’un fleuve qui porte, transporte, fait bouillonner et noie tour à tour les mots et les souvenirs.

Le titre et la citation en exergue, empruntés au « Madrigal triste » de Baudelaire, donnent le ton : il y a dans ce texte une sensation d’empêchement, de douleur ou de difficulté à dire, et l’on songe à un deuil, à la perte d’un être, de soi-même, ou d’un amour, à la peur de l’oubli peut-être. Une absence plane, une ombre, un manque. Le fleuve prend alors le visage et la voix de (ce) qui s’est absenté, raconte, nourrit la mémoire. Les écritures sèches et denses des auteurs, si bien mêlées qu’il est difficile de les différencier, confèrent aux poèmes un mystère qu’il revient au lecteur d’approcher, de révéler, à travers les nuances de son prisme intérieur.

En attendant de commander ce beau livre, en librairie ou auprès de l’éditeur, tu peux écouter un extrait ici :

Jean-Baptiste Pedini / Vincent Motard-Avargues, Comme le fleuve au paysage, éditions de l’Aigrette, octobre 2020.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Olivier Vossot, L’écart qui existe

Olivier Vossot, connu pour un premier texte, Personne ne s’éloigne (prix du premier recueil de poésie 2018 de la Fondation Labbé), signe un deuxième opus, toujours consacré à grand-père, texte qui tente en une épreuve poétique intense de ralentir le soir qui unit les peurs enfantines aux images formidables du grand corps à l’ombre pesante :

 

L’absence est lisse.
J’épiais son regard,
le vert lentement dilué.

 

Peurs diluées dans La mélancolie (qui) se referme sur nos yeux vides. Reste l’orbite en effet, ce vide absolu, privé du regard intérieur de l’œil mais qui regarde de nulle part le rien qui enveloppe le poète. Le poète envolé dans l’écart, cette erreur naturelle étendue comme l’univers (un point ou le vertige de l’infini) ; poète qui cherche à remembrer son corps dans le corps écarté de l’autre. De cette impossibilité ressurgit, soir après soir, l’angoisse ancienne. Si le père trop proche ne peut engendrer mythe, sinon en exergue, grand-père, l’arpenteur supposé de l’écart – nommons les choses : ce dieu fulgurant et lointain comme une île possible, perdue dans l’océan du rêve – est approchable comme on approche l’horizon, sans jamais le toucher.

La mort douce emprunte toutes les voies de ce poème sans dire son nom, par pudeur sans doute, comme pour s’excuser de devoir, une heure, un jour, s’en venir faucher le gazon jaunâtre d’une vie élaborée dans le cristal nommé grand-père. Et moi le noyau pleure patiemment, écrit Olivier Vossot, qui identifie patience et temps, temps qui est le noyau et l’étendue.

Olivier Vossot, L’écart qui existe, Les Carnets du Dessert de Lune, Bruxelles (Belgique), automne 2020, 84 pages, 14 €. 

En ce poème de la page 72 est résumé un livre mélancolique, écoutons-le :

Des guêpes traversent les jardins moites.
Que capte l’oreille
de ce qu’on peut dire, de ce qu’on a pu ?
Des fenêtres n’ont rien ouvert.
Le monde entier se referme comme un œil
On ne l’emporte pas, il est fini sans nous.
Il continue, la nuit n’en finit pas de tomber.

 

Un monde finit sans nous car les fenêtres n’ouvrent rien sur une nuit éternellement tombante ; les guêpes, elles, butinent et ensemencent les jardins moites : toison déifiée maternelle, un éden poème à lui seul, sans les hommes échappés au soir de leur vie. Mais qui pense alors ? Des mots viennent dont on ne sort pas. La pensée hors de soi.

L’énigmatique Le temps passe un peu plus vite que nos vies clôt l’exercice poétique douloureux d’Olivier Vossot. Son sens est clair : il n’est pas de dire l’éternité de l’homme ni même celle de son esprit mais de noter que le temps s’échappe de nos vies avant que celles-ci ne finissent. Le temps, comme un délire. Le temps de grand-père, cette figure de dieu.

La préfacière, Albane Gellé, note que « Olivier Vossot disparaît au milieu de ce qu’il regarde, yeux ouverts ou fermés, et c’est cette vie absorbée qui devient poème… » Le poète disparaît dans cette figure mythique – le commandeur des nuits – qu’il crée avec les mots dont il ne peut sortir, mots qui n’en finiront pas de finir, sans lui, c’est ainsi qu’il le veut.

 

Présentation de l’auteur




Karina Borowicz, Tomates de septembre

« C’est une question utile que de demander à chaque poème : qu’est-ce qui dérange celui qui parle ? »

Karina Borowicz The troubled speaker, mis en ligne le 8 janvier 2014, https://karinaborowicz.com/blog/

Chaque poème comme une fenêtre d’angoisse et de tendresse sur l’énigme du monde.

 

Je ne me souviens pas avoir rien demandé de tout ça :
naitre, devoir vivre une honorable
vie américaine, vieillir d’un seul coup
en venir à craindre ce néant que j’aurais
préféré d’emblée 

 

Karina Borowicz, Tomates de septembre, traduit de l’anglais (Etats-Unis) et préfacé par Juliette Mouïren publié aux éditions CHEYNE, collection D’une voix l’autre.

Aussi sont-ce des moments et des êtres éphémères, insignifiants, en voie de disparition qui sont évoqués :

La pourriture a installé sa puanteur de whisky
dans le jardin et une nuée de moucherons éclate
quand je touche les plants de tomates en fin de vie 

Ou encore :

J’ai vu un faucon ce matin
poursuivi par des corbeaux,
quelque chose se débattait entre ses serres 

 

C’est peut-être que

L’air est épais de minutes.
D’années. Les mains nues
nous ne pouvons pas les attraper 

alors, la poète, au lieu de se munir d’horloges, écrit un poème puis l’autre afin que

le torrent du temps
Gèle. 

Peut-être ?

quand je m’étends
dans le champ la nuit à compter les gouttes que j’ai réussi
à récolter : ce visage, ce soupir, cette main 

La poète parle de ces miettes de pain données aux oiseaux, de ces moments de vie apparemment insignifiants et c’est bouleversant de justesse. Peut-être qu’être une poète serait ne pas prétendre en savoir plus que ce que le monde montre ? Savoir rester perméable à ce monde fragile, monde monstre. 

Je n’arrivais pas à me sortir de la tête
le visage de la fille disparue. Ce matin-là
son corps avait été retrouvé dans le fleuve Connecticut
après six jours. Battu. 

Chaque poème comme un fait divers intime, l’importance donnée à ce qui aurait dû ne pas en avoir, « ce constant effort

pour atteindre
sans espoir de toucher 

cette expérience d’être au monde tout en n’étant qu’une solitude parmi tant d’autres. Aussi énigmatique que toutes les autres présences. Il ne faudrait pas croire que Karina Borowicz n’observe qu’avec des loupes ou un microscope le minuscule de l’univers, elle en mesure également l’infini dans un poème comme « Planète Kepler 22b » :

Je ne sais pas de quel côté
du ciel nocturne me tourner
mais la planète est là quelque part,
n’importe où, malgré moi 

 

L’œil jaune du quiscale
Quel monde est-ce qu’il regarde ? 

Dans sa passionnante préface présentant la poète, la traductrice, Juliette Mouïren évoque le site de Karina Borowicz, dans lequel elle « aborde différentes questions relatives à l’écriture poétiques », toutes plus passionnantes les unes que les autres, et, parmi elles, « une idée croisée chez Robert Bly, qui affirme, dans Turkish Pears in August, que derrière chaque bon poème, on doit sentir « une sorte de locuteur gêné ». La notion de locuteur mal à l’aise, empêché ou troublé, l’interpelle, tant comme lectrice que poète. »

Inquiétude ô combien féconde !

Présentation de l’auteur




Béatrice Marchal, Élargir le présent suivi de Rue de La Source

De tous les temps, le présent est sans doute le seul qui vaille. C’est celui de l’instant sans détour. Ici, maintenant. Celui du poème et des poètes, qui se conjuguent à leur propre temps, sur la page en cours. Présent.

Ce qui est. Car avant n’est plus et demain n’est pas encore ou ne sera jamais. Peu importe, quoi qu’il advienne, Béatrice Marchal fait bonne garde, ne serait-ce qu’en relevant la trace de tout ce qui passe pour en habiter l’instant. Ce n’est pas une pose ou une entreprise hasardeuse mais bel et bien une discipline féconde, une attention portée à la nature, aux signes qu’elle nous envoie. À la vie et à la mort, à la disparition des choses et des êtres, sans pour autant s’y opposer outre mesure. Béatrice Marchal regarde. Elle s’arrête sur elle-même, dans le cours de ce présent qui n’est autre que sa propre existence. Elle s’adresse à ce qui a disparu, déjà, et à ceux qui ont disparu, surtout, dont elle approche mot à mot, en oubliant la tyrannie de l’absence. Elle écrit dans un élan définitif vers la vie, non pas celle des temps vulgaires qui font le lit d’un monde voué à l’inquiétude, mais celle qui chemine à travers les choses. Lesquelles ? Les saisons, la pluie de printemps, le dernier automne, mais aussi les flaques du chemin, l’herbe verdoyante des jardins, les chants d’oiseaux dans les arbres, les aubes éblouies et les couchers flamboyants.

Béatrice Marchal, Élargir le présent, suivi de Rue de La Source, Le Silence qui roule, 2020, 104 p, 15 €.

Elle écrit non à ce qui brille mais à ce qui éclaire sa page avec patience, comme autant de sentiers de lenteur et d’effort. Les êtres chers veillent le long de la route avec cette bienveillance que restitue la fidélité du cœur et de la mémoire. C’est sans doute la meilleure voie pour élargir le présent aux dimensions d’un exil intérieur dont les frontières s’effondrent d’elles-mêmes à mesure qu’on fait du poème la chair du monde et qu’on donne une âme à ses propres mots, avant de s’en remettre à leur seule présence. Je me suis approchée, écrit Béatrice Marchal. Des morts, des vivants, des lieux et des horizons. Mais avant tout d’elle-même. Pour vivre en dehors comme au-dedans de soi, avec le modeste et grandiose espoir de contribuer à ce que s’intensifie la lumière.

Présentation de l’auteur




Miche Talon, Dans les agates

Avec Dans les agates Michel Talon nous propose un nouveau recueil  accompagné de ses propres illustrations (photos, collages…) dans lequel on entre comme dans un grenier : le regard mystérieusement surpris par le bric-à-brac coloré de la couverture où s’entremêlent des visages, la voilure blanche d’une goélette en modèle réduit, un balai, le dos d’un violon, l’avant d’une bicyclette, d’étranges arabesques noires, un énorme livre aux pages tournées par une main invisible, fragments hétéroclites d’une mémoire prête à se distiller au fil des poèmes dans des images aussi inattendues que secrètes car « On a tous l’histoire qu’on ne raconte pas. » écrit l’auteur.

Le poète qui « tire les cartes au désir » tout en sachant que « les roses ne mentent pas » a sur le cœur « quelque chose de gris ». Restent « les mots à réchauffer/chemin de croix des étoiles filantes » mais « maladroit à ouvrir les secrets » il nous livre des bribes énigmatiques, fulgurances poétiques qui affleurent sur la page dans l’isolement des mots « Morsures, brouillard, orties » qui peu à peu se lient à d’autres et se dévoilent dans des vers parcourus de silhouettes de chats, de rouges-gorges, de jeunes filles, de sons de violons, de bruits de trains…

À chaque page, Michel Talon nous donne rendez-vous avec l’insolite : dans la forme, par l’utilisation de points d’interrogation à la fin de phrases affirmatives ou négatives (fausses questions ? Fusion de deux attitudes au sein d’un même vers ?), « Je ne sais qui frappe à la porte ? », dans le fond aussi : quelqu’un s’endort au moindre bruit, le chant est un « silence subtil » …

Michel talon, Dans les agates, Éditions le Citron Gare 2020, 92 pages, 10 euros.

Nous sommes emportés bien au-delà des mots : « Une pizzeria pittoresque gonfle la voilure », « la lune consulte les marabouts pour une sortie honnête », dans un imaginaire empreint parfois d’une douce mélancolie comme ce « point bleu » qui « se laisse mourir », la tristesse du jour où s’incline « une arabesque aux/ épaules vides », ou encore ces bancs du jardin qui vieillissent ensemble.  Dans les agates est aussi un livre parcouru de sensualité : 

« Rouge/L’amour chair » « Le sucre des silences », « […] Le soleil touche à tout me/ raconte le chuchotement de la fille en jeans qui/ couvre tous les autres bruits. Étincelle », « Soirée sous la lune. Peau libre. »

Nous sommes à Vichy, la ville où vit l’auteur, mais aussi à Paris et à Commentry. Le poète, quant à lui, écrit : « Je ne suis pas là », « Je suis nulle part ». Les lieux se mélangent ainsi que les saisons et la couleur des souvenirs se stratifie comme au cœur des agates, pierres auxquelles l’on prête la vertu d’harmoniser le corps et l’esprit et qui aideraient à la révélation des choses cachées. Perceptions fugitives qui rendent le dérisoire grandiose et les émotions avouables dans l’espace protégé du poème.

Les belles rencontres
défient le feu
enlacent le lointain du regard.

C’est assurément à une bien « belle rencontre » que nous convie l’auteur à travers les poèmes de Dans les agates.

Présentation de l’auteur




Pascal Boulanger, L’Intime dense

Un recueil qui sonne comme un Angelus, et signale un départ, ou une arrivée, vers une nouvelle existence. Tout entier dans la contemplation, Pascal Boulanger a trouvé l'essence de toute chose, et cette poésie de l'immobilité agissante est une somme, celle d'une vie d'écriture. Dense est l'intime dans ce recueil publié sous l'enseigne du Cygne. 

Les poèmes sont courts, le recueil léger, mais la teneur des propos n'aurait pas supporté la dilution dans des méandres hasardeux. C'est la portée de chaque mot qui confère à cet ensemble sa teneur extrême, pesante de gravité et de sens. Une découverte du monde, et de ce que l'âge nous amène de clairvoyance. 

Innigkeit intendere l'intime dense
sur l'abime
courage cœur, dans la poussière dorée
comme ce que dieu resté à l'écart
& qui sépare 

Pascal Boulanger, L'Intime dense, Les éditions du Cygne, 2021, 51 pages, 10€.

La métamorphose est celle d'un homme naissant  après avoir grandi, démuni par sa cécité, par les expériences, par l'oppression d'un temps exempt d'éternité. Puis à force de souffrir ou d'être heureux, à force de chercher ce qu'on ne peut trouver en dehors de soi-même, à force de vivre, ce qui n'est pas un acte, bien qu'une volonté s'y dissipe, se fait jour cette évidence, simple et extrême, que tout est dans le regard en-soi, et dans cette sagesse suprême qui veut que l'on ne cherche plus rien car tout est là, dans cette communion avec ce qui est. 

 

Hier n'est que le seuil
où tremblent les troubles d'argent
jamais las l'amour
de ses yeux fixe & contemple
les vagues bleues qui s'étendent
avant de remonter vers la source.
Le chemin qui monte & celui qui descend
sont le même
quand le ciel devient
comme la maison du peintre.

Le lexique est usuel et la syntaxe protocolaire, il n'y a pas ici de phrases alambiquées, qui distilleraient des mots rares pour tromper l'altérité du verbe. Tout est dans le retournement. Celui du sens, celui du regard, du miroir aussi. C'est dans cette transcendance que Pascal Boulanger s'évade et trouve l'agencement des vers de ses poèmes. 

 

le menuisier du sens oublie
que le temps existe
il ne compte plus les jours de la vie
à la fenêtre lumineuse
qui se devine & s'approche.

 

L'amour revêt alors son habit d'univers. Et s'il se peut d'apercevoir un visage dans l'évocation de ceci, aimer, une autre lecture s'impose. Celle d'une sublimation de la femme aimée, reçue dans l'entièreté de son être, parfaite et imparfaite ; celle aussi de recevoir l'amour comme une révélation, qui est l'accueil de tout, de la nature, de ses couleurs et de ses tempêtes qui sont toutes les aubes,  celles d'un présent immuable.

 

Proche
insaisissable
en épiphanies qui brûlent.
La présence d'un ciel
dans l'éclat de ses yeux
fera-t-elle retour ? 
Dans l'attente parmi
les oiseaux bavards de l'aube
qui signe & veille
sur les montagnes du temps
chose nouvelle ; amour ? 

 

L'Intime dense est placé sous les auspices d'Hölderlin. Et c'est effectivement de ce lyrisme de l'intime qu'est façonné ce recueil. La poésie d'Hölderlin témoigne d’un processus de transformation intérieure constante. Il ne s'agit pas pour lui d'étayer l'acte de création sur la nécessité abstraite du savoir, mais bel et bien sur les sensations et la contemplation de la nature. On perçoit dans sa poésie le rythme d’une sensibilité lyrique fondamentale, constitutive de l'expérience.  Un des textes les plus aboutis d’Hölderlin, « Le promeneur », évoque cette état d'être : « Je reste donc seul. Mais toi qui règnes au-dessus des nuages, / père de la patrie, puissant Éther, et vous / Terre, et Soleil, vous trois qui seuls régnez et aimez, / dieux éternels, les liens qui m’attachent à vous ne se rompront jamais. » Ce qui s’exprime n’a plus rien d’extérieur, de changeant ni d’arbitraire. Tout comme dans L'Intime dense où on retrouve le panthéisme artistique d’Hölderlin, la poésie de Pascal Boulanger s’ancre sur cette nécessité de trouver l’infini dans une multitude de figures singulière. C'est ce qui sous-tend l'écriture, et c'est là qu'elle puise toute sa profondeur. Le regard du poète dévoile le monde, ce qu'il y a de sacré dans chaque posture, chaque croyance, chaque instant, chaque paysage. C'est grâce à cet Amour unificateur qui accueille la multitude et unit chaque chose et chaque être que l'écriture dépasse jusqu'à la possibilité du langage. Le poème devient un chant, un son unique, un mantra vertical ascendant qui transcende l'altérité et révèle l'infini singulier du sens.

La poésie de Pascal Boulanger  dévoile ce qui dans la densité de l'intime est ce noyau universel et puissant, l'Homme. Elle est écrite d'un lieu sans aller ni retour, de là où tout témoigne d'une communion fertile et éblouissante avec le silence de tous les poèmes. 

 

Si la proximité n'existe que dans l'écart
chaque ici séjourne
dans le lointain.
Seul et jamais seul
dans le trait que laisse le retrait ;
amour comme
surprise de l'événement.
Le surcroît qui ne peut être demandé
répond pourtant à un désir.
Science des couleurs & des sons
qu'est l'absence quand le cœur au secret
acquiesce à la beauté ;
bouche belle d'un baiser
sous l'œil peint d'eau pur.




Entre les lignes entre les mots

Ce blog engagé tient un cap ferme et définitif, barre tenue par Didier Epsztajn. Au sommaire les rubriques qui ont fait leurs preuves : de notes de lecture, des articles qui évoquent les faits d'une société qui a bien besoin de tels lieux pour retrouver le sens commun.

Parmi les articles récents, des titres qui laissent entrevoir la gravité des thématiques évoquées avec toujours un regard critique : Justice pour les victimes de l’amiante, Assassinats politiques, féminicides et spoliation : un aperçu de la situation en Colombie, Des notes colorées derrière des portraits en noir et blanc, Pour le droit à la gratuité des soins de santé publique pour toutes les populations, D’autres solutions que l’annulation de la dette existent pour garantir un financement stable et pérenne, Des révoltées contre le poubelien supérieur ou l’androcapitalocène, Multiplier les procès contre les agents criminels du régime Assad, Manifeste pour la reconnaissance et la réparation des crimes et dommages coloniaux français en Algérie, Bolivie : les féminicides derrière la COVID, La singularité est constitutive de l’humanité, Le hirak reprend à son compte les fondamentaux de l’histoire révolutionnaire algérienne, La santé mentale au temps du coronavirus...

Une d'Entre les lignes entre les mots : https://entreleslignesentrelesmots.blog

A côté de ces sujets incontournables, le blog offre de belles pages sur la littérature et sur la musique. Pour exemple dans la rubrique Jazz les propos de Didier Epsztajn sur un très beau livre, Jazz portraits, d'olivier Degen.

A soutenir donc, à lire, et à enrichir, Entre les lignes entre les mots est un espace salvateur et nécessaire surtout en cette période où l'information se limite à un discours convenu, au mieux, et malheureusement au silence, voire à la désinformation, la plupart du temps.




Revue Voix d’encre n.64

Revue élégante de pure poésie qui paraît deux fois l’an, Voix d’encre, la revue de la maison d’édition éponyme qui publie « aussi bien les inédits de quelques grands aînés d’hier que ceux des alliés substantiels du temps présent. Parce qu’il faut sans trêve agrandir davantage ce domaine où nous voulons respirer, tout parcourir du monde comme des possibles, toutes les dimensions du jour comme les innombrables ailleurs. »propose plusieurs poèmes de huit ou dix auteurs d’aujourd’hui, de France et d’ailleurs, des textes en vers et en prose, toujours inédits qu’Alain Blanc, l’éditeur et fondateur de la revue, fait dialoguer, à chaque livraison, avec l’œuvre d’un artiste (les encres ont la part belle, évidemment, mais on y découvre également des photographies, des peintures, des lavis, des dessins, des sérigraphies, des logogrammes, des calligraphies… (Rappelons qu’Alain Blanc a été, en 1993, l’un des pionniers de l’édition de calligraphie). Au fil du temps, la revue à la couverture marine et lettres d’argent (lorsque je l’ai connue dans les années 2000) a fait l’objet de plusieurs variations dans sa présentation s’enrichissant depuis 2016 de couleurs y compris à l’intérieur.

Ce nouveau numéro est déjà, d’un point de vue visuel, particulièrement beau. Les propres encres d’Alain Blanc y jaillissent en arabesques de feu, de cendre et de lumière – ponctuant les textes de dix auteurs parmi lesquels plusieurs grands noms de la poésie.

Dans l’ordre de lecture : le poète argentin Alejandro Crotto, (traduits par Omar Emilio Sposito), Pierre Dhainaut, Irène Duboeuf et Max Alhau, tous trois « auteurs Voix d’encre2 »,  Michel Passelergue, Jean-Pierre Otte, Jacques Vincent, Isabelle Garreau, Abdellatif Laâbi et Didier Pobel, tous poètes de l’intériorité « qui habitent la terre entre l’ombre et la lumière, entre le doute et l’espérance »3 dont les textes s’articulent, se questionnent. Parler de chacun d’eux dépasserait le cadre de cet article. Aussi, je ne citerai que quelques vers que je n’ai pu m’abstenir de souligner au crayon tandis que je lisais…

Sensuels et mystiques sont ceux d’Alejandro Crotto

 

 

Voix d’encre n.64, Mars 2021, 64 pages, 12 euros

Imaginons, chacun de nos corps
et le soleil à l’intérieur : un escalier d’or

 

On retrouve Pierre Dhainaut et son écriture entremêlée de nature et d’enfance

 

L’enfant
reconnaît
la neige
qu’il n’a pas
vue
encore 

 

Les textes publiés appartenant aux lecteurs, je m’abstiendrai de citer mes propres vers parus sous le titre Les guetteurs de feu et poursuivrai la présentation de la revue avec cette phrase des Rechants nocturnes de Michel  Passelergue, extraits de Un roman pour Ophélie :

 

Nous brûlions de même étoile.[…] Psalmodiée d’une paume fervente, la lumière gagnait chaque degré de nos corps éblouis, et la nuit allait se froisser, s’unir aux dernières ombres du silence, vive encore des promesses prodiguées par sa robe maintenant lacérée.

 

Puis il y a les vers de Jean-Pierre Otte :

 

Nous voilà sans reflet, sauf
dans les yeux des autres 

 

Ceux de Jacques Vincent :

D’il à elle
D’elle à il
Nul ne se penche à la fenêtre pour appeler l’autre
ne s’attarde pour l‘écouter
ou éprouver la peau d’une caresse 

 

d’ Isabelle Garreau…

 

Pourquoi ai-je ce souvenir ? c’était hier
peut-être. Ton amour était l’unique amarre
de ces avatars de mes vies antérieures 

 

et la troublante simplicité de ceux d’Abdellatif Laâbi

 

Entre, entre
poésie !
Ma maison
t’est toujours ouverte
Fais comme chez toi
et s’il te manque
la moindre chose
n’hésite pas à demander 

 

Enfin Didier Pobel, l’homme au « parler ordinaire » qui « habite dans un patelin / Tout au bout d’un hameau / où galope le vent », clôt la revue en nous parlant à sa manière (directe et le plus souvent teintée d’humour) du Covid, de la mort et de la vie, et en se demandant pourquoi il rit à gorge déployée :

 

Peut-être tout simplement est-ce
Parce que je suis vivant sur la terre
C’est tout de même un sacré privilège
me disais-je
Hier en visitant un cimetière. 

 

J’ai volontairement omis de citer les vers de Max Alhau, les gardant pour la fin, peut-être parce qu’ils pourraient bien être mon « coup de cœur » : je  les avais presque tous soulignés…  j’ai dû choisir… je termine donc avec le poème Une voix qui s’efface, qui a donné son nom au titre des extraits :

 

Une voix qui s’efface,
dissipée par le temps et le vent.

Demeurent les mots
qui ne failliront pas
et ranimeront le silence,
le feu toujours en veille. 

 

Si les  écritures diffèrent, une unité de fond émane de la présente sélection, faisant de ce numéro de Voix d’encre, sinon un livre, du moins beaucoup plus qu’une anthologie.

 




La minute lecture : Bernard Bretonnière, Je suis cet homme, fiction suprême

Bernard Bretonnière, que François Bon surnomma un jour « poète-énumérateur » (le poète ayant en effet la spécialité des listes), ne se départit pas ici de l’anaphore qui était l’impulsion de ses deux précédents textes chez le même éditeur.

Dans ce recueil, accompagné des dessins inédits de Jean Fléaca,  il dresse le portrait sans concession d’un homme (dont on se doute bien qu’il s’agit de lui-même), avec ses failles, erreurs, découragements,  lâchetés, fatigues, tendresses, solitudes, fragilités. La lecture nous ramène assez vite à nous-mêmes, et chacun peut s’approprier les vers de ces poèmes, qui auraient aussi pu commencer par « Je suis cette humanité ». Humanité de l’expérience : une maturité qui semble souffler à l’auteur chacun de ses mots, et une lucidité touchante qui fait sourire de cette vulnérabilité avouée, assumée, presque revendiquée. Familière et universelle.

Tu peux commander ce beau texte chez ton libraire préféré, être toi aussi cet homme, mais en attendant, je t’invite à écouter un extrait ici :

Bernard Bretonnière, Je suis cet homme, fiction suprême, éditions L’Oeil Ébloui, collection Poésie, janvier 2021.

Présentation de l’auteur