Regard sur la poésie Native American : Elise Paschen

Elise Paschen ou comment la pluralité des identités semble mener au refuge de l’imagination et de l’écriture.

Naître fille de la première ballerine Osage de tous les temps, vivre nourrie du mythe romantique de l’aventure maternelle, voilà qui peut déterminer un destin ! Elise Paschen appartient à la Nation Osage comme sa mère Maria Tallchief (Ki He Kah Stah Tsa), danseuse étoile des ballets russes de Monte et Carlo puis, après sa rencontre avec Balanchine qu’elle épouse, étoile du New York city ballet. Le père d’Elise, troisième époux de Maria Tallchief, Henry D Paschen junior, est quant à lui un businessman de Chicago. C’est donc à Chicago qu’Elise Paschen, née en 1959, sera élevée. Néanmoins le lien avec sa famille d’Oklahoma et la communauté Osage est bien réelle. Elle se sent intimement liée à son histoire. Il faut se souvenir qu’au 17ième siècle, la vallée du Mississippi, du Canada jusqu’à son embouchure était territoire proclamé français par les explorateurs Jacques Marquette et Louis Joliet, sous contrôle du roi de France donc, et c’est ainsi que le nom Osage a été donné par des français à ces communautés de langue apparentée au grand groupe des langues Sioux, le Dhegihan.

En réalité il faudrait dire Ni-u-kon-ska ou Wazhazhe, ce qui signifie « People of the middle waters », les gens des eaux du milieu. Originaire des grandes plaines, cette nation a prospéré dans les vallées du Mississippi et de l’Ohio avant de migrer au dix-septième siècle à l’ouest du Mississippi sous la poussée Iroquoise, Iroquois eux-mêmes repoussés par l’invasion européenne. Le peuple Osage est cousin des peuples Ponca, Omaha, Kaw et Quapaw. Au cours du dix-neuvième siècle, ainsi que de nombreuses autres tribus déportées, les Osages furent forcés par l’armée Américaine de quitter le Kansas pour être parqués sur une réserve en Oklahoma, état où la majorité des descendants Osage vit encore aujourd’hui, même s’ils ne sont pas tous restés sur la réserve.

Auteure d’un premier recueil intitulé Houses: Coasts (Maisons : côtes), chez Sycamore Press, en 1985, Elise Paschen sort un deuxième recueil remarqué par ses pairs et couronné par le prix Nicholas Roerich. Intitulé Infidelities (infidélités), sorti chez Story Line Press en 1996.  Ce livre attire l’attention de Joy Harjo (Muskogee-Creek, voir https://www.recoursaupoeme.fr/un-regard-sur-la-poesie-native-american-12/) qui écrit : « Ces poèmes sont passionnés, épisodes lyriques de beauté précise et dangereuse. Je suis fière d’accueillir ce premier livre de poésie dans le monde. » Elise, comme beaucoup d’entre nous à une plus ou moins grande échelle, est hantée par l’enfance, par les événements familiaux, par la fragilité émotionnelle et sentimentale. Dans ce livre, ce qu’on nomme ‘problèmes familiaux’ en général, sont évoqués : les accidents au sein d’une relation, l’amour et ses troubles, selon l’angle de la « race », du genre ou de la classe sociale, parfois comme rêvés, parfois comme cryptés, et d’autres, comme celui qui suit, apparaissent plus limpides et transparents.

Elise Paschen lit « Swan Queen » en l’honneur du Mois du patrimoine amérindien et célèbre sa mère, la danseuse étoile Maria Tallchief.

INCANTATION

To light the dark
of you where no
light has explored,

to trek the deserts,
accept mirages,
swim gulfs, inhabit

the islands, caves,
the rooms and alcoves
of you, the chambers,

to chart the arteries,
to join the valves,
the bolts, the nails,

to open windows,
hazard exits,
fall through trap floors,

to upend drawers
slam doors, to shatter
the glass of you

but waking, sleeping,
to learn to say
no more to you.

INCANTATION

Pour éclairer l’obscur
en toi qu’aucune
lumière n’a exploré,

pour arpenter les déserts,
accepter les mirages,
nager dans les golfes, habiter

les îles, grottes,
les pièces et alcôves
en toi, les chambres

pour tracer les artères,
pour joindre les valves,
les boutons, les clous,

pour ouvrir les fenêtres,
pour risquer des sorties,
tomber dans des trappes,

pour retourner les tiroirs,
claquer les portes, briser
le verre en toi,

mais éveillée, endormie,
apprendre à te dire
çà suffit.

 

Elise a fait ses études universitaires à Harvard puis à Oxford, a obtenu un doctorat en littérature anglaise et américaine en travaillant sur la poésie de William Butler Yeats. A Oxford elle participe et co-dirige la revue Oxford Poetry. Ses influences littéraires viennent de Yeats mais aussi de la poète américaine Elisabeth Bishop. Elle avoue qu’elle a eu besoin de recourir au monde de l’imagination afin de pouvoir évoluer et grandir en tant qu’enfant, baignée dans un univers de mythes et de légendes dans lesquelles sa mère, pour des raisons professionnelles, était plongée. Elise raconte dans un entretien accordé à un magazine Américain, que dès l’âge de sept ans, elle était capable de convertir le fruit de son imagination en des récits, poèmes et pièces de théâtre. Plus que capable, elle avait besoin de ce recours. Aujourd’hui elle vit à Chicago et enseigne l’écriture à l’école des beaux-arts de Chicago (School of the Art Institute of Chicago).

Dans un entretien accordé au journal étudiant The Harvard Crimson Elise Paschen explique que ses rêves sont souvent des départs pour de futurs poèmes. Elle les note au réveil. Ou bien des poèmes entiers lui sont offerts pendant qu’elle rêve. Ainsi, une semaine avant le décès de sa mère, Elise a fait un rêve très marquant qui lui a permis de reprendre une pièce de prose jamais achevée, écrite longtemps auparavant, qui relatait l’époque où les parents de l’auteure se séparaient et que Maria Tallchief partait au Danemark avec Rudolf Noureev. Maria devait danser un spectacle avec le danseur Danois Erik Bruhn qu’elle présenta à Noureev. Les deux hommes tombèrent amoureux et ainsi se forma un triangle amoureux.

Voici le poème publié dans The Nightlife  (la vie nocturne), édité par Ren Hen Press en 2017.

The Week Before She Died

I dream us young, again,
mother and daughter back
on 69th Street inside
our old brownstone—across
from the church, patch of lawn—

a house neglected, wrecked,
as if the family
had been forced at gunpoint
to move away. In corners
dirt stacked like miniscule

anthills ; along the edges
of room—crumpled clothes, bodiless ;
littered across the floor
dry-cleaning bags, vestiges
of what they once protected.

A Turkish scarf, embroidered
with sequins, glitter, beads,
tantalizes. My mother
holds it close, says, “You should
wear it.” The doorbell rings.

At the top of the stairs
he waits for us to answer.
My mother’s ballet partner,
Russian, stows something covert
behind his almond eyes. With three

regal strides he commands
our gaze, pronounces the red
brocade robe his, lofts high
the scarf, the sash he flung
in Giselle, circling the empty

living room. With mischief he bows
low before my mother. Her love
for him, a mountain. The doorbell
chimes. A blond, blue-eyed dancer,
in epaulets arrives.

She straightens shoulders, turns,
walks away. Rudy asks
Erik, “ Did you ever tell her
about us ?” No response. The secrets
men keep, my mother knows.

La semaine avant sa mort

Je nous rêve jeunes à nouveau
mère et fille de retour sur la 69ième rue
à l’intérieur
de notre vieux grès brun — en face
du carré de pelouse de l’église —

une maison négligée, démolie,
comme si la famille avait été obligée
de s’en aller
menacée par la pointe d’un fusil. Dans les coins
la poussière était empilée comme de minuscules

fourmilières ; le long des plinthes
des habits chiffonnés, sans corps dedans ;
jonchant le sol
des sacs de nettoyage à sec, vestiges
de ce qu’ils avaient un jour protégé.

Un châle turc, brodé
de paillettes, de brillant, de perles
intrigue. Ma mère le tient
serré et dit :  « tu devrais
le porter ». La sonnette d’entrée retentit.

En haut de l’escalier il attend
que nous répondions.
Le danseur partenaire de ma mère,
un russe, dissimule quelque chose
derrière ses yeux en amande. En trois

enjambées royales il capte
notre regard, déclare que l’étole rouge
de brocart est sienne, lance haut
le châle, l’écharpe qu’il jetait dans
Gisèle, faisant le tour

du salon vide. Espiègle il s’incline
bien bas devant ma mère. Son amour
pour lui, une montagne. La sonnette
carillonne. Un danseur blond aux yeux bleus,
avec des épaulettes, arrive.

Elle redresse les épaules, se retourne,
s’éloigne. Rudy demande
à Erik : « lui as-tu déjà dit à propos
de nous ? ». Pas de réponse. Les secrets que
les hommes gardent, ma mère les connaît.

 

Dans son recueil Bestiary, (Bestiaire, édité lui aussi chez Red Hen Press en 2009), Elise Paschen nous propose un monde animal réel ou imaginaire en nous montrant combien mince est la limite, s’il y en a une, entre l’humain et l’animal. Les poèmes nous emmènent de la vie quotidienne et domestique aux mondes mythologiques, par exemple celui des sirènes. Les poèmes nous font passer d’une réalité concrète faite d’engagements et de responsabilités familiales à la réalité du « rêve » ou encore de l’au-delà, par le biais de métamorphoses. L’auteure, tout en utilisant les diverses formes et modes de versification à l’occidentale, puise aussi dans son héritage Osage, pour faire apparaître les lueurs du magique au sein du quotidien de nos vie. Et ces lueurs magiques semblent permettre, bien que la vie soit rude, parfois cruelle et injuste, de garder une forme d’optimisme et de regard positif sur le cours des choses. Elise propose une façon « résiliente » de poser son regard, comme un début de guérison après les traumatismes accumulés siècle après siècle.

The Flycatcher’s Fall

Near the stones marking the Sweat Lodge,
a newborn flycatcher has tumbled
from the nest. “Careful : don’t touch it,”
I warn my inquisitive daughter.
“The mother might reject her young.”

Perching the flycatcher on bark,
my husband climbs a ladder, slips
the fledging in a crowded nest.
He teeters, “Not much room up here,”
as beaks open, expecting worms.

Pregant again, I’m craving something
salty. Our six-month fetus raps
my rib, demanding food. “The baby
wants her mommy,” tugs our daughter
on my sleeve, looking up the tree.

How will this flycatcher sustain
her brood ? Will the fallen one starve ?
We hear a whistled whit in air
while wing-flutter overhead darkens
the sun. All the small birds respond.

La chute du gobe-mouche

Près des pierres qui délimitent la hutte à sudation,
un gobe-mouche nouveau-né est dégringolé
du nid. « Attention : ne le touche pas, »
j’avertis ma fille curieuse.
« La mère pourrait rejeter son petit. »

Ayant perché le gobe-mouche sur l’écorce,
mon mari grimpe à l’échelle, glisse
l’oisillon dans un nid surpeuplé.
Il chancelle, « pas trop de place là-haut, »
pendant ce temps les becs s’ouvrent dans l’espoir de vers.

De nouveau enceinte, j’ai furieusement envie de quelque chose
de salé. Notre fœtus de six mois me boxe
les côtes, il exige de la nourriture. « Le bébé
veut sa maman », dit notre fille en me tirant
par la manche, elle regarde en haut de l’arbre.

Comment cette gobe-mouche subviendra-t-elle
aux besoins de sa couvée ? Est-ce que le petit tombé mourra de faim ?
Nous entendons un pépiement dans l’air
alors que le battement d’ailes au-dessus de nous obscurcit
le soleil, tous les petits répondent.

 

Toujours dans le recueil Bestiaire, voici le poème intitulé Wi’-gi-e, ce qui signifie prière en langue Osage. Mollie Buckhart, la voix du poème, raconte. Elle est la sœur de Anna Kyle Brown qui fut la première victime de ce qui fut appelé « le règne de la terreur » sur la réserve Osage en Oklahoma. Des gisements de pétrole avaient été découverts sur la réserve, là où des terres semées de rochers arides avaient semblées bien « suffisantes » pour y parquer des Indiens.  Pour accéder au gisement, les chercheurs devaient louer les terres aux Osages et leur reverser des royalties. Chaque personne inscrite sur le rouleau de la tribu commença à recevoir un pécule trimestriel et, au fil du temps, alors que l’on extrayait de plus en plus de pétrole, les dividendes se comptèrent par millions de dollars. De ce fait les Osages qu’on renommerait les « milliardaires rouges », faisaient des envieux parmi les blancs qui convoitaient leur fortune. Les faits du poème remontent aux années 1920. Des hommes blancs (sous la houlette de William Hale) cherchant à s’approprier cette richesse, conspirèrent avec des médecins locaux, des membres des forces de l’ordre, des médecins légistes et des journalistes afin de tuer 24 membres de la nation Osage et de déguiser ces meurtres en accidents. Ceci pour s’emparer de leurs biens. Mais la vague de terreur ne s’arrêta pas là, ce fut une hécatombe : défenestrations, empoisonnements, morts par balles, ensanglantèrent la réserve, des crimes pour lesquels les enquêtes furent bâclées, et les coupables jamais inquiétés.

Wi’-gi-e

Anna Kyle Brown. Osage.
1896-1921. Fairfax, Oklahoma.

Because she died where the ravine falls into water.

Because they dragged her down to the creek.

In death, she wore her blue broadcloth skirt.

Though frost blanketed the grass she cooled her feet in the spring.

Because after the thaw, the hunters discovered her body.

Because she lived without our mother.

Because she had inherited head rights for oil beneath the land.

She was carrying his offspring.

The sheriff disguised her death as whiskey poisoning.

Because when he carved her body up, he saw the bullet hole in her skull.

Because when she was murdered, the leg clutchers bloomed.

But then froze under the weight of frost.

During Xtha-cka Zhi-ga Tze-the, the Killer of the Flowers Moon.

I will wade across the river of the blackfish, the otter, the beaver.

I will climb the bank where the willow never dies.

 

Wi’-gi-e

 Anna Kyle Brown. Osage.
1896-1921. Fairfax, Oklahoma.

Parce qu’elle est morte où le ravin tombe dans l’eau.

Parce qu’ils l’ont traînée dans le ruisseau.

Morte, elle portait sa jupe bleue de drap fin.

Bien que l’herbe fût couverte de gel elle rafraichissait ses pieds dans la source.

Parce que j’ai retourné la bûche du pied.

Ses chaussons flottaient en aval vers le barrage.

Parce qu’après le dégel, les chasseurs découvrirent son corps.

Parce qu’elle vivait sans notre mère.

Parce qu’elle avait hérité des bénéfices du pétrole sous le sol.

Elle portait sa progéniture.

Le shérif déguisa sa mort en un empoisonnement au whisky.

Parce que, lorsqu’elle fut assassinée, les jarretelles s’épanouirent.

Mais ensuite gelèrent sous le poids du givre.

Pendant Xtha-cka Zhi-ga Tze-the, la Lune* du Tueur de Fleurs.

Je traverserai la rivière du tautog, de la loutre, du castor.

Je grimperai le talus où le peuplier ne meurt jamais.

*Les Indiens d’Amérique découpaient l’année en lunes et non en mois, leur donnaient le nom d’un fait marquant arrivé pendant cette période de 28 jours. (N.d.T.)

 

 

Birth Day, d'Elise Paschen, Poetry Every Day Project.

Pour terminer cette présentation, voici un poème publié lors du confinement pendant ce qu’on a nommé la crise du covid19, (publié sur le site Poem of the Day). Elise joint ce commentaire : pendant cette période de distanciation sociale et de confinement chez soi, j’apprécie chaque rencontre avec le monde naturel. Je suis ravie de pouvoir me souvenir du moment où j’ai écrit ce poème, l’hiver dernier. Nous rendions visite à ma tante, qui a plus de 90 ans, dans le sud (Oklahoma), et nous avons randonné dans les marécages. Ce poème parle de l’interdépendance dans la nature. Il s’agit de la façon dont nous nous connectons entre nous.

Aerial, Wild Pine

A flare of russet,

green fronds, surprise
of flush against
the bare grey cypress
in winter woods.

Cardinal wild pine,
quill-leaf airplant
or dog-drink-water.
Spikes of bright bloom—
exotic plumage.

How they contour
against the trunk.
I miss that closeness
against my skin,
milky expression.

Before they latched,
their grief revealed
in such a flash.
Seekers of light,
poised acrobats.

Over the wetlands
a snail kite skims
tallgrass, then swoops
to scoop the apple
snail
 in curved bill.

The provenance
of names, of raptor
and prey, the beak,
like a trapdoor,
unhinging flesh.

The way two beings
create a space
for one another—
the bud to branch,
tongue against nipple.

« Pin sauvage », aérien

Une éruption de reinettes,
rondes vertes, surprise
du rouge contre
le cyprès nu et gris
dans les bois en hiver.

Pin sauvage cardinal,
plante aérienne feuille-plume
ou chien-boire-eau.*
Pointes de fleurs lumineuses —
un plumage exotique.

La manière
dont elles contournent le tronc.
Contre la peau
cette proximité me manque,
expression lactée.

Avant qu’elles ne se verrouillent,
leur chagrin révélé
par cet éclat.
Chercheuses de lumière,
acrobates en position.

Au-dessus des marécages
un milan rase
les herbes hautes, puis en piqué
ramasse l’escargot
jaune
 dans son bec courbe .

La provenance
des noms, du rapace
et de la proie, le bec
comme une trappe,
chair déséquilibrée.

La manière dont deux êtres
créent un espace
l’un pour l’autre —
bourgeon contre branche,
langue contre mamelon.

 

* les mots en Italiques sont les noms communs américains donnés au « pin sauvage », scientifiquement connu sous l’appellation Tillandsia fasciculata, il n’est pas un conifère mais appartient à la famille des Broméliacées (comme l’ananas), il est originaire d’Amérique centrale et des Antilles. Ses bractées sont rouges et ses fleurs violettes. (N.d.T.)

La manière dont deux cultures, deux civilisations créent un espace l’une pour l’autre, voilà qui aurait été intéressant de faire évoluer au cours des siècles… Les tourmentes de l’histoire Européenne et sa course aux richesses, d’où son expansion coloniale, font que la nation Osage est certainement celle qui aura eu les contacts et les échanges avec les trappeurs français et les autorités françaises les plus serrés, aux Etats Unis s’entend. D’ailleurs, en 1725, une délégation Osage fut conduite à Versailles. Quand la Louisiane fut vendue aux Etats Unis, c’est Jean-Pierre Chouteau, commerçant français de fourrures qui fut nommé « Indian Agent » pour les Osages, c’est-à-dire dans un rôle de référent, d’administrateur, mais aussi de contrôle bien évidemment ! Hélas l’espace de domination créé, les politiques génocidaires menées, n’ont pas permis la possibilité d’un échange égalitaire respectueux des nations Indiennes : inenvisageable à l’époque. Cette histoire des rapports entre la France et la nation Osage est anecdotique au regard de la poésie contemporaine telle que pratiquée par Elise Paschen, néanmoins il m’apparaissait intéressant de le mentionner, de plus Elise parle et lit le français m’a-t-elle confié.

 

Qu’il me soit permis d’exprimer gratitude et remerciements sincères à Tobi Harper, Deputy Director chez Ren Hen Press qui a permis la reproduction des poèmes tirés de Bestiary et de The Nightlife, remerciements et reconnaissance envers Elise Paschen pour son éclairage, sa gentillesse et la confiance accordée en m’envoyant quelques-uns de ses nouveaux poèmes.

Présentation de l’auteur




2 entretiens avec Giuseppe Conte

Bernard Bretonnière offre ici à Recours au Poème deux entretiens devenus introuvables, réalisés avec Giuseppe Conte  : le premier, publié sur la revue Face B, à l'occasion du séjour de l'auteur à la Maison des Traducteurs Saint-Nazaire, de fin septembre à début novembre 1987, juste après avoir reçu le « Comisso » 1987 – l’un des principaux prix littéraires italiens – pour son roman Equinozio d’autunno. L'Oceano e il ragazzo, nominé au prix Viareggio 1984 et publié en France aux Editions Arcane 17 était son premier livre traduit en français : c'est à son propos que Bernard Bretonnière l'avait rencontré à l'issue de son séjour, dans cet appartement de la Maison des Ecrivains qui domine, superbement, l'estuaire de la Loire.

Le second entretien fait partie du livre "Le Roi Arthur et le sans-logis", publié en édition bilingue (l'entretien, toutefois, est la langue unique, utilisée par les deux interlocuteurs) et interroge les rapports de l'auteur avec la poésie et le théâtre, et l'importance des mythes dans sa création.

L'Océan et l'enfant,  Giuseppe Conte, traduction Jean-Baptiste Para, préface d'Italo Calvino, éd. Arcanes, 1989

 

« LE POÈTE EST UN HOMME

QUI VEUT FAIRE RENAÎTRE LE SENS DU LANGAGE »

Bernard Bretonnière : La poésie, en France, est certainement le genre littéraire le moins lu – et particulièrement en ce qui concerne les écrivains contemporains. N’êtes-vous pas étonné que votre premier livre traduit en français soit un recueil de poèmes ?
Giuseppe Conte  : J’aurais déjà été étonné pour mes romans ! Alors oui, cela me surprend beaucoup. Aucun poète italien de ma génération n’a été traduit en français. C’est un pari pour l’éditeur. Aussi, je suis préoccupé parce que la possibilité d’être réellement diffusé en France m’apparaît bien faible. Disons que si mon livre a été vendu à quatre mille exemplaires en Italie**, j’espère en vendre ici quatre cents...
 Traduttore, traditore est un aphorisme italien qui incite à vous demander plus qu’à tout autre : comment un écrivain étranger, et particulièrement un poète, peut juger la traduction qui est faite de ses textes ?
Je dois dire que j’ai eu la chance de trouver quelqu’un qui est non seulement un traducteur mais aussi un poète et un critique. Jean-Baptiste Para((Secrétaire de rédaction à la revue Europe, Jean-Baptiste Para a publié deux recueils de poèmes Arcanes de l’ermite et du monde (« La petite sirène », Messidor) et Une semaine dans la vie de Mona Grembo (Arcane 17) ; un troisième recueil Le Jeu de l’ange paraîtra prochainement aux Éditions Ryôan-Ji.)) a traduit mes poèmes de la meilleure façon : il en a transcrit la musique italienne en musique française. Dans ce passage, le sens n’a pas bougé : ce que je découvre, c’est une autre musique mais en retrouvant très exactement ce que je voulais dire. Aussi, ce qui est intéressant dans cette nouvelle lecture, c’est de se découvrir d’une autre façon et donc d’approfondir ce que l’on a mis dans le texte. Cela, je peux l’apprécier en français ou en anglais – que je parle – à défaut de pouvoir le faire en suédois ou en russe, langues dans lesquelles j’ai été traduit mais que j’ignore.
 La description des objets frappe, dans votre poésie. Italo Calvino le remarquait lui-même. [Italo Calvino a souligné dans votre poésie l’importance de la description des objets.] Le langage de l’écrivain doit-il cerner l’objet ou doit-il le faire, plutôt, s’échapper de ce qu’il est ?
 Si l’écrivain se contente de montrer, l’objet est mort. Une véritable description doit révéler la partie invisible de tout objet, la partie de mystère que le langage ordinaire et le langage de la science ignorent. Le langage de la poésie doit voir cela. La précision dans la versification amène à découvrir l’invisible.
Les autres poètes ligures ont plutôt choisi une expression dépouillée, voilée, aride.
 Les poètes ligures des générations précédentes – Sbarbaro, Montale, Caproni – ont choisi un langage très dépouillé, très essentiel. Italo Calvino a cherché la liaison entre ma poésie et celle de ces anciens, pour découvrir que nous avons tous réfléchi sur le paysage en lui donnant une valeur symbolique et morale. « La sirène du monde a perdu sa voix » écrit Sbarbaro ; ça, je ne le crois pas puisqu’au contraire je recherche cette voix ; ne pouvant le faire par le dépouillement, j’utilise un langage métaphorique tendu vers les cycles du mythe.
 « Le poète est peut-être un homme qui porte en lui / la cruelle pitié du printemps » avez-vous écrit. Comment comprendre ce curieux assemblage de mots donné comme définition ?
 Le printemps, c’est quelque chose qui revient chaque année apporter une renaissance. Le poète est un homme qui veut faire renaître le sens du langage et la façon de regarder les choses. Mais pour renouveler, il faut par principe détruire et donc être cruel avec soi et avec ceux qui nous empêchent d’appeler ce printemps. La question que vous me posez m’oblige à ma poser à moi-même d’autres questions... Pourquoi la pitié ? Pitié et cruel sont deux mots contradictoires ; le printemps est au-delà du paradoxe et le poète au-delà de la cruauté et de la pitié : son regard sur les choses ne doit pas être lié à sa propre conscience mais – selon mon opinion – impersonnel ; c’est un regard mythique, lié à la conscience du monde. Il faut la cruauté pour détruire le vieil ego en soi et la pitié (qui est l’amour) pour construire le nouveau.
Vous parlez d’impersonnel... Votre poésie,dans son vocabulaire et ses images, est très universelle, peu située dans le temps, rarement dans l’espace et elle échappe toujours au moi. Vers quelles destinations emmenez-vous donc votre lecteur ?
 Mes références géographiques sont toujours mythiques, situées au-delà de l’espace, comme la Grèce mycénienne, l’Irlande des Celtes, l’Amérique des Indiens. L’hégémonie de l’avant-garde a réduit la poésie au langage. La poésie en tant qu’expérimentation de cet ordre me paraît une voie mortelle. Ailleurs, il y a la poésie existentielle, la poésie qui pleure sur l’expérience personnelle. À mon sens, la poésie doit transfigurer l’expérience personnelle pour faire passer quelque chose sur le sens de la vie, l’âme du monde, la nature, le destin.
La nature – animaux, végétaux, minéraux, éléments – est constamment présente dans votre œuvre. Peut-on parler d’une conscience écologique ?
L’écologie est quelque chose de différent. Il n’est pas possible de dire Il faut sauver la nature si l’on ne change pas la perception même de la nature. J’ai redécouvert une certaine idée de la nature mais il m’a fallu, pour parler d’elle, redécouvrir une pensée et un mythe qui me permettent eux-mêmes d’établir un nouveau langage. On ne peut pas parler de la nature aujourd’hui en ignorant le fait qu’elle est menacée et qu’elle avait été sacrée.
 Vous invoquez souvent les dieux. Est-ce la nature qui vous ramène aux mythes ?
Bien sûr. Il y a là une liaison très profonde. Pour parler de la nature, il faut retrouver les anciens dieux de la nature. La nature n’a pas de langage propre mais je pense qu’elle trouve un langage à travers nous. Ainsi, si je regarde la mer, je vois le dieu de la mer et l’on ne peut en parler sans voir la liaison avec le cosmos : la marée et la lune, la pierre et l’étoile. C’est cela qui a été perdu par notre civilisation. Le mythe, c’est la mémoire occultée de l’humanité. Mais il parle à travers cela même qui l’a occulté : l’histoire et la technologie, essentiellement. Pour parler du mythe aujourd’hui, il faut retrouver l’énergie de la vie, même dans la condition désolée du monde actuel !
Cela vous porte vers un certain optimisme ?

Cela me permet de croire que la vie, se transformant toujours, va continuer...

Pendant les tempêtes d’équinoxe, l’on a, presque chaque jour, vu votre silhouette arpenter, littéralement contre vents et marées, le front de mer de Saint-Nazaire. Comment, à travers des sensations aussi naturelles, sauvages, brutes, détachées du temps, peut-on atteindre une écriture contemporaine ? Rien n’est plus romantique que la mer, la tempête ; alors pourquoi n’écrit-on plus aujourd’hui comme au XIXe siècle ?
 D’abord, je me promenais beaucoup le matin pour voir quelque chose qui m’étonnait : le jeu des marées que j’ignore sur la Méditerranée où je vis. La marée n’est pas seulement une transformation de la mer : c’est un symbole magique de métamorphoses lointaines, c’est une fascinante transformation continue du lieu. En se promenant pendant ces matins d’automne seul à mille kilomètres de sa maison, face à une autre mer, on peut sentir toute la solitude du monde – voire le désespoir – en même temps que la liberté.
Ensuite, je suis très proche du romantisme et, avec des amis de ma génération, nous travaillons, en Italie, sur l’interprétation nouvelle des romantismes anglais et allemand. Mon écriture n’est pas foncièrement contemporaine ; la poésie n’est jamais contemporaine, elle est hors du temps comme le désir ou le rêve, comme quelque chose qui arrive et change le temps. Être contemporain pour un poète, ce serait accepter la réalité présente en tant que telle. C’est impossible ! Le poète transforme la réalité. Il y a près de deux siècles entre Shelley et moi : je ne peux pas oublier les expériences culturelles qui nous séparent – de Marx à Freud. On ne peut écrire de la même façon mais on peut écrire sur le même sujet, et avec la même âme.
La vie sauvage vous tente-t-elle ? Est-ce un retour vers lequel vous voudriez tendre ? Est-ce le quotidien actuel qui vous pèse et qui nous emprisonne ?
J’aime, personnellement, vivre dans un cadre feutré, civilisé... La vie sauvage, c’est le symbole de ce qui a été perdu. Si l’on ne peut pas redécouvrir une nature sauvage qui n’existe plus, on peut chercher ce qui, à l’intérieur de soi, est emprisonné par la pensée technique, rationaliste. Le quotidien actuel ne m’empêche pas de retrouver le mythe et la puissance ; ce qui m’emprisonne, c’est l’idéologie, le pouvoir de la vision scientifique et utilitaire, la pensée analytique. Mais je ne peux pas être assez naïf pour croire que je vais retourner à Shelley ou à Mallarmé !
 En quoi la mythologie celte intéresse-t-elle le Ligure que vous êtes ?
En Italie, personne ne connaît la mythologie celte. [En Italie, la mythologie celte est pratiquement ignorée.] Je l’ai découverte en Irlande. Ce qui m’a séduit, c’est sa perception musicale et magique de la nature, une perception qui lie le naturel et le surnaturel ; la mythologie celte donne à voir une nature en constante métamorphose, presque sans dieux.
Où les dieux seraient humains ?
 Disons que ce sont des humains qui ont obtenu l’éternelle jeunesse.
L’homme, contrairement aux dieux que vous affectionnez, ne peut se métamorphoser. Si le choix d’une métempsycose vous était offert, qu’aimeriez-vous devenir ?
Je choisirais d’abord d’être un saumon puis un oiseau de mer. Le saumon parce qu’il vient de l’océan et remonte procréer vers la source du fleuve : cette idée a une force symbolique réconfortante car elle évoque la possibilité de se retrouver soi-même dans le chaos et la difficulté.
Et l’oiseau de mer ?
Parce qu’il va manger le saumon ! Il faut savoir être l’ennemi de ce que l’on a été.
Donnez-vous maintenant le don d’ubiquité.  Où vous voyez-vous ?
J’aimerais vivre une vie sur la mer ligure et une vie dans le désert du Nouveau Mexique ; ce sont les lieux les plus forts, les plus essentiels que je connaisse. Le désert, c’est la mer loin de la mer.
Continuons le jeu : vous ne refuseriez pas le destin d’un dieu ! Mais quel dieu
Je ne voudrais pas être un Dieu de monothéisme. Dans la mythologie grecque, je me vois en Zeus parce qu’il s’est transformé de multiples façons pour assouvir sa puissance amoureuse... Ça, j’aimerais beaucoup... (rire.) Dans la mythologie aztèque, j’aimerais être Nanauatzin parce que j’aime cette idée qu’un dieu puisse être petit et malade... Car Nanauatzin, se sacrifiant dans le feu, devint le soleil.
Dans la nature que vous aimez, quel arbre seriez-vous ?
Un cerisier en fleurs parce qu’il est blanc et qu’on ne peut encore manger ses fruits.
Et quel minéral ?
 Une pierre du chemin, la pierre qui, tournée vers le zénith, devient menhir. J’aimerais être un menhir !
 Auriez-vous alors une époque de prédilection ?
Je voudrais en essayer plusieurs. Au moins deux : avant le déluge et pendant l’empire romain. Le déluge pour savoir ce que personne ne sait, c’est-à-dire s’il y eut avant des géants,  des prophètes, des savants cosmiques – la légende dit que les druides ont un savoir hérité d’avant le déluge. L’empire romain parce que je n’aime pas les Romains.
En bon Ligure que vous êtes...
Oui, mais je voudrais être un Celte qui se rebelle contre l’Empire romain ! Et permettez-moi encore une autre époque : le XVIIe siècle, pour être navigateur et rencontrer Robinson Crusoë ou Gulliver.
Êtes-vous un nostalgique ?
 Non, je ne me sens jamais nostalgique. Je pense que le mieux doit encore arriver. En réalité, j’aime beaucoup vivre dans mon temps, regarder vers notre futur commun et écrire (parce que je ne sais pas faire autre chose) non pour sauver le monde mais pour ajouter quelques petites images de beauté dans la bibliothèque de l’univers.
Le concept de beauté dans l’art ne vous intimide-t-il pas ?
Il ne me fait pas peur. J’emprunterai, pour répondre, l’idée de Yukio Mishima selon laquelle c’est en refusant la beauté que l’on a produit notre univers de violence et de frustration contemporaines.

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Bernard Bretonnière : Quelle importance symbolique accordez-vous à la quête du Graal, et comment l’interprétez-vous dans notre monde contemporain ?
Giuseppe Conte : Le Graal est un symbole ou, pour mieux dire, le symbole le plus important, dans la tradition occidentale, de l’illumination spirituelle, si difficile à atteindre dans la réalité. La quête du Graal, c’est le départ pour une aventure spirituelle répondant à l’exigence d’une plénitude de vie et d’une connaissance de l’origine de la vie que l’homme a toujours recherchée. De plus, le Graal, en tant que symbole, mêle les traditions chrétienne et pré-chrétienne, surtout celtique, dans lesquelles le chaudron magique de Dagda figure l’univers et les énergies cosmiques. Dans notre monde contemporain où chaque chose nous parle de dégradation et d’impossibilité, partir à la recherche du Graal signifie suivre la voie de la connaissance, de l’illumination spirituelle tout en sachant que la vérité est toujours difficile et imprenable. Je pense que la puissance du mythe survit dans ce monde contemporain, que nous sommes visités par les mythes et par leurs courants d’énergies divines. Visité par la figure de Joseph d’Arimathie, j’ai aussitôt cherché à l’imaginer dans notre réalité médiatisée où l’on fabrique sans cesse de faux mythes. Voilà le fond dialectique – et donc dramatique – de ma pièce.

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Terre del Mito , Arnoldo Mondadori Editore (édition française Terres du Mythe,  traduit de l’italien par Nathalie Campodonico, Arcane 17, 1993

Que vous semblent promettre aujourd’hui le Graal et toute quête des mythes auxquels vous vous attachez dans chacun de vos livres ?
G.C. : La meilleure chose qui me soit arrivée dans ma vie d’écrivain, c’est une carte postale que j’ai reçue après avoir envoyé un exemplaire de L’Océan et l’Enfant  à Ernst Jünger. Elle venait de Wilflingen, et Ernst Jünger écrivait : « Vos poèmes ont encore leurs racines dans les mythes. » Mes poèmes et mes romans, dont Terres du Mythe  cherchent à interpréter les mythes anciens avec des outils contemporains, et à lire le monde contemporain grâce aux courant de cette énergie si propre au mythe. Le Graal et le mythe me semblent promettre un regard neuf bien qu’ancien, métaphorique et toujours renouvelé sur l’Âme, le Destin, la Nature, le Cosmos.
 En quoi la poésie, puisque vous êtes avant tout poète, mène-t-elle au théâtre, ce qui est beaucoup moins souvent le cas pour le narrateur ?
G.C. : La poésie mène au théâtre quand elle cesse d’être lyrique. Nous avons vécu, dans ce siècle, l’absolu du lyrisme. J’ai écrit, avant tout, de la poésie lyrique ; mais, de plus en plus, j’ai éprouvé la nécessité de sortir d’un lyrisme qui me donnait parfois l’impression d’être devenu une cage pour mon langage. Mon dernier livre de poèmes s’intitule Dialogo del poeta e del messaggero (Dialogue entre le poète et le messager), et, dans l’idée du dialogue, on peut déjà trouver les premiers principes de dramatisation. Je crois que la poésie mène naturellement au théâtre, je pense qu’elle contient déjà, en elle-même, les éléments du théâtre.
 Passer de la poésie au théâtre, est-ce passer de la voix unique du je aux voix multipliées du tu, il, nous, vous, ils ?
G.C. : Parfaitement, passer de la poésie au théâtre est une chose qui concerne la voix : la voix unique du je, c’est le lyrisme, c’est la poésie lyrique ; lorsque la voix est divisée, brisée – et l’individu –, le je se trouve face à un chœur » et devient donc tu, il, nous, vous, ils : nous sommes dans le domaine du théâtre. Pour les Anciens, il s’agissait tout simplement d’une façon différente de faire de la poésie : ils parlaient de poésie lyrique et de poésie dramatique (et de poésie épique, naturellement, qui est devenue le roman).
 Cette pièce Le Roi Arthur et le Sans-abri [Sans-logis] n’est pas à strictement parler « poétique ». Sa forme respecte une réelle construction dramatique. Vous a-t-il été facile de vous soumettre à cette contrainte ?
G.C. : C’est vrai, je n’ai pas utilisé le vers dans ma pièce, et même si j’aime beaucoup le théâtre rituel et poétique de Yeats, par exemple, Le Roi Arthur et le sans-abri [-logis] est d’une toute autre nature. J’ai voulu transférer le sens de ma recherche de poète dans la construction dramatique, transformer la poésie en action. C’est vrai que j’ai toujours dévoilé ou raconté l’irruption du mythe, c’est-à-dire d’une réalité sacralisée – je crois que le mythe est le sacré dont on peut parler quand on est laïque ; ici, dans ma pièce, je mets en scène cette irruption : la forme dramatique donne voix, aussi, aux forces qui s’opposent, à tout ce qui est sacré et mystère ; et dans la forme dramatique, je cache le je derrière chaque personnage : je partage donc la condition du faux Roi Arthur, le comédien Riccardo, et je partage la condition du faux (peut-être) sans-abri, Joseph – s’il s’agit vraiment de Joseph d’Arimathie ou non n’est pas dit dans la pièce... Je m’intéresse à la construction dramatique depuis longtemps, disons avant d’écrire mes premiers poèmes et récits. La plus grande part de ma formation a été occupée par le théâtre : les Grecs, Shakespeare et les auteurs élisabéthains, Goethe et le Sturm und Drang, Alfieri, Goldoni, Manzoni, jusqu’à Ionesco, Beckett et les auteurs anglais contemporains – Osborne avant tout. Dans les années 70, j’ai participé aux expérimentations de l’avant-garde romaine – il y avait alors à Rome une cinquantaine de spectacles d’avant-garde chaque soir ; cette avant-garde avait aboli les mots, et la plus extrême avait aboli l’action. Je me rappelle un extraordinaire spectacle de Simone Carella seulement construit sur les métamorphoses de la lumière. J’ai traversé le désert du sens pour aboutir au sens. Désormais, je pense que le théâtre peut retrouver sa dimension rituelle et cathartique s’il retrouve ses racines mythiques – qu’il n’a jamais cessé d’avoir –, mais d’une façon nouvelle qui n’oublie pas les contradictions de la réalité contemporaine. Donc, pour répondre à votre question, travailler à une réelle construction dramatique n’a été, pour moi, ni facile ni difficile : disons que cela a constitué l’accomplissement d’un rêve, la réponse à une nécessité très puissante.
B.B. : Peut-on dire que vous écrivez pour consoler ?
G.C. : En italien, le sens du mot consolatorio est péjoratif. Ceux qui pensent que la littérature doit seulement constituer une critique de la réalité considèrent la consolation comme une chose banale. Mais j’ai toujours pensé que la littérature doit ajouter de la réalité à la réalité et, dans les moments les plus difficiles de mon expérience, au point extrême de la douleur, j’ai compris que la poésie pouvait me consoler : il n’y avait plus que lire des vers de Borges ou de Foscolo qui avait un sens. Si l’on écrit pour ajouter de la réalité à la réalité, alors on peut écrire pour célébrer l’énergie divine du monde et, en célébrant la joie de l’être, nous pouvons nous consoler de la douleur de l’être. Dans cette perspective, il est vrai que j’écris pour donner des chocs et blesser, mais aussi pour donner des caresses et consoler.
  1. : Qu’est-ce qu’une « machine à fabriquer des anges » ?
G.C. : Dans la pièce, c’est la télévision qui est appelée machine à fabriquer des anges » ; Joseph, le sans-abri, a capturé le faux Roi Arthur et a démasqué le pouvoir de dégradation et de corruption que recèle, en soi, la télévision ; mais en même temps, par l’action qu’il a projetée, il veut utiliser la télévision comme un nouvel outil de révélation magique ; c’est pourquoi il parle d’une machine à fabriquer les anges – un messager n’est-il pas un ange ? et la télévision ne devrait-elle pas être le lieu où apparaissent les messagers ?!
 Quelles indications simples pourriez-vous donner prioritairement au lecteur, au metteur en scène ou aux interprètes de cette pièce ?
G.C. : L’indication que je donne au lecteur, c’est de s’arrêter un instant sur les légendes, de cueillir le rythme de l’action : dans l’action, dans la musique de ce qui se passe, il y a la poésie de la pièce. Au metteur en scène, je demanderais de travailler beaucoup avec l’image de la télévision et de la caméra, sur le thème de la représentation dans la représentation, sur le contraste entre le vrai et le faux, entre la réalité et l’apparence, en considérant que, dans notre réalité médiatisée, le rapport entre les choses – la réalité de la télévision est- elle une sur-réalité, une sous- réalité ou une apparence ? – est encore différent de ce que l’on rencontre chez Pirandello. Je me permettrais de lui donner une dernière indication : exploiter le thème symbolique du vent et de la tempête, de la lumière et de l’aube. Aux interprètes, je dirais enfin d’entrer dans les personnages sans peur, avec le maximum d’énergie physique et mentale. J’aimerais voir un Joseph – c’est un personnage très difficile, un défi, je crois – violent et énigmatique, contemporain et lointain. Riccardo – c’est un personnage qui produit également des citations théâtrales et cinématographiques –, je l’aimerais somptueux et bouffon, bavard et vaincu.
propos recueillis par Bernard Bretonnière




Christian Monginot, L’Insecte du placard, Un jour d’exercice sur la terre, textes inédits

VANITÉ DES VANITÉS

            Tu empiles dare-dare tes livres sur ta table. Achevés, pas achevés. Édités, pas édités. Tes notes, tes brouillons, tes chroniques. Tu mets ton crâne par-dessus, style presse-papier. Un zeste de musique pour lier le tout. Luth, viole, flûte. Et ton globe terrestre pour dire d’où tu viens. Au cas où. Mais, vite, vite ! La lumière est en train de flancher. Ta chandelle est morte. Il n’y a plus de feu ! Toutefois, quoi qu’en dise l’ami Pierrot, dans l’état où tu es, frapper chez la voisine serait un manque flagrant et littéral de savoir vivre. Même si, dans sa cuisine, on bat le briquet. Viennent le peintre, le photographe, l’interviewer. Souris leur ! Pas comme ça. Non. Les deux mâchoires bien serrées et synchrones. Pas pendantes ni disloquées. Cheese ! Un dernier effort, oui c’est ça, autrement ça fait peur ou désordre et la postérité n’a pas besoin de ça. Hélas, hélas, pauvre Yorick ! Te voici donc nature morte et bien morte, crâne épinglé comme un gros scarabée au milieu de cette « vanité », le reste de ton squelette disparu, dispersé aux quatre vents comme les miettes du petit Poucet.

            Ce sont les peintres hollandais, humoristes à leurs heures, qui inventèrent au XVIIème siècle ces joyeusetés qu’on appelle « vanités ». Par gros temps calviniste, il était de bon ton de faire chuter le prix des séductions terrestres et de rappeler à tout un chacun qu’il n’est qu’un peu de chair rêveuse sur un bout d’os friable, le tout coincé entre deux blocs d’éternité sévères. Un coup d’œil sur la mort matin, midi et soir, pensait-on, ça aide à patienter entre les repas et ça remet les idées en place. Tu tombes raide devant certaines de ces œuvres. Celle de Pieter Van Steenwyck, par exemple. Qui semble faite exprès pour toi. Il ne manque au tableau que ton ordinateur. Le reste, sur la table, est pareil. Mêmes objets, mêmes empilements, même désordre. Sauf que ton crâne est encore accroché sur tes épaules. Ce qui n’est pas vraiment gênant.

            Jacques-Bénigne Bossuet, catholique impénitent, sermonneur de génie et évêque de Meaux, humoriste lui aussi à ses heures, stupéfia la cour du Roi Soleil, dans un de ses fameux stand-up, en ouvrant devant elle une boite surprise : « Me sera-t-il permis aujourd'hui d'ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre? » C’est ainsi que commence son sketch. Tu aurais payé très cher ta place pour voir la tête des Ducs et des Duchesses, des Marquis et des Marquises ! Un tombeau ! Autrement dit, une boite à vanités, destinée à illustrer cette leçon de chose épiscopale sur la mort et ses vertus thérapeutiques.

            Vanité des vanités. Tu t’es aussi, quant à toi, très souvent retrempé dans l’humour sublime, grinçant et sans fond de l’Ecclésiaste, tu y reviens sans te lasser. Buée de buées. Tu nages entre ses lignes en retenant ton souffle. Tu tentes de plonger chaque fois plus profond pour en rapporter quelque étoile de mer, quelque coquillage inconnu. Fumée de fumées. La pratique régulière de l’apnée poétique donne à ton souffle ce petit coup de pouce qui te permet à chaque fois de ne pas rester au fond. Se pourrait-il que la joie paradoxale ressentie dans ces moments de plongée en eau amère et profonde découle d’une équation unique dont les termes incluraient tout ce que tu n’es pas au point d’en faire la pupille même de ton œil et le cœur palpitant de ta propre évaporation ? La mer mélangée avec le soleil. Les poissons avec les oiseaux. Les pierres avec les roseaux. Les jours gris avec les jours clairs. La présence avec l’absence. L’amour avec la blessure. La solitude avec ses reflets. Est-elle vraiment retrouvée ? Quoi ? L’éternité ! Mais ton chat miaule dans le couloir. Tu lui donnes quelques croquettes contre un bout de la réponse.

 

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture de Christian Monginot : L’insecte du placard.

Illustration : une « vanité » du peintre hollandais Pieter Van Steenwick (1615 – après 1656). Titre du tableau : « ars longa, vita brevis », soit : « l’art est long, la vie est brève », formule extraite d’un aphorisme d’Hippocrate. L’aphorisme entier dit : « L’art est long / la vie est brève / l’opportunité fugace / l’expérimentation faillible / le jugement difficile ». Qui dira le contraire ?

HABITER POÉTIQUEMENT

 

            Il suffit d’un instant, celui d’un premier pli dans le temps de la chair, pour que ton lieu te soit ouvert. Tout est là. Aussitôt. Tout. Tu touches d’un coup aux bords obscurs et muets de ton ignorance. De ta province. L’infini s’est fait un nouveau corps. Lumière. Nuit. Velouté d’étoiles. Carnaval de formes. Explosion de couleurs. Déluge de sons. Tourbillon d’odeurs. Été des saveurs. Brise des caresses. Tout est venu dans ce choc et dans cette stupeur que tu appelles « corps ». Rien ne reste dehors. Rien ne stagne dedans. Le vent emporte tout, le vent rapporte tout. Le vent qui est l’âme inquiète de toutes les poussières et la dictée secrète de ce qui te fait et te défait sans cesse.

            D’aussi loin que tu voies, d’aussi loin que tu entendes, d’aussi loin que tu t’ignores, tu es déjà venu et revenu par lui. Il ne te manque que les mots pour le dire. Et ce manque sera, si tu le veux, ta vie. Un retard infini sur toi-même. Dans lequel s’engouffrera et parlera le vent. Quand tu verras l’oiseau, tu diras « l’oiseau », mais du mot à l’oiseau qui passe, tu te verras toi-même comme un puits sans fond. Un gouffre à peine aménagé avec de frêles passerelles et de pauvres échelles de corde qui se balancent dans le vide. Tu diras : voici tout ce que je peux faire pour combler mon retard et faire fructifier ce vide, je n’ai pas d’autre art poétique que ces cordes et ces planches. Et ceux qui croient en savoir long sur le « profond » se moqueront de toi.

            Arrivé avant de partir, tu n’as plus qu’à trouver les actes et les questions qui mènent de la fin vers le commencement. La réponse est là et bien là. Depuis toujours. Comme un insecte prématuré, un papillon volant à l’envers, une perfection sans normes. Le voyage déjà achevé cherche parmi ses braises l’étincelle d’un départ avorté. Mais entre le voyage qu’absorbe l’horizon et l’horizon qu’aveuglent les désirs, toi tu cherches ton pas, ta façon de marcher, un chemin réversible où les mots ne seraient plus séparés de leurs actes ni de leur chair mais avoueraient enfin le poudroiement théâtral d’un monde étrangement continu dont les coulisses seraient la propre nudité des corps et des voix.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Tableau d’Henri Rousseau, Le rêve, huile sur toile, 1910.

 

 

 

HEUREUX LES PAUVRES EN ESPRIT

            Certains matins, tu te lèves et la richesse te submerge. L’autre richesse. Pas celle des comptes en Suisse ou aux îles Caïmans. Non. Celle du goût. Du goût des choses. Du goût d’aller. Du goût de vivre. Cette étrange saveur dont tu ne sais quelle est l’épice, mais dont tu peux retrouver sans peine les ingrédients de base. Une certaine fraîcheur, par exemple, qui est musique et danse pour le corps. Une certaine lumière, déjà présente dans le noir. Une sorte de légèreté élastique et digressive, qui semble se propager autour d’un centre vide se déplaçant sans cesse entre les objets, les pensées, les émotions. Le tout composant un trésor impalpable qui se confond avec le jour qui vient.

            Mais parfois, comme par sortilège, enchantement, malédiction, alors que tu touches au cœur de ce trésor, tu butes contre un roc. Celui de la plus sévère pauvreté. Voici le rêve d’amour du Prince réduit à une pantoufle. Voici Cendrillon rendue à sa citrouille, à ses souris, à ses haillons. Le conte tourne court. As-tu rêvé comme eux ? Te voici soudain perdu dans la brocante des mauvais jours, courbé sous le vieux bric-à-brac des monotonies, l’insipide poussière de l’ennui, les toiles d’araignée du temps qui passe. Se peut-il que le cœur de la merveille fusionne ainsi avec le silence des pierres ? Est-il possible que le trop devienne synonyme du rien ? Par quel « sésame » communiquent donc l’envers et l’endroit du bonheur ?

            Heureux les pauvres en esprit, dit-on. Et non les pauvres d’esprit, comme disent certains. Un trésor leur serait promis. Un Royaume. Durable écho de la montagne aux Béatitudes. Rumeur d’un temps où la ronde des pauvretés entraînait tous les pauvres à danser d’un même pas autour d’un même vide voilé d’amour et de stupeur. Mais toi, lorsque tu joues à saute-mouton de merveille en pauvreté, quel est ton bond, quel est ton vide ? Quels sont les enjeux, les désirs, la formule ou la destination qui te poussent à naître, à marcher, à écrire, écrire encore ? Toujours est-il que le bond se produit, que l’abîme est franchi, que l’incroyable advient. Tantôt dans un sens. Tantôt dans l’autre. Le moins changé en plus. Le plus changé en moins. Et ainsi de suite. Le miracle en est si familier qu’il semble l’air que tu respires. Tu ne sais par qui, par quoi, ni où, mais, de toute évidence, la recette est écrite quelque part en toi. Chimie ? Alchimie ? Magie ? Où donc se cache l’étrange Docteur ? Le Faust de ces métamorphoses ? L’alchimiste ou le sorcier de ces inexplicables torsions du goût des choses ? Où sa diabolique recette ?

            Ta richesse a la couleur des fleurs, des fruits, la couleur des paysages luxuriants que le hasard vaporise parfois dans le vide qui sépare l’œil et le mot, le frisson et la forme, l’attente et la rencontre. Ta pauvreté a la couleur du givre, la couleur de ce qui s’éloigne et s’absente, mais que l’on sent un jour renaître à l’intérieur de soi à la façon d’un printemps discret, d’un conte que l’hiver aurait confié à la terre endormie et dont celle-ci se souvient en s’éveillant. Mais de l’une à l’autre n’a cours qu’un seul et même commerce, dont l’objet, le bénéfice et toute la magie consistent à rappeler à l’une ce qu’elle veut oublier de l’autre, afin que l’une et l’autre puissent reconnaître, par-delà espoirs et déceptions, dégoûts et fascinations, ferveurs et coups de blues, l’étrange unité du monde fou mais sans couture qui s’ingénie à les rêver ainsi, toutes deux, en les opposant.

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Wang Wei, période Tang, 701-761.

LES SAVOIRS D’APRÈS

 

            Il est des savoirs amers. Des savoirs qu’on refuse. Des savoirs d’après. Des savoirs dont l’amertume brouille le goût qu’on a de vivre. Des savoirs que l’on frôle toute une vie durant sans pouvoir leur prêter la moindre part de soi. Savoir ce que tu aimes, savoir ce que tu refuses, savoir comment, pourquoi : tu en admets tant bien que mal brumes et flottements, mais lorsque tu t’approches de ces savoirs d’après qui te glacent le sang, tu doutes soudain de pouvoir en accueillir le tranchant sans te vider de toi. Que feras-tu, que vivras-tu, qui seras-tu après ? Peux-tu même imaginer le moindre après de ces savoirs d’après ? La poésie elle-même, celle qui ne recule pas, celle qui obéit sans défaillir au flux silencieux de ce qui dicte, la poésie possède-t-elle quelque double des clefs de ces savoirs d’après l’après ? Qui le dira ?

            Or, y a-t-il pire savoir d’après que celui de la perte présente ou prochaine d’un être aimé ? Peut-être celui de sa souffrance, te dis-tu. Mais l’un ou l’autre revient au même, tu es touché en ce point où ce que tu vis se heurte au mur désespérant de ton impuissance. C’est au pied de ce mur, toutefois, que se dévoile à toi la pleine valeur de l’écho. Ce que tu te désoles de perdre se mesure à ce que tu n’as jamais possédé et qui t’a pourtant si fortement tenu. Devant ton impuissance et l’aller sans retour de la nuit, tu te dis que l’amour est un art infini de l’écho, et le monde, le simple fruit musical de cet art : mais pourrais-tu savourer le moindre fruit sans le perdre à l’instant même de sa cueillette ?

            Les savoirs d’après ne sont pas de ceux qu’on acquiert par l’effort ni le talent. Ce ne sont que savoirs âpres distribués par le hasard ou la fatalité. Sans l’avoir désiré, tu en as reçu ton lot, et d’autres, pas moins saumâtres, se rapprochent de toi. Tu n’as pas choisi. Tu ne choisiras pas. Mais si tu regardes autour de toi, face au fil vibrant de ta chair s’étend l’immensité de ces monts, abîmes et merveilles d’effacements et résonances, pavée de ces savoirs amers que nul n’a désiré. Les disparus et les vivants y prospèrent d’une même vie et d’une même mort dans la seule chair des vivants. L’amour et la mort s’y abreuvent d’une même eau faite d’échos et de reflets qui s’entretissent entre les quatre coins du vide.

            Chacun tient le fil à son tour. La tapisserie se déploie, s’étend et vit sa vie d’ombres et de lumières, de cailloux et d’étoiles, de saisons et de couleurs, flottant comme une oriflamme parmi les plis invisibles de la grande innocence. Des mains lâcheront le fil. D’autres le reprendront. Feu, miel, cendres à volonté. Tiens donc ce fil. Travaille vite. Bien si tu peux. Puisque c’est ton tour et que rien d’autre ne justifie les dix doigts de tes mains.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Edward Hopper, Sun in empty room, 1963.

Un jour d'exercice sur la terre

 

 

Introduction

UNE CERTAINE INTENSITÉ

 

            Quelques jours après la mort de Pascal, un domestique de sa maison trouva dans la doublure de son dernier pourpoint un parchemin et une feuille de papier, auxquels il ne put accéder qu’en défaisant la couture intérieure de l’habit. Ces documents furent aussitôt remis entre les mains de Madame Périer, sœur ainée du philosophe. Le texte écrit sur le parchemin, l’avait été avec grand soin de la main de Pascal, et figurait en double sur la feuille de papier, comme une copie ou un modèle du premier. Il était daté du 23 novembre 1654. Presque huit années s’étaient donc écoulées entre sa rédaction et la mort du philosophe, survenue le 19 août 1662. Compte tenu de l’endroit où il avait été découvert, du temps durant lequel il n’avait probablement pas quitté celui qui l’avait écrit et du caractère lapidaire mais intense de son contenu, on pouvait imaginer avec vraisemblance qu’il n’était destiné qu’à un usage personnel et constituait, à ce titre, une sorte de mémorial d’un moment très fort et très précieux dont le philosophe souhaitait conserver la trace tangible au plus près de lui. Écrit bref, énigmatique, succession de phrases courtes, d’interjections, exclamations, supplications, témoignant d’une crise spirituelle profonde, mêlant les accents de la contrition, de la prière, de la révélation et de l’extase, ce texte est connu aujourd’hui sous le titre posthume de Mémorial.

            Tu avais seize ans lorsque tu découvris cet écrit dans une vieille édition des œuvres de Pascal. Sans que tu puisses alors comprendre vraiment la nature de la crise profonde qu’il évoquait, son intensité te frappa et te parut étrangement familière. Ce feu dont il témoignait, et dont ses mots semblaient autant de braises, te renvoyait à ces moments singuliers où tu avais toi-même, tout au long de ton enfance et de ton adolescence, connu de tels embrasements. Oui, cette intensité par laquelle un homme ou un enfant s’évadent parfois des signes et des cadres de son existence en déjouant la surveillance de sa propre raison, ne t’était que trop connue et t’avait depuis toujours autant fasciné qu’inquiété. Au fil de tes expériences de la vie et de tes relations avec la poésie et l’art en général, il t’a semblé que cette intensité contenait une aspiration à un mode de communication différemment orienté entre les hommes et esquissait, entre ceux qui en étaient porteurs, par-delà le temps, l’espace, les langues et les croyances, un embryon de communauté où cette communication trouvait non seulement une manière anticipée d’application sociale mais devenait ainsi disponible à tous ceux, qui pourraient dès lors, s’ils en ressentaient le désir ou le besoin, s’y associer.

            Une telle communauté, liée de façon très improbable par un certain type ouvert et assumé de débordement symbolique, où quelques vivants de chaque époque auraient côtoyé quelques morts parmi les plus vivants des époques précédentes, aurait donc été faite, par les singularités respectives de chacun de ses membres, dépositaire d’une intuition de valeur universelle touchant à quelque limitation et inversion matricielles de la communication humaine et à la possibilité de faire et de dire plus et autrement. Tout ce que tu as pu écrire jusqu’à aujourd’hui n’aura, au fond, obéi qu’au désir d’approfondir cette intuition et de renforcer ta propre participation à l’effort de cette communauté dispersée, pour la mettre en pratique et la vérifier. Tu t’es très tôt senti aspiré et lié par cette intensité que tu éprouvais toi-même et retrouvais dans les Pensées ou le Mémorial de Pascal, dans la rage d’Une saison en enfer, la flamme noire des tableaux de Goya, la puissante révolte d’Artaud le Momo et dans bien d’autres œuvres, expériences ou façons de vivre déterminées par ce type de débordement raisonné.

            Le poème présent ne fait pas exception à cette règle, bien au contraire, puisque, comme le dit le choix de son titre, extrait du Mémorial, il aspire à mieux faire ressortir encore et agir cette règle dans et contre le cadre de ta propre existence. Ce poème t’a été suggéré, entre autres choses, par ton insomnie chronique et ce qu’elle t’a appris du monde qui t’entoure et de toi-même. Ses couleurs varient selon l’heure de ses séquences. Poème de la ville, des gens qui l’habitent, de leur multiplication, de leurs métamorphoses, du trop qui les consume, du vide qui les nourrit, il s’est écrit au gré des flux et des reflux qui font communiquer entre eux les corps et les lieux, les heures et les couleurs, à la façon d’un vagabondage où intérieur et extérieur avoueraient leur nature commune et l’étrange continuité dans laquelle ils sont pareillement embarqués.

            On pourra le lire, selon sa préférence ou sa disponibilité, de façon continue, comme une aventure, une quête, une histoire, un conte, ou bien de façon désordonnée, en disjoignant et séparant les séquences les unes des autres. À moins qu’on ne préfère accorder l’heure et la lumière de la séquence choisie à l’heure et à la lumière du moment de sa propre lecture. Il est vingt-deux heures trente à l’instant où tu poses le point final de ton livre, c’est peut-être l’heure à laquelle le hasard aura fait que le lecteur l’ouvrira : pourquoi ne te rejoindrait-t-il pas, par exemple, à la séquence correspondante ?

SÉQUENCE N° 1 : commençons par la fin [20 : 00]

Commençons par la fin,
Te dis-tu,
Car désormais l’ordre n’est plus l’inverse
Du chaos,
Et la fin pourrait bien être
Ce qui se rit de toi au fond de toi,
Cette chose dernière qui s’absente des mots
Dès la première phrase
Mais veille dans les blancs et n’en pense
Pas moins ;

Rira bien qui rira le dernier,
Comme on dit,
Et rire bien est sans doute
Ce qui peut t’arriver de meilleur ;

Tu t’assois sur un banc
Dans un minuscule jardin public,
L’air est doux,
Le monde semble endormi,
Des noms flottent dans l’atmosphère,
Tu t’efforces de déchirer la membrane invisible
Du temps
Pour entendre plus distinctement le murmure
De cette chose appelée fin ;

Entre la fin des haricots et celle
Qui justifie les moyens,
Entre la fin des fins et la fin de tout,
Se dissimule la plus discrète,
La plus silencieuse,
La plus opaque et charnelle des fins,
Celle qui tourne et vire dans ta tête et n’a cure
De tambours ni trompettes
Pour donner à chacun de tes mots
Cette pincée de vertige qui le sépare
Des brumes originelles ;

Chaque jour n’est-il pas d’ailleurs, comme celui-ci,
Le jour qui la précède,
Et chaque instant, celui qui la mélange au flot
De ce qui n’a jamais cessé de commencer ?

 

SÉQUENCE N° 13 : le « oui » où tu te perds [23 : 00]

Parfois, la nuit devient celle de tous,
Elle reconnaît son propre fil
Dans le tissage de chacun,
Nuit noire,
Nuit blanche,
Son pas devient audible,
Pour le dormeur, pour l’insomniaque,
Le noctambule, le somnambule ;

Tu crois la traverser, l’explorer,
Mais c’est elle qui musarde en toi,
Faisant cueillette de tes questions, de tes doutes,
De tes raisons de dormir ou de ne pas dormir,
Elle sait être une seule et même nuit,
Elle sait en être mille et une,
Elle est tienne parce que tu te fais puis te défais
En elle comme se font et se défont tes songes ;

Au matin, tu jurerais avoir rêvé,
Mais qui te dis que ce que tu crois avoir été ton rêve
N’est pas la pensée nue de cet arbre aux lucioles
Qui a trouvé en toi le nom de « nuit » ?
La nuit n’est-elle pas toute ton ignorance,
Mais à l’envers, vue de dehors,
Sa face non humaine si tu veux,
Visage exposé à l’absence dernière de regard ;

La grande image de la nuit n’est aucune image
Et toutes à la fois,
Elle est ce que tu ne vois pas
Dans tout ce que tu vois,
Elle est en même temps le point autour duquel
Tournent tes pensées les plus intimes
Et l’horizon où se dessinent
Les figures de ta stupeur ;

Le visage de la nuit résume-t-il ces visages tiens
Qui te restent étrangers,
Figures animales, végétales, minérales, divines ?
Son sourire n’est-il que ta façon
D’apparaître ou de disparaître,
Son silence, le « oui » où tu te perds ?             

 

SÉQUENCE N° 14 : l’impasse matricielle [23 : 15]

Sur la chaîne préférée du patron,
Les informations tournent en boucle,
L’Apocalypse suit son bonhomme de chemin,
Mais les clients ne regardent plus, ils préfèrent
Échanger les fumées de leurs têtes plutôt que d’inhaler
Celle des commentateurs ;

Toi, tu regardes, au-delà de l’écran,
Cette foule immense que nul ne peut plus dénombrer,
Une foule venue du tréfonds de la vie,
Parlant des langues inconnues,
Serrée, pressée, affolée autour du vide qui aspire
Les cœurs, les esprits, mais ne donne à chacun
Ni le moyen ni la façon d’identifier
Le lieu à atteindre, le mot à dire,
La chose à désirer, la réalité à étreindre ;

Comme chacun,
Dans ce petit bistrot,
Tu es venu te délester des significations dernières,
Celles qui pèsent sur ta pensée, sur tes mots,
Tu t’amuses de voir ici,
Pour un instant,
La Fin trinquer et jouer aux dés sans façon
Avec le Commencement ;

Tu as appris à écouter, au gré du temps,
Un homme après l’autre, mais qui peut,
Restant dans sa propre mesure, écouter sans broncher,
Le grondement de ce torrent où les hommes roulent
Comme des galets ?
Le flux se mettra-t-il enfin à parler ou cela ne sera-t-il
Que subterfuge de ventriloques stipendiés
Contrefaisant les voix
De l’actualité, du temps, de l’histoire ?

Dans leurs habits déchirés, poussiéreux,
Ces foules viennent sans doute, te dis-tu,
De la grande impasse matricielle,
Celle qui durcit la matière du rêve afin de nier
La soif du rêveur et promouvoir obstinément
L’absurde tautologie du veau d’or et de son signe…

 

SÉQUENCE N° 26 : habiter la stupeur [02 : 15]

Ce n’est pas assez de s’étonner, songes-tu,
En terminant ton verre,
Ce n’est pas assez,
Il faut,
Un jour ou l’autre,
Sortir de l’étonnement passager,
Du doute méthodique, 
De la perplexité de circonstance
Et investir,
Sans regret ni retour,
Poétiquement et pratiquement,
Le territoire hors dimensions de la stupeur ;

Ces corps qui vont et viennent sans but,
Ces bouches qui s’ouvrent sans parler,
Ces désirs qui tâtonnent dans la nuit des organes,
Ces rêves qui débordent les mots,
Ces intuitions qui griffent le silence,
Ces cris jetés au-delà du dicible,
Ces actes qui trouent la comptabilité des actes,
Tournent tous
Autour
De cette terra incognita ;

Ni l’ivresse, ni la violence,
Ni le mensonge, ni le déni,
Rien ne peut faire que l’instant
N’irradie désormais comme le cœur de braise
D’un astre aride où se vivrait
L’expansion d’une soif orpheline
En quête de sa neuve innocence et des lueurs
D’une insécable alliance ;

Celui que le temps oublie sur le bord du chemin,
Celui qui s’oublie sur le bord de lui-même,
Celui que mille vies aspirent, disloquent et abandonnent
À chaque pas,                            
Celui-là le sait mieux que n’importe qui,
Car sa chair est
La stupeur même,
Et sa pensée, une main tendue dans le noir
Vers la pensée naissante de ce qu’elle touche… 

SÉQUENCE N° 95 : feu [19 : 30]

Vers le couchant, le feu hisse ses voiles,
Et la ville s’embarque avec armes et bagages
Dans ses ors et ses rouges ;
Les immeubles échangent leurs reflets,
Les arbres redorent leurs feuilles,
Les nuages prennent des poses,
Tandis que les visages se font tournesols
Et les désirs, cartes postales ;

Mais c’est un autre feu qui parle
Depuis le fond noir que masque
L’agitation inquiète des beautés simples :
Un feu d’épines,
Un feu de pierres,
Un feu de miroirs brisés,
Un feu de solitude et d’os voué à d’impossibles
Buissonnements,
Ou aux buissonnements de l’impossible ;

Ce qui brûle dans l’attente obscure des choses,
Fait briller le noir qui circule en toi
Et ouvre dans ton corps
Des allées rouges et blanches qui mènent
Vers des clignotements d’herbes électriques
Et des phosphorescences criblées
De lettres brunes signalant
Les opacités indépassables du paysage
Et les fausses
Interruptions du flux ;

Aussi, cherches-tu en toi et autour de toi
L’instrument
Le mieux adapté aux équilibres et aux tensions
De cet instant où se dévoile
La nécessité de faire un trou dans le décor ;
Mais tu devines que cet instrument ne sera
Ni question ni réponse,
Ni même cri ou silence :
Pourquoi ne pas miser alors, te dis-tu,
Sur cette tendresse idiote et sans objet
Qui n’a jamais jugé utile de demander
Sa route ni sa destination à quiconque ? 

 

Présentation de l’auteur




Giuseppe Conte : L’EricaLa bruyère

traduction ; Marilyne Bertoncini

La Bruyère est le tout dernier texte du voyage épique et mythographique auquel nous invite l'oeuvre de Giuseppe Conte, fondateur du Mythomodernisme, recherche spirituelle et éthique de l"action poétique orientée vers la quête de la Beauté. L'auteur offre  ce long poème liminaire du recueil en anteprima à Recours au Poème, alors que le livre est encore à paraître en Italie, chez Fallone editore, dans la collection "Leone Alato".

 

 

L'Erica

 

Erica- nome comune di  arbusti sempreverdi con foglie aghiformi rigide e dai  fiori a grappolo molto minuti, dal colore tra rosa scuro e viola, della famiglia delle ericacee, che crescono nei terreni incolti e sabbiosi. Fioriscono tra fine estate e autunno.

                                    J’ai cueilli ce brin de bruyère

                                    l’automne est morte, souviens t’en

Apollinaire ( L’Adieu)

 

 Bruyère erica - nom commun des arbustes à feuilles persistantes avec des feuilles rigides en forme d'aiguilles et des fleurs en grappes très minuscules, avec une couleur entre le rose foncé et le violet, de la famille des éricacées, qui poussent dans des sols incultes et sableux. Ils fleurissent entre la fin de l'été et l'automne.

        1

 

Amo l’erica. Quando arriva l’ autunno

ne poso un arbusto sul mio tavolo

in mezzo a libri, plichi, statuette, foto.

Sta lì, come se dovesse riempire un vuoto

che non c’è . Con le sue foglie aghiformi

con i suoi fiori  non più grandi di pupille

colore del vento e del vino

mi parla di chissà quali brughiere

mi porta lo spirito dell’autunno vicino.

Poi dice che ineluttabile è il declino

e ascolta tutte le notti le mie preghiere.

 

 

J'aime la bruyère. Quand arrive l'automne

J‘en place un arbuste sur ma table

au milieu des livres, des plis, des statuettes, des photos.

Il se tient là, comme s'il devait remplir un vide

qui n'est pas. Avec ses feuilles en aiguille

avec ses fleurs pas plus grandes que des pupilles

couleur de vent et de vin

elle me parle de qui sait quelles landes

m’apporte l'esprit de l'automne.

Puis dit que le déclin est inéluctable

et toutes les nuits écoute mes prières.

                               

   2

 

Amo l’erica come amo il vento

come amo le poesie di Apollinaire.

Ricorda: non siamo sulla  terra per

restarci, ma dove andremo lo sanno

loro, l’erica, l’autunno.

 

 

 

J'aime la bruyère comme j'aime le vent

comme les poèmes d'Apollinaire.

Souviens-toi : nous ne sommes pas sur terre pour

demeurer, mais où nous irons, eux le savent

la bruyère, et l'automne.

                      

      3

 

L’erica convive bene con  le tempeste,

il vento  lascia dentro di lei  il suo soffio

le nuvole i loro vaganti riflessi

il sole le sue ultime, brevi feste.

 

E’ bella come lo è una  capigliatura

di donna dopo un   orgasmo burrascoso,

e come una donna  in lacrime o nel sonno

è  ispida, tenera, pura.

 

 

 

La bruyère cohabite bien avec les tempêtes,

le vent, elle laisse son souffle la pénétrer

les nuages ​​leurs reflets vagabonds

le soleil ses brèves ultimes fêtes.

 

Elle est belle comme la chevelure

d'une femme après un orgasme orageux,

et comme une femme en larmes ou endormie

elle est hirsute, tendre, pure.

 

 4

 

Amo l’erica come amo te, Mary,

l’autunno ci appartiene

dopo tutte le nostre stagioni piene

di eros, di incendi, di piaceri.

 

Anche tu mi ricordi isole

del Nord, erbose, fatate

le Orcadi, le Aran disalberate

e limpide, e così ardue da raggiungere.

 

Il nostro lungo amore autunnale

ci ha portato qualche saggezza.

Non vogliamo  più farci del male.

Amo la delicata compostezza

 di te che giochi  a Brick Classic sul cellulare

e vinci sempre, sempre contro di  me.

 

 

 

J'aime la bruyère comme je t'aime, Mary,

l'automne nous appartient

après toutes nos saisons pleines

d'eros, d‘incendies, de plaisirs.

 

Toi aussi  me rappelles les îles

du Nord, herbeuses, enchantées

les Orcades, lesAran démâtées

et claires, et si difficile à atteindre.

 

Notre long amour automnal

nous a donné un peu de sagesse.

Nous ne voulons plus nous blesser.

J'aime ta gracieuse modestie

quand tu joues à Brick Classic sur ton portable

et que tu  gagnes  toujours, toujours contre moi.

 

                                      

  5

 

Mia erica colore del vento e del vino

sei stanca di starmi vicino?

Cosa sono quei filamenti bianchi

simili a neve caduta ai tuoi fianchi?

 

Vorresti forse essere in un giardino

e non tra i volumi e i fogli su questo tavolo

a condividere il mio recluso destino?

Vorresti ancora la compagnia delle nuvole?

 

 

 

Ma bruyère couleur du vent et du vin

es-tu lasse d’être à mes côtés?

Que sont ces filaments blancs

comme neige tombée sur tes flancs?

 

Tu pourrais souhaiter être dans un jardin

et pas parmi  les livres et les feuilles de cette table

à partager mon destin  de reclus?

Désires-tu  toujours la compagnie des nuages?

     

6

 

Anche tu non hai mai sonno

è vero? mia erica, mia amica

è come se ogni fatica

del giorno la notte svanisse

 

e noi ce ne stessimo quieti

fuori dalle maglie del tempo

senza pesi, doveri, divieti

sospesi come in un eclisse.

 

 

Mentre tutti dormono, noi viaggiamo

verso  dove la vita ha origine

verso dove la vita declina

e tu sei con me, soffio e brina

 

per questo, mia erica, ti amo.

 

 

 

Toi non plus tu n'as jamais sommeil

n’est-ce pas? ma bruyère, mon amie

c'est comme si chaque fatigue

du jour disparaissait la nuit

 

et nous serions tranquilles

hors des mailles du temps

sans charges, sans devoirs, sabs interdictions

suspendus comme dans une éclipse.

 

Pendant que tous sommeillent, nous voyageons

vers le lieu où s‘origine la vie

vers lelieu où la vie décline

et tu es avec moi, souffle et gel

 

pour cela, ma bruyère, je t'aime.

Présentation de l’auteur




Philippe Salus, Loin des loups

Ce poème, tu l’as déjà écrit,
et même que tu en étais plutôt satisfait
mais avec cette manie
de ne jamais rien archiver consciencieusement,
il est resté dans les entrailles du vieil ordinateur,
celui que tu as dû rendre
avec tout le matériel de la maison d’édition en faillite.
Alors aujourd’hui, tu veux le réécrire,
ne sachant pas si tu retourneras un jour à New York
refourguer tes rêves de velours débraillé,
de rimmel clouté, de Cadillac walk à deux balles,
emprunter le souterrain mauve
qui va du Queens à Brooklyn
et de Brooklyn à Manhattan,
sans même un foutu sauf-conduit du ministère de la Poésie.

Et cet après-midi, tu as décidé
                                           — comme ça ­­—
                                                                  de le réécrire,
en écoutant en boucle Billy Idol,
                                                            Eyes without a face,
parce que cette chanson te tire du côté de la nostalgie
sans objet, un sentiment qui rôde autour de toi
depuis qu’a commencé ce mois de confinement
et qui te souffle que tu n’as plus aucune excuse à présent
en te réfugiant derrière les obstacles
que la réalité pourrait dresser entre toi et l’écriture,
pour faire de
Philippe Nathaniel, 178 rue Legendre, Paris XVIIIe
Philippe Salus, 12 rue Jeanne d’Arc, Perpignan
Raymond Algadul, plumitif réfractaire et masqué,
un même handicapé de la littérature troglodyte,
celle qu’on se jette à la figure des années plus tard
pour se demander si la vie valait vraiment d’être vécue
ou bien restera à jamais cette pellicule de poussière
sur les quais des pas perdus d’inutiles gares.

Alors, tu le réécris, et cette fois c’est Sweet Jane,
version Cowboy Junkies, qui fait la boucle.

À la station Rockaway Blvd,
la petite black en brushing Dallas assise en face de toi,
minijupe en jeans et bottes couleur turquoise.
Tu ne l’oublieras pas si tu poses tes mots ici.
Comme cet employé du métro,
toujours à la station Rockaway Blvd,
surgi des entrailles de la ville,
apparu dans la vapeur des essieux de la vieille rame à l’arrêt,
black lui aussi, mais avec un teint gris comme la poussière
du métal, immense carcasse à peine carnée,
barbe à la Abraham Lincoln, quoique plus longue,
et taille bardée de clés de mécano et de lampes torches.
Putain de Vulcain de la négritude, celui-ci !
Tu ne pourras plus l’effacer de ce novembre glacial,
Thanksgiving new-yorkais, où tu cherchas le plus vieux
des cimetières juifs de la ville comme si ta vie en dépendait
et que tu trouveras, trois jours plus tard :
autour de quelques pommiers faméliques,
une vingtaine de tombes délabrées de Golem espagnol
envahies de mauvaise herbe, reléguées
entre deux buildings de la 11e rue.
Ouf, ton rêve était sauf !
Et tu es passé sur le trottoir d’en face, coller ton nez
à une vitrine éclairée, en quête d’une balise
par ce dimanche soir lugubre dans ce quartier désert.
Le grand sex-shop sadomaso était donc ouvert
avec un unique mannequin de femme nu en vitrine,
long tablier en cuir, hachoir féroce dans la main droite.
Derrière la caisse, un éphèbe blond,
auréolé de martinets en cuir
et aussi immobile que ce mannequin en face de toi,
rêvassait, ­­— à quel afterhours de croquemitaines maussades ?

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
tu as vu l’enfer à Canal Street
et le déluge à China Town
tu n’as rien vu surtout
que tes rêves en poche
et un petit caillou posé au bord des docks

Il y eut aussi ce premier rendez-vous, à Chelsea,
dans le Spanish coffee où on ne servait
que de la bière et qui affichait en vitrine
sur une grande ardoise :             

                                                              Sunday 
                                                              paella

On mijotait donc ce plat typique de la Costa Brava
dans la 23e rue, dans la cantine préférée
de ton hôte Amadeo, peintre valencien naufragé à Nueva York. L’artiste survivait têtu sur le 
radeau de son atelier improvisé au-dessus du très flambant Chelsea Market.

Tu as souri en songeant aux interminables heures d’avion
avec la longue escale à Amsterdam et ces Américains qui éclataient de rire au-dessus de 
l’Atlantique pour un film débile avec un lapin géant chiant des crottes tels des obus 
d’artillerie.
« De grands enfants ! » paraît-il,
« de grands enfants » foutrement anémiés…
Il y eut aussi le douanier au teint verdâtre,
tellement soupçonneux quand tu fus incapable
de citer ton adresse à New York.
Rien à voir avec le policeman rondouillard,
faisant les cent pas devant le Spanish coffee,
matraque débonnaire pendouillant le long de la cuisse,
— un gourdin noir comme un accessoire de la Warner.
Allait-il entamer une chorégraphie de claquettes
avec la savante maladresse
d’un personnage de « Laurel et Hardy » ?

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
le sentier indien n’a plus trace au Nasdaq
et les manitous font du yoyo
— Dollars partout !

Samedi soir, Amadeo voulut te montrer
la New York night fever et vous êtes allés
boire une bière dans un bar lounge du Village.
Au fond du saloon cosy, deux fauteuils de velours rouge
profonds comme un Triangle des Bermudes
valaient tous les flippers de l’american dream.
Une fille à côté d’une cheminée enflammée
commanda une bouteille de vin rouge
à un barman aux gestes précieux.
Dans de longs verres à pied remplis de glaçons,
elle et ses amis ont dégusté l’incroyable vino con hielo.
Ça c’était juste avant que ne débarque l’hermaphrodite
à Kubrick, — créature mi-ange mi-démon, cheveux bruns
et peau lactée, maquillage discrètement pointu de cyborg interlope,
court manteau blanc aux boutons dorés,
pantalon cigarette en satin noir et bottines à petits talons.
Il cornaquait de très jeunes jumelles à peine majeures,
vêtues comme des premières communiantes.
Au poignet du minet délétère, un bracelet en verre rouge fluo clignotait,
comme tombé de l’enseigne d’un Peep Show.  
Et tu ne pus détacher ton regard de ce détail impensable.
Mais tu fus le seul à voir le diable cette nuit-là.

Lorsque vous êtes rentrés, la nuit, la vraie, débutait
à peine et les chauffeurs de taxi étaient soudain assaillis
par des cover girls noires vêtues de robes à paillettes.

De l’autre côté de la 15e rue l’enfer était donc à ce prix.

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
bienvenue à l’inauguration du Dôme du Plaisir !
Vous reprendrez bien un peu de mort
mister Kissinger ?

Amadeo t’avait demandé de lui tirer le tarot,
sur de toutes petites cartes en papier déchiré
qu’il avait stylisées au stylo à bille, selon tes instructions.
Tu as été impressionné de voir avec quelle dextérité
il a griffonné l’Arcane sans nom, treizième carte du jeu,
celle qui fait peur à tous les coups.
Tu lui as prédit la gloire et le déracinement
et tu vois aujourd’hui sur le net qu’une galerie
porte son nom dans le New Jersey, qu’il aime toujours
les performances et le body-art,
et qu’il fut de l’expo « Hispa-York - Tribute to Tápies ».

Qu’est donc devenue la galerie de Brooklyn,
dans la rue en pente vers l’Hudson où tu contemplas
au crépuscule les tours incendiées de Manhattan ?
Les laitiers déposent-ils toujours leurs bouteilles
devant les porches de Williamsburg ?
À deux pas de là, le petit disquaire où il fallait descendre
deux marches à l’intérieur pour découvrir
tous les enregistrements, publics, officiels et furtifs,  
des New York Dolls et de Johnny Thunders,
de Richard Hell et de Television,
de John Cale et des Ramones.
 ­— Promets-moi de ne jamais oublier ce samedi matin
de givre où, passé la porte, le premier CD qui te fit de l’œil
dans le premier bac à l’entrée était la bande du film
Un samedi sur la terre de Pascal Comelade !

Manhattan mauvais œil
Wall Street chasse à l’homme
le sentier indien se perd à Broadway
Sunday morning en roue libre
dans une galerie d’art imparfait tu t’es douché
en lorgnant une ballerine autrichienne

Le plaisir ne dort jamais donc ici
et les chambres en plein ciel
tutoient des nuits qui ne prennent pas tant soin de toi.

Aujourd’hui, une seule question te turlupine.
Absurde et dissonante.
Y-a-t-il souvent du brouillard à New York ?
Est-ce que des millions de gouttelettes de vapeur d’eau
prennent  parfois ce pouvoir de former un suaire
à tant d’excès et de sidération ?
Et cette fumée de mer, peut-elle donner
aux choses, aux êtres et à la ville entière
l’ardeur de se sublimer malgré tout ?

Aujourd’hui, New York flotte sur une onde calme et noire
mais l’interruption momentanée de l’image
fera-t-elle revenir les cavaliers pâles
et les pauvres fous épris de gratte-ciel
et de guitares bondissantes ?

Perpignan, Pâques 2020

 

Présentation de l’auteur




Jorge Vargas, 6 poèmes tirés de SUEÑO LA NOCHEJE RÊVE À LA NUIT

6 poèmes tirés de SUEÑO LA NOCHE - JE RÊVE À LA NUIT

 

I

 

Soy el payaso

De un ser invisible y despiadado

Miro al cielo

Abro la boca

Qué más da si cae lluvia

Viento sangre

O golondrinas.

 

 

Je suis le clown

D’un être invisible, impitoyable

Je regarde le ciel

Ouvre la bouche

Peu me chaut que tombe de la pluie

Du vent du sang

Ou des hirondelles.

 

VI

 

Todo pasó muy despacio,

Saboreamos la juventud

Como se saborea un mango en verano

Sin saber que esa sería nuestra derrota.

Nos robaron el sueño

Aprisionando la noche con lobos.

Nos quitaron todo.

Saquearon las palabras

Hasta que patria fue sinónimo de injusticia

Mar tempestuoso

Niño jugando a esconderse

En el calabozo del verdugo.

 

Optamos por criar hijos en medio de casas en llamas

Con bocas succionando desde las ventanas

Mientras creíamos estúpidamente

Pagando a tiempos nuestros impuestos

Que las balas jamás nos tocarían

Y no advertimos cuantas perforaron nuestros cuerpos.

 

 

 

Tout s’est passé très lentement,

Nous avons savouré la jeunesse

Comme on savoure une mangue en été

Sans savoir que ce serait notre défaite.

On nous a volé le sommeil

En enfermant la nuit avec des loups.

On nous a tout enlevé.

On a pillé les mots

Jusqu’à ce que patrie soit synonyme d’injustice

Mer tempétueuse

Garçon jouant à cache-cache

Dans la geôle du bourreau.

 

Nous avons choisi d’élever des enfants au milieu de maisons en flammes

Des bouches dévoreuses plaquées contre les vitres

Tandis que nous pensions stupidement

En payant nos impôts dans les délais

Que les balles ne nous atteindraient jamais

Et nous ignorons combien ont perforé nos corps.

 

VII

 

Esta no es una elegía

Es mi canto fuerte

Taladros penetrando mi entraña

Mi canto

Viajando por mis arterias

Como un torrente, un caudaloso río.

No soy más que un pescador

La punta del anzuelo

El gancho de la grúa.

 

 

 

Ceci n’est pas une élégie

C’est mon chant obstiné

Perceuses pénétrant mes entrailles

Mon chant

Circulant dans mes artères

Comme un torrent, un fleuve en crue.

Je ne suis rien qu’un pêcheur

La pointe du hameçon

Le crochet du palan.

 

VIII

 

El cuerpo tendido entregándose al abismo

Sostenido por la tierra que lo vio crescer

La cabeza ladeada hacia los ojos de sus padres

Lucía viejo, aterrado

Cuerpo hinchado y asombrosamente joven.

Hueco el cráneo dejaba ver la sangre seca que retenía los órganos

Como un cordial gesto de la muerte

Los perros también se acercaron

Pero el hedor los alejó

A ellos que son capaces de sublimar de lo amargo

El afable vapor de la belleza.

Los padres abrazados se balanceaban

Sobre sus pies

Al ritma del viento

Y de la brisa del mar.

 

 

 

Le corps tendu se livrant à l’abîme

Soutenu par la terre qui l’avait vu grandir

La tête sur le côté fixait les yeux de ses parents

Il luisait vieux, terrorisé

Corps gonflé, étonnamment jeune

Évidé le crâne laissait voir le sang séché qui retenait les organes

Comme un geste cordial de la mort

Les chiens eux aussi s’approchèrent

Mais la pestilence les éloigna

Eux qui sont capables de sublimer l’amer

En avenante vapeur de beauté.

Ses parents s’étreignaient en se balançant

Sur leurs jambes

Au rythme du vent

Et des effluves de la mer.

 

XIII

 

Soy de la generación

de los estragos.

La que finge perder los estribos.

 

Aunque cientos

billones de cientos

de rostros desorbitados

engrasan sus destinos.

 

¿por qué el hombre es el único ser vivo

capaz de contemplar

el horizonte,

raído púrpura, oxidada penumbra?

 

Soy de la generación

Que como otras tantas

perdidas,

Secas, áridas,

desfilan cabeza erguida,

pero con la dignidad blanda,

hundida en el campo de batalla.

 

 

 

Je suis de la génération

des désastres.

Celle qui feint d’être sortie du cadastre.

 

Bien que des centaines

des millions de centaines

de visages exorbités

lubrifient leurs propres destinées.

 

Pourquoi l’homme est-il le seul être vivant

capable de contempler

l’horizon,

pourpre délavé, pénombre rouillée ?

 

Je suis de la génération

Qui comme tant d’autres

perdues,

Asséchées, arides,

défilent tête dressée,

mais dignité chétive,

engloutie dans le champ de bataille.

Présentation de l’auteur




Rachel Allaoui, Bribes

A Ecorner les bœufs

Le vent mugit à écorner les bœufs
Son souffle essore le silence
des arbres
Les plaies sècheront vite
la bouche du paysage est grande ouverte
sur les ocelles de sang

Sur les ocelles de sang
pas une mouche
Herbes et branches ont comblé la terre absente
se décomposent  
se recomposent
soudain sismiques
au gré des spirales d’air qui les traversent

Le vent emporte dans son ressac
les âmes chères
qui flottent
                          parfois
                                    encore un peu
sur les ocelles du temps
et saccadées
tombent

Cornes coupées

 

Etreintes

La pluie est en marche dans le jardin
Cicatrices lumineuses sur les fenêtres

La maison résonne de voitures imaginaires
Les feuilles parlent

Le vent lance ses sortilèges
Les gris du ciel s’emmêlent

Le souffle fantomatique slalome parmi les herbes 
Et soudain saute

Dans les ramures
Il devient fou
Entre leurs bras captifs

 

 

 

Piquets

 

Ils se dressent, noirs
Pétrifiés forêt sombre
dressée sans chevelure

Quel sol les retient ?
Parlés en secret par la mer
dessinés de rêves et d’eaux profondes
Os brûlés parmi les algues brunes qui elles
s’effilochent
et se raidissent
saisies de sable loin d’eux

Mats
Si noirs sur la peau bleue de leur mère
Perpendiculaires au luisant gris de son eau
Hors d’elle torses
Indéchiffrables

 On ne sait où s’achèvent leurs pas dans les profondeurs

 Vague après vague l’eau vive les épèle
Murmure à tâtons sur le bois ses baisers
tisse de ses doigts aux signes flottés
des chemises de lichen et calligraphie sans cesse
leur ombre qui cille

Leur verticalité s’offre aux glacis
et nous versent en plein midi
l’eau innocente des longs soirs d’été
Là où le temps lentement ouvre
sa main
pour caresser d’or translucide
la peau pâle du ciel
et emplir d’encre arbres et buissons
Seuls à recueillir la nuit de tous leurs pores

 

 St. Gilles

 

Le gris vire en aplat
tout autour du beffroi ailé d’or
qui pointe
à gauche dans la fenêtre
et se dresse hors
de la buée de  nos songes
méandre moelleux glissant au bord
de la vitre
aussi doucement
que les cloches vite évanouies

 A peine si leur son a frôlé le silence

Le long du bois
les gouttelettes s’étirent
des rangées de toits rouges y flottent et trois
cheminées à cinq branches
petits rectangles aux fines bougies noires

Entre elles presque invisible
Et surgit d’un autre toit
le fil d’une croix mouille
dans les larmes laissées par nos souffles

Sur les cendres lavées de cendres
s’élance la girouette dorée
du beffroi presque noyé sous les perles

Et Saint-Gilles devient Venise
de briques d’or et d’eau

 

Volto Santo

La mort est suspendue au plafond d’un palais
Prête à se jeter sur nous
Aujourd’hui elle a le visage
D’un cheval dont on retient le galop
Elle fait pitié dans sa peau empaillée
Alors nous allons d’une île à l’autre
et avons déposés nos attentes
Le bateau transporte
nos conversations nos solitudes
toutes cerclées par le jour blanc

Au cœur du vaporetto qui bourdonne
certains sont pris dans les mailles de la fatigue
d’autres parlent ou rêvent
Les poteaux de bois défilent
empreintes du temps que l’espace laiteux décompte
Mais pour nous pas de traces ici
rien que la craie du paysage

Le jour et l’eau se sont allongés
sans défaire les draps blancs
de leur étreinte pâle
Au-delà les rives sont grises

J’aurais aimé que tu boives
les verres opaques
du ciel et de l’eau
Que tu glisses avec moi encore
sur les canaux
passés au blanc d’Espagne
à nous aimer

Avant de disparaître en face
dans les plis de la buée
Comme s’en vont les doigts des anges
sur le visage des statues
ou le sillage ténu des barques nocturnes

Les vitres sont sales
ou bien est-ce le voile de la brume 
Tu es loin

 

Présentation de l’auteur




Béatrice Pailler, Peau d’Enfance, extraits

Bestiaire

Enfin, je l’ai vu,
Là, au recul du temps,
Ni fille ni garçon.

Sous de vieux jours,
Sous de vieux pleurs,
Dans une niche creusée,
Il était là, 
Rond de chagrin,
Ni fille ni garçon.

La paix le couvrait mieux que l’oubli.
Repoussant le tombereau des heures, 
Mon regard essuya le chagrin.
Eut-il froid ?
Eut-il peur ?
L’enfant s’éveilla.
Dépliant ses membres,
Il consentit à être,
Ni fille ni garçon.
L’enfant avait :
Tête d’oiseau,
Yeux de loup
Qui, sans paupière,
Brillaient glauques.
À son front bossué perçait l’avenir.
Des larmiers de vin baignaient sa face,
Déposant à ses joues de douces humeurs.
Il secoua la tête.
Ploya le marbre de son col.
Ouvrit son bec sur un silence.
Pendant qu’il riait en carpe,
De sa bouche
Des bêtes tombèrent,
Mates sur son poil,
À sa poitrine et son ventre.

Je regardais l’enfant.
Mes yeux s’usaient à son visage.

Alors, il se leva.
De son corps, pleurèrent carabes et lucanes.
Une salamandre claviculaire chuta.
Un couple de serpents se coula,
L’un à sa gorge l’autre à ses reins,

Son flanc de loutre luisait huilé de blanc.
Une humanité incongrue
Par  jeu ornait son buste ;
Deux mains y soupiraient d’aise.
Dans la fourrure qui le vêtait,
Les vermisseaux de ses doigts se tordaient.
Paumes ouvertes,
Il m’invita.

J’entrai dans son rêve,
Lui connaissait tout du mien.
Par mon âme,
Il s’envola.

….

          Sous la veilleuse des persiennes,
          Rayé de lune,
          L’enfant dort.

         Plus loin que le jour n’a su le faire,
         Le sommeil l’emporte.
         Près de lui, tête à tête,
         Il a gardé l’album étrange. 

        Je suis la chambre.
        Je suis le lit.
        L’enfant dort.
        Il est ma nuit.

       Enfin, 
       Sur le seuil,
       Ils sont venus
       Fauves buvant à nos berges. 

 

Brousse

          Passe la pluie,
          Sèche le temps

 

 Les branches ploient
Sous l’eau des fruits.
L’été s’y noie.

Le chaume crisse
Plus rien de vert.
De blanc et de rouge
Le pré, tendu,
Chiffonne ses reliefs.
Près des corps gris de  soif,
L’herbe tète un semblant d’ombre.

L’été croît,
L’eau s’y cache.
Sous les branches
La soif.
Feu de brousse :
Le verger blanc d’odeurs.
La lumière tremble
L’enfant la trouble.
Mirage d’été,
Je tremble sur l’air.

Loin des corps gris de soif,
Dans l’été troublé
Le pré s’invente.

          Aux pas des géants
          La brousse se grise.
          L’herbe  tète le vent.

 

Bouteille

          Fétu barque sur mer d’été,
          Craque en paille
          L’herbe têtue.

Ciel carrelé,
La terrasse sue.
L’été tombe en masse.

Sous l’auvent,
Il  y a le temps :
Son grain immobile.
Il y a l’été :
Son cri blanc.  
L’enfant insulaire
Façonne le cri,
Trace au blanc,
Du jaune, du bleu.

Ombre de verre,
Fillette parmi ses sœurs,
Les déjà vides,
Les presque bues,
Elle attend.
Là sur la cire de l’été,
Près des guêpes ivres,
Elle attend,
Glacée d’hier,
Et s’embue.

Petite à ma main,
Pleine à demi,
Col d’écume
Sentant l’amer,
Je l’ai choisie.
De demi pleine la voilà vide.
Guêpe,  je dérive.
Au naufrage,
Suis navire.
Enfant blond,
Moussu d’or,
Robinson est mon île.

Sous l’œil glauque des  culs,
L’été à dessin s’embouteille :
Haillon blanc en habit verre.

Petite à ma main,
Je l’ai choisie.

Sur l’été, je la jette.

 

Baignol & Farjon

          La pluie pose ses leurres.
          Mouches au vivier des lumières.

Bris-ciel
Chaque goutte
Lucides à ma main,
Usent le réel
Polissent mes yeux.

De l’arc
La  couleur

La lumière
Mord
Au blanc

Voleur d’espace,
Les crayons maraudent.

 

Brouillon

          Soleil en sueur
          Et l’heure écrite 
          Tire la langue

Brou d’encre
Sur blanc marbre
La feuille a du caractère.

Aux lignages,
Se pêche en gros :
La mer à outrance,
Un fretin de lettres.

 La plume gratte,
Chalut.
La plume bave,
Filets.

Mots dérivant,
La page
Drosse au bleu,
Brouillonne
Ses pleins.

          Délit d’encre
          L’heure crisse
          Suante :
          Brou solaire
          Sur peau d’enfance

 

 

Présentation de l’auteur




Bénédicte Montjoie, Rumeurs

Le vent
épouse les balançoires
croise des oiseaux
bagués
esquive
les hommes

Un arbre hésite
à troquer
sève contre
pelures du langage

 La terre ne connaît pas le doute
elle abrite
celui des hommes

Laisse-moi juste
empoigner la vie
ausculter ses splendeurs
et planter ton sourire.

 

 Route

Un matin
on prendrait la route
braconnant la poussière
des chemins

laissant
les tristesses
matelassées
d'injonctions généalogiques
cloquées
sous la morsure
d'un crayon

On regarderait
les secondes
user les minutes
on quitterait le temps
la corrosion des heures

La parole de l'eau
étancherait nos peurs
on hésiterait
à douter.

 

Rumeurs

J’aime  entrer dans la nuit
graver mes pas sous la lune

écouter

l'éclosion des étoiles
mobiles et rebelles

tresser mon sang
à celui des galaxies
sangler
les sanglots
contempler les halos

écouter

le rythme orphelin
des rumeurs de l'horizon
le galop
d'une larme
quelques résidus cosmiques.

 

L'enfant

Derrière ses doigts
l'enfant
sans cabane
se cache

sans refuge
pour dévêtir sa peine

                 Le temps passe  comme un flocon planté
                 Le petit jour se greffe  sur la cime des syllabes

 Ses bras libres labourent l'espace
esquisse d'une seule caresse
boxée par l'absence
la pulpe du vent.

 

 

Présentation de l’auteur




Christophe Condello, Entre l’être et l’oubli

il n’y a pas de hasard
les arbres se répètent
à l’infini
il n’y a pas de hasard

 des branches se contredisent

Le crépuscule dépose son manteau
un effleurement
qui protège
je sens monter en moi
des pierres

 la migration des saisons

 

Des sosies rôdent
au fond des uns
d’autres habitent une image
plus ou moins convenable

 l’aurore nous révèle
divers horizons

 

Je prononce ton nom
sans vraiment le connaître
il ne reflète rien
que notre nudité
et le rose rouge
des épines

 

Un pas de plus
m’éloigne du monde
j’ignore d’où je viens
si je ne me perds pas

 ma pensée est un oiseau

 

Présentation de l’auteur