Cathy Jurado, Hourvari, extraits, Forêt je suis venue

J’ai d’abord visité un ventre nocturne

(il ne m’en souvient pas)

avant que de venir parmi les neiges

chasser

si maladroite

avant que de changer tous les plans renverser tous les vases de cristal et crever tous les pavillons

des oreilles délicates

si gauche, cherchant Reina depuis toujours,

j’ai tous les gestes de l’éléphant et tous les cœurs de porcelaine

j’ai sans doute hérité la maladresse et la peur

et peut-être aussi

(de frères et de sœurs oubliés autrefois dans la nuit)

les nidations de papier

au milieu des déserts blancs

qui sait

Sur les cartes numériques des landes et des zones

je suis le point qui se déplace seul et anarchique

tournant dans le sens contraire

des impasses périphériques

et je regarde toujours les femmes en contreplongée

comme un chat dans la foule des villes

une enfant perdue dans la topographie

du grand peuple adulte des espèces

 

Je me tais jusqu’à m’en faire les lèvres bleues

Je surveille tous mes pièges à loup

Je piste le poème boréal

guettant le gargantexte

je cherche à débusquer Reina

mon enfance est toujours en embuscade

et les forêts d’orage qui tournent-voltent

défont les nids les tissus les paperolles

les paraboles

Mais il y a toujours un petit cheval fou tissé de désir

bouche cousue quelque part dans l’obscur

(là où naissent les lettres d’amour et les forêts d’images et les neiges nouvelles

parmi le souvenir de grands périls)

J’ai cherché aussi dans les villes, parmi leurs réseaux de lumière et de pluie, dans les faisceaux croisés des hauteurs et des rues — abscisses et ordonnées de nuit sonores où l’on croit parfois comprendre quelque chose du monde.

Reina fuyait toujours en avant dans le hasard des huttes humbles, aux abords des chantiers ou des périphériques, dans l’herbe interstitielle traversée parfois d’un frôlement plus proche comme une onde de fourrure.

J’ai cherché longtemps, dans les villes, ce qui aurait pu être aussi ma nature et mon monde. Je n’ai trouvé que la moelle de ma liberté. Le désir est ailleurs ; Reina fuit en avant, dans la nuit de toutes les cités.

Dans les flaques d’eau au pied des cheminées d’usine

flotte Reina comme un grand corps de nuage

sa peau épaisse de baleine bleue ciel

à présent rose vapeur

et la voilà

sa chair immense vaisseau inerte

ventre contre ciel

émergée à peine

sombrant au rythme des jets de sang

chaloupant sur la houle du soir

requins voraces en embuscade

veilleurs de nuit

 

Reina a fui.

 

Amarres d’automne

J’ai cru capturer Reina

dans le baiser d’un roi de chair

Inscrivez cela :

Seul, on n’habite que ses limbes

la neige n’est jamais que la neige

le silence une peur

et les corbeaux de novembre un présage de nuit

Il fallait que tu sois là

corps hanté par l’amour

il faut que tu sois là

avec tout ton poème

pour que l’automne devienne une nappe d’oiseaux mobiles  

pour que la solitude soit un festin

et la douleur une racine solide

Ecoutez donc cela :

je dirai à nouveau son nom sans le dire

à chaque morsure de ma langue

car c’est te prononcer

toi,

Reina,

averse et sable et pollen

et poussière

Dispersez cette parole encore

sur les routes stellaires :

il est amour le souffleur de vertige

il est la veilleuse sur la table

l'astre portuaire

la voûte de l’été

Annoncez cela :

Nous avons choisi un village et un pont

Comme escorte et caravane.

Nous chassons ensemble à présent

Relevons nos pièges à l’orée des nuits

Nouons nos mains sous la tente d’affût.

A travers les éclipses de la rivière

J’ai longé le chemin des troupeaux

Jusqu’à une forêt aux arches solides.

Tout au bout

Sous les lampion des terrasses

Le soir était un verre de liqueur

Dans la fraîcheur de sa main d’homme

Il regardait venir la nuit

Attendant que je dépose mon manteau.

 

Reina nous observait toujours depuis la rive.

 

A paraître en 2021.

2. Forêt

                                 foule dans le dos

On entre ainsi en moi : 

                                    houle dans les mots.

 

Un franchissement du temps

                                            une lisière spatiale.

On progresse       

                  et pourtant on entre toujours par effraction.

Franche frontière lente acclimatation

on

off

comme un commutateur.

On est devant moi

                            et soudain on est dedans

                                                              soudain on est moi.

 

On me cherche

ou s’attend à moi  parfois

mais on ne décide pas de l’instant de mon dévoilement

on reçoit ma nudité

                           comme un chant sauvage lancé soudain dans le silence

                           comme un chuchotement de chamane invisible

                           comme une flèche sans archer

dans les ramifications du désir et de la présence.

 

Le sentier qui mène à mon corps est fait pour les truffes           et les groins

c’est un chemin fraisier   qui va des herbes aux futaies

                                     qui part des grandes graminées gracieuses graineuses

— froufrou papillonnant d’un air palpable, danse floutée —

                                     jusqu’aux vertes ombelles

                                     pour mener ensuite aux hampes

                                                                       aux fleurs en artichauts

                                                                       aux feuilles basses et rampantes mêlées à des écharpes de feuillages laineux agrippant les souches

                                              puis aux écorces et aux colonnes ligneuses vertébrales déployées tournoyeuses dans le vertige des têtes renversées.

 

Et à présent le sursaut de la fraîcheur :

         les premiers troncs

                                    guerriers

                                                     tartares bruns

 

                                            de grands bans d’insectes et de rayons

tendant leurs tentacules traversés      de minuscules poussières de mousses et

                                            de feuilles séchées flottant dans tous les interstices solaires     

comme un plancton pulsatile.

 

Ici l’on sait :

                           je suis issue des multitudes symphoniques

 

on me reconnaît brusquement

         à l’immobilité vivante de mon corps tout autour des corps

         à l’humidité de mon épiderme

                           transpirant à l’intérieur des papilles des peaux animales qui me traversent

         à l’inextricable enchevêtrement des êtres qui composent mon être

         à la forme colossale d’un silence tissé vrombissant comme celui des orages

         à la surprise de l’ombre architecturale

                           soudain rassemblée en nuée connectée et courbée  voûtée sur les têtes.

 

Plusieurs mètres au dessus des fermentations court le frisson de la houle chlorophyllienne

— qui ramifie à l’infini et formule ma peau

         tandis qu’on marche parmi les rampants et les rhizomiques

                           les tapis de spores et les résurgences

                                    les courses immobiles de bulbes et de larves à l’odeur décomposée

d’ici on entend le grand ressac dedans la canopée

         qui palpite plus bas dans tous mes organes

         avec le parfum de chanterelle

 — rien ne se limite ou ne s’arrête

tout se relie en moi et se rebranche              se reboute

 

le dehors est dedans

les parfums animaux se compénètrent

mon sol qui brume         et bruine      et vibre d’insectes

 

est un ciel inverse

 

— tandis que les voix limpides des hauteurs se posent sur les souffles en pluies de partitions.

 

Plus loin                       les clairières :

dans le cirque baigné de lumière où gisent au sol

                                            les miroirs de centaines de bouches rougies

                                                                                sous le couvert des hêtres

quelques fantômes minéraux                     

silencieux

semblent laisser parfois dans ce tapis froissé une empreinte frémissante

                                                      une essence

                                                      un parfum

                                                      un souffle furtif

— à la nuit tombée

                           ils rappellent que je suis

                                                              une liane-tribu.

 

Je suis venue, extraits

 

       Je suis venue, il y a longtemps.

Je suis née dans les secousses d’un grand chaos

dans les hauts le coeur d’un siècle mortel pour le monde

qui a vu pourrir le coeur battant des océans et des forêts.

Je suis née mourante, seule.

J’ai trouvé la mort au dedans et le chaos dehors

ou l’inverse, je ne me souviens plus.

J’ai trouvé le silence

quand tout un peuple de langues criait à l’intérieur

j'ai trouvé que je ne venais pas avec la même langue

que tous les autres

que j’étais une Babel à moi seule

mais que j'avais peut-être des frères

quelque part.

J’ai trouvé que j’avais une chair

que ma chair demandait à être caressée

à vibrer sous l’amour

quand les autres avaient des gestes en lames de rasoir

et m’absentaient dans leur discours.

J’ai trouvé que le Monde est une boule de cauchemar

roulée par un rêveur que nous imaginons heureux

que le Monde est le crime angoissé d’un dément en cavale

j’ai trouvé

que le Monde est une Méduse aux charmes venimeux

j‘ai trouvé qu’on se salit à regarder le Monde dans les yeux

quand on est nu

et puis

j’ai regardé le Monde

et les serpents dressés

j’ai regardé la Méduse dans les yeux,

je suis restée nue,

à m’inscrire dans les marges du regard sidérant

à écrire hors champ

hors zone

hors d’atteinte

dans les zones interlopes

- écriture frauduleuse

langue clandestine

langue assassine

hors Temps -

j’ai trouvé cela,

cela seul :

écrire, c’est du Temps mort.

c’est tuer le Temps.

et il le faut, parce qu’il nous tue.

dent pour dent.

Je ne veux pas que le temps guérisse

qu’il mette du miel sur les douleurs

et l’eau du Léthé sur les peurs

qu’il fasse oublier ceux qui me quittent

ceux qui rongent le monde de leur avidité

ceux qui répandent la destruction dans l’air et sur les eaux

et le sabre qui me ronge le coeur

je veux travailler désormais à rendre le monde comestible.

me pencher, telle une lavandière, sur l'ouvrage du présent,

faisant jouer les chairs tout contre les forces du monde,

paume à plat sur la hanche, doigts bleuis de savon.

Et puis rentrer au soir, pâle et alanguie,

cheminant par les voies où bêtes et hommes

s'enroulent en un long ruban odorant;

regagner la tanière et la chaude présence,

la soupe et le vin

le fumoir et la couche.

Je veux sentir la lame

parce que c’est vivre

vivre nu

et il le faut

alors tu vois

j’ai trouvé

œil pour œil

la grande croisade contre la mort qui croît et fleurit en moi,

c’est écrire

 

Présentation de l’auteur




Bernard Pikeroen, Ages et voyages

CONDENSATION D'ENFANCE

    Papillon au ciel, tu t’envoles par dessus l’église où, in-
visible, oscille le fil. Paumes enfantines, plus rien ne vous 
relie aux nuages tant aimés.

    Un cri s’échappe.

    Les silhouettes lentes disparaissent du parvis, sans 
conscience de ce bouleversement, habituées, d’âge en âge,  
à contempler la terre.

    De cette perte, une liberté se conçoit, silencieux ac-
complissement, cristallisation secrète. Où l’enfant s’émer-
veille aux quatre points cardinaux de la girouette, l’adulte, 
gorgé d’infini, se condense.

          cerf-volant rouge au couchant
         –  seul le chant des psaumes
         file vers la nuit

 

APRÈS

    Que le rosier avait soif !

    Au bout de l’allée des tombes, les hautes falaises, emb-
rasées au soleil d’or, s’ouvrent au visiteur du soir.

    Anémones, vous jaillissez, mauves, aux interstices des 
scellés. Qui entend l’infini murmure de vos pardons aux 
étoles du silence ?

          immenses, les ombres
          des ifs franchissent les murs
          – crissé du gravier

 

SUIVANT UN PAPILLON

 

    Je me promène seul au désert des feuillages. Là-bas 
dans la plaine, le socle pesant d’une charrue ne s’est pas af-
franchi des labours. On entend au lointain les bribes d’un 
moteur. L’air soudain est dense, pourtant nul orage. 

    Compagnon, tu viens vers moi, papillon aux ailes de 
rouille et de hasard. Le ronronnement d’un moteur à hélice, 
se rapproche, douce complainte.

    Tu quittes la fleur d’ombelle, dont l’oscillation est im-
perceptible. Tu te poses sur celle de l’églantier, rosier des 
chiens dont la racine guérissait les morsures. Tu te nourris à 
ces corolles innocentes qui fleurissent, tu le sais, cette terre 
de maquisards. 

    Compagnon, dans tes yeux myosotis s’élide le dernier 
éclat du jour au P38 Lightning de Saint Exupéry.

          le papillon rouille
          vole vers le ciel -
          
          à peine les voix des hommes

 

EN TRAIN

    Tu apercevras, dans les feuillages des vitres, dans la 
brasure des wagons, dans le sillon d’un 
quai, l’ombre d’un visage.

    Emporté par le roulement lourd et irréversible, il dis-
paraîtra.

    Tu le chercheras au bord du fleuve, au lent défilé des 
lumières.

          croisé des regards
          entre les quais –  s’il vous plait
          un billet pour l’ange

 

DANS LA BASILIQUE 

 

     Je foule vos épis constellés de stigmates, vos meurtris-
sures vives.

    Sous vos airs de chêne séculaire, vous suintez la fumée 
des cierges et l’encens déposé des liturgies ferventes.

    Parquets de la vieille église, gardiens possessifs des 
cires, la litanie des ans a noirci vos veinures.

    Vous luisez, lourds des confessions secrètes, creusés 
de conversions troubles, nourris des vocations saintes.

           une chevelure
          se défait à l’oratoire
          –  craquement du bois

 

Présentation de l’auteur




Traduire Claudia La Rocco

... la traduction, de par sa visée de fidélité, appartient originairement à la dimension éthique. Elle est, dans son essence même, animée du désir d'ouvrir l'Etranger en tant qu'Etranger à son propre espace de langue.

Si ces mots d'Antoine Berman expriment le désir profond de tout traducteur, ils exposent aussi l'approche fondamentale et nécessaire du poète traducteur qui s'efforce ici de révéler quelques extraits de textes récents par l'écrivaine américaine  Claudia La Rocco, aux lecteurs francophones qui ne la connaissent probablement pas. Approche fondamentale, puisque toute traduction s'inscrit sur le plan éthique qui vise à ‘reconnaître et à recevoir l'Autre en tant qu'Autre’. Nécessaire, puisque Claudia La Rocco se propose déjà de traduire une vision du monde fondamentalement décentrée et ludiquement péripatétique pour un public anglophone, forçant le traducteur, en ce cas poète-plus-que-traductrice, à dé-couvrir une double étrangeté étrangère.

L’œuvre de Claudia La Rocco explore l’hybridité et l’improvisation dans un processus de déplacement entre poésie, prose et représentation-interprétation.

Claudia La Rocco dans Taste, une performance et une installation spécifiques au site créée par Rashaun Mitchell et Silas Riener en collaboration avec La Rocco et Davison Scandrett. 

Parmi ses livres, vous découvrirez une sélection de textes choisis, The Best Most Useless dress (La plus belle robe inutile), le recueil intitulé I am trying to do the assignment (J’essaie de faire mes devoirs) et petit cadeau, un roman publié (avec titre français) tant en version imprimée et digitale que retransfusée en ligne par le théâtre The Chocolate Factory.

En collaboration avec le virtuose et compositeur Phillip Greenlief, Claudia La Rocco incarne plus récemment animaux et girafes dans un texte expérimental, multidisciplinaire et improvisé qui engendra les albums July (juillet) et Landlocked Beach (Plage sans accès à la mer). Claudia a également édité I Don’t Poem : An Anthology of Painters (Je ne poème pas : Une anthologie de peintres) et Dancers, Buildings and People in the Streets (Danseurs, bâtiments et gens de la rue), le catalogue pour le projet PLATFORM créé par Dancespace en 2015 pour lequel elle était directrice artistique. De 2005 à 2015, Claudia La Rocco était critique littéraire pour le New York Times. Elle a aussi beaucoup écrit pour la rubrique culturelle de WNYC New York Public Radio. Ses textes ont été réimprimés dans de nombreuses anthologies, notamment dans Imagined Theatres : Writings for a theoretical stage (Théâtres imaginés : Textes pour planches théoriques) et On Value (Sur la valeur). Sa dernière publication en date Quartet est publié aux presses Ugly Duckling. Son deuxième roman, The Ongoing Sea est en cours de préparation.

L’écriture de Claudia La Rocco trace la progression d'une exploration discursive qui remet constamment en question les notions de genre, discipline, langage, interprétation. Les référents ‘réalistes’ se muent souvent en métalangages et parfois en représentations d'images mentales qui mettent en relief le méconnu-reconnu, ou en représentations de processus mentaux qui explorent le langage du corps et aboutissent au questionnement de l'inconnaissable, tel un delta de rivière cheminant vers la mer dans une pluie d’été. Mais j’aurais tort de m’arrêter sur cette proto-métaphore propre au littoral, car il n’y a pas de métaphore centrale dans l’écriture de La Rocco. Toute métaphore se voit aussitôt désaxée par l’axe métonymique, ce qui donne l’impression d’une écriture toujours à l’écoute, toujours en mouvement. A l’instar d’Henri Michaux, La Rocco ‘[s’]éparpille à chaque pas, mais ne [s’]engloutit jamais dans sa salive’.     

La tâche du traducteur est ici de dévoiler un style à la recherche de différents plans du réel et de l’imaginaire d’une autrice toujours à l’écoute en s'efforçant de ne pas dé-voiler la complexité du littoral linguistique qui se veut ancré dans le corps. Traduire signifie donc rendre une recherche d’expression artistique ou du moins, reproduire le projet de sondage constant d’une expressivité stylistique au risque d'aller à l'encontre des tendances habituelles de la langue française. 

Ceci débouche sur un nœud-problème de toute traduction, mais qui m’est cher : le temps. Etant avant-tout poète et non traductrice, c’est l’intuition qui guide mon approche du texte poétique, et souvent d’importantes décisions se prennent lors de ma réponse viscérale au poème, et aussi à son rythme. Mais confrontée avec l’envergure d’un roman poétique, comme c’est le cas dans l’extrait de The Ongoing Sea (La mer en cours), j’éprouve la difficulté de choisir le temps de la narration dans la langue d'arrivée. Dans ce cas, et afin de rendre le ton personnel de la conscience exploratrice et la continuité entre le passé et le présent, le prétérit du récit américain se traduit par celui du passé composé plutôt que par le passé simple employé uniquement pour ancrer le récit. Ceci offre un bref contraste avec le premier extrait, ‘A Map for Snow White’ qui se veut linguistiquement défini(tif) en offrant une parodie-critique des contes de fées.

Claudia La Rocco on Writing Through Dance, The Institute for Curatorial Practice in Performance (ICPP) is the first institute of its kind, a center for the academic study of the presentation and contextualization of contemporary performance. ICPP encourages curators, field professionals, and artists from all backgrounds to apply.

Deuxième difficulté : le temps, toujours et malheureusement. Le temps grammatical (tense) et le temps ‘extra linguistique’ (time) mesuré par la narratrice au moment de la narration ne correspondent pas toujours, puisque la narration est accompagnée de commentaires et de retours réflexifs. Comme il n'y a concordance univoque ni entre l'emploi des temps, ni entre la façon d'établir la chronologie des processus par rapport au moment de la narration, dans les deux langues en question, et comme la narratrice prend parfois des libertés linguistiques propres à la langue parlée, la traduction du prétérit devrait osciller entre le passé composé, l'imparfait, le passé simple et le plus-que-parfait dans le texte français. De plus, si les formes du prétérit renvoient à des époques différentes marquées par des repères temporels, dans certains cas, le prétérit s'applique à des processus qui peuvent être envisagés soit comme états, soit comme processus. La traduction présente là aussi des formes temporelles différentes. Il se fait que l’extrait ci-dessous est court, certes, mais pour amorcer une traduction d’un texte de cette envergure, il s’agit néanmoins de réfléchir à ces choses.

Quant aux problèmes stylistiques, ils portent essentiellement sur les relations prépositionnelles complexes, qu'elles soient coordonnées ou apposées, ainsi que sur certains cas de subordination. La notion de relations prépositionnelles complexes suppose l'enchaînement d'un nombre variable des relations suivantes : spatio-temporelles d'origine, producteur-produit, possesseur-possession (génitif ou non), cause-effet, localisation spatiale et descriptions détaillées (configuration, dimension, couleurs incertaines etc.). Résoudre le problème posé par ces relations prépositionnelles complexes, comme celui posé par certains cas de subordination (l'introduction de propositions interrogatives indirectes, par exemple), signifie étoffer pour éviter l'inélégante succession de ‘de’ ou de conjonctions de subordinations semblables. Puisque l'étoffement doit être minimal, il est aussi contraignant, et porte ma signature, comme par exemple la phrase ‘Olivia caressa la surface de la table polie par le temps de ses mains’.

Les difficultés touchant au plan lexical sont localisées et relèvent d’une sorte d’évasion linguistique qui fait recours au biologique dans le roman en cours commencé à l’aube d’une pandémie et la question se pose de savoir si la trajectoire discursive tendra à concevoir un autre être que l’humain né des caprices d’une révolution créatrice. Bref, il semble dès lors inutile de faire un inventaire de défis rencontrés en cours de traduction, d’autant que le langage de Claudia La Rocco, étant inventif, appelle l’invention. Si certaines nuances s’estompent parfois d’autres, au contraire, se rehaussent de couleur par jeu ludique—les petites trouvailles qui font de la traduction un acte créateur.

Dans le cadre d'un projet qui, à l'origine, visait à découvrir et à faire découvrir ‘l'Etranger en tant qu'Etranger à son propre espace de langue’ par l'expression artistique, les problèmes de traduction deviennent défis et le désir de la traductrice tend à compléter celui de l'écrivaine. Si, en suivant les traces de l'autrice pour qui le moi se désagrégeant ne fait pas peur, l’instance narrative se défie de visions acceptées, détruisant tout barrage préexistant au croisement du temps et de l’espace ; la traductrice doit se défier de solutions faciles et invite vous à passer un beau dépaysement.

∗∗∗

A Map for Snow White

 

She told me to follow the footprints
Warmer weather came

 She asked me to follow her scent
There were streams

She called me and called me and called me
There was some sort of long silence

 That’s how narrative works in fairytales
That’s how places unfind themselves

 There was an owl
There was a bat

 Again and again, the tall tower went dark
Green hills greenly sloping and white flowers everywhere

 I realized I wouldn’t ever know where to begin
The secretary gave me the unopened letters

 So small, these flowers
 kept crushing them

 I realized I was making the path backwards
The ways in which we ask to be remembered

 

∗∗∗

 

Une Carte pour Blanche Neige

 

Elle me dit de suivre les empreintes
Le temps se réchauffe

Elle me demanda de la suivre à la trace
Il y eut des ruisseaux

Elle cria mon nom, le cria et le cria
Il y eut une sorte de long silence

 Ainsi se déroule la narration dans les contes de fées
Ainsi les lieux se détrouvent

Il y eut une chouette
Il y eut une chauve-souris

Encore et encore la haute tour fut plongée dans le noir
Vertes vallées verdoyant en aval et des fleurs blanches partout

 J’ai compris que je ne saurais jamais où commencer
La secrétaire me donna les lettres cachetées

 Si menues, ces fleurs
Que je ne cessais de les écraser

J’ai compris que je me frayais un chemin à rebours
De manière à assurer votre souvenir de ma mémoire 

 

 

 

The 21st Century

 

1.

I have to make myself like a vole on the tundra
The leviathan awaits

 There’s nothing we can do about any of this

Think of a barely-there membrane
Cave beast no cave
Net game no net

The leviathan is coming
The idea of him is magical
The ice is thin
The water is black
Little feet on the tundra, quivering

You make yourself a better engine
Half horse, half function

You make a death of shivering
All the world goes quiet

The leviathan is here
The idea of it is magical
The idea of it won’t quit.

 

2.

Knowledge of my mortality
Looms over me like a giant oyster

Pete the Lecherous Doorman is just waiting for me to make my move;
I should brain him with a sock full of pennies.

 Finally, a use for pennies.

 

∗∗∗

 

Le 21eme Siècle

 

1.

Je dois me faire à l’image d’un campagnol de la toundra
Le léviathan attend

On ne peut rien y faire

Imaginez une membrane à peine perceptible
Bête des cavernes sans caverne
Jeu de netball sans filet

Le léviathan arrive
Le concevoir est de la magie
La glace est mince
L’eau est noire
Petites pattes de la toundra, tremblotant

Vous vous faites un meilleur moteur
Moitié cheval, moitié fonction

Vous faites d’un frisson une mort
Le monde entier fait silence

Le léviathan est là
Le concevoir est de la magie
Le concevoir ne nous quittera pas.

 

2.

La conscience de ma propre mortalité
Plane sur moi comme une huitre géante

Pierre le Concierge Lascif m’attend au tournant ;
Je devrais l’assommer d’un coup de chaussette pleine de sous.

 Enfin, une utilité pour les sous.

 

Claudia La Rocco, The Best Most Useless Dress: Selected Writings of Claudia La Rocco, Badlands Unlimited (New York), 2014.

Excerpt from The Ongoing Sea (manuscript in progress)

 

 

 

A Map for Snow White avec Evelyn Davis (piano) et Claudia La Rocco (voix) figure dans l’album ‘animals & giraffes’ (Edgetone Records, 2017), Philippe Greenlief.

 

1.

The dinner table was very long. Only three chairs were taken; the last remaining Weavers.

“Why are there so few of you?” Olivia asked, or perhaps only thought to ask.

“Interspecies breeding is a dangerous game,” a wizened old woman responded, smiling sweetly. Her lips parted, revealing teeth both gold and filed into points. Or perhaps she didn’t say anything. Perhaps she only smiled. Perhaps she wasn’t so old. Olivia pressed her hands down onto the smooth, worn surface of the table. She didn’t talk much after that. Her thoughts chased themselves around. Her body felt heavy.

That night she dreamed of a man running through the forest. His head was crowned with beautifully curving horns.

He is very tired
He wants to be the hero before he’s dead
Or not that he wants this
But he has the time

The girl yells and yells and yells

The man is still running
He is full of blood

The girl keeps yelling no

 

She woke in the middle of the night, a night free of the hum of background systems and console lights. The glass of water on the bedside table wasn’t vibrating. The air came sweet through the open window and the moon was the kind of almost full where you can’t really tell if it is or it isn’t. “The gravity of the moon,” she whispered. She sat on the edge of the soft mattress and tried to focus on the fact that she was indeed on Earth. Had she imagined returning? Had she imagined not returning? The night was full of small sounds. A fragment of a memory surfaced: her only visit to Australia, walking alone through the quiet streets of Melbourne as evening descended and the tall trees became a cacophony of shrieking birds coming home to roost. The immense feeling of being so far from home, on an island surrounded by miles and miles of ocean. The Earth as island.

 

∗∗∗

 

1.

La table de la salle à manger était très longue. Seulement trois chaises étaient occupées : les derniers Tisseurs.

‘Pourquoi si peu parmi nous ?’ demanda Olivia, ou peut-être seulement pensa-t-elle à poser la question.

‘La reproduction entre espèces est un jeu dangereux,’ répondit une vieille rabougrie avec un petit sourire suave. Ses lèvres s’entrouvrirent, laissant paraître des petites dents pointues, certaines en or. Ou peut-être ne dit-elle rien. Peut-être sourit-elle seulement Peut-être n’était-elle pas si vielle. Olivia caressa de ses mains la surface de la table polie par le temps. Elle ne dit plus grand-chose après. Ses pensées se pourchassaient dans sa tête. Elle avait le corps lourd.

Cette nuit-là elle a rêvé d’un homme qui courait à travers bois. Sa tête était couronnée de belles cornes en tire-bouchon.

Il est très fatigué.
Il veut être le héros avant de mourir
Ou ce n’est pas ce qu’il veut
Mais il a le temps

La fille crie et crie et crie

L’homme court toujours
Il est plein de sang

La fille continue à crier que non

Elle s’est réveillée au milieu de la nuit, une nuit sans le ronronnement de systèmes de fond, sans lumières de consoles. Le verre d’eau sur la table de nuit ne vibrait pas. L’air entrait tout doux par la fenêtre ouverte et la lune était du genre presque pleine quand on ne sait pas vraiment dire si elle l’est ou pas. ‘La gravité de la lune,’ a-t-elle chuchoté. Elle s’est assise sur le bord du matelas mou et elle a essayé de se concentrer sur le fait qu’elle se trouvait bien sur la Terre. Avait-elle imaginé y retourner ? La nuit était pleine de petits bruits. Un fragment de mémoire fit surface : son seul séjour en Australie, marchant seule dans les rues paisibles de Melbourne alors que le soir tombait et que les arbres se transformaient en cacophonie d’oiseaux rejoignant leur nid, le gosier déchiré de cris. Le sentiment immense d’être si loin de chez elle, sur une île entourée de milles et de milles d’océan. La Terre comme île.

 Extrait de The Ongoing Sea / La Mer en cours (inédit)

Note

1. Henri Michaux, Qui je fus. Gallimard, 1927.

Présentation de l’auteur




Heike Fiedler : Se promener entre les mots, comme on se promène dans une forêt sans connaître toutes les plantes

Entretien pour la revue géorgienne Akhali Saunje réalisé par B. Chabradzé

Heike Fiedler est une auteure et artiste sonore et visuelle multilingue dont le travail explore, par le biais de l'improvisation électroacoustique, la frontière ténue entre le langage et le son. Née en Allemagne en 1963, elle vit et travaille à Genève depuis 1987.

Son travail se décline dans différents registres : performances, interventions en milieu urbain, réalisations visuelles et sonores, installations. Elle a publié plusieurs recueils de poèmes (Langues de mehr, 2010 et Sie will mehr, 2013, éditions spoken script ; En attendant le poème, éditions des sables, Genève, prévu pour mai 2020), un récit autobiographique (Mondes d’enfa()ce, Zoé, 2015), des histoires courtes, un flip-book. Cette année, sortira son premier roman (Dans l'intervalle des turbulences, Encre Fraîche, Genève, 2020). Elle est également traductrice et auteure de nombreuses autres publications (revues, blogs, sites). Elle participe aux festivals de poésie et de littérature dans le monde entier, parfois aux festivals de musique et à des expositions collectives. Elle anime des ateliers d’écriture dans le domaine de la poésie contemporaine, conceptuelle et improvisée.

Chabradzé : Bonjour Heike Fiedler. Je suis heureux de pouvoir m’entretenir avec vous. J’ai eu le plaisir de traduire vos poèmes en géorgien pour le festival littéraire international de Tbilissi qui, malheureusement, a été reporté pour des raisons compréhensibles. Traduire vos textes a été un grand plaisir, d’autant plus que ce type de poésie est relativement nouveau pour moi. J’ai traduit plusieurs auteurs-compositeurs, parmi eux Léo Ferré, chez qui le son est un élément essentiel, inséparable du texte, considérant que « toute poésie destinée à n'être que lue et enfermée dans sa typographie n'est pas finie ». Mais vous allez bien plus loin. Vous ne vous contentez pas de sonorisation simple des textes, mais recherchez des sons à l’intérieur des mots mêmes. Plus encore, vous superposez le son, le texte et l'image et étendez ainsi le sens conventionnel du « texte ». Vous allez au-delà des mots, de la signification verbale du langage. Vous faites voir ce qu’on entend et faites entendre ce qu’on voit. Vous retournez les mots comme un habit pour nous en montrer la doublure. Les lettres se déplacent dans vos mots comme si, lassées par leur ordre habituel, elles se révoltaient pour reprendre leur liberté... Comment en êtes-vous arrivée à l’emploi de telles méthodes ? Quand et pourquoi avez-vous commencé à faire de la poésie de cette sorte ?
Heike Fiedler : Sans trop me perdre dans des détails, je résumerais le quand et pourquoi de ma pratique ainsi : j’ai découvert la poésie visuelle, quand j’étais adolescente, je vivais encore en Allemagne. Je ne me rappelle plus ni comment ni de qui, mais je me rappelle avoir écrit mon premier acrostiche à l’occasion du premier Smogalarm à Düsseldorf, à l’âge de seize ans. Rétrospectivement, je considère ce moment comme un fait déclencheur pour ma sensibilisation à la matérialité des mots.
Huit ans plus tard, j’ai découvert la poésie sonore lors d’un festival à Genève, où je faisais mes études en lettres, avant de rejoindre le groupe de programmation de ces événements de poésie sonore en 1998 et durant une quinzaine d’années. Ainsi, j’ai pu observer et rencontrer beaucoup de poètes qui pratiquaient la poésie sur scène. J’ai découvert l’importance de la voix, de la respiration et du corps comme outil de transmission du texte poétique. Ces univers rentraient en résonance avec le fait que je pratique la musique depuis mon enfance, d’avoir fait du théâtre. J’ai alors commencé à faire des expérimentations poétiques, j’ai pris des cours de musique électroacoustique, je me suis initiée au montage vidéo. Je me disais que si la voix transporte le texte poétique dans l’espace, cela devait être possible avec la poésie visuelle également.
Je me suis appropriée des outils permettant de projeter son et image en temps réel en autodidacte, ce qui n’est pas le cas pour la littérature, que j’ai étudiée. Entre poésie et mon intérêt pour la musique électroacoustique, j’ai compose mes poèmes en réalisant des mixages, des substitutions, des superpositions, des fondus enchaînés ou cross-fades, pour le dire autrement. Je m’enregistrais, je commençais à performer publiquement, j’avais crée un trio de poésie sonore composé de Marina Salzmann, Alexa Montani et de moi-même.
Voilà en gros le quand et le comment de ma pratique, que j’aimerais expliquer encore un peu. Je crée moi-même les éléments que j’utilise, que ce soit du texte, de l’image ou du son. Le texte poétique écrit habituellement sur une page imprimé, connaît son extension en le spatialisant durant la performance. C’est dans l’interaction ou l’interconnexion entre les médias que j’utilise, qu’une sorte de texte augmenté émerge dans la mise en réseau entre ces éléments et dans un processus qui rappelle la synesthésie, c’est-à-dire la perception simultanée d’un événement par plusieurs sens. Je mélange et traite les éléments en temps réel, tout en improvisant, via un midi contrôler, sans vouloir le contrôler vraiment. Ainsi, malgré les préparations laborieuses et précises, il y a toujours de la place pour le hasard, pour l’inattendu qui s’installe dans l’interaction entre texte, image et son. En évoquant le hasard, ma réponse se termine avec un clin d’œil sur Stéphane Mallarmé, qui avait révolutionné la poésie avec son texte Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.

B.C. : Au risque de me répéter, je dirais que la poésie sonore est une nouveauté pour moi, même si j’en connais les anciens. En effet, cela me fait penser à une tradition de poésie de performance établie par des auteurs comme Henri Chopin, Franz Mon… et même Beckett ou Apollinaire, sans parler des auteurs appartenant au mouvement Dada. En effet, en plus des déconstructions (Nature morte), vous avez aussi des répétitions (Hommage à Eurydice). En répétant un mot, vous montrez qu’il n’est plus le même. Et parfois, à l’inverse, vous trouvez le chemin entre deux mots qui n’avaient pas grand-chose de commun avant. Vous donnez aux mots des sens inhabituels. Vous êtes-vous inspirée de ces auteurs ?
H.F. : Franz Mon, un des représentants des plus importants de la poésie concrète, visuelle et sonore en Allemagne, même s’il n’a jamais voulu être classé dans un schéma poétique quelconque, a été une découverte importante pour moi. Je connais très bien son travail à la fois théorique et pratique, puisqu’il a été le sujet de mon MA en lettres à l’Université de Genève. J’avais pu l’inviter au festival de poésie sonore que nous y organisions et je lui ai rendu visite plusieurs fois à son domicile à Francfort. Il m’a inspirée, je me suis inspirée de lui, de ses réflexions sur la langue, les articulations.
Et en 2004, un peu par hasard, j’avais pris connaissance d’un workshop avec Henri Chopin à la Schule für Dichtung à Vienne, je les avais contactés, mon inscription avait été retenue. Je savais que Chopin enregistrait et mixait les bruits de sa voix avec un Revox, découpait et recollait des bandes, sur lesquelles il s’enregistrait, qu’il réalisait des cut-up, pour ainsi dire. Durant cette semaine, nous avions pu l’expérimenter nous-mêmes en sa présence, tester d’autres technologies encore, sous l’égide de l’animateur de l’atelier. Chopin lui-même était déjà assez âgé. C’était sans doute un moment très important dans mon parcours, tout comme le fait d’avoir étudié le mouvement Dada ou la Beat Generation.
La pratique des répétitions que l’on trouve souvent dans mes textes est par contre le résultat d’une influence qui me vient de la musique concrète que j’adore écouter, tout comme j’ai dévoré les livres qui s’y réfèrent et qui thématisent le son, les déviances instrumentales, l’expérimentation, les découvertes de phénomènes acoustiques, ceci grâce aux développements technologiques. Ces découvertes-là me fascinent encore, en phonologie aussi, cela va de soi.
Mais la répétition est aussi l’expression d’un état méditatif, chamanique. Elle renvoie au rituel, à la méditation, et l’écriture est quelque chose de cet ordre-là, tout en ayant en vue la notion deleuzienne du devenir : devenir-écriture, devenir-répétition. Avec cette perspective, la répétition se soustrait à ce qui est figé. Même ce que nous faisons tous les jours est toujours différent d’une fois à l’autre. C’est à cela que le texte « Hommage à Eurydice » réfère. Tout est mouvement. L’énumération des mots dans ce texte (les mêmes branches les mêmes respirations les mêmes injustices...) n’est pas guidée par une suite logique comme dans les chaînes d’association, ils se succèdent de manière plutôt arbitraire. C’est peut-être moins leur sens qui est inhabituel, que leur enchaînement, d’où la surprise de leur apparition. C’est quelque chose que l’on me dit souvent par rapport à mon écriture, qu’elle soit expérimentale ou linéaire.
B.C. : Vous jouez avec les mots, mais aussi avec les machines, instruments électroacoustiques auxquels s’adaptent vos mots ou des bouts de ces mots. Vous faites sonorement ce qu’on peut faire visuellement. Or, l'ingénierie et la manipulation du son numérique est un métier à part entière. Êtes-vous autodidacte dans ce domaine ? Pratiquez-vous la musique ? Et, bien sûr, comment transportez-vous tous ces instruments ?
H.F. : Si les quelques cours en musique électroacoustique mentionnés plus haut m’ont effectivement aidé à maîtriser l’outil ProTools pour faire des montages sonores, je suis autodidacte pour tout le reste, oui. L’action me pousse à faire des recherches pratiques et comme je me produis sur scène, je cherchais évidemment des outils ou instruments plus adaptés à la performance en temps direct. Ainsi, je me suis acheté un Jamman pour réaliser des boucles, un KaossPad pour faire des loops également et pour réaliser des modulations sonores, puis Ableton Live, un outil qui me permet de jouer à la fois les sons que je prépare à l’avance et que je traite en temps réel. Du côté visuel, je travaille avec modul8, parfois j’y rajoute madmapper, une application qui permet de mapper l’image dans l’espace avec plus de précision. Là aussi, je suis presque autodidacte. Ma spécialité ou spécificité est de mettre ces outils en lien entre eux et avec mes textes, soit en solo, soit en collaboration avec des musicien.ne.s avec lesquel.le.s il m’arrive de collaborer, surtout avec la violoniste Marie Schwab, orientée électroacoustique elle aussi.
Parfois, j’enregistre des bouts de morceaux que je joue sur ma guitare ou ma flûte traversière pour les utiliser lors de mes performances pour les mixer avec mes textes et images durant la lecture. Il m’arrive plus rarement de les jouer sur scène, ce qui m’amène à votre question sur le transport. Je voyage avec mes microphones, mes instruments électroacoustiques, avec des câbles, des adaptateurs d’alimentation, des adaptateurs pour des systèmes électriques différents d’un pays, d’un continent à l’autre. Il faut prévoir à l’avance. Être en contact avec des techniciens sur place, penser aux transformateurs de courant nécessaires pour que le tout tient la route lors de l’action, acheter parfois du matériel nécessaire sur place en compagnie des ingénieurs de son... c’est un univers très complexe qui dépasse le fait de mettre un livre dans sa valise et surtout, c’est plus lourd. Je voyage avec une valise pleine, rien que pour le matériel. Si l’envie me prends d’utiliser une guitare, comme à Cotonou (Bénin) ou à Mexico City par exemple, pour accompagner un texte (il m’arrive souvent de créer en jouant la guitare à la maison), je demande sur place s’il est possible d’en avoir une, simplement.
Je ne suis pas seulement autodidacte, mais aussi autonome en ce qui concerne la mise en place de la palette des instruments que j’utilise : un Jamman, un KaossPad, un Looper RC-202, un mixer, dans lequel je branche mes instruments, quatre micros, dont un DPS. Ça fait beaucoup, mais j’adore utiliser tout cela.
Une fois le tout installé, je me branche sur le système son, il y a le sound-check, le check pour la projection des images et c’est prêt. Parfois il y a des pannes, comme à Port-au-Prince en Haïti, car le branchement pour mon mixer s’est écrasé lors du transport et une de mes valises s’était cassée. Ainsi, j’ai pu découvrir le réflexe très admirable des gens sur place qui est de ne pas courir pour acheter du neuf, mais de trouver des lieux de réparation. La valise, par exemple a été recousue, je voyage encore avec.
Ceci dit en passant, je peux me produire sur une grande scène, tout comme dans un appartement ou dans une bibliothèque, au cas il m’arrive de prendre un petit ampli, qui est suffisant pour un plus petit public. Et je lis souvent avec seulement un livre à la main, ce que j’apprécie beaucoup.
B.C. : Vous oscillez dans un même poème entre l'allemand et le français et l'espagnol et l'anglais… et désormais aussi le géorgien, comme dans « All eins » ! Comment passez-vous d’un mot d’une langue à d’autres mots des autres langues ? Comment vous y retrouvez-vous ? Est-ce le sens ou le son qui vous permet ces passages ? Pourriez-vous nous décrire le processus de cette création originale ?
H.F. : Au départ, il y le passage de ma langue d’origine, l’allemand, à la langue française suite au déménagement dans une autre région linguistique, en l’occurrence la Suisse romande. Ensuite, il y a les langues apprises par immersion ou via des études. Peu à peu, étant sensible aux sons des mots, j’ai transformé en système poétique ce que nous, les personnes qui pratiquons plusieurs langues, faisons malgré nous, quand nous parlons : il nous arrive de mélanger les langues, de placer malgré soi un mot dans une autre langue que celle de la conversation qui est en train de se faire.
J’ai commencé à écrire des poésies qui fonctionne selon ce principe. Parfois, je mélange les langues à l’instar de l’écriture automatique, de manière intuitive, d’autres textes sont plus construits. Dans ces cas, c’est clairement la matérialité sonore qui me guide, qui mène d’un mot à l’autre, sans toutefois me détacher complètement du sens, ce qui est de toute manière impossible. Une fois, j’ai été invitée à un colloque universitaire sur le plurilinguisme, dont un des volets fut intitulé « Erfahren oder erzeugt », que l’on pourrait traduire avec Ressenti ou construit. C’est exactement ainsi que je procède : entre ces deux manières de faire et entre le sens et le son.
Prenons le mot rue par exemple et imaginons une personne qui ne parle que le français ou l’allemand. Voilà, une rue est une rue. En tant que germanophone, cela m’évoque le mot rüber, ne pas seulement à cause de la similitude sonore entre la première syllabe de cet adverbe et le mot rue. Il y a aussi une sorte de familiarité sémantique, puisque rüber évoque l’autre côté, le fait de traverser, comme traverser une rue (ou une frontière). Ce n’est qu’un hasard évidemment, à l’instar de Saussure et l’arbitraire du signe, mais c’est à partir de cette découverte-là, que j’ai eu envie de chercher d’autres mots auxquels je pouvais appliquer ce système. J’ai donc cherché des mots français ou allemands plus ou moins homonymes, tout en restant dans une perspective clairement guidée par le sens. Il en résultait le poème Dissens dissonanz, dans lequel j’évoque sonorement le sujet du nomadisme versus la sédentarité, les problèmes que rencontrent les réfugié.e.s : naufrage no frage keine frage etc.
Par rapport au poème que vous citez All eins, il est intéressant de mentionner qu’Allein veut dire seul.e en allemand et en le disant, on entend a line, un mot anglais qui veut dire eine Linie auf Deutsch, all eins, tout ce vaut pour le dire en français. Fragments de langue, de langues différentes. Un jeu que l’on peut faire ad infinitum avec toutes les langues qui existent.
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de connaître chaque langue qui figure dans mes textes plurilingues pour les apprécier. Au contraire : on peut se promener entre les lignes, entre les mots, comme on se promène dans une forêt sans connaître le nom de toutes les plantes qu’on voit.
B.C. : Malgré cette concentration sur les effets, le sens est omniprésent dans vos œuvres. Il s’en dégage une philosophie de partage et de liberté. Chacune de vos performances devient politique, voire même engagée, par sa réalisation. En mélangeant les langues, vous vous ouvrez aux sons différents, à d’autres rythmes. C’est comme si vous visiez l'égalité, l'inclusivité et la cohabitation pacifique. Ce multilinguisme très ouvert et cette ouverture de l’horizon très fluide, sont-ils les reflets de votre vision du monde sans barrière, sans murs, sans crainte de changement, du renouvellement constant ? Quels sont vos thèmes de prédilection dans cet engagement ?
H.F. : Oui, c’est exactement ce que je vise, vous résumez parfaitement mes préoccupations et mes intentions. Traverser les frontières en passant d’une langue à l’autre, métaphore pour le passage, le mouvement, l’ouverture, la rencontre de l’autre. À travers la forme ou le style poétique, c’est un plaidoyer contre l’homophobie, la transphobie, le racisme, pour nommer quelques aspects qui sont inclus dans le terme de l’inclusivité que vous mentionnez. Quant à l’écriture inclusive, je la pratique depuis longtemps déjà, d’abord parce qu’en tant que personne germanophone, cela va de soi d’utiliser les formes du féminin quand il s’agit de parler de professions et parce que la langue évolue avec la société, reflète ses réalités. Le rejet que l’écriture épicène et son usage orale a longtemps subi et subit encore, surtout en francophonie, tout en passant par l’Alliance Française, m’a toujours étonné ou disons : heurté.
Aussi, je considère la poésie plurilingue comme une sorte de traduction de notre vie contemporaine polyglotte, polysémantique.
 B.C. : Vos combinaisons linguistiques sont très construites, parfois très mathématiques. Votre plurilinguisme y joue sans doute beaucoup. Vous fractionnez, déconstruisez les langues. On y découvre les unités qu’on n’avait pas forcément remarquées avant, cachées dans l’ensemble des mots. En combinant différentes langues dans un même texte, vous considérez la langue comme un matériau sonore. Cette démarche interroge le statut de la langue à la manière de Gilles Deleuze. Tout ceci ressemble à un travail de recherches. Est-ce en lien avec votre formation ?
H.F. : Deleuze est un philosophe que j’aime vraiment beaucoup. Le premier livre que j’ai lu était Dialogues, co-écrit avec Claire Parnet. C’est un ami qui me l’avait offert. Je suis sortie de cette lecture en écrivant le poème A rose et une rose qui est une construction très sonore et porte le sous-titre Hommage à Gertrude Stein et Gilles Deleuze. Il se réfère à la fois au vers connu A rose is a rose de G. Stein et à l’idée que Deleuze émet au sujet du mot ET qui représente, selon lui, « une sorte de ligne de fuite active ».
On rencontre cette ligne de fuite dans le texte All eins, allein, a line, on retrouve Deleuze dans le poème Dissens dissonanz, évoqué plus haut : « Bien plus, cette science nomade ne cesse pas d’être ‹ barrée ›, inhibée ou interdite par les exigences et les conditions de la science de l’État. » Mille Plateaux, Gilles Deleuze, Félix Guattari).
Et vous avez raison, mes textes plurilingues renvoient à sa perception de la langue maternelle : « L’unité d’une langue est d’abord politique. Il n’y a pas de langue-mère, mais prise de pouvoir par la langue dominante » Deleuze, Gilles, Guattari, Félix, Mille Plateaux, Paris, Les éditions de minuit, 1980, p. 128.
Si j’ai étudié Deleuze en autodidacte, en le lisant et en écoutant ses cours sur CD et plus tard sur internet, j’ai par contre étudié la philosophie analytique du langage. Elle faisait partie de mon parcours de licence à l’Université de Genève. Ainsi, je me suis familiarisée avec les interrogations et concepts philosophiques autour du sens des mots, de leurs significations, en passant par Frege, Davidson ou Dummet. J’aime les approches théoriques, établir des liens entre recherche et pratique, entre écriture et performance.
B.C. : Vous êtes également traductrice. Ces expériences de performeuse vous aident-t-elles dans vos traductions où, souvent, c’est le son, rythme ou calembour qu’il faut transmettre plutôt que le sens littéral des mots ?
H.F. : J’ai réalisé quelques traductions et je trouve que c’est une entreprise passionnante, car il faut constamment se poser les questions que vous évoquez, selon l’auteur ou l’autrice à traduire. Parfois, il faut s’octroyer le droit de mélanger les stratégies. Je pense que ma sensibilité pour les mots, pour les sons, ma pratique d’écrivaine et de poétesse sonore m’aident dans ce processus de traduction. Par ailleurs, il y a des écrivains qui font des poèmes à partir des traductions homophoniques qu’ils/elles réalisent, je pense à Ernst Jandl, à Oskar Pastior et Ulrike Draesner ou encore au mouvement Oulipo. La traduction s’est ouverte aux jeux de langues, les traducteurs/traductrices aujourd’hui s’en réclament, mais ça n’a pas toujours été ainsi.
Je suis curieuse de découvrir quelle stratégie de traduction vous avez choisi pour transférer mes poèmes en géorgien, une langue que je ne connais pas, avec une écriture que je trouve tellement belle et que je me réjouissais pouvoir découvrir lors du festival littéraire international de Tbilissi qui n’a pas pu avoir lieu. J’espère pouvoir la découvrir ultérieurement.
B.C. : À votre question sur la stratégie de traduction que j'ai choisie pour transférer vos poèmes en géorgien, vous avez répondu vous-même. En effet, en raison de la richesse de vos textes, j'ai dû alterner, voire même mélanger, des stratégies, non seulement d'un poème à l'autre, mais parfois dans un même texte. Pour rester bien fidèle aux originaux, rejouer les combinaisons que vous y déployez avec vos déconstructions, ou accentuer certains sons, j'ai dû, par moments et suivant les contextes, vaciller entre les approches linguistiques, littéraire ou encore sémiotique. Les nombreuses ressources phonétiques du géorgien permettent ces variations. Vous faites beaucoup de rencontres cultuelles. Dans le cadre des Rencontres d'ici et d'ailleurs, en partenariat avec Laboratorio Arts Contemporains, vous avez animé des ateliers performance également avec des jeunes dans les pays différents du monde. Je suppose que performer avec le jeune public doit être différent que performer avec des adultes. Comment faites-vous pour les familiariser avec votre technologie ? Avez-vous des méthodes précises pour vous adapter à leurs connaissances ? Ce sont des mots ou des mouvements qui se mettent au premier plan ?
H.F. : Je donne rarement des ateliers de poésie où je demande aux participant.e.s. de se familiariser avec la technologie que j’utilise. C’est une perspective d’avenir, peut-être. Je peux sensibiliser ou familiariser les adultes à la thématique et la pratique de la poésie sonore et de la performance en faisant des excursions dans l’histoire littéraire, sans oublier, cela va de soi, le regard et la distance critique quant à la dominance des hommes blancs. Il est moins adéquat de procéder ainsi avec les enfants. Mes instruments sont par contre faciles à manipuler pour obtenir un effet immédiat en parlant dans un micro par exemple, d’entendre sa voix différemment ou faire des loups et s’entendre en répétition. Cela suscite la curiosité, permet d’établir une relation de manière rapide et spontanée, c’est d’expliquer une facette de la poésie en faisant simplement. Toutefois, et c’est important de le redire, mes ateliers ne sont pas articulés autour de la technologie, mais autour de la poésie, du spoken word. Et au premier plan ne se trouve ni le mot ni le mouvement, mais simplement les mots qui sont en mouvement, à travers la parole, à travers les corps et les mots des participant.e.s dans l’espace. L’aspect du collectif, du partage, est omniprésent : partager les mots, dire ensemble, faire des improvisations, créer des textes nouveaux à partir des écritures individuelles préalablement réalisées, que ce soit au Sri Lanka, au Bénin, en Inde, en Colombie, en Suisse, simplement là, où je donne des ateliers de poésie.
B.C. : En parlant des enfants, je pense à votre livre : Mondes d’enfa()ce, un récit poétique qui joue avec les mots dès son titre, paru chez MiniZoé en 2015. C’est un livre autobiographique dans lequel vous évoquez à la troisième personne votre enfance allemande et votre chemin vers l’écriture. On plonge dans l’Allemagne de l’Ouest après-guerre, mais aussi dans la Suisse, romande. Pourriez-vous nous en dire davantage ?
H.F. : J’écris des nouvelles, un premier roman sortira très prochainement, pour dire que j’écris aussi de manière linéaire. Mes textes en prose ne sont pas basés sur les jeux de mots, ni le récit autobiographique que vous évoquez, sauf le titre. C’était presque évident : dans ce livre, j’évoque mon enfance et l’enfance est constituée de mondes différents, y compris la découverte du monde extérieur. Ce sont ces découvertes-là auxquelles l’enfant fait face, qui figurent dans le livre. Le récit est écrit à la troisième personne du singulier, aucun nom propre n’est mentionné, parce que malgré nos expériences individuelles et très intimes, il y a aussi des choses que nous partageons, une sorte d’interchangeabilité entre les générations, même entre les cultures, j’ose dire. Puis il y a ce passage : « Elle est allongée dans l’herbe parmi des êtres qu’elle ne connaît pas. Une langue à droite, une autre à gauche. Ça entre d’un côté, ça ne sort pas de l’autre. Les mots restent à l’intérieur, bien enveloppés. Elle les porte en elle. Elle saute, elle se lève, elle marche. Marcher et sauter, bien secouer, bien brasser. En sortir une langue métisse, la sienne... »
B.C. : Avec vos performances, qui brisent la linéarité sur laquelle notre langage est basé, vous interrogez et critiquez, en quelque sorte, le pouvoir structurel qui représente principalement le pouvoir des hommes. Cet engagement vous serait-il dicté par la réalité dans laquelle, pour occuper la place qu'elles méritent, les femmes artistes doivent souvent, même de nos jours et même en Europe, s'adapter au modèle dominant masculin ? Vous êtes-vous heurtée à de telles barrières durant votre parcours de femme écrivain ? Que signifie pour vous être auteure, performeuse ?
H.F. : Cet engagement est une nécessité et dépasse la question liée à la place des femmes artistes. Il concerne l’ensemble des places que les femmes occupent et les injustices ou inégalités qu’elles y subissent et qui commencent très tôt, dans l’éducation notamment, que ce soit dans l’univers familial ou dans les institutions. Les représentations stéréotypées sont véhiculées à travers les jouets et les livres pour enfants, même à travers les animaux en apparence innocents, du genre papa et maman ours, qui elle est à la maison et s’occupe des enfants ourson. Tout cela va avoir un impact sur la construction sociale du genre, sur les choix professionnels à faire et les inégalités salariales qui en résultent en partie, la pandémie nous le rappelle tous les jours. Quant à l’art, les femmes y sont encore sous-représenté.e.s, dans les universités aussi, bien qu’il y ait une légère amélioration.
Personnellement, j’ai été confronté à des barrières liées au genre, mais souvent, elles ne sont pas tangibles ou concrètement saisissables. Et si vous le verbalisez, c’est que vous hallucinez, puisqu’il n’y a pas de preuves et tout le monde pense généralement d’en être affranchi des comportements sexués, ce qui n’est de loin pas le cas.  Très généralement, je dirais tout simplement ceci : si j’avais été un homme, les efforts personnels à fournir pour survivre dans le monde artistique auraient pu être plus doux, moins combattants, surtout au début. C’est peut-être plus facile pour les jeunes femmes aujourd’hui, mais d’après les échos que j’ai, en donnant des cours dans une école d’art par exemple et en tant que mère de deux filles adultes, beaucoup de choses ne sont pas encore acquises, l’inégalité persiste.
Toutefois, les jeunes femmes sont plus nombreuses qu’autrefois à oser d’envisager des parcours professionnels d’artistes ou d’écrivaines, ce dernier encouragé avec l’apparition des instituts littéraires. Elles sont plus nombreuses à être familiarisées avec les technologies modernes et personne ne met en doute leur capacité, c’est ce que j’espère en tout cas, alors que vingt ans en arrière, il fallait dire 5 cinq fois que vous êtes capable de brancher un câble, avant qu’on vous laisse le faire.
Individuellement, il fallait construire une sorte d’affirmation de soi et les femmes continuent de le faire, collectivement, à travers les manifestations, les grèves, le militantisme féministe. Il faut que nous restions vigilantes, les acquisitions sont fragiles. Les revendications des femmes connaissent une sorte de regain, avec des enjeux différents, ce qui prouve que le combat à mener est encore et toujours nécessaire et important.
Pour revenir à mes débuts, il est vrai que je me suis inspirés d’auteurs majoritairement masculins, je concède, car il y avait peu de femmes actives dans le domaine qui m’intéressait et je les ai découvert seulement ensuite. Je me suis toutefois affranchie de cette influence, en cherchant ma propre voix d’écrivaine et d’artiste. J’étais déjà familiarisé avec la critique littéraire et l’écriture féministe à travers mes études en lettres. J’ai toutefois entrepris une formation universitaire complémentaire en études du genre pour mieux comprendre les mécanismes qui engendrent les inégalités, comment celles-ci se manifestent. En tant qu’auteure et performeure, cela m’a amené inéluctablement à la lecture d’auteures comme Judith Butler, Eika Fischer-Lichte, Peggy Phelan ou Diana Taylor.
B.C. : Quel sont vos projets d'avenir ? Vos lecteurs et vos spectateurs pourront-ils bientôt se réjouir d'un nouveau livre ou d'une nouvelle performance de Heike Fiedler ? Merci de m'avoir accordé cet entretien pour la revue géorgienne Akhali Saunje  !
H.F. : J’ai deux livres qui sortiront avant la fin du printemps : un roman (Dans l'intervalle des turbulences, Encre Fraîche, Genève, 2020) qui est déjà imprimé, relié, qui n’attend la fin du confinement pour sortir et un livre de poésie (En attendant le poème, éditions des sables, Genève, 2020) qui est en train de parcourir les derniers instants avant de se voir matérialiser concrètement. Ce sont deux nouvelles expériences, puisqu’il s’agit de mon premier roman et de mon premier livre de poésie écrit uniquement en français, loin de l’expérimentation, enfin presque ! Il y aura donc une série de lectures à venir, les premières ont dû être annulées pour des raisons de COVID-19. J’ai crée une page internet qui sera à la fois une sorte d’archive et de fenêtre vers des actions à venir en lien avec le roman :
Parallèlement, je continuerais de réaliser des lectures-performances comme j’ai l’habitude de le faire. Des nouveaux textes sont en route, un a été publié récemment, le 21 mars, c’est ici. On m’a posé la question si j’allais faire une performance sur le confinement, je l’envisage, mais je ne le sais pas vraiment.
Merci pour vos questions. Cela m’a fait très plaisir de les lire et d’y répondre.

 

Avril 2020, France, Suisse

Heike Fiedler et Marie Swab, 25.AAF, Audio Art Festival, Tu’ es (germ) : do it tu es (fr) : you are. - electroacoustic and visual poetry, electroacoustic violin.

 

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ჰაიკე ფიდლერი

Heike Fiedler

ლექსები

Poèmes

ფრანგულიდან თარგმნა ბაჩანა ჩაბრაძემ

Traduction géorgienne par Boris Bachana Chabradzé

 

Pour Afrin

encore une autre ville
sous les bombes
encore un autre enfant
face au char d’assaut
encore un autre femme
sous l’aviation militaire
encore un autre homme
face aux désastres

encore un poème
contre la guerre
encore un cri
contre l’injustice
encore nos mots
contre les guerres
encore sans fin

cette question
qui s’empare, qui produit
                                      à répétition
les armes de destruction

 

ქალაქ აფრინს

კიდევ ერთი ქალაქი
ბომბებქვეშ
კიდევ ერთი ბავშვი
ტანკის პირისპირ
კიდევ ერთი ქალი
სამხედრო ავიაციის ქვეშ
კიდევ ერთი კაცი
კატასტროფის წინაშე

კიდევ ერთი ლექსი
ომის წინააღმდეგ
კიდევ ერთი ყვირილი
უსამართლობის წინააღმდეგ
ისევ ჩვენი სიტყვები
ომის წინააღმდეგ
ისევ გაუთავებლად
ეს კითხვა
ვინ იგდებს ხელში, ვინ აწარმოებს
                                                  კვლავ და კვლავ
მასობრივი განადგურების იარაღს

 

 

∗∗∗

Le goût

a-t-il
vraiment
changé de
puis ja
mais être
sûre
demain
tout se
ra encore
différent

 

გემო

ნუთუ
მართლა
შეიცვალა მას
შემდეგ იგი ვერას
დროს იტყვი
დარწმუნებით
ხვალ
კვლავ სხვანაირად
იქ
ნება
ყველაფერი

 

 

 

 

* * *

où commencent les choses qui nous dépassent qui nous dépassent qui nous 
Dépassentd qui nous passentdé qui nous assentdép qui nous ssentdépa 
qui nous sentdépas qui nous entdépass qui nous ntdépasse t qui nous dépassent comme

სად იწყება ის რაც ჩვენს ძალებს აღემატება რაც ჩვენს ძალებს ღემატებაა რაც ჩვენს 
ძალებს ემატებააღ რაც ჩვენს ძალებს მატებააღე რაც ჩვენს ძალებს ატებააღემ რაცჩვენს 
ძალებს ტებააღემა რაც ჩვენს ძალებს ებააღემატ რაც ჩვენს ძალებს ბააღემატე რაცჩვენს 
ძალებს ააღემატებ რაც ჩვენს ძალებს აღემატება როგორც

 

 

Graffiti

Molécules libres.

Saisons. Béton.

Graffiti.

Odeur d’urine.

Réveil, enfants,

Monsieur, Madame,

Monnaie, machines

à billets.

Retour, maison,

dehors, dedans,

Histoire de remplir

le vide.                        

Buvons, buvons.

L’amour est trop beau

pour ne pas s’arrêter

un instant.

გრაფიტი

თავისუფალი მოლეკულები.
წელიწადის დროები. ბეტონი.
გრაფიტი.
შარდის სუნი.

მაღვიძარა, ბავშვები,
ბატონი, ქალბატონი,
ხურდა, ფულის მთვლელი
მანქანები.

დაბრუნება, სახლი,
გარეთ, შიგნით,
უბრალოდ
სიცარიელის შევსება.

შევსვათ, შევსვათ.
სიყვარული ზედმეტად მშვენიერია
იმისთვის, რომ არ შევჩერდეთ
წამით.

 

* * *

plonger dans le noir
derrière mes paupières

la vision penchée
côté sud
like the wind

le regard ne se couvre pas
de mousse verte.

une idée traverse
l’atmosphère
la fenêtre est restée ouverte
sous la pluie

ჩაძირვა სიბნელეში
ქუთუთოებს მიღმა

ხედვა მიმართული
სამხრეთით
Like the wind

მზერა არ იფარება
მწვანე ხავსით.

აზრი კვეთს
ატმოსფეროს
ფანჯარა დარჩა ღია
წვიმაში

 

Ivre

je suis ivre de fatigue ivre de vivre ivre de comme ivre de faire ivre de moi ivre d'être ivre de toi ivre de
marcher ivre de toujours ivre d’écrire ivre d'avoir ivre encore ivre de ne pas ivre de
rester ivre d'aimer ivre de ne pas ivre des chemins ivre des lendemains ivre de boire ivre de
l'incendie ivre incertitudes ivre de nous ivre des mots ivre de l'ombre ivre de tout ivre d'aller
ivre d'avoir ivre de nul part ivre de me tenir ivre dans les airs ivre dans les interstices ivre de
solitude ivre du calme ivre d'écrire ivre de savoir ivre de vouloir ivre de maintenant ivre de
l’instant ivre simplement ivre de rêves ivres de livres ivre du blanc

 

მთვრალი

მთვრალი ვარ დაღლილობით ცხოვრებით მთვრალი როგორც მთვრალი კეთებით
მთვრალი ჩემით მთვრალი ყოფნით მთვრალი შენით მთვრალი სიარულით მთვრალი  მარადი მთვრალი
წერით მთვრალი ყოლით მთვრალი ისევ მთვრალი არათი მთვრალი დარჩენით მთვრალი სიყვარულით მთვრალი
არათი მთვრალი გზებით მთვრალი ხვალინდელი დღეებით მთვრალი სმით მთვრალი ხანძრით მთვრალი
გაურკვევლობებით მთვრალი ჩვენით მთვრალი სიტყვებით მთვრალი ჩრდილით
მთვრალი ყველაფრით მთვრალი წასვლით მთვრალი ყოლით მთვრალი უადგილობით მთვრალი
დგომით მთვრალი ჰაერში მთვრალი ბზარებში მთვრალი მარტოობით მთვრალი სიმშვიდით მთვრალი
წერით მთვრალი ცოდნით მთვრალი ნდომით მთვრალი აწმყოთი მთვრალი წამით მთვრალი
უბრალოდ მთვრალი ოცნებებით მთვრალი წიგნებით მთვრალი თეთრი
ფურცლით მთვრალი

 

* * *

Traverser les parcs.
Convergence.

Nous parmi les arbres,
les montagnes en face.

Une idée de l’hiver,
les vaches
dans le pré devant.

J’accélère,
les mots
me retiennent.

Désolée
pour mon retard

პარკის გადაკვეთა.
თანხვედრა.

ჩვენ ხეებს შორის,
პირისპირ მთები.

ზამთრის იდეა,
ძროხები
წინ მდელოზე.

სიჩქარეს ვუმატებ,
სიტყვები
მაკავებენ.

ბოდიში
დაგვიანებისთვის.

 

Nature morte

Les mots sur la table, dehors

une nuit d’hiver,

une paire de gants, un cendrier

nature morte peu avant minuit

La machine à écrire 

le jour à venir,

quelques roses séchées

l’enfant dort.

Frontières et fils de barbelés

les camps de réfugié.e.s

la mer, les noyé.e.s.

Augmenter le volume radio,

ambiance urbaine, tandis 

que les corps, les humains, 

partout les pays 

uire e re ire en ruines 

ruire struire 

reconstruire 

les mots 

sont la route sur laquelle

nous avançons 

ნატურმორტი

სიტყვები მაგიდაზე, გარეთ
ზამთრის ღამე,
წყვილი ხელთათმანი, საფერფლე
ნატურმორტი შუაღამემდე ოდნავ ადრე

საბეჭდი მანქანა
მომავალი დღე,
რამდენიმე დამჭკნარი ვარდი
ბავშვს სძინავს.

საზღვრები და მავთულხლართები
ლტოლვილთა ბანაკები
ზღვა, დამხრჩვალები.

რადიოს ხმის აწევა,
ქალაქური გარემო, მაშინ

როცა სხეულები, ადამიანები,
ქვეყნები ყველგან
ელი და ხელახლა ლი ნანგრევებად
ბელი ნებელი
ასაშენებელი

სიტყვები
გზაა, რომელზეც
წინ მივიწევთ

 

* * *

l’asphalte
retient
la chaleur des mots
sur lesquels
nous avançons

* * *

il y a un petit détail
qu’il ne faut pas oublier
c’est le risque
du métier

* * *

dehors le vent mange
le temps mange la vie
tient à une ficelle

* * *

ასფალტი
ინარჩუნებს
სიტყვების მხურვალებას
რომელზეც
წინ მივიწევთ

* * *

არის ერთი პატარა დეტალი
რომელიც არ უნდა დაგვავიწყდეს
ესააპროფესიული რისკი

* * *

გარეთ ქარმა შეჭამა
დრომ შეჭამა სიცოცხლე
რომელიც ბეწვზე ეკიდა

 

Amoureusement poème

durant des heures, ne me force pas, hors temps, vas-y.

ici, le passage d’étoiles, leurs reflets dans les criques, la douceur de forets.

où vas-tu, ainsi, longeant les murs en  béton ?

glisse protection, un clin d'œil dans le vide.

au bord des routes, les fleurs jaune-citron,

les couloirs pour hérissons.

ne pas plus tard qu’hier, cette grande tempête.

chante la chanson, mon enfant !

léger comme un brin, comme ça serait,

quand même pas, c'est tout autrement.

c’est si près et ailleurs en même temps. les rêves

en déroute, la guerre, partout,

véritable désordre, fous nous étions,

auroria.

au petit matin, l'espoir, malgré le chaos.

un jour après l'autre, le monde.

serait-il devenu trop étroit pour l’espoir ?

on continue, en amazone, malgré l'huile sur la mer,

l'oiseau, plus la mer, les poissons, plus la mer.

au fond, les coquillages, vie maritime.

le feu se propage sur les eaux.

se répand à nouveau

les arbres détruits

les écosystèmes.

nos cris dans la plaine,

vomissure, coup sur coup.

il ne reste que les mots,

déchirure et usure,

malgré tout, au loin l’horizon.

nos regards engagés, ne pas,

continuer de dire le bonheur

tombe du ciel tombe toujours  

des nues en passant hurler

                                             je t'aime

შეყვარებულად ლექსი

საათების განმავლობაში, ნუ დამაძალებ, მათ მიღმა კი, რამდენიც გინდა.
აქ ვარსკვლავების მწკრივია, მათი ანარეკლი ყურეებში, ტყეების სინაზე.
სად მიდიხარ, ასე, ბეტონის კედლებს რომ მიუყვები?
გასხლტომა დამზღვევის, თვალის ჩაკვრა სიცარიელეს.

გზების გასწვრივ, ლიმონისფერი-ყვითელი ყვავილები,
დერეფნები ზღარბებისთვის.
გუშინდელ დღემდე, ეს დიდი გრიგალი.

იმღერე სიმღერა, ჩემო ბავშვო!
ღეროსავით მსუბუქი, ასე იქნება,
არა, რა თქმა უნდა, ეს სულ სხვანაირადაა.

ეს ისე ახლოა და სხვაგანაა ერთდროულად, ოცნებები
გარბიან, ომი, ყველგან,
ნამდვილი არეულობა, ჩვენ ყველანი ვიყავით,
ავრორა.

სისხამ დილით, იმედი, ქაოსის მიუხედავად.
დღე დღეს მიჰყვება, მსოფლიო
ნუთუ ზედმეტად ვიწრო გახდა იმედისთვის?

აგრძელებენ, ამაზონზე, ზღვაზე ნავთობის მიუხედავად,
ჩიტი, ზღვა აღარ, თევზები, ზღვა აღარ.
ფსკერზე, ნიჟარები, საზღვაო ცხოვრება.
ცეცხლი ედება წყლებს.

მიმოიბნევა ხელახლა
დამსხვრეული ხეები
ეკოსისტემები.

ჩვენი ყვირილი დაბლობში,
ნარწყევი, თითო-თითოდ.

დარჩა მხოლოდ სიტყვები,
ნახლეჩი და ნაცვეთი,
ყველაფრის მიუხედავად, შორს ჰორიზონტი.

ჩვენი გულმოდგინე მზერა, არა,
კვლავ ვიმეორებდეთ ბედნიერება
ციდან ცვივა ყოველთვის ცვივა
ღრუბლებიდან ღრიალის გავლით
                                                    მიყვარხარ

Carte blanche à Heike Fiedler, Anthologie de la poésie Suisse romande, UNIL, Université de Lausanne.

Présentation de l’auteur




Pankhuri Sinha, la femme blessée

À l’heure où le Brexit a sonné le glas des échanges Erasmus entre Albion et l’Europe, Phankhuri Sinha aurait son mot à dire sur le sort de l’étudiante étrangère dans une terre d’accueil devenue pays d’exclusion et d’expulsion. Elle a écrit tout un recueil, Prison Talkies (2013), sur la douloureuse expérience de la vie en prison (2007), après que l’université de Buffalo, la prenant en traître, l’eut remise aux mains des services d’immigration américains.

. La perte instantanée de statut fut cataclysmique pour la jeune femme, qui se sentit trahie, victime d’une injustice, car elle était depuis longtemps établie aux États-Unis. Une autre perte de statut, liée à son divorce, ne fut guère moins traumatique. Sa relation avec la diaspora indienne à laquelle elle appartient a toujours été, avoue-t-elle, « tendue et problématique ». La diaspora, en effet, fidèle reflet de la tradition au pays, voulait lui imposer ses valeurs et son mode de vie, et c’est cette volonté qui fut la cause de la distanciation d’avec un époux qui, au départ, du temps qu’ils étaient étudiants (1993-1996), avait été son plus fidèle allié. Le schéma est, en Inde, par trop familier pour les jeunes couples.

Pankhuri Sinha, Twitter.

Si on lie cette histoire personnelle aux remous (matés par la pandémie) concernant la politique de citoyenneté, basée sur la religion, initiée par le gouvernement Modi, on se doutera que la biographie de cette poète originaire du Bihar, l’un des États les plus rugueux de la République indienne, vibre à l’unisson d’un des phénomènes épineux de notre époque, la question migratoire : « des gens qui attendent, des vies en transit ». C’est du Bihar que part le plus gros contingent de migrants vers les mégapoles indiennes. La vie de Pankhuri s’assimile aujourd’hui aussi à une forme de nomadisme, entre la provinciale Muzaffarpur et l’urbaine Delhi, comme elle le fit entre Amherst et Calgary. Guère étonnant que son œuvre soit bilingue (hindi, anglais, avec une prédominance du premier) et que le roman dont elle vient de commencer la rédaction traite de sa difficile relation avec la diaspora. Quant à sa poésie, de façon guère surprenante à la lumière de ce qui précède, elle la veut politique, la dit postmoderne, et elle pratique le vers libre.

La généralisation, quand on traite de l’Inde d’un point de vue occidental, a toutes les chances de se fourvoyer mais on distingue des « tendances » fortes et l’une d’elles concerne certaines femmes. On ne s’engagera pas ici sur le terrain de la « situation de la femme en Inde » mais disons que Pankhuri fait partie de ces Indiennes qui n’acceptent pas d’être bâillonnées.

Avec sa poésie, Pankhuri part au front. La poète est meurtrie mais pas terrassée, elle est véhémente. Son rythme suit sa respiration intime, ses longues exhalaisons, ses chutes promptes. Ses mots sont libérés des multiples traditions poétiques qu’offre l’Inde et qui, dans son cas, ne seraient que des carcans, un énième emprisonnement. Lorsqu’on l’entend déclamer ses vers, de ce ton si particulier qui est habituel dans son pays, et qu’on peut trouver en Occident un peu compassé, on croirait entendre une femme soumise. Mais, sur le papier, intellectuels et militants, les vers de cette historienne et professeure attirée par l’engagement politique prennent sa réalité à bras le corps : comme sa vie, ils sont préoccupés par l’existence débarrassée de tous ses fards, par la multiplicité des existences autour d’elle confrontées aux aléas de situations mouvantes et incertaines. Ils sont la continuation des discussions, des débats, des procès dont sont jalonnées les vies ballottées, notamment des femmes, dans une société tiraillée entre des pôles irréconciliables.

Libérée de la tradition, débarrassée de toute scorie lyrique - même si elle n’exclut pas la joie face à la neige ou à un rayon de soleil -, la poésie de Pankhuri Sinha n’en reste pas moins poétique au sens primordial : elle est l’expression d’un souffle, elle est un souffle. Je parle, donc j’existe. Et le bilinguisme paraît résoudre en elle la déchirure, par lui elle renoue les fils déliés. Elle est traduite en plusieurs langues indiennes et autres, et si c’est la première fois que des poèmes de Pankhuri Sinha sont publiés en français, on comprend bien que c’est dans et par le verbe, dans et par ses deux langues relayées par d’autres que, depuis qu’elle est publiée, cette femme panse ses blessures.

Those who crept inside all talks

 

Those who crept inside all talks
Were not necessarily
Creeper like creatures
Creepers that came close
Wrapped around
Encircled
And bloomed
In fragrant bunches of color
In those very ornate things called flowers
No, some were complete parasites
Far away from anything
So organic
Or the entire structure
Of flowers blooming
The land, the soil
The roots, the creeper
And whatever it was
That it had crept on.
Was it a tree like talk
Was it a bush like talk
Was it a total mess?
Was it a total forest
Made up of a conversation?
What bloomed?
Which colors spoke loudly?
Which colors had a fragrance?
What persisted?
What persevered?
What was so fleeting?
Momentary?
What’s everlasting
About momentary sparkles?
What made a promise
To last forever
Before being swallowed
By the dark?


Ceux qui s’insinuaient dans toutes les discussions


Ceux qui s’insinuaient dans toutes les discussions
N’étaient pas forcément
Des lianes 
Qui vous étreignaient
Vous enveloppaient                          
Serraient
Éclosant
En odorantes grappes de couleur
En ces entités alambiquées qu’on appelle fleurs
Non, certains étaient de simples parasites
Sans rien
D’organique
Comme une efflorescence
Ou toute la trame
de la floraison
Sol, terre
Racines, liane,
Quoi que ce soit sur quoi
Ça eût grimpé.
Était-ce un débat arbre
Était-ce un débat buisson
Était-ce un vrai foutoir ?
Était-ce toute une forêt
Qu’est-ce qui s’épanouissait ?
Qu’est-ce qui périssait ?
Quelles couleurs clamaient ?
Lesquelles embaumaient ?
Qu’est-ce qui persistait ?
Persévérait ?
Qu’est-ce qui était bref ?
Éphémère ?
Qu’y a-t-il d’éternel
Dans des miroitements furtifs ?
Qu’est-ce qui fit la promesse
De durer à tout jamais
Avant d’être englouti
Par les ténèbres ?

 

∗∗∗

The girl with the big eyes

Hurts
Really hurts
Plainly and simply hurts
Darkly and deeply hurts
That deep within
Or even on the surface
Easily visible
Everybody was wanting the pleasure of the kill
Was secretly harboring it
Hiding it
In some crevice inside
That ultimately the girl will trip and fall
She will simply loose it big
Be dead
Or some place close to it
It will all be over for her
The years of baby making
And she will be left barren
She will be left with nothing
The girl with big staring eyes
The girl with big empty eyes
They all knew it
And kept it hidden
Like the pleasure of the kill
Disguised in being right
Like the pleasure of the kill
For those who would never lift a gun
Or a knife
Or a hammer
Just do it plotting
Conspiring
Forever
Presenting her with the wrong turn
The wrong question
The wrong path
For her to see and walk
A creature of free spirits
To look, to bemuse
To ponder, to peruse
With her big empty eyes
Vacant now
Totally devoid of that pleasure of kill
That everybody else’s eyes had.

 

La fille aux grands yeux

 

Fait mal
Fait très mal
Tout simplement, tout platement mal
Sombrement, infiniment mal
Qu’au fin fond d’eux-mêmes
Voire à la surface
À la vue de tous
Tous brûlaient de l’envie de tuer
Entretenaient en secret
Dissimulaient
Dans une fissure enfouie
Le voeu que la fille trébuche, chute
Perde gros
Soit morte
Ou pas loin
Finies pour elle
Ses années de fertilité
Elle sera stérile
Perdra tout
La fille aux grands yeux, au regard fixe
La fille au grand regard creux
Ils le savaient tous
Le dissimulaient
Comme le goût du sang
Camouflé en rectitude
Comme le goût du sang
De ceux qui jamais ne tiendraient un fusil
Un couteau
Un marteau
Mais conspirent
Complotent
Ils lui suggéraient 
Toujours la mauvaise question
Le mauvais choix
La mauvaise voie
Sur laquelle s’engager, aller voir
Esprit libre
D’aller vérifier, déroutée
Cogiter, scruter
Avec ses grands yeux vides
Vitreux désormais
Totalement exempts du goût du sang
Présent dans le regard de tous les autres.

 

∗∗∗

Those In Charge

 

This was really atrocious
That those who were in charge
Of the larger system
The courts, the judges, and all the judgments
Were pre-occupied with the question
Of who had left whom
Without looking into the mechanics of how and why
In the cases of some very painful breakups
Very painfully caused breakups
Politicized
Like a teacher
Speaking from the side of one
Like the society
Crowning one the king
Without making the other
The queen.

 

Ceux qui étaient aux manettes

 

C’était affreux
Ceux qui étaient aux manettes,
Le système,
Tribunaux, juges et jugements
Étaient exclusivement préoccupés par la question
De savoir qui avait quitté qui
Sans examiner les ressorts du pourquoi et du comment
Dans le cas de très douloureuses ruptures
Ruptures très douloureusement causées
Politisées
Tel un maître d’école
Parlant au nom d’un seul
Ou la société
Qui couronne un roi
Sans faire de l’autre
Une reine.

 

∗∗∗

Still that poem

I still have that poem inside me
But cannot write
No one can write poetry like this
Its impossible
To write poetry
In so much pain
With the weather
Being made to hit you
With claws of steel
An ever present weather talk
With every move
When it almost controls
All movements
Not understanding
Not understanding at all
What the weather is to the poor man
And the rich man
What the weather is in times of war
And what the weather should be
How the weather was once lovely
Specially the snowfall
And is no more.

 

Ce poème encore  

 

J’ai encore ce poème en moi
Sans pouvoir l’écrire
Qui pourrait composer ainsi
Comment
Poétiser
Dans ces affres
Avec le temps
Dont sont braquées sur soi
Les griffes d’acier
Perpétuelle conversation sur la pluie et le beau temps
Dès qu’on bouge
Alors que le temps contrôle presque
Tous les mouvements
Sans comprendre
Sans comprendre du tout
Ce que le temps est au pauvre
Est au riche
Ce qu’est le temps en temps de guerre
Ce que le temps devrait être
Ou qu’il fut si beau
Surtout la neige
Et puis n’est plus.

 

∗∗∗

The golden coin

A golden coin
A dollar coin
Danced in front of me
Like someone had tossed it
Or simply held it between their fingers
As that man came in
Bought hot chocolate
And began to sip with reading
That coin danced in front of me
Like someone held it
In between their fingers
And showed all it could buy
Specially the hot chocolate from the vending machine
And all things from the vending machines outside
And from the counter of the cafeteria outside
All the whiff
And the aroma
Hot and sweet and spicy
And salty
So hard to explain
The hot steam of food
Smelling it
In cold weather
On a cold day
With a bad cold
Stuffy nose
Choked voice
Almost asking
Well
How much would it buy?
And will there be more coins?
A heap of them
Clanking?
This was after the snowfall
After winter
After the war had already been lost
All her energy depleted
Faith gone
This was after they had broken her final stand
And yet
Somewhere she resisted
Something boiled inside her
As he sipped
Eluding again
To that consuming debate
The subject, object dichotomy debate
As he simply lifted his cup
And turned the pages
And why was it not so normal
Just the grand public sphere
The grand café
The women liberated
The reading
In the professional sphere?
Why did that dollar coin
Dance so loudly?

La pièce dorée

Une pièce dorée
Une pièce d’un dollar
Dansait devant moi
Comme si on avait tiré à pile ou face
Ou l’avait seulement tenue entre les doigts
Lorsque cet homme entra
Acheta un chocolat chaud
Se mit à le siroter en lisant
Cette pièce dansa devant moi
Comme si on l’avait
Tenue entre les doigts
Pour montrer tout ce qu’on pourrait acheter avec
Surtout le chocolat chaud du distributeur
Les choses des distributeurs dehors
Au comptoir de la cafétéria dehors
Toute l’odeur
L’arôme
Brûlant, sucré, épicé
Et salé
Si difficile à décrire
La vapeur brûlante de la nourriture
La humer
Par temps froid
Par une journée froide
Avec un mauvais rhume
Le nez pris
La voix étouffée
À quasiment demander
Alors
Que peut-on se payer avec ?
Et y en aura-t-il d’autres ?
Un tas
Tintant ?
C’était après l’hiver
Après la neige
Après que la guerre avait été perdue
Elle n’avait plus d’énergie
Plus la foi
C’était après qu’ils avaient brisé son ultime ressort
Et malgré tout
Elle résistait, bon an mal an
Bouillait intérieurement
Alors qu’il sirotait
Esquivant encore
Ce débat dévorant
Le débat dichotomie sujet, objet
Tandis qu’il levait sa tasse
Tournait les pages
Et pourquoi n’était-ce pas si normal
Juste l’imposante sphère publique
L’imposant café
Les femmes libérées
L’interprétation
Dans la sphère professionnelle ?
Pourquoi cette pièce d’un dollar
Faisait-elle tant de bruit en dansant ?

 

Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle

 

Just Names, Poème de Pankhuri Sinha, sur l’expérience des immigrants, sur les liens émotionnels que l’on ressent avec une terre étrangère, son ambiance, le fait d'y avoir vécu, et sur la douleur de ne pas y avoir trouvé de bases solides. Poème tiré du recueil Chère Suzannah.

Présentation de l’auteur




Quelques utopies multilingues dans la poésie actuelle de notre planète

1 Echanges humains et poètes voyageuses

Sur un plan humain les grandes migrations de populations traversant les frontières, les avions low-cost, les échanges universitaires, les festivals internationaux, entrainent un brassage de personnes et de langages, où chacun est souvent obligé de traduire dans une autre langue ou de parler un anglais simplifié. La pandémie de 2020 l’a ralenti dramatiquement mais pas durablement, me semble-t-il. Dans son essai “In the beginning was translation” (2008) le poète finlandais Leevi Lehto décrit le monde dans son aspect langagier comme étant “de plus en plus caractérisé par une babélisation positive et, dans son élément le plus dynamique, par une cacophonie sonore croissante”. Ainsi l’artiste-poète Frédéric Dumond crée dans son projet Erre (où l’on entend errer et Terre) un patchwork bigarré de poèmes qu’il écrit dans des dizaines de langues peu connues qu’il approche par des manuels sur papier et fixe par des rencontres avec des linguistes et des locuteurs.

Citons une voyageuse, la poète Cia Rinne, née en Suède et habitant la ville multiculturelle de Berlin. Elle a décidé d’employer 3 langues qui lui semblent “abstraites” (anglais, français, allemand), ni reliées à un endroit particulier, ni adaptées aux pays qu’elle visite, mais possiblement comprises. Des mots à l’écriture ici similaire, qui existent en anglais aussi bien qu’en français, peuvent être tantôt confondus, en “faux amis”, tantôt discernés par leur prononciations respectives, ce qui donne un aspect instable ou vibratoire quand on lit les poèmes de Cia Rinne, qui sont comme mis en mouvement par les glissements infimes de quelques lettres d’une langue vers l’autre. Employer plusieurs langues lui permet de “se sentir plus humaine”, dit-elle.

 

Cia Rinne, Festival de Poesía y Música PM III 4 de septiembre de 2018. Espacio Estravagario, Fundación Neruda, Santiago de Chile.

Une autre poète, Heike Fiedler, dont le pays la Suisse est officiellement quadrilingue, projette dans ses lectures-performances des mots de toutes langues qui se superposent sur un écran, et sa voix parfois traitée électroniquement, passe d’une langue à l’autre par des répétitions vocales qui tournent au mantra hypnotique : le mot “imagine” en anglais ou français, réitéré de plus en plus vite sur une longue durée, devient le mot “Maschine” en allemand. Alors qu’autrefois les poètes monolingues restaient dans leur pays, ou s’ils étaient invités à l’étranger, étaient traduits seulement dans la langue d’accueil, maintenant certaines poètes planétaires comme Heike Fiedler, arrivent à adapter elles-mêmes volontairement des parties de leurs poèmes dans de nombreuses langues pour voyager dans le monde. 

L’artiste du langage franco-norvégienne Caroline Bergvall, qui habite en Angleterre, creuse son anglais vers ses strates moyen-âgeuses jusqu’au substrat de vieil anglo-saxon et aux apports des Vikings : les mots anglais actuels sont modifiés par des préfixes et suffixes germaniques (ge-…), ainsi que par des lettres ou runes archaïques qui n’existent plus. Son oeuvre Drift, évoquant les dangers d’une mer hostile et la peur de l’étranger, plaide pour une similitude entre les navigateurs nordiques qui ont aidé à fonder l’Angleterre et les migrants contemporains à la dérive (“drift”) sur de précaires bateaux qui cherchent aussi une patrie. La performance est un autre aspect du projet : dans le clair-obscur de centaines de mots dont les masses mouvantes forment des pays sur cartes maritimes, la voix rythmée en plainte digne de la poète comme une barde postmoderne, récite des chants morcelés avec des prononciations antagonistes d’anglais, français, norvégien, anglo-saxon, aus sonorités granuleuses parfois hermétiques.

2 Internet multilingue et poèmes assistés par électronique

Sur un plan électronique nous pouvons entrer dans le flux interconnecté planétairement de l’internet multilingue. Des dizaines de langues s’offrent facilement dans le programme de traduction superficielle google translate, ainsi que dans les clics sur la liste des idiomes à gauche de l’écran de l’encyclopédie populaire wikipedia. Etant donné qu’il y aura toujours quelques poètes hypersensibles aux évolutions du langage, actuellement dans son aspect de transit humain ou planétaire-électronique, certains comme K. Silem Mohammad du mouvement flarf parti des Etats-Unis utilisent l’internet pour trier des textes à partir de mots-clés et composer leurs phrases.

Dans un registre moins mécanique, j’évoquerai la collaboration du poète chinois Yu Jian avec le poète états-unien Ron Padgett. Ils lient amitié pendant un festival international puis retournent dans leurs pays respectifs où ils communiquent par e-mail. Comme Yu Jian ne parle pas anglais et que Ron Padgett ne parle pas chinois, leur correspondance passe au travers d’un programme de traduction chinois inadapté qui traduit les expressions idiomatiques cmme si c’étaient des termes concrets représentant une réalité. Tous deux décident alors d’écrire des poèmes à quatre mains en utilisant le e-mail et la machine de traduction fautive, puis en les retravaillant : les fins petits poèmes résultants, écrits en anglais seul, sont intimes et surréalistes, très différents des textes ”monstrueux” cités auparavant.. 

 

 

3 Kaléidoscoper la méga-cité multi-ethnique : La Tasha N. Nevada Diggs

Dans ses “kantan chamorritos” la poète afro-américaine LaTasha N. Nevada Diggs fait revivre une vieille forme de débat improvisé dans la langue presque disparue des îles Marianne, puis elle y ajoute espagnol, anglais et cherokee, mettant au même niveau langues minoritaires ou dominantes. Le mélange de Diggs emploie plusieurs stratégies : alternance codique compétente, interférences linguistiques nonchalantes, prononciation créolisée, traduction approximative. Ceci reflète pour elle la réalité quotidienne de la culture multi-ethnique de sa ville de New York. Dans une polyphonie des parlers de rue, Diggs revalorise des pans incongrus de la culture populaire ou des rituels de subcultures souvent dénigrés. Un but de cette poésie n’est pas d’en afficher le potentiel de provocation mais d’en analyser, superposer et complexifier les aspects linguistiques pour atteindre un tressage artificiel et chatoyant de langage, tout en conservant leurs frictions psychosociales et leur défiance identitaire contre une norme dominante. Par exemple le cycle sur Mista Popo et Jynx anime une drague ritualisée entre deux personnages de manga dont le visage ressemble à une caricature « blackface » raciste : Popo voit sa couleur de peau changée du noir au violet après des protestations réelles contre son dessinateur, tandis que Jynx est transformée par Diggs en une des jeunes filles de la sous-culture « ganguro » de Tokyo qui assombrissent exagérément leur teint pour montrer leur rébellion.

Ainsi le stéréotype du « blackface » acquiert des évolutions inattendues, absurdes, ou contradictoires selon la perspective. C’est ce que l’on comprend en complétant la lecture par le glossaire établi par Diggs à la fin de son livre, car souvent la surface opaque de multilinguisme et les duels en argot hermétique (typiques dans les concours de rap) ne permettent pas de saisir clairement les détails des situations. On assiste plutôt à un remix de langues énergisé et rythmé où des voix triviales deviennent fantasmagoriques, en particulier dans les poèmes doublés d’une minuscule traduction que Diggs déclare « fantôme » et qui peuvent mêler 3 ou 4 langues dans une seule phrase.

 

In Visible Architectures, LaTasha N. Nevada Diggs, Three Evenings of Performative Poetry Readings, Artists Space.

4 Compacter le véhiculaire, diffuser l’asémique : Marco Giovenale

Le poète Marco Giovenale sépare clairement deux langues d’écriture : italien ou anglais, et il ne les mélange pas dans ses livres, refusant un multilinguisme facile. Quand Giovenale écrit directement en anglais, c’est en locuteur non-natif de cette langue, concrétisant la situation des voyageurs obligés d’utiliser un anglais planétaire. Cet anglais est né de l’inter-connexion hypercontemporaine, donc pas un anglais vernaculaire, mais un anglais artificiel de la lingua franca du web, recomposé ici à partir de cut-ups signifiants, augmenté de jeux de mots ressemblant à des lapsus robotisés. Les phrases sont en plus glitchées, selon l’esthétique des vidéastes qui programment des erreurs de machines pour déformer leurs images. Un poète hyper-contemporain travaille consciemment avec l’état de la langue de son époque, et une partie importante du materiau langage est aujourd’hui sur internet. Donc le poète peut travailler avec ces blocs de prose formatés dans des blogs de jeux vidéos, des sites commerciaux publicitaires, ou formulaires à slogans qui défilent vertigineusement à l’infini ; il faut s’en protéger ou trouver une solution pour les réutiliser : ceci est une stratégie de recyclage subversif avec un esprit destructeur-reconstructeur néodadaïste, en détournant cet anglais de novlangue qui limite la pensée. Marco Giovenale le métamorphose en évocations absurdes hilarantes ou rageuses de dystopies urbaines futuristes ironiques basées sur un langage de mondialisation ambivalent.

Une deuxième facette de Giovenale, intégrant la composante multilingue en l’aplatissant ou en l’esquivant, est l’„écriture asémique ». 

Ici il rejoint un mouvement avant-gardiste actuel actif dans divers pays par des sites internet, et qui a développé d’hermétiques images d’écriture manuscrite indéchiffrable, poèmes visuels qui refusent la communication et produisent des idéogrammes perturbateurs, secrets ou résistants en réponse à un monde machinique ultra-connecté, avec un désir de partager ces poèmes griffonnés qui sont distribués gratuitement par courriel, mail-art ou photocopie souvent sans nom d’auteur, appartenant à tout le monde, à qui veut les regarder, compléter ou jeter, avec leur esthétique fragile, leur irréductibilité simple. La poésie asémique de Giovenale semble un rêve de langage, qui dans un monde multilingue à la mondialisation capitaliste agressive, répond par des mouvements d’une main humaine simple et anonyme qui trace ses graffiti résistants dans une écriture illisible à la fois mélancolique et combattive.

Marco Giovenale a Polisemie, Festival di posesia iper-comtemporanea, Università di Roma Sapienza 24 maggio 2019.

5 Construction de procédés dans le besoin de parler une autre langue

Dans mon livre Triling des tryptiques en trois langues poétisent la situation d’un exilé obligé de s’auto-traduire dans une métropole internationale. Il écrit un poème francais qu’il traduit faussement en anglais puis retraduit l’anglais vers l’allemand et enfin déforme le français du début par les sens nouveaux apparus dans l’allemand. Alors le texte original disparaît et il reste un va-et-vient de motifs connectés entre les trois parties monolingues du poème-tryptique trilingue. Sans la construction de ces contraintes l’auteur n’aurait pas pu écrire directement en allemand. Une machinerie textuelle esthétique facilite l’écriture dans une deuxième langue. Ceci peut être réalisé grâce à des logiciels de traduction mais l’auteur préfère ici laisser jouer ses connaissances réelles, bien qu’imparfaites, pour mieux sentir dans le cerveau la lente métamorphose des langues.

Dans un autre livre, Rêve:Mèng en chinois et francais,  le point de départ est le regret de n’avoir pu terminer son étude de la langue chinoise, et l’écriture de ces poèmes construit une machinerie pour essayer de retenir les mots chinois appris qui étaient en train de s’évanouir de la mémoire. Des mots chinois monosyllabiques, connus de l’auteur, sont assemblés dans des structures carrées de 5 lignes de 5 mots : d’abord en idéogrammes, puis en phonétique, puis ils sont traduits par des mots francais monosyllabiques, qui reçoivent les 4 tons phonétiques du chinois, déformant leur prononciation, et offrant un carré de mots flottants, polysémiques, car sans relations claires de syntaxe, comme dans l’antique poésie des Tang. Ensuite selon une ancienne méthode chinoise de poésie visuelle, qui permet de lire un poème carré horizontalement, verticalement ou en oblique, l’auteur transpose chaque chemin de lecture en un nouveau petit poème francais syntaxique, dont l’ambiance onirique est cette fois un hommage aux poètes “Obscurs” (menglongshi) contemporains de la révolte de Tian An Men.

6 Nostalgie rétrofuturiste pour la langue babélienne : Dagmara Kraus

Dagmara Kraus est une poète allemande née en Pologne et habitant en France. Une de ses techniques est d’employer des mots français transcrits pour des Allemands ou pour des Polonais, avant la normalisation de l’Alphabet Phonétique International, et dont le sens se clarifie seulement à la lecture à haute voix. Ainsi le poème « en faussais » peut être lu par un Polonais mais pas compris dans sa signification, et il pourrait être déchiffré à l’oreille par une Française mais elle ne pourra pas le lire.

Cet entre-deux-langues interagissant se retrouve aussi dans son Wehbuch où un poème offre une longue liste des plaintes de pleureuses professionnelles antiques, tirée d’authentiques onomatopées grecques anciennes, mais qui exprime en filigrane des mots de deuil moderne, possiblement d’une personne décédée qu’a connue l’auteure. Ceci transforme ce poème en élégie moderne expérimentale à base d’éléments de langage ancien réel, proches d’un état de ce qu’on imagine d’une langue originelle onomatopéique.

Finalement, dans son livre kleine grammaturgie, Dagmara Kraus écrit et s’autotraduit en reprenant plusieurs « langues construites » existantes, langues artificielles humaines qui comme l’espéranto désiraient favoriser la communication internationale en simplifiant la grammaire et empruntant des morphologies à plusieurs idiomes du monde. Celle qu’elle a le plus utilisée est le bolak ou « langue bleue », inventée et parlée seulement par le commerçant parisien Léon Bollack en 1899, qui doit être écrite dans une typographie de couleur bleue. Notons qu’elle détourne ces langues censées être pragmatiques vers un but poétique imprévu, et que l’argument d’une langue universelle ne tient plus puisque l’anglais simplifié a ce rôle.

Il semble s’agir ici d’une nostalgie pour une langue babélienne subliminale qui intègrerait des aspects de toutes les langues humaines, mais qui me paraît aussi aiguisée par notre multilinguisme mondial actuel, que certains poètes arpégeront, tout comme d’autres moduleront avec art leur langue maternelle, continuant au-delà de toute catastrophe l’art du langage humain de poésie.

Dagmara Kraus, Lyrik als eigenständige Kunstform! "Rede zu den roten Göttern".

Image de une : Anthropos, Jean-René Lassalle.




Cinq poèmes de Michael Crummey

32 historiettes (32 Little Stories), ensemble qui compose la première partie de Hard Light (Lumière crue), dont sont tirés les textes présentés ici, s’inspire de récits réels qui ont été contés à l’auteur par des membres de sa famille ainsi que par quelques autres anonymes.

Comme l’explique Michael Crummey : « Ma propre imagination hyperactive est responsable d’un nombre de morceaux complètement fictifs. Plus que toute autre, cependant, c’est la voix de mon père et ces histoires qui m’ont donné l’envie d’écrire tout cela. [...] Une grande partie de ce livre est une collaboration entre moi-même et les Terre-Neuviens du passé et du présent. Certaines des personnes qui parlentn’étant plus parmi nous pour discuter de la manière dont ils sont représentés, je devrais donc dire dès le départ que certaines libertés ont été prises. »

Le travail de traduction a été multiforme, comme c’est le cas pour tout texte : il a fallu trouver le moyen de rendre la voix et le ton de ces personnes, leurs singularités, leurs individualités. Nous sommes ici dans un monde de pêcheurs, de mineurs et de paysans. La langue Terre-Neuvienne est très marquée d’un point de vue géographique (ce qui m’a amené à utiliser des régionalismes : pouding de pois, sous, piasses, câler les danses carrées) mais aussi technique (langue de la pêche à la morue, métiers de la mine et du bois, par exemple) : le chafaud, les pêcheries, stationnaire, pêcher à la turluttte, épinette. Mon choix traductionnel a été de favoriser une langue nord-américaine pour éviter de gommer cette réalité et ne pas avoir recours à une langue beaucoup trop franco-centrée qui me rebuten d’autant plus que je vis en Amérique du Nord. J’ai été amené à compulser l’incontournable Dictionary of Newfoundland English de G.M Story, W.J Kirwin et J. D. A Widdowson, mais aussi nombre d’ouvrages liés à la pêche à la morue en France et au Canada, sans oublier Saint-Pierre et Miquelon. Michael Crummey a répondu à toutes mes questions, ce qui est un avantage car les auteurs ne sont pas toujours disponibles à ce point.

Il faut enfin préciser que l’auteur éprouve beaucoup d’affection pour ce livre qui parle d’un monde disparu. Michael Crummey évoque cette relation avec beauté : « J’ai perdu ce sentiment enivrant d’être à l’intérieur de la matière, de la porter comme une couche de peau qui bouge et respire avec moi. Et l’éclat s’est terni par endroits, bien sûr. [...] Cependant, j’aime toujours ce petit livre. [...] Pour le vacillement de sa vie intérieure qui réussit à donner l’impression d’être toujours quelque chose de réel en moi, au bout de vingt ans. » Mon travail de traducteur était justement de retrouver cette immédiateté, de transmettre ces voix émouvantes qui font revivre un univers marin et rustique et qui rendent compte de vie certes laborieuses mais toujours nobles et fières. Le travail initial de traduction de ces textes s’est fait, en quelques mois, dans un envoûtement total tant j’avais été séduit par la beauté, la poésie et le réalisme de ces textes qui parlent d’un monde éloigné mais tellement proche. 

Le 19 novembre 2014, Michael Crummey devant une salle comble au Centre de littérature canadienne, où il a lu Sweetland, Galore et Under the Keel.

∗∗∗∗

 

1

Ainsi allait la vie

Pour la première fois, le garçon voyage jusqu’au Labrador en tant que membre de l’équipage de son père. Ils ont charrié leur équipement jusqu’à Spaniard’s Bay en passant par Harbour Grace pour s’assurer un amarrage ; ils ont chargé filets, malles, gros sel et tonneaux dans la cale du Kyle, installant des habits et des filets sur leur amas d’affaires pour s’aménager un endroit pour dormir. Au moment où le navire quitte Carbonear, plus de deux cents hommes et garçons sont descendus dans la cale pour la traversée, ressac constant de conversations désincarnées dans la faible lumière, fragments de chanson s’élevant d’un coin à l’autre.

Une demi-douzaine d’Américains de Boston et de New York dorment sous des draps de coton dans les couchettes de première classe. Ils boivent du scotch de douze ans d’âge au salon, cuivre poli autour du bar, tache sombre de bois d’acajou sur les murs. Vêtus de manteaux de laine, appuyés sur la rambarde, pour regarder des cathédrales de glace dériver lentement vers le sud, un nuage d’esquimaux venant à la rencontre du navire à Rigolet et à Makkovic. Ils regardent attentivement à l’intérieur de la cale l’enchevêtrement de pêcheurs et de matériel, des mouchoirs pressés contre leurs nez pour se protéger de la puanteur qui monte. Ils peuvent à peine comprendre un mot prononcé par ces hommes. Un homme de la Nouvelle-Angleterre demande au garçon de poser pour une photo, un banc d’îles du Labrador en arrière-plan. Ses mains, tels des oiseaux piégés au bout de ses manches, raides, pas naturelles, il ne s’est jamais fait prendre en photo auparavant. La cravate du photographe est en soie.

Le garçon revient sur le pont autour des heures de repas, se plante près des hublots de la salle à manger pour observer les garçons aux vestes blanches porter des plateaux jusqu’aux tables, mains immaculées et fourchettes en argent fin, bouchées de rosbif et purée de pommes de terre, louches de jus de viande, gâteaux et tartes pour le dessert. En trois jours, il n’a mangé que des biscuits de mer et du thé, son estomac lui fait mal comme une dent qui devrait être arrachée. Ses yeux larmoient tandis qu’il regarde la nourriture disparaître, les assiettes renvoyées à moitié pleines. Les serveurs apportent des cafetières argentées, des digestifs ; les clients repoussent leurs chaises, allument des cigarettes, lèvent un doigt désinvolte pour se faire servir plus de sherry ou de whiskey.

Ainsi va la vie, le garçon n’en sait pas assez pour ressentir de la colère, il aimerait bien que les choses soient différentes, vaguement, sans attentes ; il se tourne vers le mouvement de l’eau, se coupant les paumes à l’aide des ongles de la main pour moins ressentir la faim. Il a trois ans de moins que le scotch sur les tables.

The Way Things Were

 

The boy is travelling to the Labrador as part of his father’s crew for the first time. They have carted their gear down past Harbour Grace to Spaniard’s Bay to be sure of a berth, loading nets, trunks, curing salt and barrels into the hold of the Kyle, settling clothes and twine over the mound of their belongings to make a place for sleeping. By the time the ship leaves Carbonear, more than two hundred men and boys have descended into the hold for the voyage, a constant undertow of disembodied conversation in the dim light, fragments of a song rising from one corner or another.

Half a dozen Americans from Boston and New York sleep under cotton sheets in the first-class berths. They drink twelve-year-old scotch in the saloon, brass polished around the bar, the dark stain of mahogany wood on the walls. They stand at the ship’s railings in woolen coats to watch cathedrals of ice drift slowly south, a cloud of Eskimos coming down to meet the boat in Rigolet and Makkovic. They peer into the hold at the tangle of fishermen and gear, handkerchiefs pressed over their noses against the rising stench. They can barely understand a single word these people speak. A man from New England asks the boy to pose for a photograph, a school of Labrador islands in the background. His hands like snared birds at the ends of his sleeves, stiff, unnatural, he has never had his picture taken before. The photographer’s tie is made of silk.

The boy comes above deck around mealtimes, stands near the dining room windows to watch white-coated waiters carry trays to the tables, spotless hands and sterling silver forks, mouthfuls of roast beef and mashed potatoes, ladles of gravy, cakes and pies for dessert. In three days he has eaten only hard tack and tea, his stomach aches like a tooth that should be pulled. His eyes water as he watches the food disappear, plates sent back half-full. The waiters carry in silver pots of coffee, after-dinner drinks; the guests push back their chairs, light up cigarettes, lift a casual finger for more sherry or whiskey.

The boy doesn’t know enough to be angry with the way things are, wishes they could be otherwise in a vague unexpectant fashion; turns toward the motion of the water, cutting his palms with his fingernails to feel the hunger less. He is three years younger than the scotch on the tables.

 

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Années cinquante

 

Après la mort de père, j’ai monté un équipage et je suis descendu au Labrador moi- même. J’avais tout juste seize ans alors et d’ailleurs les pêcheries battaient de l’aile, il ne m’a fallu que deux saisons pour me retrouver avec un trou de deux cents piasses.

J’ai décroché le boulot à la mine dans l’intention de rembourser ma dette et de me remettre aussi sec à la pêche. Un des autres pêcheurs stationnaires de Breen’s Island m’a écrit cinq ou six ans après mon départ, pour me demander mon bateau et mon chafaud, il a dit qu’ils étaient en train de pourrir. Je lui ai dit d’en faire ce qu’il voulait et je n’en ai plus entendu parler. De toute façon, à ce moment-là, je savais que c’était fini pour moi.

Mon premier Noël, de retour de la mine, je suis allé voir le vieux Sellars. Il m’a offert un whiskey et une tranche de gâteau, et m’a dit d’oublier ce que je lui devais. Mais il n’en était pas question. J’ai sorti une mince liasse de billets de cinquante piasses et j’ai compté deux cents piasses dans sa main. Des billets neufs, le papier aussi craquant que la première couche de glace sur un étang, à l’automne. Puis j’ai repris un verre de whiskey et je suis rentré chez moi, à moitié soûl et avec l’impression que j’avais perdu quelque chose à jamais.

Fifties

 

After Father died I got a crew together and went down the Labrador myself; I was just sixteen then and the arse gone out of the fishery besides, it only took me two seasons to wind up a couple of hundred dollars in the hole.

I landed the job at the mine intending to work off the debt and go back to the fishing right away. One of the other stationers on Breen’s Island wrote to me once I’d been gone five or six years, asking after the boat and the stage, said they were rotting away as it was. I told him to use what he wanted and never heard any more about it. I knew by then it was all over for me anyway.

My first Christmas home from the mine I’d gone up to see old man Sellars; he had me in for a glass of whiskey and a slice of cake and talked about forgiving some of what I owed him, but I wouldn’t hear of it. Pulled out a slender stack of fifties and counted off two hundred dollars into his hand. New bills, the paper crisp as the first layer of ice over a pond in the fall. Then I had another glass of whiskey and then I went home out of it, half drunk and feeling like I’d lost something for good.

∗∗∗

Michael Crummey évoque la mythologie et les réalités de la vie à Terre-Neuve présentes dans son nouveau roman, Galore. Penguin Random House Canada.

La dernière chanson de Stan

 

Le premier de l’an, les orangistes se réunissaient à la Loge, leurs écharpes drapant leurs poitrines couvertes de chandails et leurs pardessus, les casquettes de laine poivre et sel ou chapeaux melon laissant leurs oreilles dénudées face au froid. À huit heures du matin, ils étaient prêts à partir, marchant au pas dans Riverhead, puis ils traversaient les South Side Hills, remontant chaque ruelle avant de rejoindre le côté nord de Western Bay. Les catholiques restaient dans leurs cuisines lorsqu’ils passaient, trente-cinq ou quarante hommes chantant, les voix embrumées par leurs haleines dans le froid cinglant, les phylactères contenant les paroles des hymnes protestants. S’il y avait un membre de la Loge qui était trop malade pour se joindre au défilé, ils s’arrêtaient chez lui, pour chanter devant leur clôture I Need Thee Every Hour ou Just A Closer Walk With Thee, le malade reprenant le refrain depuis son lit.

Après le défilé, les orangistes retournaient à la Loge où les femmes avaient préparé un déjeuner. Soupe et sandwich pour 25 sous. Puis dans l’après-midi, récitations, chants et saynètes, et Tante Edna Milley arrivait à la moitié de son poème et oubliait le reste, chaque année c’était la même chose, les mots familiers s’effaçant tout comme les visages des proches morts depuis belle lurette. Le soir, un autre repas, suivi d’un discours, le pasteur ou Kitch Williams de l’école, neuf ou dix heures sonnait avant que ça se finisse ou qu’on débarrasse.

C’est alors que débutait le grand moment dans le hall, dans un grand tintamarre, les gens arrivant de toute la côte pour la danse, catholiques comme protestants. Une centaine de personnes dans la Loge, les tables et les chaises poussées contre le mur dans un bruit de raclement, le plancher en bois tanguant et grondant sous les tapements de pieds. Stan Kennedy joue de son accordéon et câle les danses carrées : Faites tourner votre partenaire, Reculez maintenant. Stan était complètement aveugle, mais pour ça, c’était un sacré accordéoniste, le visage levé vers le plafond comme un suppliant implorant le pardon. Il n’avait jamais pris de leçon de sa vie, son corps possédé par la musique, ses mains tirant des airs de l’air tandis que les gens lui criaient leurs requêtes.

C’est ce que tout le monde attendait avec impatience, cette danse-là. Stan jouait jusqu’à quatre heures du matin, il pouvait à peine prononcer un mot au moment où nous lui permettions de s’arrêter. La buée suintant aux fenêtres à cause de la chaleur des corps des danseurs.

Et la lumière grise de la lune indiquant le chemin du retour tandis que les gens sortaient dans le froid, leurs vestes pliées sur leurs bras, le son de la dernière chanson de Stan dérivant vers les étoiles.

Stan’s Last Song

 

On New Year’s Day the Orangemen gathered at the Lodge, their sashes draped across sweatered chests and overcoats, salt and pepper hats or bowlers leaving their ears bare to the frost. By eight o’clock in the morning they were ready to set out, marching down through Riverhead across the South Side Hills, up every laneway, then over to the north side of Western Bay. The Catholics kept to their kitchens when they passed, thirty-five or forty men singing, their voices mapped by clouds of breath in the bitter air, cartoon bubbles holding the words of old Protestant hymns. If there was a lodge member who was too ill to join the parade, they stopped at his home to sing outside the fence, I Need Thee Every Hour or A Closer Walk with Thee, the sick man joining in from his bed.

After the parade, the Orangemen went back to the Lodge where the women had prepared a lunch. Soup and sandwich for a quarter. Then afternoon recitations, songs and skits, and Aunt Edna Milley would get halfway through her poem and forget the rest, every year it was the same thing, the familiar words fading like the faces of loved ones long dead. In the evening another meal, and then an after-dinner speaker, the preacher or Kitch Williams from the school, it was nine or ten o’clock before that was finished and cleared away.

That was when the Time really got started, a clap of movement in the hall, tables and chairs scraped back against the walls, people arriving from up and down the shore for the dance, Catholic and Protestant alike. A hundred people in the Lodge, the hardwood floor pitching and rolling under the stamp of feet. Stan Kennedy playing his accordion and calling out the square dances, Swing your Partner, Now Step Back. Stan was as blind as a stone, but he could play that accordion, his face lifted to the ceiling like a supplicant seeking forgiveness. Never had a lesson in his life, his body possessed by music, his hands pulling tunes from the air as people shouted out requests.

It was what everyone looked forward to, the dance. Stan played until four in the morning, he could barely croak out a word by the time we let him stop. The windows dripping steam from the heat of the dancers.

And the grey light of the moon showing the way home as people stepped out into the cold, their jackets folded across their arms, the sound of Stan’s last song drifting to the stars.

∗∗∗

La loi de l’océan

Domino Run, Labrador, 1943

 

Durant les années de guerre, les Américains avaient des douzaines de bateaux sur la côte, qui effectuaient des relevés des îles et cartographiaient chaque recoin. Ils érigeaient des mâts sur tous les promontoires avec de petits lambeaux de soie au sommet, à quarante, cinquante pieds de hauteur pour certains. Nous n’avions aucune idée de la raison pour laquelle ils étaient là, mais nous volions chaque morceau de soie sur lequel nous tombions, les descendant du mât entre nos dents, ils étaient parfaits pour faire bouillir un peu de pouding de pois, ou à utiliser en guise de mouchoirs.

Un après-midi, nous étions au large en train de pêcher à la turlutte, à la mi-août, le temps suffisamment beau jusqu’à ce que la brise tourne et qu’un vent aussi chaud que des gaz d’échappement de fournaise souffle. Nous avons remonté nos lignes et nous sommes rentrés directement dans la Tickle, sachant à quoi nous attendre derrière. Nous sommes passés devant l’un de ces navires d’exploration sur notre chemin, planqué dans une crique peu profonde et ils n’avaient même pas jeté l’ancre, juste lancé un grappin. Nous nous sommes arrêtés pour les prévenir mais le capitaine nous a plus ou moins ri au nez, et la bourrasque s’en est venue tel que nous l’avions prévu, le vent suffisamment méchant pour décharner une vache.

Le lendemain matin, le petit bateau d’exploration se trouvait sur la terre ferme, emporté à une hauteur de plus de vingt pieds hors de l’eau. Lorsque ça s’est su, chaque bateau dans la Tickle a tout de suite mis le cap vers la crique et ça n’a pas traîné. Nous avons pris tout ce qui n’était pas boulonné, nourriture, argenterie, literie, livres et cartes, boussoles, alcool et vêtements. J’ai mis la main sur l’une de ces horloges mécaniques qu’ils avaient à bord, mais j’étais trop avide de la rapporter au bateau de Papa ; je l’ai cachée derrière un buisson et suis retourné vers le bateau pour prendre quelque chose d’autre. Et pas question que quelqu’un vienne me la voler.

Les Américains étaient plantés sur le côté, mais ils n’ont pas prononcé un mot. La loi de l’océan, vous voyez, objets de récupération. Nous étions comme une meute de sauvages d’ailleurs, soixante-dix ou quatre-vingts hommes et garçons grimpant à l’intérieur par le côté, que pouvaient-ils dire ? On a nettoyé le bateau en quinze minutes, comme si on essayait de sauver des souvenirs de famille dans un bâtiment en feu.

Les Américains ont envoyé un remorqueur plus tard ce jour-là pour le bouger de la terre ferme et nous avons tous aidé là où c’était possible, lançant quelques lignes autour de la tête de mât, le faisant balancer d’un côté et de l’autre jusqu’à ce qu’il se libère en se dandinant et qu’il glisse dans l’eau comme un phoque depuis une plaque de glace.

Nous n’avons pas cessé d’attendre qu’une autre occasion comme celle-là se présente, mais les Américains se sont montrés plus intelligents par la suite ou peut-être ont-ils été plus chanceux. C’est tout un travail de faire la différence entre les deux dans le meilleur des cas.

The Law of the Ocean

Domino Run, Labrador 1943

 

The Americans had dozens of boats on the coast during the war years, surveying the islands, mapping every nook. They had poles erected on all the headlands with little silk rags at the top, forty, fifty feet high some of them. We had no idea what they were there for, but we stole every piece of silk we came across, carrying them down the pole in our teeth, they were perfect to boil up a bit of peas pudding, or to use as a handkerchief.

We were out jigging one afternoon, mid-August, the weather fine enough until the breeze turned and a wind as warm as furnace exhaust came up. Took in our lines and headed straight back into the Tickle, knowing what to expect behind it. Passed one of those survey ships on our way, holed up in a shallow cove and they hadn’t even dropped anchor, just put out a grapple. We stopped in to warn them but the skipper more or less laughed at us, and the squall came on just like we said it would, the wind wicked enough to strip the flesh off a cow.

Next morning that little survey boat was sitting on dry land, blown twenty feet up off the water. When word got out, every boat in the Tickle headed straight for the cove and we made pretty short work of it. Took anything that wasn’t bolted down, food, silverware, bedding, books and maps, compasses, liquor, clothes. Got my hands on one of those eight-day clocks they had aboard, but I was too greedy to take it all the way to Father’s boat; hid it behind a bush and turned back to the ship for something else. And I’ll be goddamned if someone didn’t go and steal it on me.

The Americans were standing alongside but they didn’t say a word. Law of the ocean, you see, salvage. We were like a pack of savages besides, seventy or eighty men and boys climbing in over the side, what could they say? Cleared the boat in fifteen minutes, as if we were trying to save family heirlooms from a burning building.

The Americans sent up a tug later that day to take the ship off the land and we all helped out where we could, throwing a few lines around the masthead, rocking her back and forth until she shimmied free and slipped into the water like a seal off an ice pan.

We kept waiting for another chance like that to come along, but the Americans got smarter afterwards or maybe they just got luckier. It’s a job to say the difference between those two at the best of times.

∗∗∗

Les Brûlis

Imagine-le, si tu peux, l’oncle Bill Rose, arrière-grand-père, mineur à la retraite, homme à tout faire. Fais apparaître une silhouette à partir du peu que tu sais. Pardessus noir descendant jusqu’aux genoux, une canne, la bosse permanente de son dos causée par un accident à Sydney Mines. La scie de menuisier que ton père garde au sous-sol qui porte ses initiales : W.T.R.

Jeune homme, il a participé à la construction de l’Église Unie de South Side, quinze sous de l’heure pour son labeur. Il a fait voile vers le Cap-Breton. Il s’est ruiné la santé dans les mines à ramasser du charbon. Une demi-douzaine d’hommes de Western Bay morts dans l’accident qui lui a endommagé le dos, leurs corps rapatriés et enterrés aux Brûlis des années auparavant.

Il tient un atelier de menuiserie, à quinze minutes de la maison de sa fille, il s’y rend tous les jours sauf le dimanche, ouvre la porte sur une odeur de gomme d’épinette et de sciure de bois. Une famille étendue de ciseaux à bois en rang ordonné sur le mur du fond. Il fabrique des commodes, des bureaux et des bibelots. Un cadre de pin pour son propre cercueil, suspendu au mur, parfaitement aplani et peint des années avant qu’il n’emménage chez Minnie et son mari.

Sa femme est morte depuis plus longtemps que n’a duré leur mariage. Il sera enterré à ses côtés en 1951, à l’âge de quatre-vingt-treize ans, devenu alors un étranger pour elle, son temps dans les mines complètement oublié. L’église de South Side Hills, rasée, une planche gauchie à la fois, le vieux bois disloqué pour être brûlé comme bois de chauffage. Les outils d’une vie, liquidés, à l’exception d’une scie à main que ton père a prise dans l’atelier pour qu’on se souvienne de lui.

L’initiale du milieu, sur le manche, toujours un mystère pour toi.

The Burnt Woods

 

Picture him if you can, Uncle Bill Rose, great-grandfather, retired miner, handyman. Conjure a figure from the little you know. Black overcoat to his knees, a walking stick, the permanent hump on his back from an accident in Sydney Mines. The carpenter’s saw your father keeps in the basement engraved with his initials : W.T.R.

Helped put up the United Church on the South Side as a young man, fifteen cents an hour for his labour. Sailed to Cape-Breton, spent his health in the mines picking coal. Half a dozen men from Western Bay killed in the accident that crippled his back, their bodies shipped home to be buried in the Burnt Woods.

Keeps a woodshop fifteen minutes from his daughter’s home, he goes in every day but Sunday, opens the door on the scent of spruce gum, sawdust. An extended family of chisels in an orderly row on the back wall. He builds dressers, bureaus, knick-knacks. A pine border for his own grave hung in the rafters, planed smooth and painted years before he moved in with Minnie and her husband.

His wife has been dead longer than they were married. He will be buried beside her in 1951, aged ninety-three, a stranger to the woman by then, his time in the coal mines all but forgotten. The church on the South Side Hills torn down one warped board at a time, the old lumber broken up for firewood and burnt. His lifetime of tools sold off but for the one handsaw your father took from the workshop wall to remember him by.

The middle initial on the handle still a mystery to you.

Notes

1 Collines sises sur la rive sud de Saint-Jean de Terre-Neuve.

2 L’hymne I Need Thee Every Hour a été composé par l’Américaine Annie Sherwood Hawks (1835-1918) et mis en musique par Robert Lowry, son pasteur. Just a Closer Walk with Thee est un gospel traditionnel qui a été repris par quantité d’artistes.

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (2) : Vertige de la création, Alain Bashung de Gaby à Immortels

Et dire que « Gaby, Oh ! Gaby » fut une dernière cartouche, une ultime tentative de chercher un succès public qui manquait encore à Alain Bashung, malgré ses premières explorations dans les contrées d’un rock revisité dès ses albums initiaux, qu’il s’agisse des clichés de Romans photos ou des jeux de Roulette russe !

Il y avait déjà dans les chansons du deuxième album, la confidence des eaux troubles de l’intime, que cela soit « Je fume pour oublier que tu bois » ou « Bijou, Bijou », co-écrites avec Boris Bergman, dans lesquelles la sincérité de l’impudeur des sentiments touche au sublime, mais le retentissement populaire n’était pas encore au rendez-vous, quel que soit l’art du parolier de jouer avec les mots ou les calembours et le prisme de l’interprète à habiter ces textes surréalistes… Ce qui va permettre à Alain Bashung de décrocher le graal de l’engouement du public, ce sera moins la production de « Gaby » que la modernité du texte de Boris Bergman, qui s’appelait dans ses premières ébauches « Max Amphibie », dans lequel il glisse le gag provocateur : « Alors à quoi ça sert la frite si t’as pas les moules / Ça sert à quoi le cochonnet si t’as pas les boules » !

Alain Bashung, Gaby, oh Gaby, tiré de l'album Confessions Publiques (1995), live de 2012.

L’histoire d’Alain Bashung aurait pu rester, alors, celle d’un malentendu, et le chanteur aurait réinterprété toute sa vie ce thème sans en faire totalement le tour, mais déjà « Vertige de l’amour », toujours composé avec le texte malicieux de Boris Bergman, écarte sur l’album au titre décalé de Pizza toute velléité de circonscrire, de délimiter comme une figure de nouveau jouet à la mode : « J’m’écris des cartes postales du front / Si ça continue j’vais m’découper / Suivant les points, les pointillés / Vertige de l’amour »… Celui qui affirma : « Jouer avec mes blessures, c’est la seule chose que je puisse faire… », osera alors aborder celui dont il deviendra l’égal, Serge Gainsbourg, pour mieux saborder le confort d’un succès de tel quiproquo, et Alain et Serge écrivirent ensemble l’un des albums à l’humour noir le plus tranchant de l’histoire du rock français, si ce n’est du rock tout court, dont les paroles de « J’croise aux Hébrides » marquent cette volonté d’échapper au formatage du premier tube dès les formules introductrices de la présentation du maître-chanteur en parodie autodestructrice : « Je dédie cette angoisse à un chanteur disparu / Mort de soif dans le désert de Gaby / Respectez une minute de silence / Faites comme si j’étais pas arrivé » !

Trop en avance sur son temps, l’album expérimental en zones aventureuses obtiendra un accueil critique dithyrambique mais sera peu vendu… Dès lors, l’artiste conscient de la nécessité de se renouveler, de changer la forme mais non le fond, de trouver de nouvelles figures périlleuses, présentera modestement son disque successeur sous le titre de Figure imposée, dont le refrain de la chanson sur fond de rupture amoureuse « Élégance » ne dévoile-t-il déjà la volonté d’un dandysme romantique, si ce n’est de rencontrer d’autres paroliers pour aborder d’autres territoires littéraires : « Échantillon décolleté en V / Pourquoi m’as-tu quitté ? / Flèche assortie / Seule particularité élégance » ? Délaissant la posture ironique, pour mieux chercher des échappées d’implicite et des collages avant-gardistes de métaphores oniriques, peu à peu, de Passé le Rio Grande à Chatterton, l’univers d’Alain Bashung, tracé au fil des coupures et remontages des textes successifs, verra Boris Bergman passer la main à Jean Fauque qui sera l’écrin de la réinvention de cette voix de crooner ténébreux en hautes terres où se hisser…

Alain Bashung, J'croise aux Hébrides, de l'album "Play Blessures" (1982).

L’album de la maturité de cette deuxième collaboration fondatrice d’une épure essentielle dans l’écriture tant musicale que textuelle verra alors le jour, ce sera Fantaisie militaire, auquel suivra son pendant plus sombre : L’Imprudence ! De « l’ode à la vie » à l’éloge de la prise de risques, le travail minutieux au tamis des poèmes où les mots filent comme les fusées des nappes sonores, ces habits virtuoses du décor acoustique de cinéma aux rêves inassouvis et aux fantasmes ardents, dont Alain Bashung est devenu le chantre, depuis l’hymne au désir féminin co-écrit avec un autre associé de talent, Pierre Grillet, « Madame rêve », dans l’album prémonitoire de cette métamorphose, Osez Joséphine, en invitation à aller plus loin sur le chemin de la création pour cet arpenteur infatigable… Véritable hymne à l’amour que cette fantasmagorie d’un « soldat sans joie » qui retrouve, par-delà les épreuves et les tourments, le goût du vrai dans la célébration de l’être aimé que suggère « Angora » : « Angora / Sois la soie / Sois encore à moi »…

Alain Bashung, Madame rêve, 1992.

Alors enfin tel qu’en lui-même, mais drapé de toutes les figures qui font son imaginaire, selon le titre anaphorique « Tel », l’artiste se verra rattrapé par la vie, mais la quittera alors en grand monsieur, avec la superbe de l’apothéose de la dernière tournée de l’album Bleu Pétrole à travers lequel son écriture croise celle du discret et énigmatique Gérard Manset, dont les titres offerts à l’interprète de génie semblent autant d’intuitions de la fin à venir, sort scellé de notre finitude, comme dans les images de « Comme un lego » dans lesquelles Alain Bashung a apporté quelques ratures-signatures : « Car si la terre est ronde / Et qu’ils s’y agrippent / Au-delà c’est le vide / Assis devant le restant d’une portion de frites / Noir sidéral et quelques plats d’amibes » ! Sa disparition en apothéose dans cette mort en artiste laisse une absence dont les chanteurs successeurs sont les héritiers intimidés, et il faudra attendre de fouiller des bandes sonores de chansons en gestation pour que surgisse tout un pan encore inconnu de son œuvre alors en cours que l’heure était venue interrompre, dans un album posthume, En amont, dont la poésie partagée avec Dominique A du titre « Immortels » semble caresser l’espoir d’avoir, justement, vaincu ce temps : « Mortels, mortels, / Nous sommes immortels / Je ne t’ai jamais dit / Mais nous sommes immortels »…

Alain Bashung, Immortels, album En amont, 2018.

Image de une : album La nuit je mens, Universal Music Group.

Alain Bashung, La Nuit je mens.