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Livres en vie (2) : Pierre Dhainaut

Une chronique qui a vu le jour en 2017 sur les pages de Recours au poème.

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Les Heures fabuleuses du fonds Dhainaut de la bibliothèque de Lille

C’est moi quand j’étais petite fille
(Michel Simon dans Jean Vigo, L’Atalante)

Privilège rarissime : Jean-Jacques Vandewalle, conservateur de bibliothèques, m’emmène faire les magasins. En fait, le long des linéaires nous répétons le cours du temps : son index pointe vers des manuscrits illustrés plus anciens que l’invention de l’imprimerie, puis vers des incunables. Nous suivons ensuite, en boustrophédon, des mètres et des mètres d’imprimés, jusqu’à rejoindre l’époque contemporaine. Si n’étaient quelques cartons ouverts et quelques vracs échoués de-ci de-là, on pourrait croire que le temps est docile, et qu’il coule bien, comme en un canal qui nous fait oublier le tracé du lit originel. Une précision de mon guide me fait écarquiller les yeux : ici, l’on conserve sans limite de temps ; dans cet endroit normalement caché aux regards, « pour toujours » est une expression qu’on peut prendre à la lettre. Soudain, mon parcours devient plus dangereux.

Au bout de la travée, nous arrivons à destination : c’est le présent du fonds Dhainaut, le don le plus récent accueilli par la bibliothèque. Ici pour toujours donc.

Jacque-Clauzel © BM Lille

Jacque-Clauzel © BM Lille

Jean-Jacques lit la poésie. Il me confie qu’Octavio Paz, par exemple, l’a profondément marqué. Du poète mexicain, justement, il y a des lettres : avec Pierre Dhainaut, ils se sont écrit. Mais ce n’est pas là que nous fouillons. Je ne devrais pas être là, à le regarder faire l’inventaire, mais je suis là ; mon passeur sait que j’ai franchi la porte, et que maintenant j’arpente ces couloirs car je veux écrire sur des livres rares, les livres disparus des étals des libraires, sur les livres d’artiste aussi. C’est bien pour des livres que nous sommes venus dans ces arcanes. Or, alors que je croyais avoir rejoint des coordonnées familières, voici que j’hésite. Plus probablement aurai-je mal calculé mon trajet, la faute est mienne. Je retrouve en effet des lignes écrites à la main, les traces enluminées des Heures passées. Ça commençait bien : nous étions perdus dans l’espace-temps et nous n’avions plus de certitudes.

Depuis quelques temps, Pierre Dhainaut prend plaisir à raconter l’histoire de cette fillette qui, chaque jour, se rendait dans l’atelier du grand Caspar David Friedrich. Elle venait chaque matin et le maître, ému (et sans doute un peu flatté), ne manquait pas de lui offrir quelques-uns de ses dessins. Que pensez-vous que l’enfant faisait, de tant de belles feuilles ? Plein de robes pour ses poupées, bien sûr. Je découvrais soudain tant de papiers, pliés, découpés, foliacés, collés, tissés, bariolés, froissés, marouflés, peinturlurés, que ce fut net : le poète était devenu cette petite fille. Pendant que les vieux bonshommes pontifiaient dans leurs livres, notre écrivain jouait à la poupée sur la plage, il s’élevait en enfance. Il avait tout Un art des passages : nous étions prévenus,

le seuil s’invente ici

avait-il écrit à son ami le loup dans la véranda (( Pierre Dhainaut, Un art des passages, L’Herbe qui tremble, 2017. Ce livre a pour sous-titre « Rencontres, poèmes, études » et reprend, parmi beaucoup d’autres, les textes publiés en 2015 par Le Loup dans la véranda sous le titre Gratitude augurale. )) ... Quelque chose, du dehors, avait appelé l’animal, le bébé était à deux doigts de passer de l’autre côté, dans le jardin. En frontispice l’enfant regardait le large. Et donc le voyage en réalité débutait là où nous nous pensions arrivés.

Seuls avec des pages et des pages d’écrits et d’images, la première tentation fut de refermer sur elles les grilles de l’expérience et du savoir. Que voir d’après Peinture et poésie d’Yves Peyré ? Que voir d’après Les très riches heures du livre pauvre de Daniel Leuwers ? J’avais l’impression de ne pas avancer. Quant à mon guide, il peste d’inventorier si lentement, les formats échappent aux fourches des tableurs en usage. Dans cette collection d’œuvres parfois uniques, le livre se défile. Seuls avec la clarté et le chanté des feuilles, nous sommes arrêtés par chaque ouvrage, ses couleurs, ses dimensions, son papier, ses pliures, ses illustrations, la graphie nette de Pierre Dhainaut et son sens de l’espace. Sans l’animation fureteuse des mains et des doigts, l’œil n’a pas accès à tous les domaines du visible. Parfois aussi, l’un de nous lit à l’autre quelques vers, une strophe, retenu par un rythme, l’émotion d’une évocation. Nous quittons peu à peu les livres pour entrer dans le présent sensible, audible, tangible. Le temps, donc, a changé de densité. C’est comme s’il devenait un air plus épais, portant plus, et que nous avions l’impression d’être plus légers.

Désormais nous sommes mieux disposés pour accueillir ce distique :

Plein air dès le seuil,
ne rien ajouter, aller à la rencontre.

Je le lis dans « Cœur, aubier, horizon », l’un des deux poèmes de Passion du précaire (2009) (( Tous les livres cités dans cet aperçu sont consultables à la bibliothèque municipale de Lille. Que le personnel et Jean-Jacques Vandewalle soient ici chaleureusement remerciés pour leur disponibilité, leur confiance, denrées rares. Comme les poètes, ils font un travail nécessaire et invisible. Les visiteurs curieux auront besoin des cotes. Les voici :

  • Passion du précaire avec Régis Lacomblez, Xsellys éditions, 2009 : DH-LA8-3 ;
  • Ce qu’il faut de patience à la surprise avec Jacques Clauzel, col. «A travers », 2009-2010 : DH-MA8-41 ;
  • Esquisses avec Jean-Pierre Thomas, col. « Les Carnets de Samoreau », 2008-2011 : DH-MA8-20 ;
  • Par la fenêtre ouverte avec Isabelle Raviolo, La Dame d’onze heures, 2014 : DH-MA8-40 ; 
  • L’esprit de la lettre avec Youl, 2006 : DH-MA1-1  ;
  • Premier jour tous les jours avec Régis Lacomblez et Bruno Collet, Xsellys éditions, 2006 : DH-LA8-2 )).

Si l’écriture manuscrite laisse ici la place à l’imprimé, la démarche n’est pas pour autant contredite. Sous sa couverture rempliée, dans son in-seize raisin en feuilles, le texte garde sa fragilité, il s’accorde au principe d’ordre donné par les deux sérigraphies de Régis Lacomblez : de ces deux Extractions émerge une typographie à demi effacée avec laquelle il fallait dialoguer.

Isabelle Raviolo / Jean-Pierre Thomas © BM Lille

 Chaque réalisation est donc d’abord l’histoire d’une rencontre. Pierre Dhainaut choisit judicieusement de dire « échanges », au pluriel, pour parler de sa relation avec la peinture. Son écriture s’ouvre, par exemple au crayon de Jacques Clauzel, et partant révèle Ce qu’il faut de patience à la surprise. Inspiré par l’enfant qui court devant lui, il lançait :

Ne cueille aucune fleur

non pas pour formuler quelque interdit de plus, mais pour se laisser libre d’approcher au plus près cette vie si menue. Chaque poème est l’occasion de ne pas se borner à demeurer inscrit dans un moi-je. Il nous mène vers la fleur, la vigne vierge, le goéland, vers autrui, vers l’inconnu :

tu t’élargis
tu élargis le monde.

Bruno Collet © BM Lilles

Bruno Collet © BM Lille

« L’élan est pris », m’écrit Jean-Jacques. Transporter, c’est effectivement ce que fait une telle écriture : viennent à nous différentes façons d’appréhender le monde. Ainsi nos rendez-vous se multiplient-ils, et que l’écriture soit « traversée » avec Jacques Clauzel, ou bien « envol » avec Isabelle Raviolo, toujours elle est franchissement. Avec elle nous devenons plus intimes. Le poète, le peintre : nous voilà parmi eux alors même que leur collaboration ne nous était pas destinée. Nous faisons connaissance avec des caractères d’artiste. C’est tout autre chose que d’établir des séries ou réunir des collections : à chaque ouvrage nous distinguons une personnalité, ce sont des individus privés que nous saluons, dans leur manière de choisir un support (les papiers tissus fantaisies de Youl, par exemple), de le manipuler, de l’enluminer puis de l’offrir à une écriture et une lecture.

Dans cette relation, il faut bien dire que nous entrons presque par effraction. Le peintre, le poète : le plus souvent tout part d’une correspondance. Le poète reçoit un pli, sa parole répond à la main qui en est l’origine. L’écriture de Pierre Dhainaut ne se développe pas hors de ces circonstances, elle ne se déploie pas à force d’arrogance verbale, elle s’accorde parfaitement avec l’humilité de ceux qui utilisent plutôt les tâtonnements d’un modeste organe de préhension. D’où sa connivence avec les dessins que Jean-Pierre Thomas lui adresse dans les Carnets de Samoreau. Comme pour expliciter la commune démarche de leurs « Esquisses tremblantes », l’écrivain note : « nous ne sommes pas les maîtres des lieux et des forces cosmiques ». Précisément : de telles forces ne sont l’apanage que des fées. Si leurs manifestations nous enchantent de leur merveilleuse présence, si nous oublions qu’il pleut en regardant Par la fenêtre ouverte, c’est-à-dire en prêtant maintenant attention au jaillissement noir, ocre, bruissant des oiseaux d’Isabelle Raviolo et Pierre Dhainaut, c’est que la perception des volatiles a regagné la confiance magique de l’enfance. Féerie de la lettre : l’écriture y est toujours en situation, aussi quotidienne que l’arrivée du courrier, elle est habitée, amoureuse. Avec Youl, en 2006, L’Esprit de la lettre s’accommode très bien d’un format plus grand et plus solide :

Tel est le rite matinal, attendre, sans impatience, l’arrivée
de celui qui donne un sens de plus au temps, qui l’ouvre

(…)

Ici, par chance, un facteur a posé son vélo comme autrefois.

Chaque jour d’un tel calendrier, chaque heure, la correspondance vient l’illuminer, lui conférer sa réalité fabuleuse de conte. Elle donné à l’écriture son rythme, laquelle se fait alors poème. En leur féerique durée, les jours ne se succèdent pas, c’est le Premier jour tous les jours, vignettes ou médaillons gravés par Bruno Collet : feuillets d’hymnes, de louanges, de célébration de la vie délivrée de son servage infernal.

S’élever en enfance, façonner des robes de papier pour des poupées magiques, est-ce bien sérieux ? C’est à ce stade, en tout cas, que le monde redevient passionnant. D’ailleurs, avec Jean-Jacques, nous osons nous l’avouer : nous sommes touchés, émus par ce que nous voyons. Ce n’est pas un signe de faiblesse : plutôt une capacité à se mettre en crise, malgré l’âge. C’est parce qu’il écrit avec les mains que Pierre Dhainaut ne sépare pas critique et création. Écrire est la trace de cette phase brûlante de mort et de régénération, de nuit préparant la fraîcheur de l’aube. Aussi bien le renouveau des lilas.

Présentation de l’auteur




Evelyne Deferr, Soudain sans retour

La première critique de Philippe Leuckx parue dans Recours au poème, au sommaire 121 de novembre 2014.

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D’un azur « pourpre » à l’autre, le temps d’un livre, Evelyne Deferr concède au lecteur son intimité de mère. Les titres des poèmes sont là comme autant de balises précieuses pour construire un parcours à l’enfant en elle, qui, un jour, est là, « incarné ». Dans une résonance sereine, qui doit beaucoup au « Nouveau-né » de Georges de La Tour, la mère converse, signale « tes cris dans le couloir », évoque son fils entre « ces fleurs blanches » et « le chemin (qui) se fait aérien ».

Maternité heureuse donc, louée, entretenue subtilement par les mots, dans une langue assez classique et sur un ton lyrique bienvenu :

 

Absorbée dans tes yeux vibrants de faim
Tu es le cri, je suis le lait
Arc et flèche tendus vers un seul but
Immobiles, sans sujet ni objet

 

Tout le livre honore la vie dans toutes ses mailles, qu’il soit « nuit organique, chaude, silencieuse » ou « jour aveuglant de juillet » ; le poète entend « des bribes de cris d’enfants/ De joyeux appels entre les rives » ; à peine si la mère perçoit dans cette nasse de joie qui la comble quelques fantômes de mauvais augure.

La beauté rayonnante du livre au thème universel tient beaucoup à cette voix qui ne hausse pas le ton, trop soumise à son bonheur.




Jacques Simonomis

La première note critique écrite par Christophe Dauphin pour Recours au poème, en mars 2013.
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A Larbi Ben M'Hidi et Jean Sénac, in memoriam.
 À Yvette Simonomis.

L’opposition des poètes aux guerres coloniales est une page méconnue de l’histoire littéraire. Or il y eut, dès les années cinquante, des poètes français pour dénoncer la violence de la colonisation et le recours à la torture, ou pour soutenir l’indépendance algérienne. Et, de l’autre côté de la Méditerranée, de grandes voix pour dire l’aspiration à la liberté, la douleur, l’espérance et aussi la fraternité humaine. Jean Sénac ne fut pas le seul poète à dénoncer la torture ; d’autres le firent, aussi pour l’avoir endurée. Ce n’est pas par hasard, qu’Espoir et Parole, poèmes algériens, l’anthologie de Denise Barrat (éd. Seghers, 1963), comporte un chapitre intitulé : « Torture ». Il y a aussi, moins connu, malheureusement, La Villa des Roses (éd. Librairie-Galerie Racine, 1999), de Jacques Simonomis.

Il n’est pas inopportun de nous arrêter sur l’« expérience algérienne» de Jacques Simonomis, nous plaçant ainsi sous le regard d’un jeune poète français, enrôlé dans une sale guerre. En 1960, Jacques Simon (né le 28 mai 1940, à Paris) n’est pas encore Jacques Simonomis ; il ne le deviendra qu’à compter de la parution de son premier livre de poèmes : Les Sirènes avec nous, en 1975. Il ne dirige pas la revue Le Cri d’os  (40 numéros de 1993 à 2003). Il n’a encore rien publié : son œuvre est devant lui, avec ses trois grands axes de création : le Réalisme, l’Humour et l’Imaginaire), ses images ou son vocabulaire. Evidemment, certains ne manqueront pas de déceler un « manque d’unité » au sein de cette œuvre. À ceux-là, Jacques Simonomis a déjà répondu : « Je suis fidèle à l’infidélité. Je suis comme ça, c’est naturel. La diversité des registres ? C’est mon côté « il peut le faire ». Cette poésie est avant tout taillée d’un seul bloc dans les méandres de sa vie, avec son ton, son style, ses différents registres, ses images ou son vocabulaire. Jacques Simonomis à écrit : « N’étant pas de  la race des veaux aphasiques, j’ai crié. » Jacques Simonomis possède un Regard et une Voix, c’est incontournable, et c’est malgré tout l’essentiel. Et comme cela se ressent à la lecture de Matricule à zéro (1976), Mon siècle en deux (1993), Les Couseuses (1997), Sa Majesté auriculaire (1998), La Villa des Roses, guerre d’Algérie 1954-1962, (1999), Le Calfat des étoiles (2002), Un singulier grand ordinaire (2003) ou Claudication du monde (2004).

Jacques Simon est un jeune homme qui, comme bien d’autres de sa génération (« Pour la plupart, nous n’étions pas politisés. Du reste, en France, les gens qui n’avaient personne en Algérie se moquaient du problème »), ne comprend pas très bien les enjeux de cette guerre qui divise la France en deux, et met l’Algérie à feu et à sang ; une guerre à laquelle il est « convié » pour vingt-huit mois de service militaire : Où donc en étions-nous quant à la politique- untel est un menteur l’autre ne vaut pas cher – je ne suis rien du tout – Si ce n’est rien qu’un homme au regard triste. Nous sommes en 1960. Le poète est âgé de vingt ans. Il ne tardera pas à trouver les réponses aux questions qu’il se pose sur les origines de cette guerre, sur le colonialisme, comme sur la nature humaine : Voici les larmes – la robe du silence se déchire – les souliers cognent les pavés – les volcans grondent - les derniers poings tendus – sont broyés par nos chars. En mai 1952, soit deux ans avant le déclenchement de la Guerre d’Indépendance Jean Sénac, s’était, pour sa part, déclaré ouvertement, nous le savons : « Citoyen d’une terre où l’homme est chaque jour muré à la face de l’homme, frappé dans son corps, marqué au bleu dans l’âme, humilié jusqu’au sang. »

Rappelons tout de même que la Guerre d’Algérie s'inscrit dans le cadre du processus de décolonisation (à la veille de la Première Guerre mondiale (durant laquelle la France mobilisera par la force 17.000 ouvriers et 173.000 soldats algériens, dont 25.000 seront tués), la France dispose du deuxième empire colonial du monde, après la Grande-Bretagne, peuplé d’environ soixante millions d’habitants et vaste de douze millions de km2), qui se déroule après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les prémices de la guerre d’Algérie, sont les massacres de Sétif et Guelma, le 8 mai 1945, alors qu'est fêtée en Europe la victoire des Alliés contre le nazisme, soit entre 10.000 et 20.000 morts selon les divers travaux historiques, à la suite de manifestations. L'Armée française rétablit l'ordre sans ménagement pour la population civile. Dans son rapport, le général Duval, maître d'œuvre de la répression, se montre cynique et prophétique : « Je vous donne la paix pour dix ans, à vous de vous en servir pour réconcilier les deux communautés ». Le jour où la Seconde Guerre mondiale se termine, en voyant les chapelets de bombes lancées par l'armée française sur la Petite Kabylie ; en entendant les bruits sourds des canons de marine, on comprend en Algérie que toutes les illusions sont perdues. Neuf ans plus tard, l'insurrection de la Toussaint 1954, dans les Aurès, marquera le début de la guerre d'Algérie, dont la principale cause du déclenchement, réside dans le blocage de toutes les réformes, dû au fragile équilibre du pouvoir sous la IVe République, et à l'opposition obstinée de la masse des Pieds-noirs et de leurs représentants, hostiles à toute réforme en faveur des musulmans, ce que décrit de manière explicite, entre autres, le livre de Pierre Nora : Les Français d'Algérie (éditions Julliard, 1961). Mais les Pieds-Noirs ne furent pas tous de riches colons racistes ; ils ne basculèrent pas tous dans le camp de L’Organisation Armée Secrète, ou dans celui de l’Algérie française. Contrairement à un cliché faisant une règle absolue du départ précipité en 1962, il y eut le choix et les Pieds-Noirs restés en Algérie faisaient masse : 200.000, d’après l’ambassade de France, à la fin de l’été 1962 et 100.000 encore, en 1963. Ces Pieds-Noirs connaissaient ce pays qu’ils considéraient comme le leur, aux côtés de leurs frères algériens.

Deux ans après la Toussaint rouge, Jean Sénac, qui garda l’Algérie au cœur jusqu’à son assassinat en 1973, écrit à nouveau (cf. Lettre à un jeune Français d’Algérie in Esprit, mars 1956), deux ans après le déclenchement de la Guerre d’Indépendance : « Ton cœur souffre de l’injustice quand elle brise un visage français, mais s’ouvrira-t-il à la peine de tous les hommes ? (..) Depuis plus d’un siècle l’Europe vit sur cette terre sans se soucier des neuf dixièmes de ses habitants. Il est juste que ceux-ci retrouvent enfin leurs droits… L’Algérie se fera avec nous ou sans nous, mais si elle devait se faire sans nous, je sens qu’il manquerait à la pâte qui lève une mesure de son levain… La réalité, c’est que ce pays est arabo-berbère et musulman et que nous sommes, avec les israélites entre autres, une minorité qui, comme elle, risque d’avoir une place minoritaire. La réalité, c’est que sur cette terre indépendante, un million d’Européens devra abandonner ses privilèges pour participer, dans la proportion de un pour neuf, à l’édification d’un ordre égalitaire. La réalité, c’est que nous perdrons un peu de notre confort de seigneurs et de nos immenses propriétés. La réalité, c’est que si nous le voulons, dans l’égalité des droits et des devoirs, et la justice retrouvée, après une période où l’esprit de revanche nous aura certainement fait souffrir, il sera possible, en prenant appui sur nos différences, de donner au monde un visage généreux de l’homme. Ce sera une expérience difficile et unique… Mais accepterez-vous de lâcher quelques préjugés pour le salut de tous ? » On le sait, nombreux sont ceux qui n’accepteront pas et n’acceptent toujours pas d’avoir dû lâcher leurs privilèges.

Jacques Simon est incorporé en 1960, dans le corps de la Poste aux Armées (B.P.M.) de Biskra : Biskra - la porte du désert - four ardent - bonté de l’oasis – Paysage dur - paysage fort - labours droits immenses - sillons roulés sur les collines - crêtes déchirées - étendues arides - pierrailles sans accueil – et l’ombre mince de l’alfa…  « Là, pendant une année, témoigne le poète, j’ai aimé mon métier. Car j’ai compris l’importance du courrier pour tous ces hommes déracinés. J’ai vu des gars pleurer parce qu’ils n’avaient pas de lettre. Aussi, nous faisions le maximum, allongeant les horaires de service, prenant sur les repas ou sur la sieste obligatoire… J’ai travaillé par 42° à l’ombre, assurant, malgré l’insécurité, les liaisons routières avec le terrain d’aviation ou le bureau, plus important, de Batna, à 120 km. » Au B.P.M., Simon tient également le bar du foyer militaire : « Je m’occupais souvent du bar, jugeant le maniement du décapsuleur ou du doseur à apéritifs aussi important que celui des lettres, paquets, mandats ou télégrammes… Quand on saura que nous étions dans un fort occupé par l’Infanterie de Marine et proches d’un camp de la Légion Étrangère, on comprendra que les consommateurs ne sortaient pas du Couvent des oiseaux. » De sa position, aucune des conversations de la « clientèle » ne peut lui échapper. Entre eux, les soldats parlent de leurs opérations. Ils racontent : « Au bout de dix pastis, les mots saignaient : la guerre de 39-45, l’Indochine et, pour le présent, l’Algérie. Ils racontent, sans la moindre retenue : Quand un Vietnamien à béret noir m’a montré deux champignons rabougris dans son mouchoir, j’ai quitté le bar. C’était des oreilles de fell. Un grand pendard de caporal étalait complaisamment des photos prises en douce : cadavres alignés, gros plans de mutilations, militaires posant en souriant – comme des chasseurs – pour la postérité. Une tête coupée sur un piquet…», se souviendra le poète. Durant cette période, Jacques Simon écrit beaucoup : Marche rivée - le cercle noir de nos poings blancs - bronze du cœur restant aux images qui bougent – les fusils en faisceaux – prient sur notre misère. Une nouvelle fois, chez Simonomis, la poésie sera l’exutoire suprême. L’ennui, les tortures, les bordels, la peur, la mort, les coups de chaleur, la dysenterie, les suspects jetés des camions et des hélicoptères, pieds et mains liés, les insoumis et les déserteurs que l’on traque, tel fut le lot quotidien de cette période. De cette guerre qui a longtemps caché son nom, Simonomis est l’un des rares poètes français (étrangement) à en avoir restitué les faits : « J’écrivais ces poèmes sous le manteau. Je les lisais de même à trois ou quatre copains. En rentrant à Paris, je les envoyai à l’éditeur Maspéro, qui ne me répondit pas… j’ai mis plus de vingt-cinq ans à me décider à sortir ces poèmes sur la guerre d’Algérie, écoutant le conseil de Jean Cassou, qui me disait : « Publiez-les, c’est un témoignage ! » Bien qu’écrits à la même époque, je ne les rattache pas à ma « Trilogie de jeunesse ». C’est un caillou à part. Tirés à 80 exemplaires, ils ne seront pas, je crois, réédités de mon vivant. À quoi bon. Je ne suis pas un militant. J’ai toujours refusé le joug des étiquettes et des appellations contrôlées dénoncées par Virgil Gheorghiu. Je suis sans illusion sur la nature humaine. Voir l’actualité », rapportera le poète en 1991 (cf. « Entretien » in revue Soleil des Loups). Le tirage à 80 exemplaires dont il est question ici, fait allusion aux Poèmes boxeurs (Guerre d’Algérie 1954-1962). Deux volumes de poèmes publiés en 1988, aux éditions de la Nouvelle Proue. Une publication confidentielle et bien tardive, qui en dit long sur le malaise du poète : Mon amour est-ce possible – qu’on prenne l’homme pour cible – la chasse est toujours ouverte – à l’homme à la grosse bête.

Pourquoi ce malaise ? C’est que Jacques Simonomis comprend assez vite ce qui se passe et, impuissant, baisse la tête. Il se tait comme tant d’autres ? Pas tout à fait puisqu’il confie sa rage au poème : Là-bas - très loin du champ de cette déraison - quelques dizaines de tueurs – trinquent -  à leur victoire. Il ne participe pas aux combats et ne fait pas couler le sang, mais il porte l’uniforme de l’agresseur ; le même que ses compatriotes, qui torturent impunément les personnes soupçonnées d’alliance avec la cause indépendantiste, dans cette villa baptisée du doux nom de « Villa des Roses » : Ali des Colonies -  jamais tu n’oublieras le salon rouge – de la villa des roses – la cave aux portes de l’enfer – où trois sous-officiers dirigent les chorales – trois cuisiniers français dont le maître est chinois… Ils t’ont mis nu comme un enfant – ils te montrent leur serviteurs – anneaux de fer cordes et chaînes – un fauteuil mécanique – la baignoire – un casque spécial – et tout un appareillage électrique – Faut-il donc tant souffrir pour mourir. Le poète se reproche son attitude passive devant les faits, avec cet arrière-goût amer, cette mauvaise conscience d’avoir participé d’une manière comme d’une autre « aux événements » d’Algérie : Je suis un soldat et j’en ai honte – madame - je ne peux pas vous embrasser dans la rue.

Volontairement limités à 80 exemplaires, les Poèmes boxeurs seront peu lus et ne susciteront qu’un seul article en revue, de la plume de Jean Chatard : « À vrai dire, je m’attendais, en ouvrant ce livre double, à lire quelques témoignages vaguement poétiques, à quelques flambées aussi lyriques qu’idéalistes. Et ces poèmes se révèlent explosifs… La souffrance d’hommes, dans quelque guerre que ce soit, est une plaie ouverte sur la peau fragile de la fraternité. Vous ne lirez sans doute jamais cet ouvrage, publié pour prendre date, à un très petit nombre d’exemplaires. C’est dommage, car ils pèseront lourd dans l’œuvre de Simonomis. Non pour leur pacifisme, mais pour leur qualité poétique qui en font un témoignage rare », (in Soleil des Loups n°14, 1989). Ce n’est que bien plus tard, me trouvant chez Yvette et Jacques Simonomis, courant de l’année 1997, que je pris connaissance de ces poèmes. Jean Breton que j’avisai aussitôt, ne tarda pas à partager mon avis : il fallait les publier. Malgré les réticences de Simonomis (toujours ce malaise), La Villa des Roses (Guerre d’Algérie 1954-1962), choix de poèmes exhaustifs parmi les Poèmes boxeurs, devait paraître durant l’été 1999. Un an après la parution de La Villa des Roses, le tristement célèbre général Paul Aussaresses, passait aux « aveux ». Dans un entretien accordé au journal Le Monde, en novembre 2000, le bourreau d’Alger évoqua sans le moindre regret la pratique courante de la torture, comme les exécutions sommaires ou les massacres de civils, dont il fut l’ordonnateur et l’acteur. Douze mois plus tard, Paul Aussaresses, faisait paraître son livre Services spéciaux, Algérie 1955-1957, (Perrin, 2001). Il y revendiquait non seulement ses crimes, mais les justifiait à plusieurs reprises. Ainsi, lorsqu’il évoque l’un de ces « plus hauts faits de gloire » : la torture et l’assassinat de l’un des chefs du F.L.N., Larbi Ben M'Hidi, cet ami que Jean Sénac aimait tant et qui, arrêté le 23 février 1957 par les parachutistes, refusa de parler sous la torture, avant d'être assassiné sans procès, ni jugement, ni condamnation, dans la nuit du 3 au 4 mars 1957. Dans le poème (in Espoir et parole, poèmes algériens, anthologie, 1963) qu’il consacre à son ami (Jean Amrouche lui dédie aussi son poème « Ébauche d’un chant de guerre ») et à Ali Boumendjel, Jean Sénac écrit : Pieds et poings liés, - ils se sont pendus ? – ils se sont jetés des hautes terrasses ? – Feu sur vos mensonges… Vous avez « suicidé » nos volontés de vie… Mais le chanvre a poussé pour que lui soit rendue sa – terre véritable. - De vos cordes de mort – nous tressons nos fouets. – Le dernier souffle des héros – alimente nos forges. Voici le « récit » du tortionnaire Aussaresses (alors, et depuis 1957, directeur des services de renseignement, personnage principal de la Bataille d’Alger, et en ce sens l’homme des pires besognes, des exécutions sommaires, de la torture systématique) ; les faits étant commis avec l'assentiment tacite, comme il l’affirme, de sa hiérarchie militaire et d'un juge qui aurait lu le rapport sur le prétendu suicide avant que celui-ci ait eu lieu : « Nous avons isolé le prisonnier dans une pièce déjà prête. Un de mes hommes se tenait en faction à l'entrée. Une fois dans la pièce, avec l'aide de mes gradés, nous avons empoigné Ben M'Hidi et nous l'avons pendu, d'une manière qui puisse laisser penser à un suicide. Quand j'ai été certain de sa mort, je l'ai tout de suite fait décrocher et transporter à l'hôpital. » Le général Aussaresses est commandeur de la légion d’honneur et décoré de la médaille de la Résistance. Larbi Ben M'Hidi  est considéré comme un héros national en Algérie. À chacun son héros ! Le mien est tout trouvé. Ces faits se sont déroulés quatorze ans après que Jean Moulin fût arrêté, et torturé à mort par Klaus Barbie, au Fort Montluc de Lyon ; douze ans après la fin de l’Occupation de la France par les nazis. Dès lors on comprendra mieux l’éditorial du 13 janvier 1955 (in L’Observateur), de Claude Bourdet, Votre Gestapo d’Algérie : « Il y a un immonde manteau de silence, or nous savons et il faut faire connaître les tortures. » Hubert Beuve-Méry ne dénonce pas autre chose, dans son éditorial du 13 mars 1957 (in Le Monde),  Sommes-nous les vaincus d’Hitler ? : « Dès maintenant, les Français doivent savoir qu’ils n’ont plus tout à fait le droit de condamner dans les mêmes termes qu’il y a dix ans les destructions d’Oradour et les tortionnaires de la Gestapo. »

Les poèmes de Jacques Simonomis ne paraissaient donc pas trop tard. Ils conservaient leur actualité tout en rendant compte du sort réservé à la population algérienne et en se faisant l’écho de la misère, de la mort, de la barbarie et de l’absurdité, comme de la vie au quotidien, avec son cortège d’horreurs, de honte, de peur, et de haine : Dehors – les loques des enfants s’accrochent à ma gorge – l’aveugle cogne sur ma force – de maigres chiens bâtards rôdent sur les débauches. Il s’agit d’un témoignage. Ces poèmes, d’une grande intensité, ont été écrits sur le vif et sous le manteau, dans la peur et le dégoût, par un jeune homme frustré et humilié. Ils se passent de commentaire, tant ils prennent aux tripes. Ils dénoncent aussi ces gangrènes, toujours d’actualité, que sont la guerre, la recherche du profit, la haine, l’intolérance ou le racisme. Il faudrait aussi évoquer un autre poète qui m’est cher, Jacques Taurand (1936-2008), qui fit, lui aussi en 1958, partie de la cohorte des appelés en Algérie. De cette période, verra le jour, quelques années plus tard, une longue nouvelle entre réalité et fiction, Un Dimanche (éditions Clapas, 2000), qui lui inspira le commentaire suivant : « J’avais à cœur de publier ce texte sur cet obscur et pénible épisode de notre vie, où de longs mois d’une jeunesse ont été engloutis pour défendre une cause absurde… Cette nouvelle a vu le jour et cela a probablement exorcisé pas mal de choses qui étaient restées bien trop longtemps coincées dans ma conscience. » Cette nouvelle, l’une de ses meilleures, fut remarquée et saluée par l’écrivain algérien Mohammed Dib. La grandeur de Jacques Taurand est précisément faite de cette vibration particulière qu’il sait donner à la faiblesse autant qu’à la souffrance.

Œuvres principales de Jacques Simonomis : Matricule à zéro (éditions St-Germain-des-Prés, 1976), La Mansarde Himalaya (éditions St-Germain-des-Prés, 1977), L’Homme qui marche (éditions St-Germain-des-Prés, 1978), Dossard illisible (éditions de l'Ecchymose, 1979. Réédition La Lucarne ovale, 1999), Comme un cri d’os : Tristan Corbière (éditions Traces, 1983), L’œil américain (éditions du Soleil Natal, 1991), Mon siècle en deux (éditions L'arbre à paroles, 1993), Un âne sur le toit (éditions La Bartavelle, 1995), Les Couseuses (éditions L'arbre à paroles, 1997), Sa Majesté Auriculaire (éditions La Bartavelle, 1998), La Villa des Roses, Guerre d'Algérie 1954-1962, postface de Christophe Dauphin, (éditions Librairie-Galerie Racine -1999), Le calfat des étoiles (éditions L'Arbre à paroles, 2002), Un singulier grand ordinaire (Editinter, 2003), Claudication du monde (Le Nouvel Athanor, 2004), Fort de café (Editinter, 2004), La queue leu leu du fabuleux (Editinter, 2006).

À consulter, sur Jacques Simonomis: Christophe Dauphin, Jacques Simonomis, L’imaginaire comme une plaie à vif, essai suivi d'un choix de textes, (éditions Librairie-Galerie Racine, 2001), Simonomis, l’hoplite du poème (numéro spécial de la revue L’oreillette n° 34, éditions Clapàs).

Présentation de l’auteur




Max Alhau, Aperçus-Lieux-Traces

Une contribution des débuts, puisque cette critique a été publiée en février 2013.

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L’œil du marcheur

Le paysage est-il poème ? Ou bien est-ce le poème qui devient paysage ? Et que nous disent les paysages de notre être au monde et du passage du temps ? La figure du marcheur est récurrente dans la poésie de Max Alhau.  Avec Aperçus-Lieux-Traces, un ensemble de proses poétiques, il poursuit son cheminement.

L’alternance de la neige et du vert sur le sol devient réflexion sur l’ampleur d’un regard où se croisent l’imaginaire de l’enfance et l’étonnement. La mémoire des lieux visités, où le village de montagne succède aux grandes métropoles,  ravive le sentiment de la perte et du transitoire.  Sur les chemins qu’il parcourt, le poète se met en quête de leur histoire et de scènes où il entraperçoit les promeneurs qui l’ont précédé.  Face à deux bouleaux plantés dans un jardin, il interroge leur mémoire d’arbres, confrontés aux mutilations infligées par les hommes  à ce qui les entoure.

Max Alhau scrute l’épaisseur du monde, cherche à la percer dans un incessant questionnement au miroir du  paysage. La silhouette solitaire du marcheur qui traverse ces proses incarne au fil des pages notre humanité fragile et éphémère.  Elle se déplace dans des étendues dont le poète perçoit les recoins et les envers, posant un regard à la fois intérieur et extérieur.  Deux facettes se conjuguent, qui amplifient, élargissent le champ, se doublent l’une l’autre de tonalités et de nuances. Il est vrai que, désormais, franchir la frontière relève d’un acte blanc où la notion d’invisible l’emporte, jointe à celle d’uniformité.  L’œil franchit les frontières et rejoint le prisme où se superposent temps, passants d’époques différentes, couleurs et perceptions. Il ouvre à la conscience d’une profondeur cachée, multiple, qui échappe au marcheur seulement voué à la pressentir, parce qu’il est tributaire de l’éphémère. Terre à la renverse, dérivant vers d’autres siècles, muette et extatique, c’est bien toi qui te présentes à nous dans la cendre et le feu.

Mais tout peut aussi se confondre dans un élan qui transforme le malheur en sentiment d’allégresse,  comme dans « Petites proses montagnardes », début de la partie intitulée Lieux.  Les montagnes, ce qui fut terre d’asile, lieu de prédilection du poète, offrent une forme de rédemption.  Les limites semblent s’abolir au marcheur ébloui, sans qu’il oublie les lignes qui demeureront impossibles à franchir. Une fois encore le regard  s’ouvre et s’enivre ici de la démesure salvatrice de ce qu’il parcourt : arrêté en chemin, tu as peine à croire que la beauté du paysage étouffe ta peur, écorne ta tristesse qui s’enracine en toi à la pensée d’un nouvel exil.

Le regard s’arrête puis s’en va, comme le marcheur.  Si le départ est inéluctable, l’œil de la mémoire en défie les lois.  Et si le temps impose un passage au crible,  des images d’absents jaillissent : dans le trouble de la nuit se dessinent de légers traits de cette silhouette, quelques attitudes fugitives dans un lieu lui aussi mouvant, témoignage resurgi d’un exil dont on mesure la dureté.  La nuit aussi offre ses territoires à l’exploration de l’œil du songe, tourné vers les souvenirs rescapés qui s’y réfléchissent.  

À nous autres, aveugles au clair regard, Max Alhau découvre des échappées muettes inscrites au creux des arbres, dont il écoute la rumeur, leur droite dignité face à leur destin, fût-il celui de racines déterrées.  Il rappelle à l’humilité de ce qui se trace en sagesse si loin derrière nous : Si l’on était que le souvenir d’un temps dont on ignore tout... Il donne ici au lecteur un ensemble de textes que l’on lit et relit, continuant d’en explorer facettes et échos encore inaperçus. 

Présentation de l’auteur




Miroitement sur terre de la petite flaque d’eau de Christophe Jubien

Une critique de janvier 2014, parue dans le numéro 83 de Recours au poème.

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Miroitement sur Terre de la petite flaque d’eau, nuée au ciel des mots de Christophe Jubien, nous invite à nous interroger sur l’essence même de la poésie. Mais quelle est-elle ? Dérapage du signe, affleurement des silences, images suscitées par ? On le pense, on le dit, on tente de la définir, de l’apprivoiser, d’en maîtriser les arcanes, de la contenir depuis des siècles dans un réservoir trop petit. Et déborde, dépasse, affleure Christophe Jubien. Faisant fi de la fonction autotélique du langage, il encercle les signes à la page. Des mots fidèles au sens du lexique, un énonciateur qui se dévoile au fil de la lecture, des champs lexicaux qui déploient la vie poussée de terre. Là est cette poésie qui coule comme une source limpide du signe dans sa complétude. Mais comment dire le ferment de l’existence ? Rien ne s’envole, mais tout pousse à accroître notre acuité au présent. La simplicité du langage trouve place et se fait chant poétique, pour atteindre à

 

Un genre de Satori

Moment de flottement
après que le ballon
soit retombé chez les voisins
moi les enfants les bras ballants
une pie soudain joyeuse
le cèdre vraiment bleu
un chien qui se met à japper
mais alors très très loin
puis le ballon qui nous revient
comme par enchantement.

 

Les mots de Christophe Jubien nous mènent au plus simple de l’existence grâce à un texte irréductible tant est légère sa présence à la page, ponctué par les illustrations de Pierre Richir où plonger le regard après les mots.

Gracile mais puissante, une poésie ténue mais en épaisseur présente aux dimensions du signe tendrement déployé dans la simplicité même du langage, mais qui ouvre aux horizons herméneutiques de l’existence.

Présentation de l’auteur




L’honneur des poètes

Un article paru en mars 2014, signé par le fondateur de Recours au poème, Gwen Garnier-Duguy.

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A l'occasion de l'anniversaire des soixante-dix ans de la Libération, le Ministère de la Défense, l'un des nombreux (et surprenant) soutiens du Printemps des Poètes, a demandé à ses organisateurs de republier L'Honneur des Poètes, recueil de poèmes paru en 1943 aux éditions de Minuit alors clandestines. Ce livre n'était plus disponible, et ce sont les éditions Le Temps des Cerises qui le remettent dans le circuit.

L'Honneur des Poètes rassemblait, par l'entremise de Paul Eluard,  des poèmes signés par des noms inconnus : Jacques Destaing, Louis Maste, Camille Meunel, Lucien Gallois, Pierre Andier, Jean Delamaille, Roland Dolée, Daniel Thérésin, Serpières, Jean Silence, Malo Lebleu, Benjamin Phélisse, Paul Vaille, Jean Fossane, Jean Amyot, Anne, Robert Barade, Roland Mars, Ambroise Maillard, René Doussaint et Maurice Hervent.

Dans le livre consacré à la Résistance et à ses poètes, Pierre Seghers écrivait : "En dépit de l'initial et modeste tirage de l'Honneur des poètes (qui sera très rapidement plusieurs fois réédité), le retentissement est immense".

Effectivement, on savait que derrière ces inconnus se cachaient des poètes à la parole féconde, que l'époque d'alors savait lire et réclamait. C'était Eluard, Aragon, Seghers, Desnos, Jean Lescure, Vercors, Tardieu, Guillevic, Lucien Scheler, Georges Hugnet, André Frénaud, Loys Masson, René Blech, Pierre Emmanuel, Edith Thomas, Charles Vildrac, Francis Ponge et Claude Sernet.

L'Occupation privait les poètes du droit à la parole, et cette action relevait de l'acte de Résistance. Un poète comme René Char avait fait le choix de ne rien publier pendant la guerre, déplorant "l'incroyable exhibitionnisme" dont faisaient preuve "trop d'intellectuels", nourrissant depuis les replis du maquis, masqué en Capitaine Alexandre, ses Feuillets d'Hypnos, parole inépuisable pour comprendre le rapport réel entre ce que représente l'acte de Résistance et le Poème, c'est à dire pour comprendre le principe du vivant.

Remettre L'honneur des poètes entre nos mains, c'est bien sûr réveiller un pan de notre Histoire douloureuse et montrer aux jeunes générations à qui on reproche de ne pas savoir s'indigner comment peuvent être utilisés l'acte et la parole lorsque le péril menace.

Cet honneur auquel les poètes avaient recours représentait un chœur français, où une parole de colère, de fraternité, de dénonciation, de soutien, de soin, se murmurait dans l'ombre et fédérait les cœurs. Les consciences étaient au travail, en prise avec la volonté de demeurer libres, en proie à la peur, à la néantisation d'un peuple. Seghers précise : "A Londres, aux Etats-Unis, au Québec, partout dans le monde libre l'Honneur des poètes est un événement."

Il faut lire cet Honneur des Poètes pour comprendre ce qui menaçait les êtres et la parole, pour entendre le soulèvement de tout le corps menacé, supplicié, torturé, organisé pour résister.

Il faut le lire et se demander quels seraient les actes de Résistance face à la guerre aujourd'hui en cours, cette guerre qui ne dit pas son nom, cette guerre répandue sur tout le territoire planétaire, cette guerre où les ennemis ne sont plus distinguables des alliés au regard de l'interdépendance des intérêts communs, orchestrée par une finance ayant semé la confusion économique et l'avilissement de la personne humaine privée de projets et de sens. Cette guerre fait de beaucoup un collaborateur en puissance, obligé d'obéir à un système ultralibéral capitaliste devenu totalitaire, et ne permettant pas de s'engager aussi distinctement qu'en 1940 dans le camp de la Résistance. Cette guerre pourrait bien faire de nous de potentiels schizophrènes, jouant le jour le jeu qu'on nous demande de jouer avec le sourire, et détissant la nuit ce jeu mortifère avec les armes de la ferveur et du désir de vivre, dans les nouveaux maquis. Cette guerre nous demande de penser comme nos ennemis, sous peine de disqualification, de condamnation, et d'assumer nos différences pourvu que l'on se fonde dans le modèle imposé. Cette guerre idéologique, cette guerre matérielle, cette guerre soumettant la plus grande part de l'humanité aux intérêts de quelques uns, cette guerre du nihilisme totalitaire va à l'encontre de la vie.

Sous quelle forme s'organiserait aujourd'hui l'Honneur des poètes ? Des lectures, les pieds dans l'eau ? Des rassemblements militants et laïcs où les gens vont lire des poèmes dans la rue ? Des randonnées poétiques ? Des bouteilles contenant des poèmes lancés à la fureur des vagues ?

Imaginez-vous Char, rassemblant ses feuillets sortis de l'enfer, s'avançant vers un auditoire assis sur des chaises pliantes et couvert de chapeaux de pailles, et disant sa parole face à un public pieds nus, dans la rivière ?

Imaginez-vous Robert Desnos récitant J'ai tant rêvé de toi en chaussures de randonnée, avec un sac sur le dos et son sandwich dedans, accompagné par une flopée de rebelles New Age ?

Ces poètes de la Résistance, dépassant les clivages politiques d'alors, se réunissaient dans un patriotisme et ce patriotisme leur tenait lieu d'honneur. Ils chantaient en français. Ils chantaient pour crier leur assentiment à la liberté, à la dignité de la personne humaine, au merveilleux contenu dans la grâce d'exister sur Terre. Ils disaient "oui", "oui" à la France, "oui" à la liberté, "oui" à la vie, contre le "non" qui s'abattait sur eux.

Or ce "non" est devenu le grand projet actuel, que l'on propose au monde ainsi qu'aux jeunes générations à travers l'unique réalisation sociale. Mais cette jeune génération n'est pas aveugle devant le Simulacre qu'on lui propose et comprend que cet accomplissement social fait fructifier le chômage, l'exclusion, l'appauvrissement, la misère humaine. Le "non" généralisé a congédié l'extase d'être en vie, le miracle d'exister, de respirer, de parler, de penser, de rêver, de composer, et de tendre toutes ces lignes de forces pour composer l'or intérieur, celui de l'œuvre qu'il est possible à chaque être humain de proposer en réponse et en remerciement à la vie, d'affiner son corps mortel, d'affiner la matière humaine par l'aventure qu'offre l'esprit, c'est à dire par le sésame que donne le spirituel. Ce chant commun, interrogeant les étoiles, sondant le cosmos qui n'a pas livré tous ses secrets, n'aimante-il plus les Résistants de maintenant ?

Car où se cachent-ils ? Ont-ils trop honte d'avoir reçu le français pour langue mère ? Sont-ils dissimulés derrière la culpabilité et la mauvaise conscience qui partout se sont dilatées dans le pays ? Sont-ils tétanisés par le déni de soi au point de renier ce que représente la force de Résistance du Poème, qui est égal à la vie comme le disait Baudelaire, qui est atteint dans son cœur et dans son esprit, à qui on a demandé d'abandonner l'évidence d'être ?

Il serait intéressant de voir comment les Aragon, Eluard, Desnos, Char, Seghers, aujourd'hui, organiseraient cette Résistance et revendiqueraient cet honneur des poètes.

Il y a fort à parier qu'ils rassembleraient leur parole et leur action dans le maquis de la toile. Il y a fort à parier qu'au sein de ce lieu stratégique, où la liberté et la menace coexistent, ils verraient une brèche. Nous mettons notre main au feu qu'ils organiseraient un réseau de Résistance pour conjurer les attaques permanentes du nihilisme contre la pulsion de vie. Nous mettons notre main au feu qu'ils verraient là une possibilité de recours. Un recours à l'honneur. Un recours au Poème.

Cela se passerait des ministères.




Yeats : le poète irlandais réédité

Avril 2013, pour ce tout premier article de Pierre Tanguy sur Recours au poème.

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Prix Nobel de littérature en 1923, William Butler Yeats (1865-1939) nous revient en force, par la magie de la réédition,  grâce à deux livres qui nous donnent la juste mesure de son immense talent.

Le premier – Le crépuscule celtique – rassemble des histoires et des légendes populaires recueillies par l’auteur dans son île natale, à l’image de ce que firent, en Allemagne, les frères Grimm ou, en Bretagne, Hersart de la Villemarqué et Emile Souvestre. Il s’agit, pour la plupart, d’histoires que le Yeats avait entendues, quand il était enfant, dans le comté de Sligo : récits faisant intervenir des fées et des elfes, à moins qu’il ne s’agisse d’histoires plus prosaïques mais toujours mêlées à des croyances occultes.

C’est la volonté de ranimer une forme de celtisme qui motive, à l’époque, le jeune auteur. Yeats a 28 ans quand la première édition du Crépuscule celtique est publiée. Il en a 37 lors de la deuxième édition (c’est l’objet du livre publié aujourd’hui par un éditeur breton). « Dans ces nouveaux chapitres, comme dans ceux plus anciens, je n’ai rien inventé, écrit le futur Nobel, à l’exception de mes commentaires et d’une ou deux phrases trompeuses afin d’éviter que les relations du pauvre conteur d’histoires avec le diable et ses anges, ou ce qui en tient lieu, soient connues de ses voisins ».

On retrouve cette « matière celtique » au cœur de la réédition d’un choix de ses poèmes sous le titre Après un long silence. Les mythes propres à son île et le patriotisme qui la traverse (c’est l’époque de lutte de l’Irlande pour son indépendance) constituent la matrice de  nombreux textes : « Méditations en temps de guerre civile », « Pâques 1916 », « Les funérailles de Parnell »…

Mais il ne faut pas réduire Yeats au poète engagé pour son pays. Des événements personnels donnent chair à de nombreux textes. « Je t’apporte dans les mains respectueuses / Les livres de mes rêves innombrables / Dame blanche que la passion a usée / Comme le ressac use les sables gris-tourterelle », écrit-il dans « Un poète à sa bien-aimée ».

Lisant et relisant Yeats, lui qui fut aussi bien influencé par le mouvement symboliste que par le théâtre nô japonais, comment ne pas être frappé par sa parenté spirituelle avec une certaine littérature chinoise ou japonaise, comme dans ce poème écrit en 1890. « Je vais me lever et partir à présent, partir pour Innifree / Y construire une petite cahute d’argile et de claies / J’y aurai neuf rangs de fèves, une ruche pour mes abeilles / et je vivrai seul dans la clairière bourdonnant d’abeilles ». Cet engouement pour la nature et la contemplation, propre à de nombreux poètes d’Extrême-Orient comme d’Extrême-Occident, se retrouve également dans ce poème écrit quarante ans plus tard, en 1936 : « Peinture et livre demeurent / Un arpent d’herbe verte / Pour prendre l’air et faire de l’exercice / A présent que s’en va la force du corps / Minuit, une vieille maison / Où rien ne bouge qu’une souris ».

William Butler Yeats avait le don de la simplicité mais aussi la pleine conscience que la poésie devait nous mener ailleurs : « On ne peut donner corps à quelque chose qui vous transporte, écrivait-il, si les mots ne sont pas aussi subtils, aussi complexes, aussi remplis de vie mystérieuse que le corps d’une fleur ou d’une femme ».

Présentation de l’auteur




Yves Bonnefoy

Une des toutes premières rencontres à avoir été publiée sur Recours au poème, parue en octobre 2012.

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Natacha Lafond et moi-même avions rencontré Yves Bonnefoy en janvier 2004, dans son bureau du Collège de France, pour un long et passionnant entretien, qui était destiné au numéro de la revue Le Bateau Fantôme portant sur le thème du « livre ». Cet échange consista principalement dans la discussion des questions que nous avions préparées, mais aussi dans l’évocation chaleureuse de nombreux souvenirs littéraires.

Comme le lecteur pourra le constater, le poète a répondu à nos questions sous la forme d’un court essai, ou, si l’on préfère, sous la forme d’une longue lettre adressée aux questionneurs ; mais il demeure, dans son discours et son esprit, un entretien.

Sur les trois parties de ce texte, la première, la plus longue (elle couvre la moitié de l’ensemble) est reproduite ici pour Recours au poème. Le texte complet a paru la première fois dans la revue Le Bateau Fantôme, n°4, « le livre », 2004.

Mathieu Hilfiger

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Cher Mathieu Hilfiger, chère Natacha Lafond, j’ai lu vos questions, je leur ai trouvé beaucoup de sens, et c’est au point que je souhaite que vous les placiez, toutes ou au moins certaines, au seuil de ces réflexions. Mais permettez-moi de vous répondre comme si vous ne m’aviez posé qu’une seule grande question, celle du rapport que j’entretiens, ou qu’un écrivain peut entretenir, avec le livre, le livre comme tel…  Car c’est là un problème que je suis loin de maîtriser, d’où suit qu’avant de m’arrêter à vos points de vue plus particuliers, j’ai besoin de faire un retour sur moi, qui risque de prendre tout mon temps.

Un retour qui doit pour commencer en revenir à l’enfance puisque celle-ci est dans l’existence le moment où les livres ne peuvent manquer de produire sur leur lecteur prenant conscience de soi leurs effets les plus forts, parfois même bouleversants. Je l’ai déjà rappelé, à chaque fois que j’ai eu à m’expliquer sur la poésie, l’enfance est l’âge où la pensée conceptuelle, celle qui aborde les choses par leurs aspects, donc par leur dehors, se met en place dans la parole, dans le regard, mais de façon lacunaire encore, insuffisamment cohérente, d’où des failles entre ses propositions par lesquelles la plénitude de l’immédiat, en passe d’être oubliée, se marque dans l’esprit avec du coup un relief, une qualité de mystère, qui pourront hanter la mémoire pour tout le restant de la vie. Et ce souvenir, c’est alors le bien de la poésie, qui cherchera à le préserver dans tous ces mots de la langue que la vie adulte, pour sa part, ne peut que concéder ou abandonner aux concepts. 

Or, ces mots, où vont ainsi se retrouver aux prises les deux regards, celui du logos conceptuel organisateur du monde où l’on a à vivre, ou déjà les grandes personnes vivent, et celui d’auparavant, qui percevait les êtres et les choses dans leur immédiateté, leur unité, où se présentent-ils à l’enfant qui grandit sinon dans les livres qu’il lui est donné de lire ?  Je me propose donc de retrouver la façon dont j’ai vécu, pour ma part, le fait du livre. De comprendre comment un livre peut, comme tel, troubler la pensée, par sollicitation de ce que j’appellerai l’imagination métaphysique : non celle qui se complait à rêver de situations simplement inactuelles, inaccessibles, dans la réalité comme elle est, mais celle qui conçoit des degrés supérieurs de celle-ci, et veut se porter vers eux.

Un livre ? Mais remarquons d’abord l’ambiguïté de ce mot qui désigne aussi bien une œuvre littéraire, par nature immatérielle, que le volume où on peut la lire, en ce cas du papier, de la chose imprimée, une couverture, neuve ou usée, tous éléments offerts au regard sans relation évidente avec ce dont le texte fait part : le livre, en ce sens du mot qui est le plus vaste autant que le premier, ayant sa vie indépendamment de l’œuvre. Le même vocable a deux acceptions profondément différentes. Et pourtant ! N’y a-t-il pas entre ces deux réalités, l’entité purement mentale et l’objet physique, quelque chose pour les unir en nous qui sera plus que le simple fait que l’une soit le véhicule de l’autre ?

Telle la question que je dois me poser sans plus attendre, car je vois bien qu’elle peut expliquer beaucoup de mes rencontres les plus anciennes avec les livres. Très importants furent pour moi les petits volumes d’une certaine collection Printemps à laquelle j’ai déjà fait allusion dans d’autres écrits mais dont il me faut reparler, de ce nouveau point de vue. On m’avait abonné quand j’eus neuf ans aux petits ouvrages de cette série bimensuelle, je les recevais par la poste, 64 pages de minime format gardées ensemble par deux agrafes avec trois ou quatre illustrations, du dessin au trait, sous une couverture en couleur, elle aussi une belle image. Et ces petits romans, que j’attendais avec impatience un jeudi sur deux, c’était bien, tout d’abord, un livre, au sens matériel du mot : l’enveloppe que l’on déchire et cette ressemblance aux publications antérieures que l’on est ravi de constater dans la livraison nouvelle, avec beaucoup d’affection pour cette typographie, cette minceur souple qui ont déjà apporté de si séduisants récits. Ces livres, je ne les abolissais pas dans l’acte de la lecture, je les conservais, avec respect, avec compassion aussi pour leur fragilité évidente.

Et le même intérêt pour l’enveloppe des textes, je l’ai éprouvé tôt après cette première expérience de lecture dans l’espace plus austère mais tout aussi fascinant des Classiques Vaubourdolle, petits livrets voués à toujours la même présentation matérielle et eux aussi très minces et bien fragiles, dans leur refermement sur des textes cette fois imprimés serrés et avec une encre un peu trop grise mais qui me paraissait annoncer ainsi une difficulté essentielle. Il y avait à la maison un certain nombre de ces brochures, aussi quelques autres de chez Hatier, et j’y découvrais Andromaque, Britannicus ou Le Cid, je lisais subjugué ces tragédies, mais cette fascination pour des textes ne me faisait pas oublier leur vêture, et quand je regardais en quatrième page de couverture la longue liste des ouvrages « de la même collection », c’est à celle-ci que je pensais tout autant qu’à des œuvres encore inconnues de moi. Je perdais mon regard dans une cohorte de minces livres gris bleu, je m’avançais parmi eux, présences à la fois invisibles et proches qui étaient comme à veiller pour moi dans l’espace qui s’étendait entre le lieu proche et ces œuvres lointaines, énigmatiques.

Car voici bien ce qu’il faut que j’ajoute sans attendre, et qui me reconduit à ma première remarque, sur le regard des enfants, au moins de quelques enfants : ces œuvres, ces livres - dans cette fois le sens littéraire du mot, et en particulier ceux de la collection Printemps -, ne s’ouvraient pas à moi comme le récit d’événements ou de situations d’un monde réel, d’un monde certes inexploré encore mais bien réel ici même, et que mon imagination, mon désir, auraient voulu pénétrer, anticipant sur les années à venir, non, c’était l’imagination métaphysique qui avait d’entrée de jeu pris la barre, et je ressentais ainsi, de façon aussi instinctive que profonde, que ce que je lisais avait son lieu dans un autre monde, un qui, pour avoir les mêmes objets, les mêmes lois, les mêmes paroles que le nôtre, n’en était pas moins séparé de nous par un grand mur invisible.  La réalité dite par ces livres, et que rien ne distinguait de la mienne, en fait transcendait celle-ci, elle se situait à un degré supérieur dans l’être, elle était donc inapprochable sinon par la pensée qui ne cessait pas de s’élancer vers les cimes de cet ailleurs, irisées d’une lumière parfaitement mystérieuse.

Rien que de naturel dans cette impression, j’imagine, c’est simplement la mémoire de la présence, celle que j’évoquais au seuil même de ces remarques, qui cherche à s’inscrire dans la figure du monde à mesure que des récits élargissent cette dernière. La mémoire produit ce que dans un de mes livres j’ai appelé un « arrière-pays », un vestige de l’expérience originelle préservé aux lointains du monde comme il faut bien qu’on l’accepte.

Mais ce qui apparaît maintenant et que je dois souligner, c’est le lien que cette rêverie ontologique fait apparaître entre le livre véhicule et le livre texte, entre le contenant et le contenu : le premier se révélant davantage qu’un simple porteur du second, sans effet sur l’œuvre. Existence qu’il est bien, comme le montrait déjà l’affection qu’il sait provoquer, il peut être non tant le guide que je disais tout à l’heure, vers de la littérature encore non lue, que le messager qui vient à nous de cet ailleurs où les personnages et les situations des récits, des drames, paraissent alors résider. Il a un peu de sa vie ici, oui certainement, mais le plus clair autant que le plus secret de son être est « là-bas », à l’horizon du visible. Le livre, le support matériel de l’œuvre, quel est son rapport à celle-ci ? Dans de tels cas, c’est de confirmer qu’elle n’est pas de ce monde.

Un leurre, par conséquent, ce papier, ces caractères typographiques, ces couvertures comme des portes de temple étagées à plusieurs niveaux dans les brumes d’un outre-espace, un leurre car cette imagination d’un ailleurs dans l’expérience de vivre est tout de même un péril, et qu’il faut combattre. Le sentiment de présence, avoir compris - avoir su - que la réalité, c’est l’intensité dans la figure des choses, voilà qui est véridique, c’est le bien que nous recevons de notre mémoire quand elle se fait poésie, mais où le danger commence, c’est quand cette impression de réalité se sépare de nous pour se porter sur des choses rêvées ailleurs, alors que c’est ici même que ce qui est a son lieu, et doit être reconnu, et vécu. Là-bas, en dépit de l’intensité qu’on y rêve, ce ne sont que des représentations sans épaisseur d’existence, c’est de l’image, rien qui pourra répondre aux besoins de la personne comme il faut pourtant les savoir et les accepter si l’on se veut fidèle au moment premier de présence, présence aussi de soi-même à soi. De telles rêveries sont des leurres, et la poésie, ce sera de se persuader de cela. 

Vous voyez, je viens de vous faire part d’une de mes convictions, cette idée que le livre, le livre chose, peut être vécu d’une façon qui fait de lui un péril, en tout cas pour la poésie. Le livre peut être dangereux. Mais l’essentiel, aujourd’hui, ce n’est pas de redire cette expérience, c’est de comprendre la raison pour laquelle un tel leurre se met en place. Pourquoi, comment, le livre qu’on tient entre ses mains peut-il donner lieu à une transmutation des figures qu’on y rencontre, alchimie qui de leur statut ordinaire de simples sténographies de choses et de personnes d’ici tire l’or d’une apparence d’épiphanie ? Pourquoi ? Eh bien, parce qu’en sa nature même de chose, d’objet matériel, tangible, manipulable, le livre a une forme et des limites.  D’où suit que le texte qu’il contient est lui-même délimité, séparé de tous ces possibles qu’auraient été une suite donnée à son récit, par exemple, ou une objection apportée par un critique. Il lui est permis d’exister en soi, resserré sur soi : et c’est de cette virtualité, si le lecteur s’y attache, que la transmutation est la conséquence.

Que sont ces mots, en effet, qu’on rencontre alors dans le livre, qu’on y lit mais en se heurtant à gauche et à droite aux bords du cadre, lesquels renvoient vers le centre, là où sont les phrases du texte, avec leurs indications ainsi absolutisées ? Ces mots ne peuvent parler à ceux qui sont restés au dehors, ils ne peuvent entendre ce qu’on leur dit, rien en eux par conséquent qui puisse prêter à parole, ils ne sont, purement et simplement, qu’une langue, la langue que constituent leurs rapports au sein du livre. Et cette langue est donc libre de déployer ce qui est dans la nature des langues, à savoir qu’elles ignorent le temps de la finitude, celui qui dans nos vies, par la pensée de la mort qui en résulte, oblige à prendre au sérieux les situations du hasard et ne pas douter que c’est ce hasard le réel. Qu’on se laisse capter par une langue en son être propre, qu’on préfère en percevoir les structures plutôt que les employer, et ces structures se font un intelligible, au sens platonicien de ce mot, et quand ensuite on aperçoit cet intelligible dans les quelques figures - c’est le récit - qu’il puise dans le monde sensible pour, en somme, se signifier à lui-même, on voit celles-ci dans sa lumière, on les a perdues pour ce monde, ici, où on peut bien continuer à vivre mais où on a cessé d’exister. 

Et cesser ainsi d’exister, c’est évidemment une tentation, puisque c’est cesser aussi bien d’être mortel, et je crois donc que cette façon de se laisser séduire par le livre - autrement dit de profiter de son caractère fondamental, sa capacité de tailler dans la continuité de la parole, de fermer du texte sur soi -, c’est un fait assez répandu dans la communauté des lecteurs, quitte à prendre divers aspects, qui sont diverses manières de promouvoir la langue à l’encontre de la parole. On peut rêver d’un « arrière-pays » et il y a déjà nombre de façons de le faire, soit géographiquement, soit comme nostalgie d’autres moments de l’histoire, mais aussi on peut imaginer l’ailleurs érotiquement, passionnellement, la passion amoureuse, découverte dans des poèmes avant d’être tentée dans la vie supposée vécue, n’étant qu’une des retombées de ce grand mirage. Et d’aucuns, enfin, profiterons de ce qu’une langue, c’est de l’oubli de la mort, c’est décharger le vivant du sérieux de l’existence, pour se mettre à jouer avec les signifiants de l’idiome ainsi offert à la paresse de vivre, et ce sont alors ces analyses critiques comme on en voit souvent aujourd’hui, analyses-jeux faites à l’aide des simples formes, ou ces livres puisés dans le matériau de rien que la langue par une combinatoire qui élargirait son champ à, rêve-t-on, pauvrement, tout ce qu’on pourrait faire d’intéressant sur cette terre.

C’est en ces régions extrêmes du consentement au mirage, régions plutôt désertiques, que je commence, pour ma part, à m’attrister de la révérence, si ce n’est de l’idolâtrie, dont notre époque fait parfois montre à l’égard du livre, compris comme un texte d’entrée de jeu assumant le fait de son cadre, et y trouvant son bonheur. Pourquoi faudrait-il qu’un livre soit, comme tel, une fin ? Que l’idée d’écrire un livre fasse trembler d’émotion ? Que l’on s’enferme dans l’écriture d’un livre comme si c’était la réponse qu’il faut au supposé non-sens qu’il y a à vivre ? Je n’admire pas l’idée mallarméenne du « Livre » unique, absolu, idée obscure et, heureusement, contradictoire. J’aime profondément Borgès pour son sens exacerbé, en fait douloureux, de la finitude, mais quelle épouvante que la bibliothèque de Babel, à quoi s’est risquée son angoisse ! 

Mais revenons à mon expérience personnelle du livre, des livres, car ce n’est que par cette évocation que je me sens en mesure de répondre à votre attente. Les mirages produits par la collection Printemps ou par les classiques Vaubourdolle ne furent pas les derniers, j’eus à subir d’autres sollicitations, ce furent par exemple, au lycée, les éditions analogues de quelques auteurs latins et d’abord le manuel de grammaire latine, syntaxe mais morphologie presque autant, surtout dans ses « premières années ». Et la même sorte de transmutation du contenu des ouvrages, je l’ai opérée encore quand, dans mes années de lycée toujours, j’ai pris conscience de l’existence des livres surréalistes. Quel paradoxe ! André Breton y parlait d’ajouter des dimensions à la vie, de lui donner plus de réalité, et pourtant ce qui m’attirait à lui c’était ces livres dont la bizarrerie des textes, les images maintenant explicitement suggestives d’une autre réalité - plutôt pauvrement d’ailleurs, mieux eût valu, mais seul Chirico en était capable, s’attacher aux énigmes de l’évidence immédiate -, le tirage très limité, indice qu’ils n’étaient destinés qu’à un petit nombre d’élus, et, de temps en temps, la fatigue de l’exemplaire, preuve de l’existence de compagnons sur la voie à suivre, faisaient d’eux clairement, indubitablement, des messagers d’un ailleurs cette fois encore.

Reste qu’ils me conduisirent, ces messagers, vers tout de même, à Paris, des êtres qui existaient dans ce monde, belle occasion pour revenir de ce côté-ci de l’image. Et aussi je commençai à écrire, et à publier, je voyais d’autres personnes publier à côté de moi : ce qui changea mon rapport au livre. Bien naturellement ! Le livre-messager dont je viens de parler, c’est ce qui nous vient d’un ailleurs, il ne faut pas en avoir rencontré l’auteur, avoir dû constater que celui-ci n’est, si j’ose dire, que réel. À plus forte raison perd tout prestige possible le livre où prend place un texte dont on est soi-même l’auteur. Ne sommes-nous pas, nous qui écrivons, nous qui publions et qui nous parlons, à jamais du pays d’ici ? 

Et qui plus est, d’un pays dans lequel des questions se posent, qui décolorent les rêveries de l’adolescence qui veut durer aussi efficacement que le réveil au matin efface celles des nuits. L’époque, dès 1934, avait commencé à parler très fort. Un autre texte que celui des œuvres littéraires se faisait de plus en plus une incontournable évidence, dans un imprimé, le journal, et aussi un parlé, à la radio, dans les rues, qui bousculaient la forme des livres, la forme inhérente au livre, laissant du coup échapper de leur discours multiple et contradictoire l’aveu de la distorsion par les structures verbales de la réalité comme il faut la vivre. Bien difficile aurait-il été dans ces années-là de ne pas comprendre que la société tout entière, privée ainsi de parole, était soumise à des systèmes conceptuels – philosophies autoritaires, dogmes des églises, idéologies portant ce passé déjà dangereux et coupable à des conséquences sinistres – qu’il fallait critiquer comme précisément des mirages dans la pensée. C’est de ce point de vue que le surréalisme, aussi chimérique parût-il aux yeux de beaucoup, était un guide vers l’existence vécue le plus quotidiennement : vers la « vraie vie », réclamée par Rimbaud, celle qui se sait « réalité rugueuse », anges oubliés, finitude. – Je compris ainsi, en tout cas, ce que suggérait André Breton. J’écrivis un « Donner à vivre » pour le catalogue de l’exposition de 1947, puis un Anti-Platon. Et je me mis à lutter contre ces tentations – je les ai plus tard appelées gnostiques – qui donnent prestige aux livres des autres et à travers eux à tout livre qu’on prend dans ses mains, que l’on ouvre. Quand j’en vins à en publier un moi-même, un qui aurait à circuler tant soit peu et qu’il fallait rendre présentable, je fis attention à sa présentation, à sa typographie, profitant de la liberté que me laissait l’éditeur, mais il n’en mettait pas moins fin à tout un moment de ma vie.

J’étais d’ailleurs déjà dans le projet d’autres livres. Non pas que je voulusse cela, écrire d’autres livres pour le plaisir d’en écrire, mais il fallait bien que se donnât des points d’appui au dehors - des occasions de souffler - le mouvement d’une écriture dont la réflexion sur l’existence incarnée ici, dans l’ordinaire des jours, m’apparaissait désormais la seule valable raison d’être. En cela, oui, je me sens proche de Proust. Et je ne traite pas bien les livres que j’ai écrits et publiés, ces volumes, plus ou moins gros.  Leur contenu, leurs moments successifs, je les ai assurément en esprit, autant que ma mémoire me le permet, mais je les garde en désordre, et quand il m’arrive d’en chercher un, s’il n’est pas tout à fait récent, je dois l’arracher à l’étau d’autres bien trop serrés contre lui ou le tirer de sous une pile, qui s’écroule. Ma couronne de lauriers, que je dois bien avoir placée quelque part, en tout cas je ne l’ai pas disposée au dessus d’un beau meuble où mes publications vieilliraient agréablement côte à côte, drapées de papier cristal. 

[…]

Photo © Télérama.




Ghislaine Lejard, Sous le carré bleu du ciel (extrait)

Des poèmes publiés en mars 2014.

 

1

La pluie sur les tuiles
une perle sur un pétale de rose
une flaque sur le trottoir
une larme sur la joue
le ciel rythme nos pas.

Les fleurs du cerisier
subtiles fragiles
à peine entrevues
dans l’éblouissement
d’une pluie de printemps
nos jours passent.

 

2

Sur le vieux mur du jardin
la pierre est chaude
le chat attend
confiant la caresse du vent
ou la main amie.

Douceur de lumière
le mur murmurillie
ses siècles d’histoire
dit le vent la pluie
la chaleur des étés
et le givre.

( murmurillier v,1278 Sarrazin, murmurer tout bas)

 

3

Pas une ombre
sous nos pieds
la dune le sable
au loin palmiers et tamaris
promesse d’un peu de fraîcheur

Dans le jardin
le gel fend la pierre
le froid le givre
mais le crocus et la fleur de camélia
promesse d’un éclat de soleil.

 

4

Sur l’herbe le bassin
posé donne à voir
aux visiteurs les reflets changeants
puits de lumière il relie
la terre au ciel.

Sur l’herbe fraîche
se répand le parfum
soudain l’envie de s’arrêter
dans la lumière nouvelle
l’envers des choses.

 

5
Lecture silencieuse
de l’homme assis
devant la fenêtre
la lumière en équilibre
éclaire son visage
au loin le paysage
ouvre l’espace
laisse entrevoir le vol de l’oiseau
la page tournée
le livre se referme.

                                   extraits de Sous le carré bleu du ciel éditions Henry

Présentation de l’auteur




Julien Blaine, Carnets de voyages

La première critique de Lucien Wasselin publiée en mars 2013, dans le numéro 42 de Recours au poème.

∗∗∗

Il y a comme un paradoxe évident dans la démarche de Julien Blaine : il proclame qu'on n'a plus besoin de livres pour faire vivre la poésie mais il continue à publier des livres inclassables à moins qu'ils ne soient des recueils de ce qu'il appelle la poésie élémentaire…  Carnets de voyages est l'illustration de ce paradoxe. Mais il faut se souvenir qu'il affirme aussi, après avoir dit que le livre n'est pas inutile ou inintéressant, qu'il est résiduel. L'aspect résiduel de ce que le corps (a) fait ? l'aspect résiduel de la performance ? Peut-être. Le livre (de poésie, au sens où l'entend Julien Blaine) serait le recueil de traces de choses vues ou de choses faites que le regard transforme en poésie. Reste une bibliographie impressionnante qui oblige à se poser cette question : comment aborder un livre de Julien Blaine ? Comment aborder ces Carnets de voyages ? Peut-être en se souvenant de cet autre livre, ancien puisque paru en 1972,  Processus de déculturatisation. Dans ce dernier mot, il y a dé…ratisation. Comme si apparaissait un programme d'éradication de la poésie au sens où on l'entend habituellement.

Le livre s'ouvre sur la photographie de l'intérieur d'une tour médiévale percée d'une meurtrière. L'image s'accompagne de ces mots : "Quand la bombarde apparaît pour accompagner l'arbalète, la meurtrière se transforme en point d'exclamation ! (écrit à l'encre couleur ciel)". Et  c'est vrai que la découpe des pierres qui donne sur le ciel a cette forme  que les typographes connaissent bien. On a bien ici une trace de ce qui a été vu ; mais l'interprétation à laquelle elle donne lieu n'est pas neutre. Le voyage est prétexte à recueillir "l'empreinte d'une langue originelle, une langue élémentaire qui remonterait aux racines du verbe, hors de toute révélation divine", comme on a pu l'écrire. Nous voilà loin du mythe de la Tour de Babel… Ce signe apparaît dans une construction humaine, et c'est le regard qui le transforme en figure poétique. De fait, ce volume recueille des signes très divers : photographies, jeux typographiques, croquis, images d'autres cultures… Ainsi la suite qui évoque une culture orientale est-elle construite pour dire le voyage (qui va du km 17 au km 181). L'humour n'est pas absent (puisque l'image est parfois retravaillée) quand Julien Blaine affirme que le soldat Han est "revu et corrigé par Jackson Pollock ou le plâtrier du coin". Propos iconoclastes ? En tout cas le travail qui est mené montre que l'assemblage de signes isolés peut donner naissance à une "phrase", un "texte"… Les jeux typographiques, les ensembles de lettres, la figure du cercle même… s'inscrivent dans la tradition de la poésie spatialiste telle qu'ont pu l'illustrer Ilse et Pierre Garnier (avec Les Poèmes mécaniques par exemple ou des recueils plus récents). Rien n'échappe à l'œil avisé de Julien Blaine qui sait mettre en regard (!) photographie du lieu et panneau dont la signalétique relève alors d'un humour involontaire ou du hasard objectif… Ou des photographies d'objets très différents (mais pas si éloignées matériellement l'une de l'autre que ça !) qui donnent du monde une image très érotique... Même la carte est utilisée comme dans l'ouvrage de 1972, ce qui montre la cohérence de la démarche de Julien Blaine.

    Carnets de voyages ? Oui, car les  lieux auxquels renvoient ces "textes" sont bien ceux traversés, d'une manière ou d'une autre, par le "poète" dont l'œil est toujours à l'affût. Mais aussi, peut-être, voyages dans le temps  car la collecte de signes arrachés au réel n'a pas de fin et peut donner lieu à d'étonnants retours en arrière pour qui connaît un peu le travail passé de Julien Blaine. Ce qui tend à prouver la fécondité de cette originale langue des signes…

Présentation de l’auteur