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Sylvie Durbec, Carrés

Couleur orange et graphie très sobre pour la couverture de ce livre, qui s’ouvre sur une citation de Peter Handke. Cet auteur autrichien est le personnage tutélaire de ce recueil, (qui de Sylvie Durbec ou de lui prend la main de l’autre ! ?), son nom est cité à presque toutes les pages, et l’on comprend que Sylvie Durbec va suivre la démarche d’écriture de ce dernier.

Depuis 1975 Peter Handke a poursuivi un programme de vie et d’écriture de plus en plus axé sur l’observation de soi, la réflexion sur soi, le commentaire de soi. Il s’observe tout en observant le monde et cherche à rendre le présent, car le présent doit selon lui, pouvoir s’écrire. Très tôt Handke s’est voué à une esthétique du non-événement en s’attachant à faire apparaître ce qu’il y a de caractéristique dans le quotidien. Il semblerait que Sylvie Durbec ait voulu lui emboîter le pas, sa recherche est semblable tout au long des carrés, bien qu’elle déplore ne pas être pourvue de la même lucidité que son illustre (mais aussi controversé) modèle. Cependant Sylvie Durbec ne manque ni de sensibilité ni de curiosité ni de références. Au gré des pages, d’associations d’idées en glissements orthographiques, d’assonances en néologismes, elle nous fait part de ses réflexions sur l’écriture, ses joies et ses surprises. Elle « brodécrit », les lignes de trame des lettres et des mots rencontrant les lignes de chaînes du papier, le carré sur la page se présente comme un tissu.  

Sylvie Durbec, Carrés, éditions Faï fioc, 2020, 60 pages, 11 euros.

« Un petit bloc de glace à sucer sous la langue attention aux caries du carré la pointe de la langue évacue le trop froid le crache et c’en est fait de la disparition » : qui dit carré laisse entendre carie ainsi que Carinthie, région où est né Peter Handke. Mais le carré peut aussi bien figurer un ring, une caravane qui sert de cabane devient une « carabanne ».

Le mot carré renvoie aussi à jardin, plantation, semaison de mots et de graines, germination : « nos mots usés plantés semés carottes rutabagas tomates et ne rien voir pousser dehors sauf le livre », « çà jardinière d’un texte carré où pousseront des lignes parfaitement parallèles ». Ce livre est un livre de plein-air et Sylvie Durbec une poète de plein-vent, du dehors, où elle s’oblige à écrire malgré le mistral et le froid. Carrés d’écriture pour éviter l’ennui de l’habitude, pour se laisser surprendre par l’inattendu de l’exercice et par le flot de conscience qu’on cultive depuis que Virginia Wolf s’en est faite la championne ; parce qu’écrire n’a rien à voir avec la répétition et la mécanique bien huilée du quotidien.

Ouvrage écrit en l’espace de deux ans, certains carrés écrits lors d’une résidence au Grand Sault chez la poète Anne Calas (à Sault dans le Vaucluse), il s’agit d’une suite de carrés (50 +1) de 24 lignes environ en moyenne, dont la dernière ligne est inachevée et se finit par le mot carré…. Mais alors est-ce bien un carré ! L’auteure elle-même pose la question. Carrés prétextes, carrés mémoire aux souvenir plus ou moins lâches, carrés d’un puzzle dont les pièces forment des angles droits, et dans ceux-ci des anecdotes (la renarde a mangé les poules, les petits enfants dessinent et peignent) ou bien des évocations de paysages : Le mont Ventoux comparé au Fuji Yama, le Larzac. Sont aussi évoqués la vie paysanne d’antan, Pétrarque, l’héritage familial, la mort de la mère, l’idiome de la mère, la terreur que les yeux de la mère inspirent, les déplacements et des lieux visités (Lascaux, grotte de Chauvet), Marseille (la plus belle ville du monde, celle où a grandi Sylvie Durbec), l’enfance et les règles auxquelles obéir… et de fil en aiguille dans la chair même de la vie, défilent sous nos yeux la mort, les migrants et les réfugiés, les EHPAD, les proches qui peuvent se révéler être ceux dont on sait le moins de choses : « parmi tous mes familiers ici, celui dont j’en savais le moins, c’était mon fils ».

Les carrés ont le souci de la parité : autant de mots masculins que féminins, le but défini est d’écrire une biographie, mais « biographie future plutôt qu’appartenant au passé » faite de petits instantanés comme un pique-nique sous la pluie dans la voiture aux abords d’une route monotone, biographie faite de réflexions quasi métaphysiques toujours rapportées au concret du vécu immédiat. Les carrés en prose n’offrent aucune ponctuation, quelques majuscules pour signaler le début d’une nouvelle phrase mais peu (« pour dire non à la hiérarchie à cause de ce travail modeste sur ce qu’est un carré d’écriture »), des mots en Italien, et au hasard des pages sont évoquées les présences éphémères d’artistes ayant croisé la route de l’auteure (autres que P.Handke) tels qu’Edith Azam, Pentti Holappa (poète Finlandais décédé en 2017), Montaigne (celui qui vit, un peu comme Sylvie Durbec, « à sauts et gambades »), Rabelais, Georges Pérec, Robert Walser, Mahalia Jackson, Vincent Van Gogh, Gustave Roud, Soutine, Salvador Dali, les amies Suisses Claire Krähenbühl et Denise Mützenberg … L’évocation du persil fait apparaître Marius Daniel Popescu (poète Vaudois d’origine Roumaine ayant fait des études de sylviculture, et créateur du journal littéraire le Persil), on croise aussi Emily Dickinson (qui pose la question de savoir si l’on doit ou non écrire au singulier un couple alors que deux le font et qu’un rien le défait). Et puis l’auteure s’observant écrire, avec un brin d’auto dérision se demande ce que ferait un « vrai écrivain » : « il est comment au réveil comment commence sa journée café balzacien ou thé anglais j’en sais foutre rien ». Suit alors l’évocation de l’écriture de James Sacré : « un carré d’écriture où subsiste le fouillis des broussailles chères à james sacré ». Et l’on sait combien ce poète, nourri d’enfance, aguerri aux questionnements qui ne trouvent pas de réponses limpides, fait figure de phare pour Sylvie Durbec (James Sacré avait signé la postface de son recueil Femme(s) passagère(s) de l’est paru chez p.i-sage intérieur en 2016).

Dans ce livre de Sylvie Durbec, les carrés quand ils sont au cimetière, sont confessionnels, mais ils peuvent aussi être de chocolat, ou bien des carrés Gervais servis au goûter, ou bien ils ont la forme de mouchoirs agités lors de départs, ou bien ils font penser à chambre et de chambre on en arrive à gaz et aux horreurs de l’histoire : la Shoah, le massacre des villageois brûlés vifs à Oradour sur Glane (« la vézère avec toute cette eau pour éteindre la lettre O qui hurle en silence ici comment habiter dans la Cendre toute une vie »), ou bien encore l’explosion de la centrale nucléaire à Tchernobyl. Les carrés s’écrivent en train, en marchant, en jouant avec les petits enfants : « il est comme ça l’enfant à redresser le monde qui penche sans craindre l’effondrement maniant brouette et balai torchon et fourchette pour que ça marche la vie ». Les passages où sont évoqués les enfants laissent transpirer toute la tendresse et tout le bonheur ressentis au contact de cette jeunesse qui répare, qui renouvelle, qui rafraîchit, qui donne sens, qui émerveille et nous fait nous questionner, mais surtout nous fait nous dépasser.

Si Rimbaud associait les couleurs aux lettres, Sylvie Durbec les regardent en s’attachant à leurs formes. Un B est formé de « deux petits ventres », un C est oreille, un O est ouvert et peut devenir « désert brûlé », O comme une bouche bée, muet d’étonnement ou de sidération. Le A suggère quant à lui l’autorité. Il faut aussi rendre hommage au climat de liberté et de fantaisie que Sylvie Durbec installe dans ses carrés. La fraîcheur de son ton nous aide à affronter les choses tristes évoquées qu’elle partage avec nous, lecteurs-trices. Cela ne nous étonne pas outre mesure, car cela fait partie de son talent que de faire preuve d’humour et de tirer les récits vers le conte, vers l’univers imaginaire des enfants.

Livre attachant, touchant, ouvrage d’autoréflexivité au sens large, et qui déborde l’histoire personnelle de l’auteure, il s’inscrit dans la cohérence d’une œuvre où régulièrement sinon toujours, Sylvie Durbec nous fait traverser des paysages (dont certains, comme la Sibérie, ont valeur particulière sinon symbolique), interroge la peinture et les peintres, navigue entre plusieurs langues : réelles, souvenues et inventées. Nous l’avons retrouvée avec plaisir, elle qui nous a rendu familiers de ses éclats, de ses bribes où l’enfance joue un rôle important, où la vie quotidienne brille de quelques pépites éclairant le continu d’une vie écrite comme d’une écriture vécue dans la chair vivante de l’existence.

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Ariane Dreyfus, Sophie ou La Vie élastique

Ariane Dreyfus cite les vers de Denise Levertov à la fin de son recueil : « Me comprenez-vous bien ? / C’est de vivre que je parle, / de se mouvoir d’un instant / dans un autre instant, et dans celui / qui le suivra, de respirer, / la mort dans l’air du printemps ». Cette citation semble résumer le sens du recueil intitulé Sophie ou La Vie élastique, composé d’une série de petits tableaux de vie.

Ces poèmes se lisent comme des instantanés, narrant des épisodes de l’enfance de Sophie, héroïne empruntée au fameux roman de la Comtesse de Ségur. Ce recueil s’inspire librement des aventures et des mésaventures du personnage éponyme des Malheurs de Sophie. Le caractère de l’héroïne est préservé dans la mesure où le recueil est scandé par ses bêtises et les punitions qui lui sont infligées. 

Une vie élastique, c’est une vie dans laquelle le temps s’étire, par la présence joyeuse à l’instant.  « Je sais ce que j’ai vécu / et que je vivrai encore » : tels sont les deux derniers vers du recueil, mettant en lumière la nécessité de cultiver un esprit enfantin. La fraîcheur du regard de l’enfant amène en effet le lecteur à percevoir le monde d’une façon spontanée, à travers la lorgnette d’un œil ébloui par les trésors de la vie, comme dans le poème intitulé La Peur vient après : « Sophie aime prendre / Brillants, dorés, elle les détache du velours rouge / De tout l’intérieur de la boîte à ouvrage / Personne d’autre n’est là / Pour l’instant c’est pour elle / Les ciseaux, les bobines, la verte, / La blanche écartée de la noire, le dé / Les très jolies choses admirables / Qu’elle pose lentement sur le lit ». 

 

Ariane Dreyfus, Sophie ou La Vie élastique, Le Castor Astral, juillet 2020, 107 pages, 12€.

Ces instants de vie sont également entrecoupés de plusieurs poèmes évoquant la mort, sans pour autant basculer dans le mélodrame. L’ultime vers du poème Cerises avant de partir suggère la mort de la mère de Sophie d’une façon très douce, grâce à la métaphore et au jeu d’homophones : « La mère s’est perdue dans la mer ». De même, la poupée de la petite fille apparaît comme un véritable leitmotiv, symbolique d’une vie malmenant les êtres humains. Cette poupée offerte à Sophie dès le deuxième poème du recueil est décrite comme « une presque personne », avec « de vrais cheveux ». Elle se voit ensuite enterrée par Sophie et ses cousins Paul et Camille au milieu du recueil, dans le poème La Belle décision. Même le récit de l’enterrement de la poupée est représenté avec tout l’enjouement de l’enfance, faisant l’objet d’un jeu émerveillé : « Sans pieds et sans cheveux / Elle est morte, la poupée ! / Sophie la soulève et sourit la première, / Oui, morte ! / Vite / Tous les quatre hurlent leur joie / De décider tout ! / Courir en file indienne / Jusque dans les herbes et jusqu’à là-bas / Et danser / Le bel enterrement qu’ils lui feront ».

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Sabine Dewulf et Florence Saint-Roch, Tu dis délivrer la lumière

Voici un charmant petit ouvrage où se mêlent de façon rigoureuse et harmonieuse la photo et le texte. Cela est rare et mérite d’être souligné.

Dès le début, se précise comment un protocole s’est mis en place, fondé sur le don et le contre-don. Entre deux femmes, deux amies. « Lorsque Florence m’a offert la première photographie, je me suis sentie délicieusement entraînée dans une démarche inédite » dit Sabine. Et Florence de lui répondre : « Alternativement, chacune de nous deux proposait à l’autre une photo qu’elle avait prise, à charge d’écrire l’une et l’autre un poème en regard. Puis, après avoir partagé nos poèmes, nous en écrivions un second en répons. (…) » Treize fois, donc, revient un ensemble formé d’une photo, alternativement proposée par Florence puis Sabine (sauf une exception), suivie par quatre poèmes, deux de Sabine, deux de Florence. Les polices de caractère, italique ou romaine, permettant de reconnaître les deux poètes et les deux voix.

Sabine Dewulf et Florence Saint-Roch,Tu dis délivrer la lumièreEditions Pourquoi viens-tu si tard, ISBN 978-2-919113-99-6.

Il s’agit, en « sautant dans l’inconnu de l’Autre » de trouver « de l’inédit en soi », en même temps « préserver l’énigme » et « trouer l’obscur ». Quel beau projet ! Chacune à sa manière et selon sa complexion ou son énergie répond à l’autre, répond de l’autre, se répond à soi l’autre et les textes se tissent ainsi à l’écoute de ce que « Tu dis ». Ce « Tu » qui dit, ou qui tait autrement, il convient d’en entendre sans pour autant la saisir, la singularité. Et les photos qui ouvrent ainsi les échanges sont le plus souvent évocatrices, énigmatiques.

Un livre sans verso, tout s’y écrit et s’y voit au recto, comme s’il fallait laisser de la place au blanc, au silence, à l’envers, à la lenteur de ce qui est dit, de ce qui est écouté, de ce qui est « tu » dans le « Tu ». Ainsi glisse-t-on d’un dialogue à l’autre de façon fluide. Et se tissent ensemble le « on », le « nous », le « je » le « tu » comme autant de déclinaisons au mystère d’être, de dire, de voir, d’entendre, de s’entendre.

Un livre questionnant, où chacune propose et répond et chaque réponse, à son tour, questionne « On appareille pour cesser d’être les mêmes » et chacune se demandant tour à tour jusqu’où cela va la mener : « Cela ne nous mènera pas loin / On le sait » Pourtant, « Bondir de l’avant » (…) « On comprend l’essor et l’envol / Jusqu’au chant des oiseaux qui s’élucident » … « l’eau elle ira jusqu’au bout » et le petit livre, lui, nous conduit des feuilles mortes jusqu’aux étoiles.

Présentation de l’auteur

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Daniel Brochard, 13

Avec 13, court recueil vraisemblablement édité « chez l’auteur », à une époque où trouver un éditeur pourrait sembler facile, tant abondent les maisons d’éditions, mais ne l’est pas en réalité, et ressemble souvent à un parcours particulièrement harassant, voire décourageant, Daniel Brochard donne à lire un ensemble de treize textes, simplement numérotés en chiffres romains, qui ne laissent pas indifférents.

Distribués sur la page à la manière du poème « Un coup de dés » (la référence à Mallarmé se trouve peut-être dans le poème VI : « Le jeu de dés / dans la naissance du jour »), les mots forment des constellations de signes, parfois seuls, parfois assemblés en groupes excédant rarement quatre mots :

 

            Mot              dire                 un sens

                                               à l’univers

      dégoupiller un mot                            sur

                                                           une étoile » (I).

Daniel Brochard, 13.

Daniel Brochard, dès ce poème inaugural aborde le thème central en poésie, thème qu’il ne lâchera pas dans la suite du recueil, du « mot » et du « langage ».

Le mot est une « grenade » puisqu’on le dégoupille (I), le mot a quelque chose à voir avec une sorte de « big bang » se produisant dans une galaxie lointaine.

Plus loin on demande de « Fuir les extrêmes de la poésie / les mots sont rudes / une envolée de matière / entre deux hémisphères » (III). Le recueil a ainsi quelque chose d’un « art poétique », mais aussi quelque chose, semble-t-il, d’un retour d’expérience au contact, peut-être rugueux et problématique, des mots.

Ainsi le mot est tantôt « conscience du doute » (VII) ; ailleurs il est dit qu’il est « Facile de se cacher la tête dans les mots » (X) ; plus loin encore « Les mots / poussent / dans les arbres », et l’on pose la question « Y a-t-il un abri pour les mots ? » (XII). Le poème XIII exprime vraisemblablement le mécanisme de la création :

            Le mot            juste                à trouver

                                    L’étincelle.

            Tout se dit par les mots.

            L’univers est né d’un mot

                                    d’une idée

                                    d’une notion. 

 

Ainsi le poète, sans qu’à aucun moment s’installe l’idée qu’il pourrait s’agir d’un exercice vain, propose au lecteur une excursion au sein de la galaxie du langage, dont on devine qu’elle constitue pour lui un espace quasi infini qui a partie liée avec le mystère, mystère que les mots sont censés lever (« Le mot / dit / l’ombre », V), mystère que leur ambiguïté promeut parfois (« Mot phare / Mot / Ment », IV), mystère des mots eux-mêmes (« nous ne savons rien des mots », VII), mystère de la vie des mots (« Quand le mot / revient / seul. / Il n’est jamais trop tard », V), mystère du mot créateur de mondes (« Il y aura l’extrême fin / dans la conscience du tout / un mot comme une délivrance / au tout début du monde », II).

Il va sans dire que la lecture de ce mince recueil, de format carré, sensible, mais retenu, suscite l’intérêt du lecteur. On y évolue dans un univers dont les composantes sont à la fois stellaires et maritimes. On y voit passer des voiliers, des bateaux, mais aussi le temps (« la clepsydre / au cœur de l’étoile », V).

Éclaté, l’univers du poète distribue à sa guise les élément d’un décor imaginaire (« Le vent dans les voiles de la nuit », V) dont les motifs reviennent de poème en poème : nuit, étoile, bateau, phare…

Pour finir, une affirmation presque pascalienne : « Seul le mot dissipe l’ennui » (VI).

                       

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Marc Alyn, L’Etat naissant

L’Etat naissant, comme une évidence ou une contradiction ?

Qui ne connait pas Marc Alyn, dans le petit monde parfois trop cloisonné de la poésie française contemporaine. Né en 1937 à Reims, de son vrai nom Alain-Marc Fécherolle, il est d’une étonnante précocité, et créé à l’âge de 17 ans, la revue, Terre de feu, dans laquelle il publie son premier recueil de poésie en 1956, « Liberté de voir ». En 1957,  il reçoit le prestigieux Prix Max Jacob pour son ouvrage « Le Temps des autres ».

Lauréat de nombreux prix littéraires importants, depuis,  dont le Grand Prix de poésie de l’Académie française en 1984, et le Goncourt de la poésie pour l’ensemble de l’œuvre en 2007, il est considéré à juste titre comme l’un des poètes majeurs de sa génération  surplombant très largement certains de ses aînés par la qualité et la profondeur de son inspiration ; comme en témoigne encore son dernier recueil intitulé modestement « L’ETAT NAISSANT »*, (peut-on imaginer un clin d’œil à Baudelaire, sans outrepasser une formulation strictement personnelle ?) paru tout récemment chez l’éditeur PHI dont la réputation n’est plus à faire dans l’hexagone – Recueil que je qualifierais volontiers de « pépite d’or » au sein de la production poétique du moment. Comme quoi nul besoin de courir après un grand éditeur parisien pour faire valoir un talent unanimement reconnu. D’emblée et dès les premières pages, Marc Alyn nous plonge dans son univers récurrent (d’œuvre en œuvre) dans un registre singulier qui juxtapose les contraires, mais dont les soubassements parfois issus de l’étrangeté, bien que toujours adroitement maitrisés, inventorient toutes sortes de « spiritualité (s) » dont les accès ciblés sont autant d’ouvertures possibles à un monde qui nécessairement nous échappe, perdu entre, « ombre et lumière », « ordre et désordre », « conscient et inconscient », « matérialité et immatérialité dénudées ».  Aussi bien que :

Marc Alyn, L’ETAT NAISSANT, édtions PHI, 107 pages, 15 euros, dans une version plus ancienne est paru pour la première fois en 2000, aux éditions l’Harmattan.

 

 

La mort présente dès le premier soupir
apparaissait sous des traits empruntés
de Diane nyctalope.  (P.6)

 

Figure de la féminité chasseresse, comme aussi bien éprouvante et délicate, et dont le choix n’a rien d’anodin, plongée « corps et âme » dans l’indistinct -ce qui voit la nuit- où « les pas s’effacent légers » comme pour conjurer les craintes discordantes d’une antériorité inégalée, mais subitement passagère, où la mort survit à elle-même, sans se déclarer.

 Et comme si écrire alors pour le poète hautement inspiré n’avait de sens qu’en vertu d’une âcre interrogation, ou bien que le passage de l’Espace au temporel et du temporel à l’alpha (comme un chemin inverse), soit simplement ce cri de l’enfermement ou de la dépendance du MOI, à ce qui lui fait défaut. La chair ?

 

Dès l’alpha d’exister : le cri, l’incise initiatique
le passage de l’Espace à l’espace
et de l’intemporel à la durée. 

 

L’Alpha ? Le cri ? Puis plus loin :

 

Le chef d’œuvre de l’existant consistait à devenir
sans cesser de rêver
la substance même de son rêve.
Dieu se créait puis s’annulait en son secret.  (P.11)

 

Et voilà que Dieu (ce) Dieu, mais quel Dieu au juste – surgit de nulle part pour « manger l’arbre de sa création » - ou bien que le rêve amputé de ses multiples « dons de SOI » s’en remettait à l’intuition de l’animal ; ici dénommé le chat. Et soudain l’alchimie qui opère :

 

Le sacré s’était réfugié dans des poèmes
qui se lisaient entre eux
et passaient le message
à des peuples absents, veufs du surnaturel.  (P.51)

 

Un « Sur-naturel », qui cependant ne révèle pas son Nom, et qui est d’ailleurs une constante significative dans l’œuvre du poète mystique. L’incidence de l’au-delà – sur la conscience – qui représente dans le même temps ses accès et ses excès circonstanciés, dans le poème – avec en arrière-plan l’idée, l’idée non dissimulée de messages attenants à… Sont-ils clarifiés pour autant, au regard des peuples absents ? Le veuvage devient alors fatalité, bien plus que complaisance du Dieu  maintes fois Invoqué pour finalement disparaitre, où ?

 

redoute de rencontrer l’Autre qui est toi-même
et que la nuit a libéré.  (P.64)

 

L’Autre en effet n’est pas l’absent, c’est un fait convenu ! L’Autre MOI, parfaitement identifiable et intelligible, qui jongle avec ses propres figures temporelles ou atemporelles… Contemplatives ?  C’est selon… l’Autre encore qui initie et parfois malgré lui la sourde interrogation (fragile) où les métaphores changent de peau, en désignant de nouveaux termes d’achoppement, qui consistent principalement à trouver une respiration plus adéquate, dans l’écart qu’elles génèrent.

 

Fatigué de durer parmi les pyromanes
Nous choisissons d’habiter la distance, l’altitude, l’écart,
Les voluptés à tirage confidentiel… (P.65)

 

L’écart en somme entre ce qui est et ce qu’il y  parait :

 

La transgression fut notre loi
et l’interdit notre bréviaire. » (P.65)

 

L’auteur inviterait-il volontairement ou involontairement à une sorte de rébellion propice « au chemin de garde », « sans cesse pénétrant dans le vif du sujet ». Or «  c’est en déshabillant le nu lui-même », que le poème, ou bien l’écrit magique revient – à l’endroit – interpeller sur le sens même de la quête.

La loi dans un tel cas, peut d’ailleurs paraître artificielle, mais pas forcément négative. Elle est un cadre parfois subtil qui évite bien des déconvenues, même si là encore la transgression n’a rien de factice en se positionnant sur la base, d’une certaine forme de détresse, ou plus justement d’attente.

 

Ce n’était pas vraiment le jardin des supplices :
nul ne souffrait à temps complet.
Sans cesse la victime rembobinait sa faute
pour jouir ou jouer aux billes avec le bourreau
        son complice. (P.73)

 

Il y a donc  -bien là – l’incidence d’une rémission passagère. Le supplicié copule avec le bourreau dans une sorte de jeu consenti qui n’a rien de sordide cependant, pourvu que la faute, elle, puisse soudainement s’effacer (momentanément) sans pour autant renier sa provenance et sa cause. Une faute peut-être assurément pardonnée. Pas oubliée certes, car une faute commise considère l’obligation de la réparation du tort fait : A l’Autre ou à Soi-même ;  et le bourreau n’agit quant à lui que sous ordre…. Nulle gratuité dans le châtiment encouru.  Ce n’est pas une affaire de fatalité, mais de droit. Celui de consentir adroitement au pardon, sans vaine prétention à réinterpréter la loi qui continue de s’exercer sans entraves d’aucune sorte, pourvu que le bourreau ne se contente pas de jouer aux billes,  en appliquant (envers et contre tout) la sentence requise, sachant que :

 

L’éternité n’était que le prologue, le lever de rideau
           avant la tragédie.
Tout débouchait sur le Commencement . (P.107)

 

Fin de partie……..

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Contre-allées, Revue de poésie contemporaine, N° 43, Printemps 2021

Amandine Marembert et Romain Fustier ouvrent ce numéro de printemps sur la voix poétique d’Etienne Faure. Celle-ci transite par les scènes du quotidien, se saisit des faits, événements et petites dramaturgies d’une vie ordinaire, pour laisser surgir l’émotion. L’émotion est sans doute le maître mot de sa poésie, et le poème est « passeur d’émotion » précise-t-il d’emblée dans le très court entretien avec Romain Fustier (10-11).

C’est aussi, dit-il un peu plus loin, « l’une des vertus des revues, dont on ne dira jamais assez de bien, qui mettent en présence plusieurs voix et offrent une première rencontre avec un regard autre ». C’est précisément l’esprit de Contre-Allées qui veille au respect de la pluralité des voix et genres poétiques contemporains. Ce numéro encore a fait le choix des quelques magnifiques contributions poétiques de Daniel Birnbaum, de Victor Malzac et de Benoît Reiss, ainsi que d’une suite de poèmes d’Eric Jaumier, disparu en juin 2020, dont la puissance et la vérité poétique sont saisissantes. Il nous laisse deux recueils, référencés par le comité de rédaction de la revue : Les lisières aux Éditions du petit véhicule (2019, avec Claude Margat)  ainsi que Blanc Corbeau paru en 2020 aux Éditions Jacques Brémond.

Contre-allées n°43, couverture
Valérie Linder, 48 p., 5€.

le jour ne vieillira
pas
il se met à croître

 

le soleil ne se
couchera pas

 

il veut un alphabet
de page blanche

 

des longitudes

 

là où le ciel
cri du bout des doigts

 

la mort est
ce toujours
cet artefact d’entre les voix.

 

(Le Mascaret, Zoocéphale, 18-23)

La revue se referme sur une présentation du dernier livre de Marie Huot, Le nom de ce qui ne dort pas, aux éditions Al Manar, qu’Amandine Marembert présente comme une histoire « à dormir debout », celle de la recherche d’un sommeil perdu : « j’écoute le fleuve noir - noir la nuit et noir le jour- pour connaître le nom de ce qui ne dort pas». Mais aussi celle, d’une beauté inouie nous dit-elle, de l’amour inconditionnel d’une fille à son père perdu (p 48).

Contre-Allées, revue de poésie aux airs simples et au ton juste, ne manque jamais l’essentiel, et questionne dans ce numéro le désir d’écrire, le chantier de l’écriture poétique. Les poètes Emmanuel Damon et Bernard Moreau y répondent : « une voix singulière qui se précise, s’oublie s’entête. Voix d’un sujet en quête de lui-même, jamais clos, achevé ou assignable, mais ensemble hétérogène de potentialités, de réalisations en devenir, à l’image de la pensée elle-même » (p 36). Et « il faut ouvrir tous les possibles dans le micro chantier du poème » (p 37) pour que la poésie agisse sans relâche dans nos propres existences et pour qu’elle « œuvre à la remise en question de ce monde » comme le souligne Romain Fustier dans son Avant-propos.




JEAN-PAUL BELMONDO ET RIMBAUD, L’AN 1969 DE « POÉSIE 1

Le 30 mai 1969, les premiers numéros de la revue Poésie 1 arrivent chez les libraires. Quarante-cinq jours plus tard : 90.000 exemplaires sont vendus. Ces chiffres, pour les animateurs, se passent de commentaire. Le slogan de Poésie 1 : « UN DÉFI : la poésie enfin à la portée de tous.  UNE AMBITION : des millions de lecteurs. UN PARI sur l’avenir de la poésie », n’est plus, semble-t-il, une boutade. La réputation de Poésie 1 dépasse très tôt les frontières de la France et l’espace francophone même.

Poésie 1 consacre certes des aînés, mais révèle aussi une multitude de nouveaux poètes, tout en biberonnant ses lecteurs (plusieurs générations) à la poésie contemporaine. Que de révélations ! Une vraie mine, qui n’a, encore aujourd’hui, pas pris une ride. Un bonheur et un vrai plaisir de lecture et un précieux outil de travail.

Poésie 1 est une revue au format de poche de 128 pages (vendue au prix symbolique du ticket de métro, 1 franc, en partie grâce aux recettes générées par les espaces publicitaires), dont le poète Jean Breton (fondateur des Hommes sans Épaules en 1953) est avec son frère Michel le fondateur et l’animateur de 1969 à 1987 : soit 136 numéros, 7.000 abonnés, 1.600 poètes publiés, trois millions d’exemplaires vendus. Une entreprise qui demeure à ce jour inégalée, tant par sa diversité, sa richesse, que par son concept, sa durée d’activité, ou ses tirages (de 20.000 à 50.000 exemplaires). Les numéros de cette revue unique, lus dans le monde entier, sont imprimés au minimum à 20.000 exemplaires et régulièrement réimprimés par Marabout, en Belgique. Poésie 1consacre des numéros spéciaux à des aînés (Jean Cocteau, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Lamartine, Leconte de Lisle, Rutebeuf, Alain Borne,  n°25, 1972…), aux étapes importantes de la poésie du XXe siècle (les Poètes surréalistes,

Poésie n°1, Belmondo Rimbaud.

L’École de Rochefort, Les Poètes de la revue Confluences, Les Poètes de la revue Fontaine, le Nouveau Réalisme, Les poètes du Nord, les Poètes de Bretagne, la Nouvelle poésie d’Alsace …) et entend regrouper les poètes de langue française (quatre numéros sont consacrés à la Belgique, trois numéros à la poésie du Québec, quatre numéros concernent la poésie helvétique…), sans ignorer le combat (ainsi parait la mythique Anthologie de la nouvelle poésie algérienne de Jean Sénac, en 1971). De réputation internationale, Poésie 1 se doit aussi de l’être dans ses sommaires avec des numéros consacrés au Sénégal, à la nouvelle poésie négro-africaine, à la Tunisie, l’Angleterre, Israël, l’Espagne, au Maroc, la nouvelle poésie tchèque, la poésie latino-américaine, la poésie italienne contemporaine, le Pérou, l’Arménie…

Belmondo en 1969.

Citons encore Poésie sans frontière, collectif de douze poètes de sept nations... Parmi les livraisons dédiées à des thèmes, signalons, entre autres, « Les poètes et leurs revues », « les poètes et le tabac », « les poètes sous les verrous », « L’Enfant et la poésie » (n°28-29, 1973), un numéro mythique imprimé à 100.000 exemplaires, dont la moitié fut expédiée gratuitement dans un mailing d’Hachette à tous les professeurs de français. Mais aussi « Le Petit Enfant et la poésie » (de la naissance à la cinquième année). Autre particularité de Poésie 1 - dans ses premières livraisons - : les introductions sont signées par des personnalités « improbables », car, loin de leur terrain d’élection.

La revue combat aussi les idées arrêtées. Ils sont ici « improbables » pour parler de poésie et pourtant, ce qu’ils écrivent ne l’est pas. Tous s’y livrent bien volontiers et avec enthousiasme ; à l’exception de Claude Nougaro, seul refus. Cet « exercice » pourrait-il exister aujourd’hui, à l’heure du cloisonnement, où l’on qualifie de poésie et de poètes TOUT, sauf ce qui l’est ? Petit florilège : Au sein du n°1 (1969) consacré à Jean Cocteau, c’est l’acteur, comédien et sculpteur Jean Marais, qui signe la préface : « La presse paresseuse employait toujours les mêmes clichés : illusionniste, enchanteur, magicien, et cela me scandalisait. Un demi-siècle d’invention et d’émerveillement en sont la cause. En outre cet homme attentif était toujours en avance. Il quittait la place croyant s’être trompé de date et longtemps après on voyait la mode s’emparer de ses découvertes et ne pas lui en tenir compte. Il n’a cessé de contredire les habitudes et de dérouter le public en cherchant une place fraîche sur l’oreiller. 

Lucien Clergue : Jean Marais et Jean Cocteau dans Le Testament d’Orphée (60).

Son cœur dirigeait son intelligence et son cœur était aussi pur que son intelligence était grande, ce qui déroutait et rendait incompréhensibles certains de ses actes… » Précisons que Cocteau et Marais sont des amis de l’équipe ; notamment de Henri Rode et de Jean Breton.

L’acteur et comédien Daniel Gélin vient semer les premières pages de Poésie 1 n°3 (1969) consacrée à « la nouvelle poésie française » : « On m’a dit souvent que parmi les barrières diverses qui séparent l’homme de la poésie, il y a une certaine peur : peur de la comparaison entre la banalité rassurante de la vie quotidienne et cet état d’émerveillement que l’on ne croit réservé qu’aux saints, aux artistes et aux enfants. C’est le contraire qui est vrai : tout le monde est poète, plus ou moins, et de le redécouvrir est une des plus grandes consolations et le meilleur remède contre la commune solitude… » Ajoutons que Daniel Gélin, le moins improbable de nos préfaciers, est l’auteur de sept livres de poèmes, dont, chez notre ami Guy Chambelland : L’Orage enseveli (Le Pont de l’Épée, 1981).

Poésie 1 n°7 (1969), consacré au grand poète du XIIIe siècle Rutebeuf, est préfacé par l’acteur et comédien Jean-Claude Brialy : « … C’est le premier « journaliste » de son temps qui a contesté avec force et ironie le pouvoir, l’autorité et les bourgeois. Il a chatouillé les problèmes de l’Université, il a fustigé les moines, il s’est enthousiasmé pour les croisades, il a lutté contre l’intolérance et l’injustice, avec passion. Sa verve directe et rapide nous a fait mieux connaître une époque où l’on construisait les cathédrales… Il a dénoncé la routine officielle, la police, les intrigues, il a aimé et défendu la jeunesse. C’est un poète qui a chanté le froid, le vent et la neige. Il fut un caricaturiste étonnant… »

« Monsieur 100 000 volts » ouvre Poésie 1 n°3 (1969), consacrée à un nouveau volume de « la nouvelle poésie française ». Le chanteur et compositeur Gilbert Bécaud (l’interprète de Mes mains, Nathalie, Le Jour où la pluie viendra et Et maintenant) écrit : « Vive donc le train bariolé de Poésie 1… Parce que les poètes, même peu connus, peuvent le prendre en marche. Parce que ce train choisit toujours le chemin de la liberté. » 

Dans Poésie 1 n°9 (1969), le biologiste Jean Rostand, fils de l’auteur de Cyrano de Bergerac, salue le poète romantique Lamartine, qui proclama la République lors de Révolution de 1848 : « Incapable de ses plier aux mesquineries tacticiennes de la politique, il ne s’inféoda à aucun parti et demeura constamment dans la pureté des hauteurs ; mais toujours il sut choisir l’honorable combat et militer pour les grandes idées qui devaient éclairer l’avenir… »

Le préfacier de Poésie 1 n°10 (1970), consacré au chef de file du Parnasse Leconte de Lisle, est assurément le plus improbable de tous et le plus surprenant (avec celui que nous gardons pour la fin). Lisons, c’est pertinent et personnel. Il s’agit de Claude François, le chanteur adulé et compositeur de Cette année-là (1976), Magnolias for Ever (1977), Alexandrie Alexandra (1977) ou encore Comme d'habitude (1967) : « Leconte de Lisle, on dirait un sage, un prophète en barbe blanche (c’est faux, je le sais, mais ma mémoire tient à cette image d’Épinal) qui nous houspille avec le passé. 

Claude François. 

Il s’entendait mal avec ses contemporains. Alors, pour se venger, il se racontait des drames d’autres époques où la noblesse, la puissance, la cruauté, l’orgueil – les grands sentiments, quoi ! – tenaient haut certains cœurs. Bien sûr, le poète possède plusieurs cordes à son arc. Il chante aussi le soleil, l’amour, le Christ des origines. Il décrit ses paysages préférés. On dirait qu’il fait des photos en couleurs : quelle minutie, quel relief – visuel autant que sonore ! Et quel mouvement, parfois : un poème comme « Les Elfes », j’ai envie de le danser… Leconte de Lisle a la chance de pouvoir encore nourrir nos rêves : partons avec lui, faisons courir notre mémoire ou retrouvons le paradis perdu. Les règles de la chevalerie, le courage, le sang, l’amitié et la solitude : les « Poèmes barbares », c’est déjà du Western. »

C’est le réalisateur, acteur, comédien, scénariste et dialoguiste Robert Hossein, le metteur en scène des superproductions spectaculaires (avec une débauche de moyens dans la pyrotechnie, la sonorisation, la projection, afin d’immerger les spectateurs au cœur du spectacle), qui ouvre le numéro suivant, Poésie 1 n°11 (1969), consacré aux poètes de l’École de Rochefort : « Les poètes de Rochefort ont chanté une période exceptionnelle de leur vie et de la vie d’un pays. Création, inspiration ne sont possibles que dans la foulée de l’angoisse – je le vois sans cesse, pour mes films, quel tourment ! Une grave tristesse habite ses poètes. Chacun, selon sa sensibilité, assume une période difficile. Mais pas d’aigreur, ni de désespoir (ni d’humour non plus, semble-t-il). Nul scepticisme. Une révolte profonde et généreuse. Dans une époque troublée, la poésie fut leur équilibre. Elle l’est restée… »

Le bouquet final nous ramène à Poésie 1 n°4 (1969), entièrement consacré à Arthur Rimbaud. Qui, pour évoquer le Rimbe ? Jean Breton a son idée et appelle la personne en question, qui lui répond : « Rimbaud, ça me botte ! Dans 48 heures c’est fait ! » 

Leconte de Lisle.

Il s’agit de Jean-Paul Belmondo, le comédien de Kean (Alexandre Dumas, Mise en scène Robert Hossein, 1987), le Bebelaux 80 films et aux 160 millions de spectateurs ; l’acteur aux 1001 rôles où il est toujours prodigieusement lui-même, d’À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960), son sixième film, Léon Morin, prêtre (Jean-Pierre Melville, 1961), Un singe en hiver (Henri Verneuil, 1962), L’Homme de Rio (Philippe de Broca, 1964), Itinéraire d’un enfant gâté (Claude Lelouch, 1988), etc., Belmondo le boxeur, qui passe du masque bleu-dynamite de Pierrot le fou (J.-L. Godard, 1965) aux cascades aériennes sur les toits de Paris et d’ailleurs de Peur sur la ville (H. Verneuil, 1975), en passant par le caleçon à pois rouge du Guignolo (Georges Lautner, 1980)…

Il est encore le Magnifique, l’Incorrigible, l’Animal, le Professionnel, le Doulos, l’As des as, le Solitaire… L’homme aux Mille vies qui valent mieux qu'une, selon le titre de son autobiographie (Fayard, 2016). En 2001, il est victime d’un accident vasculaire cérébral. Son état est jugé sérieux. Il se bat et se relève, mais, à l’exception d’un ultime film en 2008 : les planches et les studios, c’est terminé. Sa disparition, le 6 septembre 2021, à Paris, à l’âge de 88 ans, provoque une grande émotion en France. Les hommages sont unanimes et mérités, pour une fois… Sa part d’ombre (qu’il niera toujours, ramènera à des peccadilles, une incompréhension de l’époque, une méprise, au nom du fils aimant et admiratif qu’il était) concerne son père, le sculpteur Paul Belmondo qui, en 1945, fut jugé pour collaboration avec l’ennemi par le tribunal d’épuration des artistes plasticiens et interdit de ventes et d’exposition pendant un an. Le sculpteur Henri Bouchard est, lui, révoqué, sans pension de son poste de professeur à l’École des beaux-arts, avec interdiction de professer dans les écoles de l’État et, comme le sculpteur Charles Despiau, deux ans d’interdiction totale d’exposer et de vendre. L’immense popularité et capital sympathie du fils ont « effacé » les actes peu glorieux du père. Mais rassurez-vous, tous nos sculpteurs ne furent pas des collabos. Le plus grand d’entre eux, René Iché, grand Résistant, écrase par l’originalité, le maillet, le fusain et la tenue dans la vie, les trois précédents et leurs œuvres. « Un KO », dirait J.-P. Belmondo ! En 2010, Jean-Paul Belmondo a fait don de la collection familiale à la ville de Boulogne-Billancourt et appuyé la création d’un Musée Paul Belmondo, sur 1.000 mètres carrés au château Buchillot. À quand un tel espace pour René Iché ? C’est un autre débat.

Revenons-en à 1969, année durant laquelle paraissent trois films dont Belmondo est la vedette : Le Cerveau, avec Bourvil (Gérard Oury), La Sirène du Mississipi, avec Catherine Deneuve (François Truffaut) et Un homme qui me plaît, avec la magnifique Annie Girardot (Claude Lelouch). En 1969, Belmondo est déjà la star du box-office, l’acteur le plus populaire de France… Inaccessible… Mais, non, en fait, tout l’inverse : la simplicité même, la disponibilité et une réelle gentillesse. Écrire sur Rimbaud pour une revue de poésie ? Cela le botte, nous l’avons dit. Passons à son texte : « Quand je suis trop calme – ou fatigué – je lis Rimbaud. Il me réveille. Il me refait une nervosité. Je reçois tout de suite une décharge d’électricité. La poésie de Rimbaud, c’est un remède pour l’action. Avec l’adolescent de Charleville, on entre dans le domaine de la révolte (et avec lui, pas de quartier !) Les notions d’ordre et de confort intellectuel sont remises en question. Rimbaud est furieux de n’être pas, dans tous les domaines, un champion de force, d’intelligence et de charme. Il est contre ce qui a bonne réputation, dans les idées, chez les hommes. De ses angoisses, de sa rage, il a fabriqué une sorte de bélier pour tout démolir. Moi, je trouve ça tonique. Rimbaud me donne tous les courages. Rimbaud, lui, n’a jamais reculé. Et si vous êtes comédien, essayez donc de dire « La bateau ivre » ! Vous allez bien vous amuser. Les poésies rimées, encore, on peut s’en arranger. Mais la prose ! C’est là pourtant qu’il a donné le plus violent, le plus fier de lui-même, avec sa revendication d’une plénitude, tendresse et vacherie mêlées, dans une âme et un corps. Relisons ensemble, voulez-vous, « Mauvais sang », « Alchimie du verbe », « Adieu » (Les Illuminations) ; « Après le Déluge », « Matinée d’ivresse », « Aube » ou « Barbare » (Une Saison en enfer). Ce sont de courtes proses où les images éclatent comme les pétards d’un 14 juillet, où les rythmes sont disloqués, où le sens est chargé de plusieurs clés. Ces textes que je préfère, je les ai souvent murmurés, entre deux films, et je ne suis pas sûr que je saurais les dire avec le talent « perdu » qu’il aurait exigé, lui, le gosse paumé, vote devenu le jeune mort de Marseille. Ça ne fait rien. Rimbaud, c’est le plus fort. On connait ma passion pour les combats du ring. Je vais vous dire : moi, Rimbaud, ça me boxe. » Belmondo le dit avec ses mots à lui, et c’est pas mal du tout, non ?

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L’AVENTURE DE POÉSIE 1

Depuis plus de vingt ans, une légende court dans les milieux de l’édition française : la poésie n’intéresse qu’un cercle limité d’initiés ; elle ne concernera jamais le « « grand public ; elle est donc, par définition, « invendable ».

C'est sur ce prétendu « constat » que la plupart des éditeurs connus se sont constitué un « catalogue » où la poésie, systématiquement, brille par son absence. Soit, il y a des exceptions. Je ne parlerai pas ici des nombreuses revues de poésie, à tirage plus ou moins confidentiel, à existence plus ou moins éphémère : elles s’adressent, dans leur grande majorité, à des poètes en mal de publication, parfois à de rares amateurs éclairés, jamais au « grand public ». Je ne parlerai pas non plus des éditeurs poètes, comme Guy-Levis Mano, Henneuse, Vodaine, Rougerie, Puel, Boujut, Corti, et même, à quelques différences près, Pierre-Jean Oswald et Guy Chambelland : leurs éditions, en effet, sont « hors circuit » à cause d’une diffusion trop artisanale, voire pour certains inexistante. Par contre, deux « grands » éditeurs parisiens (par opposition aux « petits » éditeurs provinciaux dont je viens de parler ! ) méritent une attention particulière.

 

 

Pierre Seghers, tout d’abord : depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lui seul a « senti », profondément, que la poésie concernait beaucoup plus de gens qu’on se plaisait à le dire ; lui seul a eu le courage, avec acharnement, d’éditer des poètes dans un souci immédiat de « jeunesse », en essayant de leur donner une diffusion et une audience nationales. Cela fait plus de trente ans que Pierre Seghers défend et, peut-être, protège la poésie : son expérience, son remarquable travail « en profondeur », son opiniâtreté sont pour nous un symbole.

Les éditions Gallimard, aussi : elles sont, sans l’ombre d’un doute, parmi les quatre ou cinq plus grandes maisons d’éditions littéraires du monde. Elles ne pouvaient - ne serait-ce que par standing — ne pas avoir une collection de livres de poésie. Et leur « fonds » est si important, leur surface commerciale telle qu’elles n’ont jamais hésité, bon an mal an, à publier un recueil poétique par mois. Sans compter, évidemment, leur remarquable collection « Poésie N.R.F » où sont publiés, à un prix relativement bas, la majorité des poètes « reconnus » du XXe siècle.

Mais même Pierre Seghers, même les éditions Gallimard, — prisonniers peut-être inconsciemment des préjugés antipoétiques — n’ont su, à notre avis, réaliser le vœu du poète : la poésie à la portée de tous. Jusqu’à présent, toutes les tentatives pour réaliser cette ambition ont versé dans l’ornière de la mauvaise chanson, si l’on s’en tient à la stricte qualité poétique ; pour le côté économique, la poésie à la portée de toutes les bourses, cela s’est soldé par une série de livres de poche dont les prix ne cessent, hélas ! d’augmenter.

Deux exemples entre mille : le livre de poche Hachette a augmenté par deux fois ses prix ces deux dernières années : le volume simple coûte aujourd'hui 3 €. 

Quant à la belle collection « Poésie N.R.F. », dont nous parlions à l’instant, elle vient, elle aussi, de hausser ses prix : le volume simple est passé de 3,50 f à 4,40 f et le volume double de 4,50 f à 6,00 f. À ce prix-là, peut-on parler d’une collection « populaire » ? Non, vraiment : au sens double de l’expression « à la portée de tous », on n’a jamais cru en France, qu’il était possible de répandre la poésie. C’est pourquoi nous avons décidé, à la librairie Saint-Germain-des-Prés, de lancer nos propres éditions. Il fallait connaître « l’oiseau rare ». Et, si nous n’avions aucune expérience en matière d’édition proprement dite, nous avions l’immense avantage de très bien connaître l’« oiseau rare », c’est-à-dire 1’« acheteur de poésie ». En effet, depuis décembre 1966, nous avons créé dans notre librairie un étage de poésie, ouvert douze heures par jour, sans interruption. Lors de son lancement, cette initiative provoqua pas mal de sourires : pour beaucoup, elle était perdue d’avance, et nos 3.000 livres et revues de poésie (sans doute le stock poétique le plus important d’Europe) allaient très vite se ternir de poussière ! Certes, les sceptiques avaient beau rôle : une récente enquête du Cercle de la librairie sur les ventes de poésie en France donnait en pourcentage, pour une librairie générale, de 0,5 à 2 % maximum du chiffre d’affaires. Pour notre part, ces ventes ont représenté 11 % de notre chiffre d’affaires la première année et 15 % la seconde — alors que le chiffre d’affaires global avait quasiment doublé ces deux années-là !

Quelles sont les raisons de ce succès ? Notre emplacement privilégié (nous sommes situés au cœur du quartier Latin) ? Peut-être... Mais surtout le fait qu’il existe en France — comme dans beaucoup d'autres pays — un « marché » poétique en puissance, solide, fidèle, important, qui n’a jamais été « démarché » par des méthodes commerciales dynamiques et modernes. À la librairie, chaque acheteur de poésie est « fiché » — qu’on nous pardonne ce terme ! — ce qui nous permet de maintenir avec lui des liens constants. Nous l’invitons plusieurs fois par trimestre à des vernissages, des expositions, des signatures, des soirées de lectures et de discussions qui tournent toujours autour d’un même thème : la poésie, et particulièrement la poésie de ces vingt-cinq dernières années. Grâce à ce contact quotidien avec des milliers de clients, de toutes catégories sociales, nous avons pu dégager certaines remarques importantes : — La poésie ne se vend pas plus aujourd’hui parce que les livres de poèmes — vendus en moyenne dix francs — sont trop chers. La poésie se vendrait mieux si ses amateurs, particulièrement en province, savaient où en faire l’achat de façon continue. Enfin, à une spécialité donnée correspond toujours un « animateur » spécialiste : chez nous, pour vendre de la poésie, il est d’abord recommandé de la lire !

Poésie 1 est née de ces constatations bien... terre à terre ! Notre ambition : - offrir à tous (industriels, commerçants, cadres, ouvriers, étudiants...) ; partout (aussi bien dans les librairies, les kiosques que dans les grandes surfaces de vente, supermarchés, etc.) ; pour un franc seulement ; toute la poésie, sans exclusive ni parti pris. Sur le plan « littéraire », nous n’avions pas de problème : l’équipe de la librairie comprend dans son comité directeur deux poètes, Jean Breton, prix Apollinaire, et Jean Orizet, prix Marie-Noël, sans parler de tous ceux, critiques, journalistes, romanciers, qui gravitent autour de la librairie Saint-Germain-des-Prés. Nous nous faisions fort, avec l’aide de Guy Chambelland arraché de son mas de la Bastide-d’Orniol pour la circonstance, de trouver les poètes « « classiques » et « modernes » qui feraient de cette collection la première ouverte à tous les courants de la poésie française et étrangère.

De l’idée à la réalisation. Sur le plan « pratique », les difficultés étaient plus nombreuses. Elles pouvaient d’ailleurs fort bien se résumer en une seule phrase : comment faire pour vendre un franc au public un livre dont le coût de fabrication est sensiblement le même ? Dans l’absolu, cela revenait à perdre 33 centimes (33 % étant la remise de base en librairie) chaque fois que l’on vendait un exemplaire de Poésie 1 ! Nous voulions bien sortir la poésie de son « « ghetto » - mais pas à ce prix-là ! II fallait donc trouver un mécène. En France, malheureusement, ils sont plutôt rares et Poésie 1 n'aurait sans doute jamais vu le jour si nous n’avions pas songé, tout à coup, à la publicité. Notre raisonnement était simple : pour que notre collection de poésie ait une véritable audience auprès du grand public, il fallait la tirer à 100.000 exemplaires minimum. Mais à ce chiffre de tirage on devient, qu’on le veuille ou non un « support publicitaire » intéressant, et pour une fois original, puisqu’il s’agit, ne l’oublions pas, de promouvoir la poésie ! L’idée était lancée : en voulant mettre la poésie à la portée de tous, nous nous retrouvions « marchands d’espaces » ! La publicité au service de la poésie, quel scandale en perspective pour nos « beaux esprits » ! Mais les « justifications » — si tant est que nous en ayions jamais eu besoin — ne nous manquaient pas, à commencer par la presse littéraire, et la presse en général. Pour la recherche des annonces publicitaires, nous avions trois sortes d’arguments : Notre prix de vente : il nous mettait à l’abri des remarques du genre : « Vous avez beau tirer à 100.000 exemplaires, vous ne vendrez rien ! » car un franc, même pour un livre de poésie, ce n’est plus un prix de vente, c’est un argument d’achat ! La présentation de Poésie 1 : un « vrai » livre de 128 pages, couverture quatre couleurs, qui, comme tous les livres de poche en France, après lecture, serait automatiquement placé dans une bibliothèque. Son « impact publicitaire » n'était donc plus limité dans le temps, comme un journal quelconque.

L’intérêt « psychologique » de la formule « poésie et publicité » : en permettant la diffusion massive, à très bon marché, des grandes œuvres poétiques, la publicité allait enfin faire « œuvre utile ». Pour une fois, elle ne ferait pas acheter n’importe quoi, elle ne serait plus considérée comme le symbole exécrable de la société de consommation ! Forte de cette argumentation, l’équipe de publicité de la librairie, dirigée par Jean Bouilhaguet, commença sa prospection. Les premiers rendez-vous furent, pour le moins, drôles : les amateurs de poésie sursautaient quand on leur parlait de publicité ; les publicitaires quand on prononçait le mot « poésie ».' Mais très vite l’intérêt « publicitaire » de Poésie 1 – support créé malgré nous, pour les besoins de la « cause poétique », il faut le souligner — sembla indéniable.

Deux sortes d’annonceurs réagirent parfaitement à notre idée : Ceux qui ont l’habitude de la publicité dite de « prestige », de « relations publiques », celle qui ne table pas sur une rentabilité immédiate mais sur la création d’une image de marque, comme une banque (le Crédit français), les compagnies d’aviation (Air-Canada), les parfums (Chanel), etc. Les éditeurs, de livres ou de disques (comme Adès et Pathé-Marconi). Pour les premiers, Poésie 1 est en quelque sorte le premier pas vers le « mécénat » — en vogue depuis des années aux États-Unis mais ignoré totalement en France. Quant aux seconds, et particulièrement les éditeurs de livres, leurs réactions furent symptomatiques. Jusqu’à ces dernières années, les éditeurs français étaient plutôt contre la publicité et les résultats de leurs campagnes publicitaires n’avaient rien d’encourageant. Une conception publicitaire nouvelle... Poésie 1aborde le problème de la publicité du livre sous un angle absolument nouveau : c’est, en quelque sorte, la promotion du livre par le livre lui-même. À priori, le cercle parfait : une promotion d’un livre disons relativement cher (nouveautés, livres de fonds), dans un livre très bon marché (un franc), à très grand tirage (100.000 exemplaires minimum), faite pour la première fois dans les librairies (lieu où, jusqu’à preuve du contraire, on vend le plus de livres), par les libraires eux-mêmes (qui sont, là encore jusqu’'à preuve du contraire, les plus qualifiés pour la vente des livres), directement aux vrais lecteurs, car on n'achète pas de poésie, même à un franc, si ce n’est pour la lire.

L’avenir nous dira si les 24 éditeurs qui nous ont suivis dans ce raisonnement ont eu raison de nous faire confiance. Lorsque les trente pages de publicité (chiffre fixé pour mettre en route l’impression) furent trouvées, on aborda le problème de la diffusion. Le problème était, là aussi, très complexe : d’une part, il fallait diffuser massivement Poésie 1 ; d’autre part, il était impossible de vendre aux libraires un livre d’un franc à l'unité. Une méthode de vente antitraditionnelle. Pour résoudre cette difficulté, notre diffuseur, Bernard Laville, prit sur lui de bouleverser radicalement les méthodes traditionnelles de diffusion du livre en France. Soulignant qu’il n’était pas intéressant pour un libraire de vendre des livres trop bon marché avec une remise habituelle, il proposa de grouper trimestriellement par 4 ou 5 titres la publication de Poésie 1 et de livrer la collection en coffrets normalisés de 100 exemplaires au minimum (soit 20 ou 25 exemplaires par titre de série trimestrielle) avec une super-remise, mais en compte ferme.

La formule, dans sa nouveauté, avait le mérite de satisfaire tout le monde : le libraire, parce que la vente de Poésie 1, malgré la modicité du prix, devenait rentable ; le diffuseur, parce que cela facilitait l’emballage, l’expédition et la facturation qui auraient posé des difficultés insurmontables avec 100.000 exemplaires d’un livre à un franc ; l’éditeur, qui pouvait « « planifier » facilement avec son imprimeur le programme d’une année ; l’annonceur, enfin, qui pouvait se dire qu’un libraire vendant cent fois au minimum la même publicité pour tel ou tel livre dans son magasin ne pouvait pas ne pas vendre, ou tout au moins avoir en stock, un exemplaire dudit livre. La diffusion réglée, il fallait mettre au point notre propre campagne de presse : il fallait que du jour au lendemain tout le monde connût Poésie 1. Et ce n’était pas facile de promouvoir un livre de poésie qui n’existait qu’à l’état de maquette (ô combien !) artisanale. Mais Catherine Clément, notre attachée de presse, sut par une très habile campagne d’échanges de publicité avec la presse littéraire, le Nouvel Observateur, France-Soir, et surtout Europe 1 et Radio-Télé Luxembourg, mener à bien cette rude tâche. Un défi, une ambition, un pari. À ce moment-là, tous nos problèmes pratiques étaient réglés : il ne restait plus qu'un grand point d’interrogation : le « contenu » de Poésie 1 allait-il séduire le « grand public » ? Il faut dire que ce « contenu » n’était pas celui d’un livre de poèmes ordinaires. Des millions de gens simples, avions-nous constaté, n’osent pas aller à la poésie de peur de ne pas la comprendre. Une soi-disant « élite » s’obstine à l’enfermer dans une espèce de « ghetto littéraire ». C’est un domaine réservé aux nantis de la Culture. Nous n’étions pas d’accord : pour nous, la poésie a toujours été un chant à hauteur d’homme — et si possible d’« homme ordinaire ». C’est pourquoi nous allions demander à des personnages dans l’actualité, bien loin des cercles littéraires, de nous dire avec des mots simples, directs, pourquoi ils aimaient tel ou tel poète. Et c’est ainsi que nous avons demandé à Jean-Paul Belmondo de nous parler, sans forfanterie, de son « Rimbaud à lui » ; à Lucien Morisse, directeur des programmes à Europe 1, du « Verlaine qu’'il aime » et qu’il rapproche de Brassens et de Brel ; à Marcel Bleustein-Blanchet, président-directeur de Publicis-conseil, de Mallarmé qui fut, on l’oublie trop souvent, passionné par la publicité ; à Jean Marais du Jean Cocteau qu’il a si longtemps connu : et à Daniel Gélin des 9 jeunes poètes publiés en même temps que ces glorieux aînés. Et nous avons fait suivre ces avant-propos — qui servent en quelque sorte de « marches » entre la poésie et le grand public- d’une préface d’un spécialiste replaçant l’œuvre du poète dans son contexte historique et littéraire. Mais cela ne nous suffisait pas : Poésie 1 se devait d’allier aussi peinture et poésie. Raymond Moretti, que certains considèrent comme un des meilleurs parmi les jeunes peintres contemporains, accepta avec enthousiasme d’illustrer chaque poète. Il aurait voulu jouer avec les couleurs : notre « timidité » budgétaire ne lui permit qu'une illustration en noir et blanc. Le résultat n'en est pas moins surprenant d’authenticité et de force.

Le 30 mai 1969, les premières séries de Poésie 1 arrivaient enfin chez les libraires : quarante-cinq jours plus tard, 90.000 exemplaires étaient vendus, déjà. Ces chiffres, pensons-nous, se passent de commentaire. Le slogan de Poésie 1 : UN DÉFI : la poésie enfin à la portée de tous ; UNE AMBITION : des millions de lecteurs ; UN PARI sur l’avenir de la poésie, n’est plus, semble-t-il, une boutade.

 

 (in Communication et langage n°3, 1969). © Les Hommes sans Épaules, pour le texte de Michel Breton.

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Michel Breton (1941-1987) le benjamin des Hommes sans Épaules, rejoint très tôt Jean, son frère aîné, dans ses entreprises éditoriales. Enfant précoce, il écrit ses premiers poèmes (Le Cœur à l’orage, Le Petit Véhicule, 1958) à l’âge de douze ans. En 1967, Michel Breton participe à la création des éditions Saint-Germain-des-Prés, comme, en 1978, à celle du cherche midi éditeur. En 1969, il lance avec son frère le poète Jean Breton la revue de poche Poésie 1. Jean se consacre à l’éditorial ; Michel prend en charge la gestion des éditions. Rapidement, au début des années 70, les « frères Breton » occupent une place prépondérante sur la scène poétique et connaissent une renommée internationale. Leur catalogue est des plus impressionnants en termes de révélations : quasiment tous les poètes, qui vont compter, dix à vingt ans plus tard, y figurent. Michel Breton, personnage séduisant et complexe, ne tarde pas à devenir la victime de son abîme intérieur. Ne pouvant faire face, seul dans une longue nuit, près des châtaigneraies, Michel Breton complote contre lui-même et s’endort dans la mort. 




Adeline Baldacchino, Notre insatiable désir de magie

On entend dire de plus en plus qu’il manque aux politiques une vision, et qu’on craint le pire au point d’en rire jaune sur les ronds points, que les évaluations économistes, les rigueurs de la gestion technocratique nous ont fait perdre le sens. Adeline Baldacchino va plus loin, elle nous invite à l’insensé en politique, elle en appelle à la magie. Tel serait le pouvoir de notre imaginaire : celui d’aller au-delà du sens établi pour inventer un sens nouveau.

Vous me direz : mais que vient faire la politique dans une revue de poésie ? C’est, tout d’abord, qu’A.B. est poète, publiée chez Clapas, Les Venterniers, Rhubarbe – et qu’« en même temps » (une locution qu’elle ne cesse de railler à propos de Macron, « le dernier roi » d’une ENA qu’il veut détruire) elle a traversé Sciences Po puis l’ENA, dont elle a su se désintoxiquer (la poésie n’y fut pas pour rien). Elle a dû renoncer à une ambition légitimée par l’institution, se tirer une balle dans le pied plutôt que dans le cœur, dit-elle – bien qu’elle fut dans la botte énarque. Elle a fini par faire son nid à la Cour des comptes (ce qui laisse du temps pour écrire).

Nous avons besoin de magiciens en politique, écrit-elle. À l’image du célèbre Houdini qui sut toujours se libérer des prisons dans lesquelles il se faisait enfermer : le magicien montrait que ce que l’on croyait impossible est possible. Il expliquait ensuite comment il avait fait : rien de mystérieux dans sa magie !

De même pourrait-on se dégager de TINA (There Is No Alternative), la sorcière néolibérale qui veut nous faire croire, et Macron avec elle, que la réalité est ce qu’elle est, on n’y peut rien… Il faudrait en finir avec le culte de la « déconomie » … Au temps du Corona, on a réussi à retrouver les milliards qu’on avait perdus pour les retraités…

Il est donc impératif de rêver car « qui ne rêve pas ne se réveille jamais » ; de faire sortir du sommeil notre sens politique qu’elle résume ainsi : « la politique de la bonté, la politique de la beauté, la politique du doute ». Trois valeurs que tous les poètes ont à cœur – ceux que j’aime en tous cas.

Adeline Baldacchino : Notre insatiable désir de magie, Fayard, 2019.

« Le poète, écrit-elle encore, est celui qui nous rappelle la possibilité d’inscrire la magie dans ce monde : il témoigne non pas d’un autre monde au sens d’un outre-monde, mais d’un autre monde au sein même de celui qui nous occupe et que nous habitons plus ou moins poétiquement ».

En ce sens la culture en général, la poésie en particulier, peuvent nourrir le politique ; être une « étoile polaire » pour l’action publique. Il y eut des poètes de la politique, tel Pierre-Joseph Proudhon et son fédéralisme autogestionnaire dont s’inspire Adeline Baldacchino. Y en aura-t-il demain, qui seraient capables de courir plutôt que marcher au pas de la finance ? Il y en a déjà, mais nous ne les (re)connaissons guère. 

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La minute lecture (11) : Albane Gellé, L’Au-delà de nos âges

De l’eau natale à la condition de simple souvenir après la mort, Albane Gellé parcourt les âges de la vie en une cinquantaine de poèmes courts et délicats.

De livre en livre on reconnait la manière de l’autrice, sa façon de traduire la fragilité, l’entêtement à vivre et être heureux, les montagnes russes des émotions et la mélancolie. Au rythme des saisons, au sens propre comme au sens figuré, on avance, on navigue. De l’enfant d’hier à la morte de demain. Cette mort se présente d’ailleurs tôt dans le recueil, sous les traits d’une vieille dame très fatiguée mais surtout très seule, une solitude qui fait cruellement se rejoindre le début et la fin de la vie. Pour accomplir la traversée, pour aller au bout du périple, il faut bien de la fantaisie et de la tendresse, un imaginaire comme un allié pour affronter les tempêtes, les remue-ménages et les tristesses de l’existence. Dans ce recueil d’équilibriste, certitude et doute alternent sans cesse, calme et tumulte se succèdent. La vie est là, le charme aussi. On savait le don d’Albane Gellé pour écrire l’enfance, on la découvre à présent dans l’évocation bouleversante de la vieillesse et du dernier de nos âges.

Albane Gellé, L’Au-delà de nos âges, 2020, éditions Cheyne (collection 40 ans), 12 €

En attendant de commander ce très beau recueil chez ton libraire préféré, tu peux en écouter un extrait ici :

Présentation de l’auteur




Pierre Dhainaut, Ici

« Ici », le mot est bref comme un soupir, comme l’instant dont les sagesses orientales valorisent l’expérience, et que Pierre Dhainaut regarde assurément comme un accomplissement. Mais « ici » résonne également comme un cri au son aigu, car ici peut aussi être, est le lieu des souffrances, dont la rudesse ne saurait être édulcorée quand même le poète entend la traverser. 

De fait, ce recueil de Pierre Dhainaut est non pas sombre, mais grave et âpre comme la lucidité, plein de résistance, même si, en définitive, les pas, les mots, les vers vont en direction de ce qui les fait « jubiler » : « la lumière », l’« esprit de fête ».

La nuit, l’épreuve néanmoins jalonnent les pages. C’est d’abord l’épreuve du corps malmené et hospitalisé, qui a « mal » sur le « brancard » et dans les « couloirs ». Mais c’est aussi la nuit d’une âme à laquelle ses viatiques font défaut désormais, qui a quitté son « Âge d’or », ce temps où « tout s’appelait (…) par des noms d’arbres / ou des prénoms d’enfants », qui doit se résigner à un certain épuisement spirituel. De ce tarissement, estime le poète, les « regards », non les circonstances, sont « responsables », qui depuis longtemps n’ont pas vu les « arbres », qui manquent d’attention comme l’ardeur fait défaut à l’âme : « Ni les événements, ni les émotions ne manquent. (…) Le fonds est intact, où puisent les poèmes, mais une lassitude envahit l’esprit avec le corps : (…) la vieillesse ou le reflux de l’énergie vitale dont la poésie est l’un des noms. »  Être d’ici, c’est donc ne pas se voiler la face ; se tenir « face à l’instant qui vient » exige d’en accepter l’amertume, la conscience douloureuse.

Pierre Dhainaut, Ici, éditions
Arfuyen, 2021, 12 €.

Il n’y a pas jusqu’à la croyance en la vertu secourable de la poésie qui ne doive céder ; du moins le poète émet-il des réserves sur la capacité du sens à nous ranimer quand nous sommes jetés bas ; du pouvoir de la musique des mots, en revanche, il ne doute pas : « Les patients eux-mêmes, livrés à la douleur, n’ont-ils pas oublié la poésie ? Ils s’en souviendraient, de quel secours serait-elle ? La question est affreuse pour qui, avant qu’il ne soit hospitalisé, la situait à la source ainsi qu’à l’horizon de son être. Une fin de vie s’en passe. Mais de la musique, au plus intime, subsistent des sons ou des souffles qui nous enchantent encore. » Et c’est assez finalement pour que la foi en le poème demeure, lui qui ne parle « que de naître », renaître.  

Pierre Dhainaut dit donc dans ce recueil la sensation éprouvante du vide et de l’exil, pour avoir été déserté par « le mot unique / inspirant les poèmes ». Ce mot, on imagine qu’il puisse être celui de « ferveur », « le seul sacré » comme il l’écrivait naguère, et qui de fait n’apparaît pas dans ce recueil. Pourtant, si la ferveur n’est pas nommée, le poète a bien été traversé par elle, comme en témoignent précisément les poèmes du recueil. Sans doute Pierre Dhainaut regrette-t-il un temps qui n’est plus, temps prodigue, où la confiance (autre nom, ou sœur plus modeste de la ferveur) était sans doute intermittente mais aisément renouvelée. Toutefois, l’effort même du poète vers l’ouverture appelle la confiance :

 

Ouvrir
les poings, la porte,
l’espace,
ouvrir la nuit. 

 

Plus aléatoire, plus rare, la confiance n’a pas disparu. Elle n’est certes pas donnée ; elle est plutôt une source qui se travaille et s’entretient, comme le révèle la répétition d’un poème qui en fait son objet, et qui est significativement répété. Il se trouve en effet placé au début et à la fin d’une suite de quatrains, « Prises d’air », que la confiance, précisément, semble innerver :

Donner encore
quand on a tout donné,
confiance au temps,
confiance.

 

La confiance en somme est un courage autant qu’une générosité qui se nourrit elle-même, une audace, d’autant qu’elle a non seulement pour corollaire mais pour condition peut-être l’effacement de soi :

 

Oyats, noroît,
prendre plaisir
à rester anonyme
en les nommant.

 

« Les mots attendent » donc, « les mots fragiles, / que ne les embarrasse aucune entrave » ni aucun écran : « oublie-toi » s’exhorte le poète. Mais le vœu est évidemment d’autant plus difficile à exaucer que le corps crie, rappelle sa misère au cœur qui peut en venir à désespérer. Le mérite du poète confondu à l’homme cependant est d’avoir fait de l’épreuve l’occasion d’un approfondissement de sa conscience, partant l’occasion d’atteindre à une sagesse rien moins que théorique : « tu n’as rien vu encore, / tu n’as fait que passer, trop vite. Regarde. » Rien ne doit être fui, pas même l’environnement hospitalier ; il faudrait au contraire s’enfoncer dans l’instant et le lieu. Symboliquement, ces vers expriment le sentiment de n’être pas assez au monde, ils disent le désir de vivre et de connaître, de co-naître encore et encore au monde qu’on n’aura jamais assez regardé. Et le poète découvre, retrouve un moyen de compenser la raréfaction des viatiques, des ferments de sa confiance dont arbres et enfants sont les plus vifs représentants : il s’agit d’aimer davantage ce à quoi on s’est fié, qui nous manque ; l’amour comme substitut de l’absence, l’amour de ce qui manque : « les corps, / les corps et les mots ont conscience / qu’il n’y a plus d’enfants ni d’arbres, / l’espoir redouble, de les aimer sans faille. »

Ce recueil, le titre le suggère, est donc celui d’une acceptation qui libère en soi les sources : espoir, confiance et souffle. Mais cette acceptation se manifeste sans posture aucune. Adhésion, plutôt qu’acceptation, elle n’est d’ailleurs pas une décision, mais une expérience, la sensation de prendre part « au rythme universel des cœurs », à la « sève » continue autant qu’à la mort, autant qu’aux ténèbres à l’égard desquels ne sied « ni l’assentiment (…) ni le refus » ; car le fait est qu’ « on y prend part, on y emprunte / la vigueur du frisson, la fulgurance » et le désir de naître éphémère :

 

Avec les ondes
dès leur naissance
apprendre
à renaître éphémères.

 

Dans ces vers et d’autres l’idée du caractère éphémère de chacun ne suscite pas seulement le consentement du poète mais presque la jubilation d’un Saigyô, poète et moine japonais du XIIème siècle, qui écrivait :

 

Parmi les fleurs écloses
Sur la haie
Un papillon voltige
Ah ! l’envie d’être, avec lui,
Si éphémère.

 

Qui veut se tenir « face à l’instant qui vient », qui prend l’instant pour témoin et mesure de sa vie ne peut que se sentir éphémère et renaissant sans cesse. Mais il trouve sans doute aussi dans cette expérience et cet accord de quoi consentir à ses ultime limites. Pierre Dhainaut en effet exprime superbement dans un poème le point d’équilibre auquel l’épreuve et l’amour ensemble l’ont placé : « Oscillation de la cime d’un frêne / en hiver comme à l’heure où le feuillage / est délaissé du vent, cris de mouettes / qui s’accentuent, il y en aura jusqu’au soir, / tu te tiens à distance égale / du sentiment d’appartenir et de celui / de perdre ».

Il y a là, sous la forme du constat, une leçon à laquelle la vie se charge, se chargera de nous ouvrir, que préparent certains livres, des livres tels qu’Ici.

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