Claude Luezior, Epître au silence

A l’origine le mot épître, issu du grec, repris en latin, désigne une simple lettre. Au fil du temps, le terme va qualifier un mode d’expression utilisé pour rédiger des traités courts, des œuvres littéraires, voire des pamphlets politiques. On découvre ainsi des épîtres dans Le Nouveau Testament, on se rappelle celles d’Horace et de Clément Marot. On se souvient, sans doute plus encore, du roman épistolaire : Les liaisons dangereuses.

Claude Luezior semble ici, avec ce bref recueil, vouloir faire état d’une correspondance avec le silence. On serait en droit de considérer le postulat incongru. Un destinataire qui jamais ne répond et laisse parfois un écho répéter la demande.

Il ne faut jamais se fier aux apparences, dit le proverbe. Au-delà des faux-semblants, l’auteur n’a de cesse d’établir des correspondances entre son être spirituel et un monde matériel qu’il subit. A travers ses courriers de poste restante, en effet, il interpelle et interroge tour à tour un concept, un sentiment, un objet, une personne, jusqu’à la plus ténue des composantes de cet univers où nul n’a choisi de naître.

Tout de suite, l’appellation : correspondance revêt le sens profond que lui accordait Baudelaire. Pour le poète, il convenait de les traverser ces apparences et, par raisonnement analogique, passer de la simple perception concrète à une vision transcendée, voire (pourquoi pas ?) à une forme de mysticisme.

Claude Luezior, Epître au silence, Éditions Encres Vives, 16 pages.

Être des vôtres : tout poète n’est-il, lui aussi, un moine assoiffé du miracle qu’est l’intériorité ? (Lettre au Moine).

Dès lors, l’écriture constitue le nécessaire catalyseur de l’entreprise, le vecteur du passage. Un labeur que d’aucuns, trop matérialistes, considèrent étrange parce que voué à l’inutile. Un travail qui nécessite cependant courage et abnégation :

Ne suis-je en réalité qu’un galérien marqué aux fers de la passion, un forçat de la phrase, un supplicié sur le carcan de cette langue qui me taraude ? (Lettre à ma lettre).

Claude Luezior cultive à l’évidence un rapport d’admiration et de connivence avec d’autres modes d’expression qui visent le même but. Comme la peinture. Aussi s’adresse-t-il avec respect à l’artiste ami, devenu confident :

Aux tables gigognes de la création, je cale mes mots à l’aplomb de tes touches, ma syntaxe à ton chevalet, ma plume à ton geste. (Lettre au peintre).

Bien sûr, prendre conscience que les années passent décourage le créateur qui ne veut croire manquer de force pour achever son œuvre. Il peut alors douter du bien-fondé de ses actes, toucher du doigt la vanité de sa démarche. Et si interroger un miroir c’est constater l’outrage irréversible du temps :

J’ai bien reçu ton reflet, mon beau Miroir. Et ne t’en remercie pas : image fêlée, taches et craquelures ;

ne convient-il pas de se ressaisir au plus vite :

Dans mon jardin premier, les alouettes ont décrété que le compte n’y était pas. (Lettre à Miroir) ?

L’auteur refuse de se complaire dans le narcissisme comme dans les dérives morbides. Il observe et tente de comprendre le monde où il vit. Il est sensible aux transformations. Amateur d’art, sans doute admirateur de Claude Monet, Claude Luezior constate et déplore l’enlaidissement de la nature par l’homme au nom du profit :

On a tenté de vous occire par pesticides interposés, baisers de pétales éparpillés sur les blés. C’est que vous n’êtes pas convenables, avec votre goût de pavot sur les lèvres. On a su dissoudre vos mutineries, dans ces plaines désormais tissées d’industries. (Lettre à Coquelicots).

Humain, trop humain demeure-t-il cependant. Il développe l’intuition que l’acte d’écrire doit s’ériger en sacerdoce. Une retraite studieuse, mais menacée par mille tentations :

D’un coup tu étais là, agaçant ma quiétude, ébréchant mes arpèges. (Lettre à Désir).

Bien sûr, il existe des attractions plus vénielles que Claude Luezior parvient à maîtriser et qui ne le découragent donc pas, bien au contraire. Il avoue au passage quelques faiblesses. Le tabac, par exemple (Lettre à ma pipe). Un plaisir coupable, certes, mais que celui qui n’a jamais fumé lui jette la première pierre… à briquet ! Ou le chocolat, si régressif :

Religion du péché mignon, vite confessé, vite absout. (Lettre à Chocolat).

Avec cette brassée de belles lettres, qu’il sait avoir expédiées sans espoir de retour, Claude Luezior parvient, grâce à son écriture limpide et évocatrice, musicale et riche de sens, à tracer les contours d’une réalité, la sienne qui, quelque part, est aussi la nôtre. Une démarche à la fois lucide et exigeante :

Nous ne sommes que mendiants de lumière. (Lettre à Quête).

L’auteur évoque un monde fragile et parfois désespérant dans lequel nous sommes tous condamnés à subsister. Alors, oui : il faut rendre hommage à la beauté des fleurs, à la suavité des parfums, au désir, au chocolat, et à tout ce qui peut nous rendre heureux ! La vie se doit d’être gaie et bruyante quand le silence, lui, est sourd :

Silence, je te hais. L’espace d’un cri. (Lettre à Silence).

Présentation de l’auteur




Florence Trocmé, P’tit bonhomme de chemin

Une réussite que ce livre de Florence Trocmé que la communauté poétique connaît dans un autre rôle que poète à proprement dit. Livre dense, généreux, subtil, singulier, bref intéressant. L’auteure « reprend ici à son compte un récit méconnu de Jules Verne, P’tit Bonhomme, qui relate le périple d’un orphelin au temps de la domination anglaise et des famines en Irlande, au XIXè siècle. »

On rajoutera : et dont l’itinéraire dévoile une véritable épopée. L’admiration de Florence Trocmé pour Jules Verne est un fait avéré par sa lettre adressée à l’auteur comme s’il était toujours vivant (« Cher Monsieur, cher Jules Verne »), lui exprimant sa reconnaissance sous un regard affectif et expliquant la raison de ce livre-hommage. En plus de la référence au récit méconnu de Jules Verne, le livre puise au documentaire, relate des faits précis couvrant le XIXème siècle, avec une mise en parallèle de l’Histoire plus récente, voire en cours. « Conte, conte, serais-tu conte, ton histoire est- / elle un conte, P’tit Bonhomme ? » Comment s’aborderait l’Histoire lacunaire avec ses zones d’ombres sans ces « rapporteurs » que furent entre autres Hugo, Balzac ou Zola ? Véritable emboitement que la construction de ce recueil entre exégèse du livre de Jules Verne et éclairage surexposé du monde défini par la condition humaine en son cheminement continuel, sans que ces deux niveaux de lecture ne se parasitent.

Florence Trocmé, P’tit bonhomme de chemin, éditions Lanskine, 2121, 14 €.

Véritable machine à remonter le temps par sa valeur documentaire sur les conditions de travail, l’évolution technologique d’une époque (pas si éloignée), sur ses mœurs d’une façon générale, où l’on apprend ce qu’étaient les chapbooks (medium culturel), la Ragged-School (« établissements (…) pour accueillir des enfants abandonnés et tenter de leur donner un / semblant d’éducation » soutenus par Charles Dickens).

Des notes essaiment d’un bout à l’autre du recueil, renvoyant à des citations d’auteurs contemporains (de Proust à J.C Bailly en passant par Walter Benjamin), à des articles de journaux, des émissions radio, des expositions récentes, des sources Wikipédia, et même à la correspondance privée de l’auteure. « Comme pour tout vrai conte, on / n’en épuise pas le sens (…) ». Comme il est rappelé, toutes les citations en italiques non référencées sont tirées du P’tit bonhomme de Jules Verne, en filigrane tout le long du texte. Les associations d’idées chez Florence Trocmé résident dans une confrontation de son ressenti à celui du grand auteur, en trempant sa propre sensibilité dans la sienne comme on le ferait d’un acier pour ajouter à sa dureté. Ses références culturelles et artistiques afin de dresser un portrait de ce « p’tit bonhomme » selon son image, font briller des valeurs à l’abri des grands principes dissouts dans ce qu’on pense d’époque en époque comme l’élévation du niveau de conscience.

Le poème prend forme par des vers justifiés plutôt courts en des paragraphes comme des aplats espacés sur la page par des respirations. Malgré tout un fil rouge est visible dès le début pour mener le lecteur à la suite d’une pensée qui s’autorise d’elle-même avec ses apartés, ses aspérités rencontrées sans qu’on se perde puisque par nature la pensée s’éparpille pour revenir à soi-même, créant ainsi au fur et à mesure son « p’tit bonhomme de chemin ». C’est donc en toute quiétude qu’on chemine dans le paysage intérieur de Florence Trocmé (ou ce qu’elle nous en laisse voir). La révélation derrière le rythme, le ton et le phrasé s’annonce dès le début : « Né de personne, fils de rien et de rienne, / P’tit bonhomme qui donc t’a craché tout seul / À la face du monde tout nu sans rien. (…) Sauve-toi vite fait, sauve-toi, allez P’tit / Bonhomme, poudre d’escampette par le / Chas, file, hue&dia, file, plus jamais cette / Vieille Hard, ne regarde pas en arrière, / Fonce au creux du noir (…) » Le vers coule mais cingle.

C’est l’histoire d’un livre qui ne pouvait pas s’écrire sans un sentiment de révolte tel qu’il suscita chez Jules Verne l’écriture de son P’tit Bonhomme. Florence Trocmé fait du héros livresque l’instrument de l’innocence en tant que seule révolte possible. Le poème rachète cette inertie négative, montrant qu’innocence et fragilité sont des forces allant à l’encontre de ce qu’on nomme ici ou là l’échec de la littérature devant la violence, l’injustice et le désespoir. « P’tit bonhomme, n’est-ce pas ce que j’essaie de faire ici, te donner forme et vie nouvelles ? » Dans la mesure où un héros sur le papier est l’incarnation de l’esprit de son temps, c’est tout naturellement que Florence Trocmé lui redonne souffle et vie, en rappelant combien la poésie qui refuse cet échec est une alternative dans cet espace médiatique aux images de plus en plus calibrées. A coup sûr ce « p’tit bonhomme de chemin » garde l’empreinte d’une grande liberté.

Présentation de l’auteur




Alain Brissiaud, Chemin de montine, inédits

 

Tu ne sais pas où loger tes pensées
ronces que cela
étourderies
descendant le chemin tu songes
à ces choses
qui surgissent venues
et t’obligent à dire
parler
pour comprendre avec eux
tous

qui sont-ils
si nombreux
recouverts de feu de terre
d’or diront-ils
non
pas cela
ceux qui passent ont plus que de l’or
juste le visage d’homme
et toi
tu veux tenir tout au bout de ta main
leurs beaux regards bariolés

 

Ce n’est pas rien le maintien
la belle allure
derrière la haie cortège de flammèches
tu songes à mettre en ordre tes pensées
ronces que cela
personne ne t’attend ils passent
juste

une autre fois il pleuvait
allongée  près de moi
dans le silence
ta peau reflétait une lumière crue
il n’y avait plus de dehors

et cette pluie plus forte plus puissante à mesure
sonnait dans le ciel
donnait tout d’elle
elle était notre toit de fortune
nous ne pouvions comprendre

tes yeux vibraient de la folie

 

Devant le miroir
nous avons déjeuné de pain
doucement
à nous dévisager

étions-nous ces amants si pâles

dis-moi
es-tu celle rêvée

 nous dormions séparés par la glace
depuis ce jour d’autrefois
au premier temps
de toi
si vite oublieuse de ma présence

 je pioche  dans ta mémoire
indistinctement
sans rien attendre
ni voir
la main tendue aux vents

 

 

Tu t’approches
lui montrant la vallée
et soudain
il connut l’irruption de la douleur
se souvenait-il
mais comment oublier
ce qu’il était venu chercher

pourquoi
être allé si loin

rejetant le passé
il dit encore quelque chose
qu’il est épuisé
qu’il veut rester dans la lumière
et ne peut se poser

dire sa marche
et au-delà

aussi
partir vivre comme on va mourir

 

 

 

Présence de ton corps au bord de l’arbre
dans le cri des corneilles
sur la lisière
où tu t’avances vêtue de lait de braises
tu lis un poème
alors des couteaux de larmes viennent
irriguer tes rêves

tu songes au regard que je te porte
celui
qui te traverse
et te mène au lieu du langage

quelle vérité que cela

 

Où sont nos compagnons
le sais-tu
l’ocre du ciel
et l’herbe douce

nouveau temps 

de quoi ont-ils besoin
je tremble sous le figuier méditant
sur ces choses 

l’hiver reverdit
le temps se sépare
pourquoi nous ont-ils laissé ce qui se perd

Ils ont bu à la santé de ce moment
de ce temps
qui continue à venir
ils ont trinqué
comme on rit d’un rien
pour oublier
comme pendant un discours
une messe

quand le temps se fige
accroché aux souvenirs
et personne ne s’étonne

 

 

personne n’est vraiment triste l’on se tient l’un à l’autre
sans pouvoir se quitter

on chanterait presque
alors
circule un gobelet de vin
il est chaud de chacun
vit dans chaque main
fiévreux comme un enfant

après
nous sommes seuls dans la blancheur de ce moment
démunis
à dire tout un long jour des choses bêtes

 

Ce soir
que reste-t-il
de ton regard

peut-être la transmission de ton regard
la terreur du vide
cette mémoire qui se refuse
teigneuse
comme un bouquet d’absence au monde

peut-être
la contrainte de ce lieu
impossible et calm
qui nous obsède et nous encercle

ce nouvel état de la vie

plus tard longtemps après
tu vins jouer dans mon sommeil

comme hors de toi
retournée

 

 

 

 

Cet autre rêve dans la chaleur
assoupi derrière le muret
tu viens vers moi
indélicate
et merveilleuse
tête à l’envers
me donner ton odeur
ta déchirure

plus tard
assise sur le seuil
au lieu d’éclats
enragée
une brèche à la taille

tu me regardes même vieillir

insolence de ce moment

et puis ce temps nouveau
bouquet d’absinthe
roule
sans rien de ce qui fut
même plus la mémoire
tout a sauté
sombré par le fond

 

 

 

Temps d’ivresse
ta lèvre est un cœur
de silence
tu tais la fièvre
tu fais l’ensevelie
tu es la corde

alors

je n’écris plus de beaux poèmes
plus de lumière
je te regarde aller venir

juste j’attends ce moment

le rire que tu portes
sera notre fardeau

 

 

 

 

Présentation de l’auteur




Marie Tavera, Le temps vient

 

quelque chose dure

quelque chose comme une aile

une plaine

je traverse les pas les chiffres qui avancent

l'allure de la forêt

vers le corps

au milieu des hectares il y a un sentiment

ou la durée du champ

jusqu'au bord

 

*

 

depuis la langue

le pas depuis la langue ailleurs est autre chose

comme une solitude

une flaque de verre

ce qui quand se construit

autre chose                     autre part                   

une durée longue

 

dans l'espace dépassé d'une demeure la lumière dépassée

atteint le jour

atteint le ciel blotti de nos bras

l'orée du bleu

les accords tangibles

on marche dedans c'est la neige

 

 

touchant le temps de se le dire

cette nue solitude                              

a pénétré l'espace au plus clair de nos doigts

 

 

*

 

quitter le jour

 

quitter le jour qui vient

 

nous quittons nos mains de velours pour partir nous n'avons

pas de place

pour partir

l'espace trop grand au bord vient le temps de le dire

l'une après l'autre chaque chose

 

                                                           disparaît

            chaque chose égarée

la place des arbres ou le bruit des fenêtres

il n'y a rien à dire

de cela dans le silence

mais tout s'écoule

la neige est forte comme les graines

du silence passe

on met la main autour du silence passe

dans les ajours des doigts

la neige lourde recouvre d'un bruit de passereau

ou de source

 

 

*

 

le temps dévoré

distinctement

une plaie ouverte au sol

on recouvre sans arrêt le lieu ouvert de soi

Présentation de l’auteur




Philippe Leuckx, Ce fragile chemin des choses, extraits

 

La lumière arrache aux murs

leurs derniers lambeaux de fête

la maison se désole

de n'être que ruines

quand le coeur continue

de battre en dépit des naufrages

∗∗∗

 

Tu entres rue verte

dans le petit couloir

de sa maison

ombreux et calme

silencieux

depuis ce janvier 79

la mémoire seule

restitue l'air dense

sa présence

au coin du feu de Louvain

∗∗∗

 

Le poème peut porter
à plus de clarté
le coeur
s'il cède un peu

∗∗∗

 

J'ai attendu longtemps

avant de poser des mots

sur les berges du livre

comme une main attentive

à ne pas bousculer

l'ordre des choses

le temps de la lumière

la vie des souffles

Je venais boire

à la source

la beauté

les ombres du recours

∗∗∗

 

La brume énonce le jour.

Le ciel s'évince sans un cri.

Parfois la peur gomme la parole.

On se retient à une rambarde.

On se fait plus petit que la lumière.

∗∗∗

 

Tu tournes certains jours

autour des mots

comme dans une chambre

froide

où il n'y aurait plus

que des ombres

quelques traces aimées

inanimées

et vagues

∗∗∗

 

Parfois, le mur tourne.

La vie recluse s'éclaire d'un geste.

Il faut tout écrire du peu

qui nous bouscule.

Dans la foulée des jours

le coeur s'écharde

floué.

 

(Extraits de "Ce fragile chemin des choses, 2021, inédit)