Stéphane Casenobe, Peut-être me faudra-t-il une autre planète, extraits

Piéton sans voyageur

(Peut-être me faudra-t-il une planète à moi tout seul pour le mégalo que je suis ! »  

Et j’écris en faisant du hors-piste d’étoiles !

                        Stéphane C.

L’Art de l’épure et de l’évidement

Ici je réprime mes craintes mes angoisses d’auteur de poésie
Je me fais solitaire des mots
Je suis tout juste égal aux asticots
Mon œuvre est le bilan de ma chienne de vie
Je suis le poète de service   Pas vrai 
Je suis un peu vainqueur néanmoins
Car j’écris sans le moindre talent
Sans la moindre finesse non plus
Tout le monde sait que la poésie ne se vend pas
Alors pourquoi continuer
Le vingt et unième siècle n’a pas donné un seul poète considérable
J’incarne ce poète éminent
Et quand est-ce qu’il vient le poète sauveur
Le prince des banlieues
Qu’il se montre le Rimbaud des réseaux sociaux

 

Et inverser l’ordinaire !

La poésie pauvre m’accable
C’est toujours les mêmes conneries que j’écris
Il existe un monde à mesure d’accomplir des miracles
C’est l’univers poème
Un espace à écrire là où prier n’est plus nécessaire
Il me faut sans cesse réécrire au présent
L’écriture est sans retour
Suis-je foutu
Il ne me reste rien à restituer
Tout sera dit sans mots
Et je laisse pisser
Oui je suis un poète du peuple
Et la traduction de mes poèmes est mauvaise dans l’ensemble
J’écris pour qui ne fait rien dans la vie
J’écris du mauvais art en me satisfaisant du second choix
J’écris avant de refroidir
Et je ne fais rien d’autre

 

Rien ne change et en effet rien ne change

J’écris plus que cela n’est suffisant
J’écris dans l’instabilité de tout
Comment pourrai-je avec des mots rivaliser avec l’auteur lui-même
L’artisan en chef        L’instinct
L’Albert Einstein    de la poésie
Mes poèmes sont d’une exacte exactitude
Ecrire avec des mots de ce monde devient urgent
Casser le silence en heurtant le mur des mots par cœur
En bon explorateur je me déplace en marge du texte
Je sonde profondément les mots de secours
Ces crachats d’étoiles
Le recul du lecteur est total
Car j’invisibilise le poème lui-même
Instant final
Je veux que rien ne change et en effet rien ne change

Je redeviens sans doute infréquentable

Ecrire me manque quand j’écris
Je fais don de poésie
Je n’ai rien dit je n’ai rien fait qui mérite d’être publié à ce jour
Je ne le permets pas
Être soi d’être en vie voilà ce qui compte
Je porte en moi le deuil des anciens poètes
Ne m’en veuillez pas d’être cet homme là
De la pire génération qui soit
Rien de bon dans ces mots-là
Non rien de bon
Suis-je ce que je viens d’écrire
Assurément
Ceci fera l’objet d’un autre poème
Poème de trop
Les mots entre eux ne me sont plus d’aucun secours
Ma poésie s’étudiera au carbone quatorze ou pas
Je redeviens infréquentable mais heureux

 

De ces choses du jour

Je redeviens inaudible et intelligent à la fois
Je résiste à la nuit du réel et de l’utopique
J’écris à ciel ouvert
Il est vain de lire dans les yeux du poète je crois
Je redeviens visible
Tout silence est aussi intérieur
D’un huis-clos dans mes mots
Le code des ombres à craquer
J’ai craqué le code des ombres
D’un geste à l’autre tout change sous le bombardement des mots
Ecrire nécessite au moins une dimension de plus au poète
Je ne suis pas le temps qui passe mais le temps qui change
Je suis allé jusqu’au bout de la poésie
Je crois que la plus haute poésie arrive
De ces choses du jour

Je ne choisis pas d’écrire on me choisit

Car rien n’engendre rien en poésie moderne
Rien n’attend rien
La poésie est un accident de la vie
Une erreur d’actes
D’associations complexes
Poète imprévisible
Inutile
Infréquentable
J’entends ne rien m’interdire dans ce métier de prédation
Non
Je n’explique pas mon inclinaison et ma descente dans les bas-fonds des mots
Et tout ce qui n’est pas miroir n’existe pas vraiment
Ce que l’on quitte finit toujours par nous appartenir vraiment
La poésie n’est pas ici
La poésie n’est pas ailleurs non plus
Être entièrement soi et pleinement rien me suffit largement
En attendant que la technologie s’adapte

Et rajouter une dimension humaine

J’ai conscience d’une plus grande solitude  peu à peu
Seulement solitaire
Un espace blanc de mots blancs m’habite en continu
Je suis prêt à vivre le contraire de ma version d’humain
Je reviendrai vieux ou ne reviendrai pas
J’écris peut-être par pure peur de perdre
L’échec est fondateur
Tant à la déduction qu’à l’induction
Dans des futurs pressés de naître je pleure mon délaissement technologique
Mais de quoi ai-je mal
Ai-je écrit le poème de trop
Je ne suis qu’un détail de l’histoire
L’issue de l’illusion arrive
Est venue
La matière vierge peuple les mots
Les mots sont inutiles

 

L’accélération cède à mon art

Je ne suis ni mesurable ni quantifiable en poésie moderne
A mon geste d’écrire on me reconnaît
Non
J’écris sans dimension ni syntaxe
Je suis le grand absent des mots
J’incarne une évidence
Une option aussi
J’évolue dans des directions contradictoires
Jusqu’où aller pour voir
Et jusqu’où vont les signes
Ma guerre est mentale
Mon combat est total
Je libère un espace en écrivant
Je fais le guide aux nouvelles générations instables
Car il le faut sans doute
Avancer
Il me manque ce quelque chose à travailler
Ce mouvement rapide et droit
Porter le poids de pas grand-chose m’accable
L’accélération cède à mon art

J’écris parce que je me sens sale

Mon texte est blanc comme un silence blanc
Je suis l’instrument de mes mots
C’est moi l’ange défait
Oui l’ange malmené
Je ne suis rien de bon
Rien ne se passe dans mes écrits
Le bide
Ecrire est-ce être là
Plus question de lâcher prise si près du but
Les murs ne veulent pas céder entre eux
Les murs porteurs fléchissent
Plient
Et finissent par rompre enfin
L’équivalent du poids des mots pour le poète
Désormais je soigne mon langage et je cesse d’écrire par intérim
Mes mots ne sont plus quantifiables ni vérifiables
On ne transgresse pas la poésie on la dépasse
On la réprime aussi
J’écris pour aérer de l’intérieur

 

Le grand Ennuiement*

Pour écrire il me faut ce quelque chose à perdre
J’écris comme d’autres écrivent
Je plagie les petites frappes de poètes en herbe
Les cadors aussi
Oui
Je me la pète grave
Mais qui peut le faire à ma place
J’écris seul et ne m’en porte pas plus mal
Au fond j’écris pour me cacher le sexe avec des alphabets usés
Mécaniques
Je bande avec les mots des autres
Mes couilles sont sèches
Je m’en vais vers les mêmes départs tous les jours
Car je suis en retard de phase
Vers quel prochain suicide renaître
Un soir de sud
J’écris pour retenir le peu qui change
Et en effet le peu me change
Les civilisations de l’espace s’annoncent

*Néologisme d’ennuyant

 

Je m’égare magnétiquement

La gravité plombe mon âme
Les écrits de jeunesse bavent sur la page
On s’en fout
On s’en fout de l’auteur
On réclame ses mots
Ses poèmes
On peut blesser les mots d’enfant sans le vouloir
Puis-je être ailleurs et sans racine
J’ai un destin d’enfant
Comme un rien d’ordinaire
Un poème
Une vie
Les jeunes auteurs écoutent juste au-dessus de moi
Je les entends parler entre eux
J’écris mais pauvrement
J’écris par accident
D’ici ce soir mes mots ne compteront pour rien
Passage à l’acte de ne plus écrire
Revenir au strict nécessaire
Œuvrer dans les bas-fonds des plafonds bas
Jusqu’’à percer tous les secrets

 

D’une haute technologie d’écrire

La beauté de mes mots se dégrade avec l’âge
J’écris pour en tirer des présages heureux
Je m’égare magnétiquement
Je me perds des yeux et du regard
Mon langage intérieur n’est qu’un pauvre réflexe
Un réflexe de trop
Un code m’interdit d’écrire
Je m’exerce au rien
Rien de correct ne sortira d’ici
De ce poème
Et quoi d’autre
Je suis de ceux préposés au langage
Au style rétrograde aussi
Je doute d’être vrai
Pourtant j’écris à la source des mots
Car la fin du voyage est encore le voyage
Me faudrait-il séparer l’écume de la bave ?
Sans force d’expansion
Quel seuil faut-il franchir

Présentation de l’auteur




Leandro Calle, Le noyé, et autres poèmes

Traducción al francés por Bernardo Schiavetta

Le serpent de bronze

Moïse éleva le Serpent d'airain dans le désert
et tous ceux qui avaient été piqués
ont été guéris rien qu’en le regardant.
Et moi, transpercé par l'amour, que puis-je faire ?
Ciblé adroitement par le poison de tes yeux,
où dois-je regarder pour trouver mon salut ?

La serpiente de bronce

Moisés alzó la serpiente de bronce en el desierto
y todo aquel que había sido picado,
la miraba y quedaba curado.
Y qué puedo hacer yo, atravesado por el amor
inoculado por el preciso veneno de tus ojos
¿A dónde debo mirar para salvarme?

∗∗

 

Attaché au fond de la maison

Ma parole est liée
comme un chien
à l'arrière-cour de la maison.
Au fil du temps
elle est devenue enragée
et a commencé à ne plus me reconnaître,
Je ne peux plus la laisser en liberté
car elle mordrait les proches et les inconnus.
J’approche avec un bâton
sa nourriture et son eau.
Elle aboie toute la nuit.
mais je ne saurais pas la laisser mourir
et je la nourris ainsi tous les jours.
J'y suis très attaché.
J'aurais préféré une parole
qui m'accueillerait par des bonds et des léchouilles
en remuant la queue
mais, en notre pays
nous attachons les paroles au fond de nos maisons
et avec le temps, elles deviennent hardies
puissantes
et il arrive un moment où l'on ne sait pas
qui des deux aboie le plus fort.

Atado al fondo

Tengo la palabra atada
como un perro
en el fondo de la casa.
Con el tiempo
se ha vuelto agresiva.
Comenzó a desconocerme
y no conviene soltarla
porque muerde a propios y a extraños.
La comida y el agua
se la acerco con un palo.
Ladra toda la noche.
No la puedo dejar morir
así que todos los días la alimento.
Estoy atado a ella.
Hubiera preferido una palabra
que moviera la cola
que me recibiera con saltos y lamidos
pero, en este país
atamos las palabras en el fondo de la casa
y con el tiempo se vuelven bravas
poderosas
y llega un momento en el que uno no sabe
quién de los dos ladra más fuerte.

∗∗

Les chevaux qui viennent boire

à Hugo Francisco Rivella

Il y a des chevaux en liberté
qui viennent boire
de l'eau dans mes yeux.
Je sens les museaux et les narines
le brouillard de leurs souffles
et je ne sais pas d'où ils viennent
ni pourquoi ils s’approchent de moi
pour coller à mon visage
pour m'insuffler une inquiétude
que je n’arrive pas à nommer .
Il y a des chevaux qui arrivent
de loin, très loin,
ils foulent ma mémoire avec leurs sabots
ils agitent l'eau de mon fleuve.
Puis ils s’en vont
en laissant des nuages de poussière
vibrant dans l'air.
Après tout cela se dissipe
et la soif survient,
elle m’enfourche tristement
les flancs de l'âme.
Ces choses m'arrivent
quand les chevaux viennent boire
de l'eau dans mes yeux.

Bajan caballos

a Hugo Francisco Rivella

Hay caballos sueltos
que bajan a beber
del agua de mis ojos.
Siento el morro y los ollares
el vaho de su aliento
y ya no sé de dónde llegan
para qué vienen hasta mí
a pegarse a mi cara
a respirarme una inquietud
que no adivino.
Hay caballos que llegan
de muy lejos
me pisan la memoria con sus cascos
alborotan el agua de mi río.
Luego se van
y dejan nubes de polvo
que parpadean por el aire.
Cuando todo aquello se disipa
viene la sed
y me galopa triste
los ijares del alma.
Estas cosas me pasan
cuando bajan caballos
al agua de mis ojos.

∗∗

 

Le kimono rouge de Miahru

Et maintenant, dans mes nuits d'insomnie, comme la lune se reflète dans le
lac, ton kimono rouge tremble dans les eaux de ma mémoire. Et une voix
lointaine, murmure comme le vent entre les feuilles, me fait dire
doucement : Miahru, Miahru. Notre pauvre français était si pauvre qu'il ne
nous suffisait pas et nous avons donc adopté le silence.
Un matin, tu es arrivée en portant le désespoir sur l’épaule. La carte bleue
perdue, la dame de la pension à l’affût quelque part et ton besoin d'une
oreille, d'un mur solide où tes insécurités pourraient rebondir. Il ne me
restait plus un seul franc. Nous étions pauvres et nous avions tout Paris à
parcourir.
Et peut-être, Miahru, le plus important, c'est que nous étions jeunes. Jeunes
comme le dit la chanson de Charles Aznavour : hier encore, j'avais vingt
ans, je gaspillais le temps en croyant l'arrêter
...et c'est ainsi que me
reviennent ton kimono rouge, ces yeux bridés et ce sourire qui réussit à
traverser le temps.
Nous sommes vieux maintenant, Miahru, et j'aurais aimé te dire que je
t'aimais. Te demander si tu avais regardé le mont Fuji autant de fois
qu'Hokusai. Te dire que je viens des plaines, d’un endroit où le ciel fond
quand arrive le soir. Rêver de marcher main dans la main sous les cerisiers
en fleurs et murmurer en silence le poème de Bâsho : la nuit s’en va, mais à
l'aube, les cerisiers en fleurs renaissent
.
Quand le sommeil se refuse, tu viens, souriante, tes mains portent une fleur
sur le point de s’effeuiller. Je reste muet et les mots chancellent dans ma
bouche aux lèvres verrouillés. J'aurais dû te dire que je t'aimais Miahru,
mais je n'ai rien dit.
J'imagine des cerisiers en fleurs tandis que je cherche des poèmes d'Issa et
d'Onitsura. Je parcours les estampes japonaises avec minutie jusqu'au
moment où le sommeil commence me lécher les genoux. Il arrive avec sa
cargaison de sable et je laisse tomber dans l'oubli ce morceau rouillé de
mémoire que je croque chaque soir.
La fleur que tu tiens dans tes mains commence à se faner. Le sommeil
arrive.
Miahru, pourquoi reviens-tu, pourquoi les étoiles disent et me redisent que
j'aurais pu t'aimer mais que je ne l'ai pas fait ?

El rojo kimono de Miahru

Y ahora, en mis noches de insomnio, así como la luna se refleja en el lago,
tu kimono rojo tiembla en las aguas de mi memoria. Y una voz muy lejana,
un murmullo de viento entre las hojas, me hace decir en voz baja: Miharu,
Miahru.
Nuestro pobre francés era tan pobre que no alcanzaba y entonces usábamos
el silencio.
Una mañana llegaste con la desesperación colgando de tu espalda. La carte
bleu
perdida, la señora de la pensión al acecho y la necesidad de un oído,
una pared segura en donde pudieran rebotar tus inseguridades. Ni un solo
franco me quedaba. Éramos pobres y teníamos todo París para andar.
Y tal vez, Miharu, lo más importante es que éramos jóvenes. Jóvenes como
dice la canción de Charles Aznavour: hier encore, j’avais vingt ans, je
gaspillais le temps en croyant l’arrêter
…y así vuelve a mí, tu kimono rojo,
los ojos rasgados y esa sonrisa que supo atravesar el tiempo.
Ahora somos viejos, Miahru y a mí me hubiese gustado decirte que te
amaba. Preguntarte si habías mirado el monte Fuji tantas veces como lo
miró Hokusai. Decirte que soy de la llanura, un lugar donde el cielo se
deshace por las tardes. Soñar con caminar de la mano bajo los cerezos en
flor y susurrar en silencio el poema de Bâsho: termina la noche, pero
cuando llega la aurora, renacen las flores del cerezo
.
Cuando el sueño no llega, venís vos, sonriente con una flor entre las manos
que está a punto de deshojarse. Permanezco mudo y las palabras se
atolondran en la boca sin ningún resultado ante el cerrojo de mis labios.
Tendría que haberte dicho que te amaba Miahru, pero no dije nada.
Imagino cerezos en flor mientras busco poemas de Issa y de Onitsura.
Reviso al detalle las estampas japonesas hasta que siento al sueño lamiendo
mis rodillas. Llega con su carga de arena y hundo en el olvido el oxidado
trozo de memoria que muerdo cada noche.
La flor entre tus manos comienza a deshojarse. Llega el sueño.
Miharu, ¿por qué volvés, por qué las estrellas me recuerdan que podría
haberte amado y no te amé?

∗∗

Federico à New York

Il est là, le pédé,
il regarde les gratte-ciel et mâche des solitudes :
la solitude des foules
les rues bondées
(des bruits et des bruits et des bruits)
le cœur sous le soleil de la décrépitude.
Tout le monde danse au rythme des billets de banque
le roi de Harlem
–– portant une cuillère en bois ––
n'atteint même plus les crocodiles de ses coups
ni les singes,
il est le chef d’orchestre de la musique du monde
boum, boum, boum,
les bruits de votre cœur
boum, boum, boum,
et le bâton de la cuillère
se parfume des baisers de flics
la rivière se soûle d'huile d'usine
et ton cœur
reprend le rythme effréné
de cette ville qui sans être la tienne
est la tienne.
Il ne reste
qu’à ramener la lune
et l'accrocher sur le plus haut gratte-ciel du monde.
La lune, ta lune gitane
avec sa crinoline de fleurs blanches
l’enfant, la regarde, la regarde
l’enfant ne cesse de la regarder
Tu réalises aussitôt
que rien ne peut briller
sauf les dollars
et que ta lune
la lune de ton cœur
ne tient que dans ta poche
où elle est bien gardée.
Tu te places au milieu de l'avenue et tu cries
de toutes tes forces :
Oh Capitaine, mon capitaine
et alors il arrive
barbu et beau
avec une crinière pleine d'algues et de fleurs
il te serre dans ses bras et te dit :
c'est l'Amérique
et tu sens qu’il te palpe le sexe
et peu après tu découvres
que la lune, la lune de ton cœur
n’est plus dans ta poche
elle a été volée par ton capitaine.
Il court déjà par la Cinquième Avenue
en chantant la Marseillaise en anglais
...pars vite lune, lune, lune
si les gitans te voyaient
ils feraient avec ton cœur
des bagues et des colliers blancs...
Le pédé danse au milieu de la rue
et une larme verte tache la rivière des ombres.
Dans la ruelle
parmi les poubelles et les journaux empilés
une vieille femme montre du doigt le danseur
et le pédé imagine
le goût de la poudre à canon.
Le soir
en regardant la rivière
le Capitaine s'approche
et suspend la lune
au-dessus du Bronx entre des poulies bleu clair.
Sa barbe est transparente.
Capitaine, tu lui dis, quel son font les balles
quand elles pénètrent un corps ?
Le capitaine ferme les yeux
(il imagine)
boum, boum, boum, dit-il,
ça bat gaiment fort, comme bat ton cœur.

Federico en Nueva York

Y ahí está la marica
mirando rascacielos  y masticando soledades
soledad de las multitudes
calles repletas
sonidos y sonidos y sonidos
corazón al sol de la decrepitud.
Todos bailan al compás de los billetes
el rey de Harlem
-con una cuchara de palo-
no golpea ya ni a los cocodrilos
ni a los monos
ahora va directo a marcar la música del mundo
bum, bum, bum
suena tu corazón
bum, bum, bum
y el palo de la cuchara
huele a besos policiales
el río se emborracha con aceite de fábrica
y tu corazón
asume el ritmo frenético
de esta ciudad que sin ser tuya
es tuya.
Te falta solamente
traer la luna
y colgarla en el más alto rascacielos
la luna, tu  luna gitana
con polisón de nardos
el niño, la mira, mira
el niño la está mirando
De inmediato te das cuenta
que nada puede brillar
sino el dinero
y que tu luna
la luna de tu corazón
cabe solamente en el bolsillo
y la guardás ahí
te parás en medio de la avenida y gritás
con toda tu fuerza:
Oh Capitán, mi capitán
y él viene
barbado y hermoso
con la melena llena de algas y de flores
te abraza y te dice:
esto es América
y vos te das cuenta de que su mano te toca los testículos
y cuando querés darte cuenta
la luna, la luna de tu corazón
que estaba en el bolsillo
fue robada por tu capitán
que corre por la quinta avenida
mientras canta en inglés la marsellesa
huye luna, luna, luna
si te vieran los gitanos
harían con tu corazón
collares y anillos blancos
La marica baila en medio de la calle
y una lágrima verde mancha el río de sombras.
En el callejón
entre tachos de basura y diarios apilados
una anciana lo señala con un dedo
y la marica imagina
el sabor de la pólvora.
Por la noche
mientras mirás el río
se acerca el capitán
y cuelga la luna
por arriba del Bronx entre poleas de color celeste.
Su barba es transparente
Capitán, le decís, ¿cómo suenan las balas
cuando entran en un cuerpo?
El capitán cierra los ojos
imagina
bum, bum, bum, le dice,
suenan como tu puto corazón.

∗∗

Leandro Calle, Federico en Nueva York, Ediciones del Callejón.

Germán

Germán
est peintre.
Il m’a dit
qu’il ne s'est jamais ennuyé
qu’il peint toujours
qu’il aime voyager
qu’on lui fait une dialyse
3 fois par semaine.
Il m'a offert un tableau
Je l'ai raccroché directement
à ma langue
pour ne plus jamais me plaindre.

Germán

Germán
es pintor.
Me dijo
que nunca se aburrió
que siempre pinta
que le gusta viajar
que se hace diálisis
3 veces por semana.
Me regaló un cuadro
que colgué directamente
de mi lengua
para no quejarme más.

∗∗

Un noyé

La violence de l'eau est passée sur l'île
elle a tout transporté
jusqu'au dernier souffle
elle a pris aussi
la vie de ce garçon.
Après,
nous avons regardé l'eau brune de l'inondation
sachant que dans son estomac boueux
il y avait un corps.
Mais où ? Où chercher dans cette masse d'eau ?

Une femme a apporté un pain.
Elle a conseillé de le jeter à l'eau
car, là où il s’arrêterait
on trouverait le corps.
Quelqu'un a jeté le pain dans l'eau.
Il a d’abord coulé
sans laisser la moindre trace
et ensuite il est remonté.
Plusieurs nageurs
ont commencé à chercher dans cet endroit
J'ai touché quelque chose, a déclaré l'un d’eux.
Ils ont plongé plusieurs fois.
Il y a beaucoup de courant, a déclaré un autre.
Une corde est apparue
et ils ont plongé de nouveau.

Le garçon était boursouflé
et l'eau sur le rivage
lui léchait les ongles
comme pour dire ne m'oublie pas,
comme pour dire, merci pour le pain.

El ahogado

La violencia del agua llegó a la isla
para llevarlo todo
hasta el último suspiro
y así también
se llevó la vida de aquel chico.
Entonces
miramos el agua marrón de la inundación
y supimos que en su estómago de barro
había un cuerpo.
Pero dónde, dónde buscar en esa masa de agua.

Una mujer trajo un pan
dijo que había que tirarlo al agua
que allí donde flotara
estaría el cuerpo.
Alguien arrojó el pan al agua
primero se hundió
desapareció
y luego salió a flote.
Entonces algunos se lanzaron al agua
y comenzaron a buscar.
Toqué algo, dijo uno de los hombres.
Se sumergieron varias veces.
Hay mucha corriente, dijo otro.
Apareció una soga
y otra vez se sumergieron.

El chico estaba hinchado
y el agua de la orilla
le besaba las uñas
como diciendo no me olvides
como diciendo, gracias por el pan.

∗∗

Le fils

Il y a deux ans
mon fils est entré avec nous
à la librairie
Le miroir
et il a pris un livre de Lénine
que nous avons ensuite
remis à sa place sur l’étagère.
Après
il a saisi l’un des tomes du Capital
et enfin
il est sorti en courant
vers la rue piétonnière
avec un livre de Hegel.
Je crois qu’il ne sait rien
encore
de la méthode dialectique
ni du matérialisme historique,
mais cependant
j’ai presque la conviction
que pour la CIA
mon fils serait déjà
presque un terroriste.

El hijo

Tiene dos años
y apenas entró
a la librería
El Espejo
sacó un libro de Lenin
que luego
devolvimos a su estante.
Después
agarró un tomo de El capital
y por último
salió corriendo
hacia la calle
con un libro de Hegel.
Intuyo que todavía
no sabe nada
del pensamiento dialéctico
ni del materialismo histórico,
pero sospecho,
sin embargo,
que para la CIA
mi hijo
es casi un terrorista.

∗∗

Ils émasculent le mot

Ils émasculent le mot
et que peut-on faire d'un mot mutilé ?
Un mot qui n'a aucun moyen
de s'accrocher à la terre
mot sans sperme
vide comme une coquille vide,
sans le blanc et le jaune de l’œuf.
Rien ne peut être fait
avec le mot châtré
mais un autre mot peut être conçu
une parole féconde et pleine
comme le mot arbre
que nous enracinerons au centre de la vie.

Ellos castran la palabra

Ellos castran la palabra
y qué vamos hacer con una palabra mutilada.
Una palabra que no tiene
manera de agarrarse a la tierra
palabra sin esperma
vacía como un huevo vacío
cáscara.
No se puede hacer nada
con la palabra castrada
pero se puede crear otra palabra
una palabra fecunda y plena
como la palabra árbol
y plantarla en el centro de la vida.

Présentation de l’auteur




Sara Cohen, Derrière la tête et autres poèmes

 

la poésie c’est ce
qui est
derrière la tête

tout ce
qui n’entre pas
dans le format
tête

un geste inachevé
de ton père
mort il y a déjà si longtemps

une conversation anonyme
qui t’arrive par hasard
droit aux oreilles

de ne pas savoir si
tu t’es trompé
ou non

des feuilles qui changent
des saisons qui passent

et une lumière
qui en l’allumant
au crépuscule
te donne envie
de pleurer

c’est un peut-être nous

l’inflexion d’une voix
le mot qui ouvre
la plaie dans la peau

des pas qui retentissent
rapides sur le trottoir
c’est peut-être une fuite
ou une urgence
de celui qui s’en va
à une rencontre
des hésitations
qui anticipent
quelque déception
ou qui mettent en doute
tant d’emportement

regard incomplet
que rien n’embrasse
dans la nuit
des sentiments

il n’y a pas de défense
pour ce qui se loge
derrière la tête
seulement des mots

tu t’assois sur un banc
qui dessine son ombre
sous l’éclairage
au risque de tomber
dans le vertige
des changements

les sens entrent
en contradiction
et alors tu cherches
dans le flash
de la photo
à rétablir
la primauté
de l’image

il n’y a rien pour s’alarmer
ce qui n’entre pas
dans le format
tête

reviendra dans la poésie

(de Detrás de la cabeza, Paradiso Ediciones, Buenos Aires, 2018. Traduction Louise Desjardins )

L’énigme de l’heure

à tant dormir
et rêver, le faible fil
du souvenir s’est frayé
un chemin vers lequel affluent
les visiteurs

des années et des années reviennent
et une certaine heure

l’heure de la peinture
de Giorgio de Chirico

est une énigme

une heure qui ne change pas:
trois heures moins cinq

je vis en parallèle
des souvenirs
petits papiers
pliés au vent
histoires du passé composé

je suis allée à tant d’endroits
petits couloirs sans but
qu’en vivant inaperçue
un appel
-courage de la parole-
frémit la flamme qui réveille
le désir et je cherche à savoir

ce que recèle cette peinture
flot sans limite de pensées
qui évoquent des heures qui ne sont
pas trois heures moins cinq

peut-être que cette heure immuable
héberge toutes les heures?

depuis que Paris s’est mis
à l’heure de Berlin
le cours des heures
a changé
pour ta mère
et le continent a changé
par l’entremise d’un bateau
et d’un voyage

tu t’es demandé sans certitude
aucune qui puisse te protéger
si ta mère avait gardé
l’espoir de revenir à Paris
une fois la ville libérée

si à tel point on peut
changer un destin
il est évident que
chaque heure est unique

le souvenir frappe
à l’intérieur
d’une coquille
au point de la briser

les photos éparses
sur un tapis persan
-celui de tes grands-parents-
dialoguent entre elles

rêves et visiteurs
jouent avec une plénitude
qui deviendra
absence

l’heure de Giorgio de Chirico
te questionne, de son immuable
aiguille
à trois heures moins cinq

(de El azar del recuerdo, Paradiso Ediciones, Buenos Aires, 2021. Traduction Louise Desjardins)

Beauté

Il s’endort au milieu de la conversation
voit une partie du film, n’est pas encore dans l’autre

Le train a changé de voie il dormait
et quand nous sommes entrés dans un tunnel il s’est réveillé
-mais non- a-t-il dit- ce n’est pas notre train
il y a une erreur

Il faut chercher cette correspondance
pour qu’on retourne
dans la bonne voie
si tan est qu’il y en a une

J’aime être perdue:
quand il croyait que nous étions
dans la bonne voie il dormait
maintenant qu’il est réveillé il cherche

Une plage ne ressemble pas à une autre
ni une gare à la suivante
les ponts nous désorientent
Les fils avec lesquels le Diable
tisse la toile sonrt ceux de la beauté

Je vibre dans la beauté qui me perd
je préfère ne pas savoir où je suis
lui pas. Il s’exaspère, il ne peut pas dormir
parce qu’il ne sait pas encore où il va

Le train ne s’arrête pas
moi non plus

(de El murmullo y la incertidumbre, Ediciones en Danza, Buenos Aires, 2009, et Les Éditions de la Grenouillère, Québec, 2019. Traduction Louise Desjardins)

Présentation de l’auteur




Christiane Simoneau, ENIVRÉE DE VENT … et autres poèmes

QUIJESUIS refait surface
submergée dans les abondances
elle étend
ses millions de pensées
sur ses kilomètres de peau
déjà étendus sur les sables chauds
de la détente

Par temps clair QUIJESUIS
vogue dans les eaux calmes
se laisse bercer par l'impulsion
de son intuition
où la transparence des évidences
annonce
une avancée prolifique 
revitalisant
ses neurones en pleine action

Profitant de vents favorables
pour donner de la voile
à ses milliers d'éoliennes
ventilant ses espaces
   QUIJESUIS se repose
honore la tranquillité
grimpe
au mat des échappées
se grise d’intimité
jubile de plaisir
en observant
la nature l’embraser
sous les ailes de la félicité
Quelque part ici
dans les hauteurs fragiles
murmures
de l’immuable

(À tous ceux et celles que la nature inspire …)

C. Simoneau, photo Roland Milette, peinture virtuelle Pablo Poblète, 2023

FRAÎCHEUR DE L’INNOCENCE

Je l’observe
enjouée
dépliant les pensées
comme on déplie
la souplesse
sur la couverture
des émerveillements

Elle s’étire
déroulant les aperçus
comme on déroule
un sentiment
pour en examiner
le galbe
des intensités

Elle conjugue
les similitudes
s’amuse d’étonnement
avec la longueur des imaginaires
parcours sensoriels
au carrefour des impressions    

Elle s’aventure tendrement
      jongle
avec les octaves
sans bagage de référence
multipliant
les ailleurs ici
les ici vertigineux
occupant ses terres fertiles

(En observant ma petite fille Sarah … Poème dédié à toutes les petites filles de ce monde)

 

 

Danse des multiples, Encre, C. Simoneau, 2019

CRÉER L’IMPENSABLE …

L’impression embrasse l’imaginaire
les yeux jonglent avec l’ingéniosité
dévoilant de mystérieuses constructions
soulevant
les interrogations d’abstractions
déroutant le réel ...
les lignes deviennent des corps à corps
les courbes des oasis de plaisir
les points des îles à découvrir

Les vides et les pleins
dessinent des musiques avec l’impulsion
faisant valser les rires
jazzer la théâtralité
ponctuant les interludes
dans les hauts et les bas
des raz-de-marée de la création
où le temps
oublie les lassitudes de la quotidienneté
nourrit les gourmandises d’évasion
suscitées
par la poésie de la matière

Étendue sur les fragilités
l’expression joue avec les audaces
caresse les subtilités
fertilise l’ivresse des possibles
      glorifie
la liberté de créer

(Poème écrit pour mon grand complice, poète-artiste multidisciplinaire, dramaturge, dans le cadre d’une exposition et du Festival international de la poésie)

 

 

 

Construction mystérieuse, photo C. Simoneau, 2023

UN MONDE À DÉCOUVRIR

Dans ce monde à découvrir …
les saisons se dévoilent
brillent dans les yeux
courtisant les réalités
voguent
dans les ondes évasives
d’instants imprégnés
d’ambiances

Dans ce monde à découvrir …
les saisons
mettent en scène
des univers parallèles
suscitent
l’éclosion
la matérialité immatérielle
      créent
des pèlerinages
gantés de mondes

Dans ce monde à découvrir …
les saisons se racontent …
les reflets
s’affichent …
dans une mer multidimensionnelle
à l’intérieur
d’une multitude de fresques
d’humanité en transit …

(Durant une résidence d’écriture en Guadeloupe, en 2024)

 

 

 

 

Un monde à découvrir, photo C. Simoneau, 2022

HABILLÉ D’IMAGINAIRE

Habillé d’imaginaire
mon corps parcourt le monde des pensées
           en explorant
la MAGIE des interrogations cousue d’insondables
avec des airs de liberté
débordant de virtuosité
pour prendre le large des idées fixes

Habillé d’imaginaire
mon corps effleure
l’immensité des territoires à découvrir
voilées d’intempéries
coiffées d’amour avec soif de créer
brave les jours
remplis de mystères
pour défier le temps
vêtu de mirages

Habillé d’imaginaire
mon corps résiste
à l’heure où le jour se lève
s’allonge à l’ombre des réalités
dans le hamac des sublimations
s’envolant
à l’aventure …

(Écrit dans le cadre du projet ‘Habillé d’imaginaire / 50 ans - 50 bannières - 50 artistes et poètes’’ que j’ai organisé dans le cadre du 50e anniversaire de la Galerie d’art du Parc, Trois-Rivières, Québec)

Magie des virtuosités, photo C. Simoneau, 2022

À FLEUR DE PEAU                                                                       

Abandonnant sa terre natale
asséchée
par la maltraitance
les pensées cadavériques
se posent
sur le radeau des espérances
la vie
recherche terre d'accueil
propice
à la floraison des idées

Déraciné
au plus profond de ses convictions
réfugié
dans ses territoires intérieurs
l'espérance entrevoit l'espoir
dans le regard des enfants étoilés
brises de renaissance

Habitée d’agitations
la terre
secoue les horizons
le soleil
attise les ardeurs
le vent
calme les blessures
le printemps se réanime
le cœur bat
aux rythmes des audaces

(En réaction à toutes les guerres qui se déroulent partout dans le monde …)

 

 

 

 

 

Terre natale, photo C. Simoneau, 2021

JEU D'OMBRES

En cherchant
l'ombre
de mon ombre
j'ai trouvé
l'ombre
de l'autre

L'ombre de son ombre
portait
l’apparence discrète
de son refuge
à l’abri des ombres errantes
évitant de perdre son ombre
dans les apparences

À son insu
un intrus d'occasion
s'aventure d'aventure
projetant des ombres étranges
faisant ombrage
à sa timide vraisemblance

Sans l'ombre d'un doute
l’ombre de son ombre
aperçut
l’ombre de mon ombre
en pleine exploration
des ombres de passage

En cherchant l’ombre
de mon ombre
j’ai entrevu
l’ombre des ombres
allongée
sur l’univers des univers

(Entre réalité et virtualité … le jeu de la vie)

L’Ombre de moi-Même, Encre C. Simoneau, 2020

REFUGE

J’ai mal à mon HUMANITÉ …
j’étouffe dans ce brouillard d’être
je crie des soupirs, hurle des larmes
de m’être trahie, abandonnée maintes fois
dans l’immensité de mes univers intérieurs

Prisonnière en cavale envahie de doutes
qui momifient trop souvent les intentions
je marche en QUÊTE d’affranchissement
dans l’étendu infini des magnificences
clignotant à l’horizon de QUIJESUIS

En errance momentanée, portant mon refuge
parfois léger, parfois lourd de sens obscurs
je vagabonde dans les sentiers de ma destinée
explorant les fécondes INSPIRATIONS créatrices
en appétit de vie, de survie existentielle

Je m’aventure sur des territoires sauvages
avec fougue, enthousiasme, amplitude
dans les méandres de la quotidienneté
triturant les curiosités de ce MONDE
où par temps clair, j’aperçois les joyaux
enfouis dans les abîmes du temps

Seule maître à bord, solitaire à l’affût
amarrée dans les ports psychologiques
des rencontres, je sillonne les CHEMINS
en appétit de nourritures essentielles
j’observe, apprivoise, apprend à aimer
à semer la vie par vents et marées

J’écris, je sculpte mon quotidien de pourpre
forge des alliages, des alliances
compose des suites parfois déconcertantes
avec les cohérences, incohérences du moment
IMPROVISE des embrasures déstabilisantes
dans les ancrages qui m’habitent 

Assoiffée de QUIÉTUDE, de latitude, de sublimation
Je chevauche le présent, ensemence les secondes
parcours amoureusement les douceurs lumineuses
Avec des rires cristallins, j’écume les instants
brise les barrières de l’obscurantisme
crée des ouvertures dans la BEAUTÉ des imperfections 

De passage, je MÉDITE, espère en silence
le printemps des libertés …

(Poème composé dans le cadre du projet de Lise Barbeau - Denis Dion D’encre et d’acier, ainsi sois-tu,
présenté au Musée québécois de culture populaire, Prison de Trois-Rivières, Québec)

 

Refuge, photo C. Simoneau, 2022

Présentation de l’auteur




Samir Moinet, EFFONDREMENT

Il n’y a pas d’effondrement

Des civilisations

Des bourses

Des relations diplomatiques

Des écosystèmes

Du climat

Des règnes

Des bâtiments civils

Des avancées sociales

Des identités

Du langage

Du bon sens

 

Il y a

L’effondrement

Permanent

De l’humain

 

Les pansements manquent

À couvrir l’artère perforée

Par la graisse

Pour accompagner

La mort lente et vulgaire

De l’humain

 

Nous devrions le bâillonner

Qu’il arrête de se vomir dessus

Dans un flot d’injures et de couteaux

Il faudrait créer un pays EHPAD

Qu’on en finisse

Sans visite sans moyen sans bonheur

Il faudrait qu’on se parque

Dans un de ces foutus camps

Aux États-Unis, en Tunisie, en Allemagne, en Russie, en France, en Espagne, en Namibie, à Cuba, en Chine…

Traître humanité sale humain sale

Il faudrait qu’on se donne

Au fusil automatique

Pris en photo par une balle argentique

Immortaliser le moment

Il faudrait cet hiver

Qu’on fasse une bonne bataille

De boules de napalm

Il faudrait enfiler nos bottes

Sur ce parterre de dents cassées

Prendre le chemin des ossements

Sans école sans concorde

Cimetière humain

Notre temps

Est un cimetière humain

 

Il faudrait pour sourire que je déchire mon visage en un large horizon nouveau

Ne plus être

Humain

 

La cage thoracique n’enveloppe plus rien

            Défaitisme !

Les yeux ne pleurent plus

            Mensonge !

La Terre va-t-elle cesser sa rotation ?

            Un jour

            Éclipsera

            Nos traces

 

Au bord de l’œil du gouvernant

Une larme peut-elle encore tomber ?

Faut-il la chercher à la bêche

Quand la complainte ne suffit plus ?

Faut-il pelleter dans son regard froid de bœuf ?

Et nous les fourmis rouges d’amour

Sommes-nous des bœufs en puissance ?

 

Le temps est fini de demander

 

Je suis coupable

Gonflé vorace obèse

De ce pays

Je mange l’électricité jusqu’à déplacer le soleil et violer la nuit

Je mange l’autre et ne suis pas à sauver

Ma parole

Ma révolte

S’embourbent

Ma bouche est pleine d’une bouillie infâme

Qui m’étouffe et m’affole

Il faut bien cracher et n’ai pour crachoir

Que mon visage semblable si semblable

 

Ma voix de farine se veut bien blanche

Pour le bon pain à rompre

Mangeons ceci est ma voix

Mangeons de l’oreille et de la langue

Ma voix ne s’effondre pas

Elle s’esseule

Et s’essaie

Et pourtant

Rien !

 

Une voix peut faire pleurer

 

Ô mes lèvres alourdies de peine

Molles et lâches

Guimauves rouges étendues

Les roses sont mortes

 

Pouvez-vous dire encore

Le brin de l’espoir dans un bouquet au cimetière ?

Pouvez-vous faire de l’autre

Une voix qui s’anime ?

 

Rotation claire de la respiration

Horloge mal réglée du cœur

Bombe giratoire Bombe attendue

Comme le messie

Fanatiques de la paix

Explosez votre cœur

Là-bas plus rien que du bruit

Et des cris violents

Qui tempêtent s’abîment s’éboulent

Dans le silence lourd des truands

 

Le truand

C’est la silhouette épaisse

Où l’on ne distingue plus ou trop

L’humain

 

Terreur ! Ô mes lèvres alourdies de peines

Molles et lâches

Déchirez mon visage

En un large cri

Horizon perpétuel

De notre Troisième millénaire

 

Moi tas de chair vieux de milliards d’années

Le moindre atome qui me traverse

A la fièvre

La fièvre de ses frères atomes

Tremblant sortant

Des dépossédés

Partout pleurant mourant

Des tas de morts aux atomes fuyant

 

Tambour de nos visages écartelés et joints

Frapper sur nos yeux nos nez nos bouches nos cheveux

Battre la marche chaotique des chamois

Que l’ordre ne soit plus jamais un avantage

Le rythme neutre et ferme des politiques à abattre

Par la même occasion emmenez ma voix qui n’ose pas aux dépotoirs des lâchetés là où repose
mon cerveau dysfonctionnel

 

Et partout la fuite des peuples

On a pris leurs maisons pour des bougies

Voulu allumer la mèche

Chanté pour le bien la sécurité le bon sens

Nous n’avons entendu qu’un cri sourd

La chouette n’hulule plus

Il n’y a plus de jour plus de nuit

Ils s’enfuient quand on voudrait nous couper les bras dire non ne venez pas trop tard trop sales
trop sombres

Ils n’ont plus de jour plus de nuit plus de terre

 

Ô mes lèvres alourdies de peines

Cernes du ciel et de la terre

L’horizon de mes dents

Creuse une langue intérieure

 

Mansarde sur deux épaules

Nous ouvrons les fenêtres

Face au cosmos

Silence

Le néant puis quelques étoiles

Descendent et s’installent

Dans notre tête

 

Nous n’avons plus de jambes pour piétiner

Plus de jambes pour nous tenir debout

Nos jambes elles sont illusoires

Nous rampons

Ne vous fiez pas à notre corps

Nous longeons le sol comme des blattes

Ou des vers luisants

Nos jarrets on les a coupés broyés

Dans les écrous de l’ascenseur social

Ils en feront du carburant

Nous n’avons plus de bras pour écrire

Plus de main pour tenir un stylo

Nos lettres sont fausses

La langue on nous l’a volée

Stérile la langue est stérile

Nous avons imagé une voix

Avec nos yeux révulsés

Une voix qui regarde par la mansarde ouverte

Le néant puis quelques étoiles

 

Humanité-cul-de-jatte

Humanité-tronc

Le soleil peut-être va-t-il nous donner la lumière

Et la pluie nécessaire

Pour que nous repoussions ?

Mais nous n’avons rien à attendre

Ni de la matière

Ni d’un dieu

Nous n’avons rien

 

On nous roule comme des ballots de paille

Nos révoltes ne leur font pas plus peur

Qu’un épouvantail au fermier

Nous sommes la tête coupée d’Orphée

Qui persiste et chante et pleure

Sa mansarde ouverte

Le vent passe et râle quelques souvenirs

Glacés

Nous avons froid dans la pensée

Froid dans les os

Nous avons ouvert le haut de notre mansarde

Pour nous enfuir si nous le devions

Et nous restons

Nous restons

 

Humanité-tronc vulnérable

N’importe quelle poussière qui entrerait

Par le haut de notre conscience

Nous détruirait

Mais l’ennemi est trop gras de ses billets

Et ne passe pas notre porte

Humanité-tronc nous ne pouvons

Que nous affaiblir davantage

Nous affaiblir

Totalement

Nous nous effondrons pour n’en avoir plus rien à foutre

D’être à terre au fond sans bras ni jambes

Nous nous effondrons pour être aussi vastes

Et insaisissables

Que ce néant dans notre mansarde

 

Nous nous allégeons davantage que le corps

Pour être plus léger que la torture de nos frères

 

Mansarde sur deux épaules

Nous ouvrons les fenêtres

Face à l’autre

Une voix point à point

Le néant puis quelques étoiles

Lumière des feuilles automnales

Éclat du déclin

 

Pour ceux qui désirent encore

Remonter de leur corps de chenille

J’ai assemblé vingt-sept pierres

Et vingt-sept colonnes

Pour notre ennéagone

Pour ceux qui peuvent encore

Saliver de leur peau de chenille

Arriver en haut des colonnes

Là où la mansarde s’ouvre

Au néant puis quelques étoiles

Peut-être

L’être

Présentation de l’auteur




Une voix sur les voix : entretien avec Angèle Paoli

Dix femmes poètes, dont de grandes voix poétiques, qui ont choisi la mort violente, brisées par le poids des jours, sont convoquées dans le recueil d’Angèle Paoli, Voix sous les voix, éditions Al Manar, accompagnées de peintures de Marie Hercberg. Il s’agit de Virginia Woolf, Marine Tsvétaïéva, Sylvia Plath, Ingrid Jonker, Unica Zürn, Alejandra Pizarnik, Ann Sexton, Francesca Woodman, Amelia Rosselli et Ingeborg Bachmann. Angèle Paoli précise en quatrième de couverture : « Ces traversées m’ont conduite à rassembler ces voix dans un même élan, fait de lectures et d’écriture. En elles est la raison d’être de ce recueil ». Écrire sur un tel sujet confronte toujours à l’énigme d’un geste extrême et à la plongée dans un monde vertigineux qui met à nu d'irrémédiables failles. Il nous a semblé intéressant d’interroger Angèle Paoli au plus près de son approche dans l’amitié de ces voix poétiques.

L’idée de rassembler les voix de dix poètes femmes qui se sont donné la mort ne va pas de soi. Virginia Woolf, Marine Tsvétaïéva, Sylvia Plath, Ingrid Jonker, Unica Zürn, Alejandra Pizarnik, Ann Sexton, Francesca Woodman, Amelia Rosselli et Ingeborg Bachmann. Il ne s’agit pas ici en effet d’une monographie sur un cas unique, comme Christian Bobin a écrit sur Antonin Artaud dans L’homme du désastre. Placer le recueil sous le signe d’une dizaine de morts le rend difficile d’abord pour le lecteur. Peux-tu revenir sur ce projet ? Dire dans quelles dispositions intérieures tu te trouvais à l’origine ?
J’ai évidemment tout à fait conscience que ce recueil ne va pas de soi, ni pour les lectrices ni pour les lecteurs. Encore me suis-je arrêtée sur ces dix femmes, mais le nombre de suicides chez les femmes artistes et poètes est beaucoup plus élevé. Cela ne justifie en rien mon choix, qui n’en a pas été un tout à fait au moment où je me suis lancée dans l’écriture.
En effet, je me trouvais alors dans un contexte de vie tout à fait particulier. Car si le recueil a vu le jour en 2024, il s’est écrit dès 2019/ 2020, en pleine pandémie et qui plus est, dans une période où la vie de mon mari Y.T était en train de basculer. La période était donc très sombre, pesante, obsédante. Extrêmement douloureuse. J’étais enfermée, confrontée à un tête-à-tête mortifère angoissant et sans issue autre que la mort.
Ma bibliothèque avait été dépecée (par nécessité) et il se trouve que j’‘avais sauvé du naufrage les ouvrages de ces femmes, poètes et artistes. C’est avec elle que j’ai construit cet étrange « compagnonnage ». Je me suis donc plongée dans la relecture des œuvres que j’avais sous la main, et que j’ai toujours.
En cours de lecture, je crois avoir commencé par V.W, les autres ont suivi dans l’ordre, je me suis posé la question, qui a surgi comme une évidence : mais pourquoi ? Pourquoi ces femmes talentueuses ont-elles choisi la mort ? Y a-t-il quelque chose de commun et de sous-jacent, entre elles toutes ? Quel est le dénominateur commun ? Je ne suis pas tout à fait sûre d’avoir trouvé. Même s’il existe dans leur vie des motifs objectifs.
Quant à moi, cette plongée douloureuse s’est faite en apnée et l’écriture m’a saisie. J’étais embarquée.
Tu prends appui sur les poèmes de ces poètes. Tu les interpelles. L’on est frappé par le « tu » qui circule et revient au « je » ou au « tu » désignant l’autrice. Tu sembles incorporer l’autre en toi. On ne sait plus qui parle, Angèle Paoli ou bien la poète russe : « je rêve Marina / de ta terre natale   de cette langue de ». Dirais-tu que tu es habitée, hantée par ces voix ?

Angèle Paoli, Voix sous les voix, illustrations Marie Hercberg, Al Manar, 2024, 54 pages, 18 €.

Oui, je peux dire que j’ai été hantée par ces voix, qu’elles m’ont envahie, investie en profondeur au point que leur écriture est devenue le support de la mienne. Une symbiose. J’ai vécu cette expérience (elle ne se renouvèlera probablement plus) comme une sorte de mirage, de miracle. Au point que je ne sais plus, lorsque je relis ces poèmes où commence ma voix et où est la leur (sauf, bien sûr lorsqu’apparaissent les italiques). C’est redoutable mais très structurant. Il est arrivé un moment où je suis sentie sur le fil, capable de basculer… Fort heureusement j’avais encore la possibilité d’aller marcher pendant une heure avec ma feuille de route en poche. C’est ce qui m’a protégée.
Le recueil se présente comme la traversée d’un abîme d’émotions, amour, solitude, peur, folie, d’un vertige devant l’angoisse de vivre de ces grandes blessées de l’âme. Et en même temps d’une mise à nu de leurs perpétuelles résistances comme autant d’espaces de liberté. Que peut nous apporter le compagnonnage avec cette part de négativité, cette expérience limite, sombre, très bien illustrée dans les peintures de Marie Hercberg, qui existent, n’en doutons pas, en chacun de nous ?
Oui, il y a chez chacune de ces femmes, tout cela tour à tour. Et leur vie, leur survie qui s’est faite un temps par l’écriture, s’est aussi construite par la lutte permanente. Il n’est qu’à se confronter à leur écriture pour le comprendre. Qu’il s’agisse de textes en prose ou de poèmes   - je pense ici à La cloche de détresse de Sylvia Plath – ou aux très beaux poèmes de Rosselli - La libellule/ Variations de guerre – mais aussi aux recueils d’Alejandra Pizarnik, pour s’en convaincre. Cette part de négativité peut aussi être structurante. C’est ce qui s’est produit chez moi, à la lumière de ces œuvres.
Ton écriture est ici, comme souvent dans tes recueils et tes livres, protéiforme, riche, multiple. Elle va de la prose quand tu évoques Virginia Woolf ou Amelia Rosselli aux vers libres de Francesca Woodman, d’Ingrid Jonker ou d’Alejandra Pizarnik. Elle passe en revue des univers imaginaires très variés, le corps vu par Virginia Woolf engoncé dans l’empêchement victorien, l’apartheid afrikaner pour Ingrid Jonker, le nazisme en Autriche pour Ingeborg Bachmann. As-tu trouvé des invariants dans ces vies en lignes brisées ?
Très curieusement, mon écriture s’est adaptée à celle de ces poètes. J’ai suivi leur rythme, ou plutôt leur propre rythme s’est emparé du mien. Avec sans doute davantage d’empathie ou de réussite pour celles dont je me suis sentie la plus proche. Ingrid Jonker, par exemple est une découverte récente que je dois au poète Nimrod mais je n’ai que peu de textes à ma portée. Francesca Woodman, jeune photographe italo-américaine, reste une énigme. Elle est la seule dans ce corpus pour laquelle je me sois appuyée sur des photos. Elle s’est défenestrée très jeune, à vingt-deux ans, je crois et je ne sais toujours pas pourquoi. Comme on le dit dans les conversations courantes, « elle avait tout pour être heureuse ». En tous les cas ce que nous appelons « tout » : des parents fortunés qui l’aimaient, le talent la jeunesse la beauté… Il est des questions auxquelles il est impossible de répondre.
Cependant, parmi les invariants qui se sont présentés, il y a le rapport de ces femmes aux hommes, rapports houleux, conflictuels souvent, avec le père ou le mari, ou les deux, mais un rapport ambigu amour/haine. Parfois aussi avec la mère. Cette puissance obscure. Pour Anne Sexton, par exemple. Il y a aussi des tragédies personnelles, mais là, il s’agit plutôt d’une variante : Pour Amelia Rosselli, par exemple, qui enfant, a assisté en direct (à Paris) à l’assassinat de son père et de son oncle par les fascistes. Amelia Rosselli s’est défenestrée le jour anniversaire de la mort de Sylvia Plath.

 

Exposition d'Angèle Paoli et de Marie Hercberg Voix sous les voix, du mercredi 8 janvier au dimanche 2 février 2025, Château de la Forêt - 60 avenue du Consul Général Nordling 93190 Livry-Gargan.

Le tissage subtil des différentes voix opère dans ton recueil de façon remarquable. Laissant percevoir des « mouvements souterrains » de la « sous-conversation » qui font penser à Nathalie Sarraute et à des vibrations venues des zones de l’inconscient. Peux-tu nous éclairer sur comment se sont tramés ces poèmes en italiques propres à chaque poète et ta propre voix intérieure ?
Dans l’évocation de ces figures de femmes créatrices en danger, est-ce qu’il y a le regard d’une interrogation féministe ? Avec ce que tu nommes en 4è de couverture « cette lignée de femmes, de femmes de faille » ?
Le tissage d’une voix l’autre s’est fait de manière spontanée. Presque à mon insu. Je me suis laissé porter et l’écriture, la leur la mienne, s’est faite dans une permanent osmose. Sans doute que mon inconscient, ma part d’ombre, a trouvé un écho sororal auquel je ne m’attendais pas et pour lequel je n’étais ni préparée ni prévenue. Je ne pourrais par réécrire ces poèmes, jaillis sous mon crayon – à mon grand étonnement - avec une célérité incroyable. Mon mari m’observait, perplexe, et il n’a pas songé un instant à m’arrêter. J’étais « inspirée ». Même si ce terme a mauvaise presse, je peux dire que c’est d’inspiration qu’il s’agissait. Une force hors de moi, qui s’imposait à moi, une force ailée que rien ni personne n’aurait pu arrêter.
Il y avait les livres, les recueils, qui s’amoncelaient autour de moi, les phrases qui poursuivaient en moi leur cheminement, puis soudain, la nécessité obscure de fermer les livres et de laisser mon crayon courir sur les pages de mon cahier d’écriture. Après, bien entendu, dans un second temps, celui d’une reprise en main consciente, il y a eu le travail d’élagage. Puis de relecture. De reprise, de réécriture… Jusqu’à ce que je me reconnaisse (ce n’est pas tout à fait le bon terme) dans cette écriture qui était aussi la leur.  Ou l’inverse. Jusqu’à ce que se fondent les frontières, de l’une à l’autre. Il s’est passé quelque chose comme une assimilation. Une osmose. Une reconnaissance. Une proximité. Peut-être de femme à femme. J’étais davantage féministe alors que je ne le suis aujourd’hui. Sensible en tous cas à la tragédie inhérente aux femmes. Alors même que tout ce avec quoi, à partir de quoi elles ont écrit, je ne l’ai pas moi-même expérimenté. J’ai vécu pendant ces moments-là, une forme de sororité accomplie. Et je leur en suis reconnaissante. Infiniment. Parce que relire leurs recueils m’émeut toujours autant. Parce que de leur désarroi et de leur révolte, est née une œuvre. Une Œuvre !
Devant ces grandes vulnérabilités, qui font de la mort une sorte de basse continue de la vie, tu sembles te placer entre l’hommage empathique et l’élégie, « chant du hélas » en grec antique pour dire chant de deuil. Que t’a apporté l’écriture de ce recueil ?
 Oui, c’est tout cela en même temps. Ce « chant du hélas » continue de me suivre. Il m’habite en profondeur. C’est la face sombre de mon Gémeau, contrebalancée par une face beaucoup plus riante.  Mais au moment où j’ai écrit ces poèmes, la face sombre était omniprésente. La douleur traversée au jour le jour était arrimée à une forme de survie.
Toutes m’ont accompagnée dans ces moments terribles – il y a quatre ans exactement, j’étais dans le maëlstrom - et en définitive elles m’ont aidée à surmonter ma propre détresse. Et ce recueil, je crois, est le plus beau et le plus profond que j’aie pu écrire dans ma vie. 
Je remercie infiniment mon éditeur d’avoir accueilli Voix sous les voix et à Marie Hercberg de l’avoir accompagné par ces peintures. Merci à toi de m’avoir proposé cet entretien.

Présentation de l’auteur




Steve Dalachinsky, Reaching into the Unknown, Tendant le bras vers l’inconnu

Choix et traduction de l’anglais (U.S.) Franck Andrieux

 

Steve Dalachinsky - Septembre 2014 - Photo © Philip Bernard.

The Fallout of Dreams

1.

i came from a clean neighborhood
in Brooklyn
there were trees
a bridal path
a bike path
the big scary cemetery
the touch football
the dead-end street
the sewer to sewer stickball
punchball stoopball & potsie
the movie house & barbershop
ringolevio & hide-&-seek
the candy store deli & pizza place
girls the schoolyard the pool hall
the cigarettes hidden in an old tire
in the garage
& more   much more
almost small town U.S.A. except that Brooklyn was
special like hot dogs & the Dodgers in Ebbets Field

when the day ended i went home
ate supper  took a bath  watched tv.....

2.

in the summer we took a trolley to the beach
the hot eye of the sun looked down as mom dished
out the lettuce & tomato sandwiches
i ate quietly with the waves between my ears
sand between the bread & crackling between my teeth
(so this was what a sandwich really was)

there were no cherry trees in Brooklyn except the one
in my backyard. i climbed it for comfort, refuge & protection
i put my hands in my lap  swallowed the cherry pits
& waited for a tree to grow inside me...this was the age of the atom &
every atom of my fiber tried not to think of mushroom clouds
then i’d go inside. take a bath. watch tv

La Retombée des Rêves

1.

je viens d’un quartier sans problèmes
à Brooklyn
il y avait des arbres
un sentier équestre*
une piste cyclable
le grand cimetière effrayant
le terrain de foot
la rue en cul-de-sac
le base-ball sur les plaques d’égout
la balle au poing la balle au mur & la marelle
le cinéma et le salon de coiffure
le chat-perché et le cache-cache
la confiserie et la pizzeria
les filles la cour d’école la salle de billard
les cigarettes cachées dans un vieux pneu
dans le garage
& beaucoup plus  encore
presque une petite ville des États-Unis sauf que Brooklyn était
spécial comme les hot-dogs & les Dodgers à Ebbets Field

à la fin de la journée je rentrais chez moi
je dînais     je prenais un bain        je regardais la télé...

2.

l’été, on prenait un tramway pour la plage
l’œil chaud du soleil se penchait vers maman quand elle sortait
les sandwichs à la laitue & à la tomate
je mangeais tranquillement avec les vagues entre les oreilles
le sable entre les tartines et les craquements entre les dents
(c’était donc ça un vrai sandwich)

il n’y avait pas de cerisiers à Brooklyn sauf celui
dans mon jardin. je l’escaladais pour le confort, le refuge et la protection
j’ai mis les mains sur mes genoux         j’ai avalé les noyaux de cerises
& attendu qu’un arbre pousse en moi... ça a été l’ère atomique &
chaque atome de mes fibres a essayé de ne pas penser aux champignons atomiques
alors je suis rentré. j’ai pris un bain. j’ai regardé la télé

* Steve Dalachinsky joue avec l’homophonie de bridle (équestre) et bridal (nuptial).

3.

every thursday we had to attend auditorium
in public school our colors were green & white
we sang the national anthem & received lectures from the
teachers...sometimes in our class room after the pledge of allegiance
they’d tell us to duck down in a corner or under
our desks stuff our heads into our chests & our hands
behind our necks. they said this would save us if the “commies”
would ever drop the BOMB...  (now i know better)
the standard joke at the time was
“when the bomb comes put your head between your legs
  & kiss your ass good-bye” - it’s still pretty funny

afterwards i went home ate supper
took a bath with my toy atomic submarine...   watched tv...       etc.

3.

chaque jeudi on devait aller à l’auditorium
de l’école publique nos couleurs c’était vert & blanc
on chantait l’hymne national & on recevait les cours des
enseignants... parfois dans notre salle de classe après le serment d’allégeance
ils nous disaient de nous accroupir dans un coin ou en dessous de
nos tables de nous fourrer la tête dans la poitrine et nos mains
derrière la nuque. ils disaient que cela nous sauverait si jamais les « cocos »
lâchaient la BOMBE… (maintenant j’en sais un peu plus)
la blague classique à l’époque c’était
« quand la bombe arrive, mets la tête entre tes jambes
 et embrasse ton cul salut » - c’est toujours très drôle

après ça je rentrais je dînais je prenais
un bain avec mon sous-marin atomique en plastique... je regardais la télé...  etc.

 

4.

on weekends i dreamt of tigers or went to horror movies
with the gang...or best of all we’d hang around the pizza place
on east13th street & ave. j  pretending to be tough
listening to the juke box or singing rock & roll songs on the corner
we called ourselves the j-tones. i was the lead singer
my nickname was little dilly-dally  our gang was called the rebels

but my world began to cloud over  my mind got
side-tracked & my temperament grew dark   panic set in
i was sedated & berated & inundated with 
words like “you’ll get better but it’ll take a long time.”
better from what? i asked but received no reply
so i  closed the door  wrote a poem... picked my nose
...took a shower ...masturbated... watched tv & waited.....waited
i waited    …….   i waited ……..

 

4.

le week-end je rêvais de tigres ou j’allais voir des films d’horreur
avec la bande... ou mieux encore on traînait autour de la pizzeria
à l’angle de la 13ème rue Est & de l’avenue J, on jouait les durs
on écoutait le juke-box ou on chantait des chansons rock & roll au coin de la rue
on s’appelait les J-tones. j’étais le chanteur principal
mon surnom c’était le p’tit traînard          notre bande s’appelait les Rebelles
mais mon monde a commencé à s’obscurcir     mon esprit s’est
égaré et mon humeur s’est assombrie     la panique s’est installée
j’ai été mis sous sédatifs, réprimandé & inondé de 
paroles comme « tu vas te rétablir, mais ça prendra beaucoup de temps ».
rétablir de quoi ? j’ai demandé mais je n’ai eu aucune réponse
alors j’ai fermé la porte         j’ai écrit un poème... j’ai mis mon doigt dans l’nez...
pris une douche... me suis masturbé... regardé la télévision & attendu… attendu…
j’ai attendu...   j’ai attendu…

 

5.

soon came the trips to the world of manhattan -
radio city & crazy times square 42nd street
lights action lust....the growing up blues 
hearing that first jazz record...
zooming off to greenwich village & being real “beat”
& digging the Beatles
& smoking my first joint with the gorgeous bi-sexual black fem...
or ramming into the priest with the station wagon
who blessed our stoned little souls...
& by now coming home real late at night.....
too late to bathe  too late to watch tv  but never too late to sleep

 

5. bientôt les excursions dans le monde de manhattan -
radio city & la folie de times square 42ème rue
les lumières l’action la luxure... le blues en devenir 
entendre ce premier disque de jazz...
filer vers Greenwich Village et être un vrai « beat »
et kiffer les Beatles
et fumer mon premier joint avec la magnifique femme noire bisexuelle...
ou percuter le prêtre avec le break
qui a béni nos petites âmes défoncées...
et rentrer maintenant à la maison très tard dans la nuit...
trop tard pour se baigner trop tard pour regarder la télé mais jamais trop tard pour dormir

 

6.

then the big upset
the principal came over the P.A. one day
announced that the president had been shot
& that we could all go home -
i got home  washed   ate supper & sat in front
of the tv
there was the waiting & the waiting  & then the
death
suddenly weird things began to happen
the fallout from all those dreams
became even more painful…
my eyes started drifting  my ears heard different sounds
different pieces of america started to bombard me
negroes buffaloes  bridges & rainbows
acid rain & strange acid worlds…
there were insides & outsides their side & our side
bathtubs missles & tv

6.

puis le grand chamboulement
le directeur est venu un jour annoncer
par le haut-parleur que le président avait été abattu
et que nous pouvions tous rentrer chez nous -
je suis rentré à la maison me suis lavé j’ai dîné & me suis assis devant
la télé
il y a eu l’attente & l’attente  & puis la
mort
soudain des choses étranges ont commencé à se produire
la retombée de tous ces rêves
est devenue encore plus douloureuse…
mes yeux ont commencé à dériver mes oreilles ont entendu des sons différents
différents morceaux d’Amérique ont commencé à me bombarder
des nègres des buffles  des ponts et des arcs-en-ciel
des pluies acides et d’étranges mondes acides…
il y avait des dedans & des dehors leur côté & notre côté
des baignoires des missiles & la télé

 

7.

well the trolley’s gone & so is the 15 cent fare
the fallout shelters have fallen into decay  &
those funny little yellow signs have rusted
or ripped away
i go to the beach whenever i can    pick my nose
take showers & watch tv  
mostly old movies & the news
i still eat burgers  pizza cornflakes peanut butter &
cherries
i still wait for the tree to grow inside me
though now i know it never will

i think about the world a lot
& pretend that i am safe
as i watch the cherry blossom fallout
   ....................sometimes i sleep... sometimes i......................................  

7.

bon, le tramway a disparu & les tickets à 15 cents aussi
les abris anti-atomiques sont tombés en ruine &
ces drôles de petits panneaux jaunes ont rouillé
ou été arrachés
je vais à la plage à chaque fois que je peux     je me cure le nez
je prends des douches & je regarde la télé  
surtout des vieux films & les infos
je mange encore des hamburgers de la pizza des cornflakes du beurre d’arachide & des cerises
j’attends toujours que l’arbre grandisse en moi
bien que maintenant je sache que ça n’arrivera pas

je pense beaucoup au monde
et je fais semblant d’être en sécurité
tandis que je regarde tomber les fleurs de cerisier
… parfois je dors... parfois je…

« we live in the faces on the wall… »

 

we live in the faces on the wall
in the drum within the soul
of the dancer
in the skuttle & the tap & the 
boogie woogie...
heartbeats

we sing with the arts within our blood
as the hood of the sky shelters us
from
demons & stars
we walk on the waters of life &
fall apart in its presence
like shy little kids by the campfire

life life
we scat in time's trunk
& break the chains of life
we fold like flowers
like old linen
like old paper
& old scotch
fold into ourselves like notes
we live within the monsters & the mothers
of the world
fold into ourselves like notes

we devour our breakfast
we devour our lunch
we devour our dinner
we devour our ancestors
we live in the faces on the wall
embraced by the shawl of winter
kissed by the lips of spring
haunted by the rhythms of summer
devoured by the colors of fall
while we devour our children
devour the lives on the wall
fill our eyes with rainwater
& abandon ourselves to the light

 

« nous vivons dans les visages sur le mur… »

 

nous vivons dans les visages sur le mur
dans le tambour au cœur de l’âme
du danseur
dans l’escampette & les claquettes & le
boogie woogie...
battements du cœur

nous chantons avec les arts dans notre sang
tandis que la capuche du ciel nous protège
des
démons & des étoiles
nous marchons sur les eaux de la vie &
tombons en morceaux en sa présence
comme des gamins timides près du feu de camp

la vie la vie
nous faisons du scat dans la malle du temps
et brisons les chaînes de la vie
nous nous plions comme des fleurs
comme du vieux linge
comme du vieux papier
& du vieux scotch
nous nous replions sur nous-mêmes comme des notes
nous vivons dans les monstres & les mères
du monde
nous nous replions sur nous-mêmes comme des notes

nous dévorons notre petit déjeuner
nous dévorons notre déjeuner
nous dévorons notre dîner
nous dévorons nos ancêtres
nous vivons dans les visages sur le mur
enveloppés dans le châle de l’hiver
embrassés par les lèvres du printemps
hantés par les rythmes de l’été
dévorés par les couleurs de l’automne
pendant que nous dévorons nos enfants
dévorons les vies sur le mur
remplissons nos yeux d’eau de pluie
et nous nous abandonnons à la lumière

GIVERNY met en scène Steve Dalachinsky faisant un aller-retour dans le village français de Giverny, tandis qu'il lit son poème du même nom.

Submarine Kyrsk

(for Marty Marz)
Brighton Beach, Brooklyn, NYC, October 16th, 2000

 

People walk along the garbage strewn shore like gulls
They have forgotten how to look for themselves

Words vanish on water
Fine polished stones in the palm of a great magician

The wind is vast yet concise
It shifts the current sideways
Picks up just enough sand to thinly blanket my eyes
& plays with the feathers of birds
Like a teasing older brother

Only the clouds remain unmoved

A white gardenia in a blue bikini floats by
My wife sleeps powdered donut on sheet
A fattening young man fondles his girlfriend’s heart
Kisses her navel disguising his desires

People litter the shore like garbage
Too heavy for the waves to carry
Too lost & shameless to burrow beneath the sand like crabs
Too large to fit into the mouths of gulls

They have forgotten how to look for themselves

The magnified light of the sun
Burns a whole in my chest
Empty chest
Where once a smooth polished stone lay –
Now disappeared

Like words
Beneath
The ocean floor

 

Le sous-marin Kyrsk

(pour Marty Marz)

Brighton Beach, Brooklyn, New-York, 16 Octobre 2000

Les gens marchent le long du rivage jonché de détritus comme des mouettes
Ils ont oublié comment se chercher eux-mêmes

Les mots disparaissent sur l’eau
Fines pierres polies dans la paume d’un grand magicien

Le vent est large mais furtif
Il déplace le courant latéralement
Emporte juste assez de sable pour couvrir légèrement mes yeux
& joue avec les plumes des oiseaux
Comme un grand frère taquin

Seuls les nuages restent impassibles

Un gardénia blanc dans un bikini bleu flotte tout près
Ma femme dort beignet au sucre sur une serviette
Un jeune homme engraissé caresse le cœur de sa petite amie
Embrasse son nombril en masquant ses désirs

Les gens jonchent le rivage comme des déchets
Trop lourds à porter pour les vagues
Trop perdus et sans gêne pour s’enfouir sous le sable comme des crabes
Trop grands pour entrer dans le bec des mouettes

Ils ont oublié comment se chercher eux-mêmes

La lumière magnifiée du soleil
Brûle tout dans ma poitrine
Poitrine vide
Là où se trouvait jadis une pierre polie et lisse –
Maintenant disparue

Comme des mots
Au fond
De l’océan

tonight @ noon
(Charles Mingus in Tompkins Square Park - 1960’s)

you said you
weren’t you that day
you stood behind me
in the crowded park
    a big man with a camera
       around your neck
          hands nearly
               smothering it

i turned around
      looked into your eyes
             & asked
“Aren’t you Charles Mingus ?”
        you turned your head
                 slightly to the left
           raised one finger to your lips             
      looked off into the distance
           said very softly in that slightly
                    husky voice
         “Shhh. I’m not Charles Mingus today.
                  I’m a photographer.”

           i turned back toward the stage
          waited for the music to begin

 

ce soir à midi
(Charles Mingus au parc de Tompkins Square – années 60)

tu as dit que tu
n’étais pas toi ce jour-là
tu te tenais derrière moi
dans le parc noir de monde
    un grand homme un appareil photo
       autour du cou
          les mains presque
                le cachant

je me suis retourné
     je t’ai regardé dans les yeux
             & j’ai demandé
« N’êtes-vous pas Charles Mingus ? »
        tu as tourné la tête
                 légèrement à gauche
           porté un doigt à tes lèvres             
      posé ton regard au loin
            tu as dit très doucement de cette voix
                     un peu rauque
         « Chut. Je ne suis pas Charles Mingus aujourd’hui.
                  Je suis photographe. »

           je me suis retourné vers la scène
          j'ai attendu que la musique commence

Steve Dalachinsky se produit lors du marathon radiophonique Dial-A-Poem de John Giorno au Red Bull Arts à New York le 30/07/2017. © Steve Dalachinsky.

One for Shepp (1980)

           Shepp screams sweetly into the nite
    summer ‘65
some new thing @ Newport in the rain
some new pain jolting the brain
                          bones moan
    hungry angry shivers wobble the minds of the weak                 
it’s recorded testament now
                as rain & shadows chase the cat that
                         eyes the sparrows
       hanging like leaves from the leafless tree
               cold ghost eyes staring thru these little birds
                       @ some spot beyond even the sky
        meditative eyes that watch the scene
                so blankly
                                   thru cobwebs on the window
                        & thistles on the fence

Shepp screams calmly for the dying ones
 who sped junk sick and beaten  black/blue
        to their private corners   rotting
              on rooftops   engraved into hallways
                       bottoms always bottoms
        moaning “call me by my rightful name”
            to the shining white symbols of light
                     who spit silver onto their corpses
   corpses that dream the frozen golden dream
            while passing borrowed & unnoticed into forever
                          fingers snapping snapped necks coughing chocolate

       into the wind

                                   go out on this nite
     tightly
                 wrap yourself in fire
          make your cry heard
                                               you a gypsy
                       only wanting space  in this overcrowded barren room
                              where even life marks time
                 unnoticed like cats        & birds   in trees.

 

Un pour Shepp (1980)

           Shepp hurle gentiment dans la nuit
   été ’65
une chose nouvelle à Newport** sous la pluie
une peine nouvelle secouant la cervelle
                           gémissement des os
    frissons de colère de faim font trembler les esprits du faible
c’est un témoignage enregistré maintenant
               tandis que la pluie & les ombres poursuivent le chat qui
                        regarde les moineaux
      suspendu comme les feuilles de l’arbre sans feuille
               les yeux froids d’un fantôme qui transpercent les petits oiseaux
                       en un point au-delà même du ciel
        des yeux méditatifs qui observent la scène
                le regard vide
                                   à travers une toile d’araignée sur la fenêtre
                       & des chardons sur la clôture

Shepp hurle calmement pour les mourants
 qui s’injectaient leur came malades et vaincus  noirs/bleus
        dans leurs recoins privés   pourrissant
              sur les toits   gravés dans les couloirs
                       derniers toujours derniers
       gémissant « appelle-moi par mon vrai nom »***
            aux blancs symboles brillant de lumière
                    qui crachent de l’argent sur leurs cadavres
  des corps rêvant au rêve d’or gelé
           tout en passant empruntés & inaperçus pour l’éternité
                 doigts qui claquent nuques brisées chocolat recraché

       dans le vent

                                   sortir dans cette nuit 
     fermement
                    enveloppe-toi dans le feu
         fais entendre ton cri
                                               toi le gitan
en demande d’espace              dans cette salle déserte surpeuplée
                              où même la vie marque le temps
                 inaperçu comme les chats        & les oiseaux   dans les arbres.

* New Thing at Newport, album de Archie Shepp, enregistré en live au Festival de Newport en 1965.
** Call Me By My Rightful Name, composition de Archie Shepp, in New Thing at Newport.

Steve Dalachinsky, l'un des artistes membres fondateurs d'Arts for Art, se produit lors de la célébration de la mémoire du pianiste Cecil Taylor (25 mars 1929 - 5 avril 2018) organisée par Arts for Art.

Insomnia Poem # 14
(continuous loop)

 

insomnia is mostly circular
        then lines & waves       like the passage of time        or the flowers of trees
                 the bedding down of bodies   embraced & betrayed   by life & myth

interlocking mounds of dust           portraits of hanged skin & geometry’s
         profiles of water           a dilating compass        the crisscross & nearmiss
of river & ocean                             of tide & shore

elevated above the treeline there is a winding road            i am there somewhere
        patches of moist hours devour the clock as they gnaw at me

                                            it’s a continuous loop            well travelled
& and i am always so tired

  

Poème d’Insomnie # 14
(boucle continue)

                  l’insomnie

le plus souvent est circulaire
alors des lignes & des ondes   comme le passage du temps   ou les fleurs des arbres
         des corps qui s’allongent       embrassés et trahis      par le mythe & la vie

monticules de poussière imbriqués          portraits de peau suspendue & coupes
   d’eau géométriques   étendue qui se dilate  l’enchevêtrement et la quasi-collision
des rivières & des océans               de la marée & du rivage

hissée au-delà de la ligne des arbres il y a une route sinueuse    je suis là quelque part
         plaques humides les heures dévorent l’horloge à mesure qu’elles me rongent

                                                              c’est une boucle continue      fort bourlinguée
& je suis toujours si fatigué

 

        

 

Steve Dalachinsky et Franck Andrieux - Septembre 2014 - (Photo : Benjamin Duboc).

Présentation de l’auteur




Autour des éditions Alidades : José Ángel Leyva et Filippo De Pisis

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce

Les éditions alidades possèdent une collection bilingue qui permet de découvrir un auteur dans sa langue maternelle accompagnée d'une traduction, ici de l'italien par Franck Berger. De Pisis (Ferrare 1896 – Milan 1956) était poète et peintre. S'il obtint moins de notoriété avec sa poésie qu'avec sa peinture — elle représentait l'avant-garde de son époque — il fait néanmoins partie de ces auteurs importants, méconnus, qu'il est opportun de (re)découvrir, d'autant que sa vocation littéraire naquit avant sa vocation picturale et qu'il ne s'en départira jamais.

Édité en Italie par les plus grands, il n'a que très rarement été traduit en France où son œuvre demeure confidentielle, la dernière publication remontant à 1983 dans une traduction d'André Pieyre de Mandiargues. Dans la préface à la réédition de ses Poesie (Garzanti, 2003), Giovanni Raboni affirme : « une tendance psychologique, je dirais, plus encore que culturelle, à la clarté et à la limpidité ; l'adoption d'une forme tout à la fois retenue, et aux accents vibrants et chantants : voilà les traits, si l'on fait le compte, de De Pisis poète. »

L'ANGELOT

La messe dominicale :
mari et femme debout,
devant deux prie-Dieu de paille,
un peu perdus ;
elle, une petite brune, pâle,
lui un jeune employé
qui mène sa barque ;
mais sommeillant sur son épaule
la tête très frêle
d'un angelot blond.
Il a le bras tendu et sa main retombe
comme une fleur rare.
On sent presque jusqu'ici
le souffle léger
de la créature sommeillant.
Les chants maladroits
qui pleuvent de la haute tribune
sont là pour bercer son repos.
Le parfum de l'encens est là pour lui,
lui seul regarde
une rose mourante sur un autel.
Soudain, à l'insu de tous,
descend pour veiller sur son sommeil
son ange-gardien
d'or tout entier fait.

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce / Ma un po' della tua grazia, éditions alidades, 2023, 44 pages, 6 €.

On pourrait rapprocher de Pisis de Sandro Penna, de dix ans son cadet, dans ces associations récurrentes chez l'un et l'autre de la joie et de la tristesse. De Pisis lui dédie d'ailleurs un poème :

 

FLEUR POURPRE
À Sandro Penna

 Dans la chaleur pesante de l'après-midi d'été
unique consolation et miel
fleur pourpre
secret pathétique
au nom bucolique
Amaryllis.
[…] Ce peu de force qui me reste, vois,
je t'en fais don, noble fleur,
et assis à tes côtés,
j'attends des merveilles inouïes,
incorrigible que je suis.

 

Toujours chez De Pisis (comme chez Penna) le beau et l'agréable sont liés au tragique, jusques et y compris dans l'affirmation sans ambiguïté et sans tapage de leur homosexualité.

 

DÉPART

Dans le petit torpilleur
un marin à demi-nu,
maigre et suave s'éloigne du port,
assis dans une pose de philosophe antique.
Et il emporte un peu de mon cœur.

 

 Ce sont de petites touches délicates, comme dans le poème CHASSEURS :

 

Ils portent un fusil en bandoulière.
Dans la lumière de la lune
brillent les canons
et aussi les épaules nues
d'un doux adolescent
que le plus âgé porte à califourchon sur le guidon.

 

Pour donner envie de découvrir ce beau livret, je dirai avec De Pisis, dans sa préface à l'édition de 1942 :

J'aime à croire […] que le lecteur attentif puisse trouver dans ce recueil, en quelque sorte, « l'histoire d'une âme », laquelle âme est faite, comme on sait, de rien, mais peut avoir un parfum d'éternité.

∗∗∗

José Ángel Leyva,  LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES

Voilà une quarantaine d'années que les éditions alidades nous offrent des livres et notamment la collection bilingues qui rend accessibles aux lecteurs les textes de poètes de langues allemande, anglaise, arabe, espagnole, italienne, japonaise, russe et tchèque. Dernière parution : LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES du Mexicain José Ángel Leyva, traduit par Cathy Fourez et Jean Portante. L'auteur, quant à lui, est très reconnu dans son pays, par ses œuvres (poésie, nouvelles, chroniques littéraires...), également comme éditeur, journaliste et promoteur culturel. Ce recueil donnera une bonne idée de l'écriture de  José Ángel Leyva pour qui, comme le confia un jour Éluard, la poésie doit être ininterrompue.

LA CHIENNE

Est venue la chienne te lécher les chaussures
Elle ronronne et se met à jouer pattes en l'air
Elle attend que tu la grattouilles et la caresses avec la semelle
L'animal manque de mémoire n'a pas de dignité
L'humiliation semble être le fondement de son espèce
            tu t'informes en rage et ne peux éviter la répugnance

Hier avec d'autres enfants tu l'as vue poursuivie et montée par les chiens
Eux ont alors décidé de la punir par dégoût ou pour s'affirmer
L'enseignement du maître ou de qui apprend à soumettre le faible
passait par la force et le jeu malin des juges
Ils l'ont suspendue par les pattes arrière à une poutre
Piñata hurlant de douleur entre les rires et les cris des garçons
Ils la secouaient à coups de bâton et s'amusaient à lui tourmenter
                                                                                                                  [ l'anus et le vagin
La douleur d'autrui est imperméable aux questions
Ce sont des temps de guerre pensais-tu alors que montait en toi
une pulsion de pitié ou de conscience
Tu as donc décidé de freiner le jeu

Cela fait des années que l'image de la chienne te poursuit
Elle est fidèle à ta douleur et à sa torture
Chaque matin elle est là sur le pas de ta porte
Dans son regard aveugle ce sont les mêmes yeux
qui depuis l'enfance demandent pourquoi

Les poèmes s'entachent du réel, comme aimait à le dire très justement l'auteur : ainsi de cette cruelle anecdote relatée ici, imprégnée d'un sentiment souterrain, s'ouvrant vers des abîmes.

Le titre du recueil qui est aussi celui d'un poème — est une allusion à la part d'eau constituant le corps humain (en réalité, c'est moins : plutôt 65 %) et c'est le prétexte pour un flirt métaphysique : Une poignée de terre n'est pas un homme (référence au livre de la Genèse) / Les trois quarts font du rêve la substance et le poème teinté de transcendance se raccroche néanmoins au réel (et à la déréliction) dans sa conclusion : Du temps il y en a et de la soif pour attendre la mort / sous l'arbre sans feuilles qui jette de l'ombre / L'absence de dieu chasse la peur / Le père et le fils stimulent la synapse / qui laisse voir leur commune solitude sous les ponts / les trois quarts liquides de l'homme

Ces  trois quarts évoquent inévitablement une incomplétude, le quart manquant, amenant le poète à douter de sa propre identité.

MIROIR

Étranges les poches des paupières
Les lignes intriguent sur le front
Il m'observe
avec des yeux de verre de stupeur de mort
Que répondre à un inconnu
la tête embrouillée par les nuits
Le miroir se remplit de petits points
s'assombrit
S'en vont l'image et la couleur
Je me dilue dans des ombres capables d'ignorer
les certitudes d'un moi qui n'est pas le mien
Je suis encadré dans l'écran
J'ignore la langue familière
Reflets de cette langue obscène de mon silence
C'est le même nez
Profondes entrées sur le front
Petites oreilles et cheveux noirs
les yeux sombres le teint la forme du visage
Je ne peux cependant pas attester
que derrière les épaules
il y a un dos dans le vide

 

Le poète est également voyageur, il n'en retire pas un bouquet d'images pittoresques ; toujours une question essentielle est posée, comme dans SON PRÉNOM EST BAGDAD : — Les bombes éteignent-elles la couleur du soleil / ou ôtent-elles l'ombre aux gens ? — / Me demande l'enfant de sa voix de sage

Il est attentif à l'Humanité, toute l'Humanité, comme dans ce poème qui dépeint en une merveilleuse parabole l'apprentissage du langage par un jeune enfant.

ÁNDER (QUATRE ANS)

Tout
     est le mot qui fait le tour de ses mains
Tout
     marche dans l'horloge biologique du jeu et de la question
Il pousse dans la maison sa petite boule d'éponge en solitude
absorbé il lui fait monter l'escalier
                                       marche après marche
Il descend et condescend jusqu'à dormir sans elle
Il bouge ses yeux affamés autour du jour
Il ne sait rien des ignorances
Il recommence son travail de scarabée dans le langage
De nuit il en colle les parties avec sa salive
Il se replace derrière la balle
Parmi les résidus de langues et de signaux grandit
son objet verbal
le tour inutile de l'horloge que ses petites mains
retardent remontent avancent désordonnent
Le mot tout commence son tour
                                                 son vide

 De cette Humanité, aussi bien il s'attache à une commère : Assoiffée dans du miel de figue et de plaisirs / Dense arôme de sueur et de larmes / Enlaçant l'encadrement de la porte […] suspendue à la nuit / elle se berce dans la canicule

 Avec ce recueil, c'est un magnifique ensemble choral qui se donne au lecteur ; mêlant l'apparente anecdote à la réflexion philosophique, sans s’appesantir, il touche sans conteste à l'universel.

José Ángel Leyva,  LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES, éditions alidades, 2024, 64 pages, 7 €.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Sophia Parnok, l’incontournable oubliée

Présentation et traduction Rola Younes

 

Née en 1885 à Taganrog, ville de natale de Tchekhov, Sophia Parnok fut poète, traductrice et critique littéraire. Celle que l’on surnommait « la Sappho russe » est la première poétesse ouvertement lesbienne de la littérature russe. On la connaît aujourd’hui surtout en raison de sa liaison avec Marina Tsvetaieva, à qui elle a inspiré un recueil, L’Amie, ainsi que sa Lettre à L’Amazone, mais Parnok mérite d’être connue pour son œuvre poétique très personnelle. En effet, elle innove en écrivant à partir de ses relations homosexuelles personnelles, à l’encontre des clichés sur le lesbianisme qui régnaient à l’époque, empruntés à la littérature décadente française, tels qu’ils se manifestent par exemple dans le poème de Baudelaire intitulé Femmes damnées. Par ailleurs, les femmes que Parnok évoque dans ses poèmes et à qui elle s’adresse sont des êtres incarnés, et non pas des abstractions idéalisées comme la « belle dame » chère à Alexandre Blok. 




Issue d’une famille juive culturellement assimilée, Parnok se convertit à l’âge adulte au christianisme orthodoxe, et la religion forme, avec l’amour lesbien, ses deux grands thèmes de prédilection. C’est d’ailleurs pour ses poèmes religieux qu’elle subit d’abord la censure du pouvoir soviétique, avant de perdre toute possibilité de publier pendant les dernières années de sa vie ce qui, paradoxalement, libérera sa créativité poétique. 

L’œuvre de Parnok est aussi marquée par un grand sentiment d’urgence. Comme Tchekhov, elle se sait condamnée par la maladie – dans son cas, une affection auto-immune de la thyroïde qui l’emportera en 1933, à l’âge de 48 ans. Si elle avait vécu au-delà, elle aurait peut-être été l’objet des grandes purges de 1937-1938 qui, dans le milieu littéraire, ont particulièrement visé les traducteurs. 




Sofia Parnok - Je t'aime dans ton immensité... - (poème), lecture d'I.N.Lyamshin

Son œuvre a été partiellement traduite en anglais dans sa biographie établie par Diana Burgin, intitulée Sophia Parnok. The Life and Work of Russia’s Sappho. Nous présentons ici la première traduction française de ses poèmes. Pour l’original russe, nous nous sommes appuyés sur la compilation effectuée par Sophia Poliakova, dans l’édition publiée à Saint-Petersbourg en 1998 par Inapress.

J’ai découvert l’œuvre de Sophia Parnok à Beyrouth à l’été 2024, en pleine crise du Moyen-Orient. J’ai été séduite par son écriture très personnelle et par l’indépendance qu’elle a toujours cherché à conserver, et j’ai eu envie de faire connaître ses poèmes. Traduire Sophia Parnok à Beyrouth entre deux bombardements était ma manière de faire un pied-de-nez à tous les belligérants.


∗∗∗

Sophia Parnok en 1922.

Моя любовь! Мой демон шалый!
Ты так костлява, что, пожалуй,
Позавтракав тобой в обед,
Сломал бы зубы людоед.

Но я не той породы грубой
(К тому ж я несколько беззуба),
А потому, не теребя,
Губами буду есть тебя!

Март 1932

Mon amour, mon démon extravagant !
Tu es si maigre que probablement
Le cannibale qui te mangera au jour levant
Se fracturera les dents.

Mais je n’ai pas cette vulgarité
(Sans compter que je suis quelque peu édentée),
Par conséquent, sans forcer 
Des lèvres, je te mangerai !

Mars 1932

Ворвался в моё безлюдье,
Двери высадил ногой.
Победителя не судят,
Своевольник молодой!

Что ж, садись и разглагольствуй,
Будь как дома – пей и ешь,
Юное самодовольство
Нынче досыта потешь.

Опыт мой хотя и долог, –
Этот вид мне не знаком,
И любуюсь, как зоолог
Новоявленным зверьком.

Et il a déboulé dans mon malheur
Ouvrant les portes d’un coup de pied
L’histoire ne juge pas les vainqueurs
Ni les jeunes gens déterminés !

Assieds-toi, bois et mange à satiété,
Prend tes aises, parle-moi sans cesse,
Tu pourras assouvir à volonté
La suffisance de ta jeunesse.

J’ai déjà une bien longue expérience
Mais je n’ai rien vu de similaire
Voilà que j’admire en femme de science
La bête apparue dans mon désert.

В те дни младенческим напевом
Звучали первые слова,
Как гром весенний, юным гневом
Гремел над миром Егова,

И тень бросать учились кедры,
И Ева - лишь успела пасть,
И семенем кипели недра,
И мир был - Бог, и Бог - был страсть.

Своею ревностью измаял,
Огнем вливался прямо в кровь...
Ужель ты выпил всю, Израиль,
Господню первую любовь?

3 июня 1921

En ces jours-là, comme un chant de l’enfance
Les mots originels résonnèrent
Foudre printanière, ire de jouvence
Dieu tonna au-dessus de la terre.

Eve eut seulement le temps de chuter
Les cèdres apprirent l’art des ténèbres
Dans les entrailles, la sève bouillait
Le monde était Dieu, Dieu était fièvre.

Et par sa jalousie il t’écartèle
Dans ton sang, il a versé son feu…
Aurais-tu englouti, ô Israël
Tout le premier amour de Dieu ?

3 Juin 1921

Каин

«Приобрела я человека от Господа»,
И первой улыбкой матери
На первого в мире первенца 
Улыбнулась Ева.

 «Отчего же поникло лицо твое?»
— Как жертва пылает братнина!—
И жарче той жертвы–соперницы
Запылала ревность.

Вот он, первый любовник, и проклят он,
Но разве не Каину сказано:
«Тому, кто убьет тебя, всемеро
Отмстится за это»?

 Усладительней лирного рокота
Эта речь. Ее сердце празднует.
Каин, праотец нашего племени
Безумцев — поэтов!

Caïn

« J’ai acquis un homme avec l’Eternel »
Et Eve eut un sourire
Le premier sourire maternel
Brilla sur le premier premier-né du monde.

« Pourquoi ton visage est-il sombre ? »
Comme l’offrande brûle, frérot !
Plus ardente que l’adversaire offrande
Est la jalousie flamboyante

 Voilà le premier amant, et il est maudit
Mais Dieu ne lui a-t-il pas promis :
« Si quelqu'un, Caïn, te tuait,
Sept fois tu seras vengé » ?

Plus douce que la lyre et son chant
Cette parole que le cœur fête
Caïn, l’ancêtre de notre clan
Des fous … et des poètes ! 

Ф. Г. Раневской

Я тебе прощаю все грехи,
Не прощаю только этих двух:
Про себя читаешь ты стихи,
А целуешь вслух.

Веселись, греши и хорошей,
Только помни мой родительский наказ —
Поцелуй, мой друг, не для ушей,
Музыка, мой ангел, не для глаз.

Pour F. G. Ranevskaïa

Je te pardonne tous tes péchés
Mais je retiens les deux suivants :
Tu lis des poèmes à toi-même, cachée,
Et tes baisers sont trop bruyants.

Pèche et gagne en beauté en ces jours joyeux,
Ecoute seulement, mon enfant, ce conseil –
La musique, mon ange, n’est pas pour les yeux.
Ni le baiser, mon amour, pour les oreilles.

В синеватой толще льда
Люди прорубили прорубь:
Рыбам и рыбешкам - продух,
Водочерпиям - вода,
Выход - путнице усталой,
Если напоследок стало
С жизнью ей не по пути, -
Если некуда идти!

26 октября 1931

Ils ont creusé un trou fumant
Dans l’épaisseur bleutée de la glace :
De l’air pour les poissons, petits et grands
De l’eau pour les porteuses d’eau lasses
Et une issue pour la voyageuse fatiguée
S’il s’avère que la vie enfin 
Ne prends pas le même chemin,
Si elle n’a nulle part où aller !

26 octobre 1931

На исходе день невзрачный,
Наконец, пришел конец...
Мой холодный, мой прозрачный,
Стих мой, лед-ясенец!

Никому не завещаю
Я ненужное добро.
Для себя лишь засвечаю
Хрустали и серебро, -

И горит моя лампада,
Розовея изнутри...
Ну а ты, кому не надо,
Ты на пир мой не смотри...

Здесь полярный круг. Недаром
Греюсь на исходе дня
Этим сокровенным жаром
Застекленного огня.

22 -23 октября 1931

Voici donc enfin venue la fin
De ce jour banal déclinant
Mon vers froid, cristallin,
Et mon buisson cryo-ardent !

Je ne lègue à personne sur terre
Mes biens inutiles, encombrants
Et c’est pour moi seule que j’éclaire
L’or, le cristal et le diamant,

Et ma lampe brûlera encore
De son intérieur rosissant
Quant à toi, qui es indifférent,
Ne regarde pas mon trésor…

Ici, au cercle polaire arctique
Je me chauffe, crépusculaire
A la chaleur intime et cryptique
De ce feu transformé en verre.

22-23 octobre 1931

Жила я долго, вольность возлюбя,
О Боге думая не больше птицы,
Лишь для полета правя свой полет...
И вспомнил обо мне Господь, - и вот
Душа во мне взметнулась, как зарница,
Все озарилось. - Я нашла тебя,
Чтоб умереть в тебе и вновь родиться
Для дней иных и для иных высот.

1924

Longtemps je vécus, éprise de liberté
Ne pensant pas à Dieu plus qu’un oiseau
Prenant mon envol pour le plaisir du vol
Mais le Seigneur se souvint de moi, et voilà
Mon âme comme l’éclair s’enflamma
Tout s’illumina. – Je t’ai trouvée,
Pour mourir en toi et renaître encore
Pour d’autres jours et d’autres sommets.

1924

Чья воля дикая над нами колдовала,
В угрюмый час, в глубокий час ночной —
Пытала ль я судьбу, судьба ль меня пытала,
Кто жизнь твою поставил предо мной?

Сердца еще полны безумством нашей ночи,
Но складка мертвая легла у рта;
Ненужные слова отрывистей, жесточе;
В глазах у нас застыла пустота...

Зловещий замысел! Отравленные краски!
Какой художник взял на полотно
Две одинокие трагические маски,
И слил два тела чуждые в одно?

1911

Quelle volonté sauvage nous a ensorcelées
A cette heure morose de la nuit infinie
Ai-je tenté le destin, ai-je été tentée,
Qui donc a posé devant moi ta vie ? 

Le cœur est plein de notre folie obscure,
Mais à ta bouche déjà se meurt une ride
Les mots inutiles sont plus cruels et durs ;
Et dans nos yeux, déjà, gèle le vide …

Oh, dessein funeste ! Oh, couleurs toxiques !
Quel peintre a représenté sur son linceul
Deux masques solitaires et tragiques,
Unissant deux corps étrangers en un seul ?

 1911

Жить, даже от себя тая,
Что я измучена, что я
Тобой, как музыкой, томима!
Жить невпопад и как-то мимо,
Но сгоряча, во весь опор,
Наперерез, наперекор, -
И так, на всем ходу, с разбегу
Сорваться прямо в смерть, как в негу!.

24 марта 1932

Vivre, en cachant même à soi
Que je suis épuisée, et par toi
Tourmentée, comme par la musique !
Vivre à contretemps, comme en oblique
Mais vivre à vif, précipitamment
A contre-corps, à contre-courant
Et prenant mon élan, me jeter
Dans la mort comme dans la volupté !

24 mars 1932

Евреям

Пусть притесненья, униженья,
Усилят многолетний гнет -
Они ускорят пробужденье,
И дух еврейский оживет.

Он оживет, он затрепещет,
Он всполошит всех - и тогда
Над темной бездною заблещет
Уже потухшая звезда.


бессмертен смирением своим!
Другого нет, кто бы судьбой печальной
Мог бы сравнится с ним...

 1903

Aux Hébreux

Que l’injustice et l’humiliation
S’ajoutent à l’oppression séculaire
Elles hâtent la résurrection,
De l’esprit hébreu millénaire. 

Il ressuscitera, tremblera,
Ebranlera le monde - au-dessus
De l’abîme sombre, brillera
L’étoile déjà révolue.


Immortel par son humilité !
Il n’y a nul dont le triste destin
Puisse être comparé au sien…

1903

Мне кажется, нам было бы с тобой
Так нежно, так остро, так нестерпимо.
Не оттого ль в строптивости тупой,
Не откликаясь, ты проходишь мимо?

И лучше так! Пускай же хлынет мгла,
И ночь разверзнется еще бездонней, -
А то я умереть бы не могла:
Я жизнь пила бы из твоих ладоней!

Какие б сны нам снились наяву,
Какою музыкой бы нас качало -
Как лодочку качает у причала!..
Но полно. Проходи. Я не зову.

Март 1932

Ce qu’ensemble nous aurions vécu, je crois,
Si tendre, si vif, si insoutenablement…
Est-ce pourquoi tu passes ainsi devant moi
Sans me répondre, par stupide entêtement ?

Et tant mieux ! Laissons les ténèbres rugir
Et que la nuit devienne encore plus infinie
Car autrement, je ne pourrais pas mourir :
Je boirais à même tes deux paumes la vie.

Quels rêves se seraient réalisés – ah !
Quelle musique nous aurait alors bercé
Tout comme les flots bercent le bateau à quai
Mais soit. Passe donc. Je ne t’appelle pas.

Mars 1932

La traductrice, Rola Younes, après avoir enseigné la philosophie pendant plusieurs années, s’est réorientée vers l’écriture et la traduction.  




Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie Native American — Emerald (ᏃᏈᏏ) GoingSnake : le poème fait chair

Par Béatrice Machet, (toute ma gratitude envers Emerald qui a répondu à mes questions, et mes remerciements envers les sites qui ont publié sa poésie.)

Emerald « noquisi ( ᏃᏈᏏ)» GoingSnake est une poètesse membre des nations Cherokee (Ah-ni-ki-tu-wa-gi ou Giduwa)  et Mvskoke d’Oklahoma. Elle a été membre du panel de la conférence 2022 de la Western Literature Association et ses poèmes ont été  publiés dans le Tribal College Journal, sur Poem-a-Day (Academy of American Poets), surTerrain.or, etc. Emerald est actuellement en troisième année d’études à l’Institute of American Indian Arts de Santa Fe, au Nouveau-Mexique, où elle s’essaie à la fois à la poésie et à la non-fiction créative.

Elle prévoit d’obtenir une maîtrise en création littéraire après l’obtention de sa licence. Le 18 juillet 2024, Emerald a reçu le prix Maureen Egen Writers Exchange de poésie, ce qui la propulse à la connaissance des agents littéraires, des éditeurs, c’est donc une occasion d’avancer dans sa toute jeune carrière de poète. Elle a entrepris l’écriture d’un manuscrit de poésie intitulé « In Memory » (en mémoire). À propos du travail d’Emerald GoingSnake, Jake Skeets (poète Navajo) a déclaré : « Ces poèmes sont une incarnation, chaque pause et chaque battement sont quelque chose de ressenti, comme une danse,  ou comme deux oiseaux se balançant dans les airs. Les poèmes placent la poésie autochtone en dialogue avec le paysage poétique américain plus large, dans ce qui semble être un timing parfait alors que nous nous tournons vers la langue pour aider à renforcer nos communautés. »

En outre, en 2023, Emerald a reçu une bourse de l’ I.N.A.P.O. ( association de poètes Indiens sous la responsabilité de Kim Blaeser), ce qui est le signe qu’elle a été remarquée et distinguée comme un talent émergent (tout comme Mary Leauna Christensen présentée dans cette rubrique, https://www.recoursaupoeme.fr/regard-sur-la-poesie-native-american-mary-leauna-christensen-une-jeune-et-nouvelle-voix/?print=print).

Il faut aussi noter qu’Emerald est la descendante du leader Cherokee du nom de Going Snake (à cette époque les deux mots étaient séparés ; en Cherokee : I-na-du-na-i qui s’écrit ᎢᎾᏚᎾᎢ selon l’alphabet Cherokee), né en 1748 sur le territoire Cherokee (actuelle Géorgie, près du lac Nottely) et mort probablement en 1840. Connu pour avoir été l’un des bras droit de John Ross (faisant figure de leader principal des Cherokees, alors considérés comme « civilisés » car ils avaient adapté leur mode de vie au modèle occidental en espérant ne pas être expulsés de leurs terres), Going Snake devint en 1808 le représentant du Conseil national pour le district d'Amohee (situé dans l'actuel comté de Polk, dans le Tennessee), puis Goingsnake fut élu en 1827 comme président du Conseil national. Les membres de l’équipe qui secondait John Ross essayaient par tous les moyens, négociations y compris, d’éviter la perte du territoire et la déportation du peuple Cherokee. Malgré les traités et les accords, trahis par le major Ridge, les Cherokees furent contraints de céder leurs terres et furent chassés par les forces américaines de leur patrie dans le sud-est des États-Unis. Going Snake, alors âgé de 80 ans, les accompagna sur la Piste des Larmes en 1838. Il construisit une nouvelle maison dans le territoire indien (Oklahoma), mais mourut peu de temps après son expulsion. La nation cherokee célébra sa mémoire en nommant l'une de ses subdivisions politiques qui devint en 1840 le « district de Going Snake ».  Il a été enterré près de sa cabane, et le lieu de la tombe a été marqué plus tard par une pierre tombale portant l'inscription : « Chief Going Snake, Famous Cherokee Orator, Born 1758 ». (Chef Going Snake, célèbre orateur Cherokee, il semblerait donc qu’Emerald ait hérité de son talent à manier la langue). Une rue de Tahlequah, la capitale de la nation Cherokee sur la réserve qui lui a été allouée en Oklahoma, a également été nommée en son honneur. 

Quitter les siens, sortir de sa réserve, n’est pas simple pour un membre d’une communauté Indienne. Les codes sociaux, les interactions et les modalités d’échange entre humains sont très différents à l’extérieur. D’un côté un principe de solidarité, de l’autre l’individualisme forcené et la compétition à outrance. C’est donc insécurisant, c’est faire l’épreuve de la solitude et du racisme. Et c’est aussi un sacrifice consenti par la communauté comme par l’étudiant-e pour qu’un jour le savoir acquis puisse servir les intérêts des nations Indiennes. Emerald a expliqué pourquoi elle avait écrit le poème reproduit ci-dessous : alors qu’elle se retrouvait au Nouveau-Mexique pour poursuivre ses études, loin de chez elle pour la première fois, sa grand-mère s’est retrouvée placée dans un établissement de soins pour cause de démence. Le poème qui suit évoque ce moment de «deuil » en même temps que l’autrice s’adresse un poème d’amour, de bienveillance envers elle-même, une façon de ne pas sombrer dans la culpabilité, une façon de se concocter un remède contre la peine tout en gardant vivant le souvenir et le lien. Le titre vient d’un vers du poème de Frank O’Hara :   « Katy », qui a été plus tard réutilisé par Roger Reeves et Ocean Vuong, ce dernier suivant le modèle de son aîné, c’est-à-dire qu’il a introduit son nom dans le poème lui-même (ce qui donne : Some day I’ll love Frank O’Hara ; Ocean, don’t be afraid.). Emerald dit : « Dans ma version, j’ai laissé tomber mon nom, permettant à l’amour, qui viendra un jour, de m’atteindre, d’atteindre ma grand-mère, d’atteindre ce moment dans le temps où je ressens une sorte de chagrin presque tous les jours. »

Someday I’ll Love

After Frank O’Hara

like I dreamt of the lamb—slaughtered,
           forgotten,
lying on porcelain tile, on crimson-filled grout—
           and woke up thinking of my grandmother,
of her Betty Boop hands that held
marbled stone, held dough-balled flour,
held the first strands of my hair floating atop the river—

like winter apples, the ones that hang outside
my living room window and survive first snowfall
to feed the neighborhood crows,
           how they fall
beneath my boots, staining my rubber
soles with epigraphs of rot, epigraphs
           of fors, of dears, of holding on till frost’s end.

Someday I will see long-forgotten fingerprints
on the inside of my eyelids as I go to sleep,
as I close my eyes for silence on a Wednesday,
mourning—seeking—creases and smile lines,
           porch lights and swing sets,
summer nights of lightning bugs and Johnny Cash.

I think it will be a Tuesday, or maybe someday
is yesterday, is two months from now, is going
to be a day when I forget what I’m supposed
           to be remembering.

For now, I will paint my nails cradle, adorn
my skin in cloth that doesn’t choke,
tell my bones that they are each
            a lamb            
                       remembered.

Copyright © 2024 by Emerald ᏃᏈᏏ GoingSnake. Publié sur Poem-a-Day le 7 November 2024, par l’ Academy of American Poets.

 

 

Un jour j’aimerai

     Après Frank O’Hara

comme si j'avais rêvé de l'agneau - abattu,
oublié,
gisant sur du carrelage en porcelaine, sur un joint imbibé de pourpre-
et que je me réveillais en pensant à ma grand-mère,
à ses mains de Betty Boop qui tenaient
des pierres marbrées, tenaient des boules de farine, tenaient
les premières mèches de mes cheveux flottant à la surface de la rivière-

comme des pommes d'hiver, celles qui pendent
devant la fenêtre de mon salon et survivent aux premières chutes de neige
pour nourrir les corbeaux du quartier,
comme elles tombent
sous mes bottes, tachant mes semelles en caoutchouc
d'épigraphes de pourriture, d'épigraphes
de pours, de chéris, de tenir jusqu'à la fin des gelées.

Un jour, quand je m'endormirai je verrai
des empreintes digitales oubliées
depuis longtemps à l'intérieur de mes paupières,
quand je fermerai les yeux pour faire silence un mercredi,
en deuil - en quête - de plis et rides du sourire,
de lumières sous le porche et de balançoires,
de nuits d'été de lucioles et de Johnny Cash.

Je pense que ce sera un mardi, ou peut-être qu’un jour
c'est hier, dans deux mois, ce sera
un jour où j'oublierai ce dont je suis censée
me souvenir.

Pour l'instant, je vais peindre mes ongles en forme de berceau, orner
ma peau d'un tissu qui ne m'étouffe pas,
dire à mes os qu'ils sont chacun
un agneau
dont on se souvient.

Emerald GoingSnake, Someday I'll love, lecture par l'auteure, podcast Poem-a-Day, Spotify, https://open.spotify.com/episode/12pxJ85uuMH5JclJHWtwxy

Dans le poème suivant, encore un poème « d’après » qui témoigne de la phase d’apprentissage dans laquelle Emerald se voit puisque étudiante, la présence et l’épaisseur du mythe, la complicité avec les éléments,  même si ceux-ci sont rudes ou mourants, montrent comment la transmission, y compris de poèmes, est possible.  Ainsi la chaîne du vivant n’est pas interrompue. Ce poème montre comment l’esprit Indien capte le message et se donne pour mission de le faire circuler, comment cette profonde compréhension du vivant s’incarne jusque dans le poème devenu à la fois témoin et témoignage de la résistance et de la survie. Cette scène inaugurale pour finir nous dit qu’il suffit de lire la partition offerte par les branches de cèdre, qu’il suffit d’entendre le langage délivré par la fumée rituelle d’aiguilles de cèdre brûlées pour y trouver un poème, entre les lignes du bouleau par exemple.

In the Beginning

     After Donika Kelly’s “In the Beginning”
 
In the beginning, there was only this lake
pounding harsh against the jagged rocks—

this brutal beating below bark shadowed
blue by afternoon waves.
The wind blows

frigid against my uncovered ear tips, as the
birch’s roots lie upturned, body moss-covered—

new flesh forming in her finality. Flat cedar
branchlets parallel the horizon; their fallen

needles soften my steps on this forest floor.
I taste their burnt smell in my throat as they

greet me: A poem lies in the lines of the birch.
When the birch doesn’t speak, I don’t ask

for a translation.

Au commencement

     d’après “In the Beginning”de Donika Kelly

Au commencement, il n’y avait que ce lac
qui martelait durement les rochers déchiquetés –

ce battement brutal sous l’écorce ombrée
de bleu par les vagues de l’après-midi. Le vent souffle

glacial contre mes oreilles découvertes, tandis que le
bouleau gît racines nues en l’air, le corps couvert de mousse –

de sa finalité une nouvelle chair se forme. Des
branches de cèdre plates lancées parallèles à l’horizon ; leurs

aiguilles tombées adoucissent mes pas sur ce sol forestier.
Je sens leur odeur de brûlé pénétrer ma gorge lorsqu’elles

me saluent : un poème repose entre les lignes du bouleau.
Quand le bouleau ne parle pas, je ne demande

pas de traduction

Le poème qui suit associe deux façons de ressentir la nostalgie : nostalgie du souvenir associé au biographique et nostalgie d’un état du territoire avant la construction du lac, territoire qu’on imagine exempt de pollution, avec un paysage intact et comme « vierge ». Territoire présenté comme analogue du corps de l’autrice. Une façon de dire et redire combien la perception Indienne comprend et associe l’appartenance de l’humain au territoire jusqu’à faire de son propre corps une partie du dit territoire. Avec pour corollaire que les différentes langues parlées par les différentes nations Indiennes leur ont été données par le territoire qu’elles occupaient chacune, et qu’avec ces différentes langues, les amérindiens qui sont une partie du territoire, parlent littéralement leurs différents territoires.

Sonnet for the Lighthouse at East Wharf

     After Donika Kelly’s “I love you. I miss you. Please get out of my house.”

 

Nothing today hasn’t happened before: the gravel
pile on the side of state highway 82, Canadian geese
eating crumbs near the lake’s walkways, pink sunset
against that yellow sky. Today’s winter air smells like
the middle of Oklahoma, and I know when it snows
and lines the tops of my neighbors’ balconies, I will
pretend I’m in your old apartment. Stale morning
air in my lungs. Birds swaying on the powerlines.

I am trying so hard to recognize my body for what
it is: silk undone, silk unbecoming. The only time I
visited that lighthouse on Lake Hefner, I almost slipped
on the rocks cascading toward the water. I deleted every
photo taken that day. But still I see the locked green
door, your cold hands peeking from under your sleeves.

https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/

 

Sonnet pour le phare d'East Wharf

 

D'après « Je t'aime. Tu me manques. Sors de chez moi » de Donika Kelly
Rien de ce qui s’est passé aujourd’hui qui ne soit déjà arrivé : le tas de gravier
sur le bord de la route nationale 82, les oies canadiennes
se nourrissant de miettes près des allées du lac, le coucher de soleil rose
sur ce ciel jaune. L’air hivernal aujourd’hui sent comme
au milieu de l’Oklahoma, et je sais que lorsqu’il neige
et qu’elle recouvre le haut des balcons de mes voisins, je
fais semblant d’être dans ton ancien appartement. L’air vicié du matin
dans mes poumons. Les oiseaux se balançant sur les lignes électriques.

J’essaie si fort de reconnaître mon corps pour ce qu’il
est : de la soie défaite, de la soie inconvenante. La seule fois où j’ai
visité ce phare sur le lac Hefner*, j’ai failli glisser
sur les rochers qui dévalaient en cascade vers l’eau. J’ai supprimé toutes
les photos prises ce jour-là. Mais je vois toujours la
porte verte verrouillée, tes mains froides furtives sortant de sous tes manches.
00:00

 *Lac artificiel, situé au nord-ouest d'Oklahoma City, le lac Hefner a été construit en 1947 et constitue l'un des réservoirs d’eau potable de la ville.

Sonnet for the Lighthouse at East Wharf, lecture par l'auteure, https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/

Voici un poème qui illustre la façon dont les Indiens d’Amérique se voient comme partie d’un lieu vu comme organisme et non seulement paysage. C’est ce sentiment fort d’appartenance à la terre qui les lie et les fait se sentir responsables des endroits où ils vivent car ils sont toujours dans une relation d’échange et de réciprocité.

 

I Find Remnants of Home in the Map of My Body

     After Donna Spruijt-Metz’s “Hoof”
 
Is it that I have had a richness
in this greenery            or an anguish
             unspoken?

The dogwood blooms through
the left side of my body—I find
roots spreading instead of veins.

             In a dream, I ask: where is home?

Fence lines wrinkle across my brow;
to unfurrow would be to completely
             undo myself.

Through closed eyes I watch
my legs fold themselves. I tire of
the ribbon that ties together my intestines.

In my hair lives a tiny bird. It brings
an apple seed back to its nest. I hear
swallowing,
             then quiet.

 https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/

 

Je trouve des vestiges de chez moi dans la carte de mon corps

     D'après « Hoof » (sabot) de Donna Spruijt-Metz

 Ai-je fait l’expérience d’une abondance
dans cette verdure        ou d’une angoisse
non exprimée ?

Le cornouiller fleurit en travers
du côté gauche de mon corps — je trouve
des racines qui se propagent au lieu de veines.

Dans un rêve, je demande : où est chez moi ?
Les lignes de clôture se froissent sur mon front ;
défricher serait me défaire
complètement.

Les yeux fermés, je regarde
mes jambes se replier. Je me lasse
du ruban qui attache mes intestins.

Dans mes cheveux vit un petit oiseau. Il rapporte
un pépin de pomme à son nid. J'entends
une déglutition,
puis le silence.

Santa fe est la ville où Emerald étudie, et à propos de son expérience à l’institut des arts amérindiens, elle raconte : « Je suis arrivée à l'Institute of American Indian Arts (IAIA) en début d’automne 2022 et j'ai eu la chance d'apprendre auprès de James Thomas Stevens (Akwesasne Mohawk), Anne Haven McDonnell et Kim Parko aussi bien dans le domaine de la poésie que de l’écriture créative de non-fiction. Stevens a été mon principal professeur de poésie, et je crois fermement que c'est grâce à ses encouragements, son mentorat et sa profonde compréhension de la poésie que mon travail a pu se développer comme il l'a fait. Je me sens chanceuse de fréquenter l'IAIA ; j'ai été transférée dans cette institution après avoir d'abord fréquenté deux institutions plus grandes et j'ai rapidement réalisé que les opportunités qui existent pour les écrivains autochtones, et plus particulièrement les poètes autochtones, à l'IAIA étaient inégalées malgré le fait qu'il s'agisse d'une communauté plus petite avec un accès moindre aux ressources dont je disposais dans mes institutions précédentes. Je suis rapidement devenue un membre de cette communauté particulière, en suivant des cours qui ont poussé mon écriture dans de nouvelles directions aux côtés des pairs talentueux qui ont composé chacune de mes classes. Je suis immensément reconnaissante d’avoir reçu les commentaires, le soutien au sein de cet espace de la part de mes pairs et d'autres artistes émergents, ainsi que les bienfaits de la communauté partagée. »

Voici comment la ville de Santa Fe et ses environs, le paysage autour, si caractéristique du Nouveau-Mexique, travaille dans sa poésie :

.

Santa Fe poem 

the windows were down the day
you found me opened splayed
like the figs on the glass plate in front of me
ripening sweetening my bloodstream

and it was a humid June night when the lilies
shadowed your jaw when I crawled into the forest
of your ribcage when the ceroid cacti bloomed
in a southern desert and our frozen waters
cracked
collided
when I learned my hand feels foreign in my own hand

and still now sap drips down your face
gnats stick to our sweaty cheeks braided
in our hair during summer drought
and then there is after:

we cut a hole in the adobe roof
our legs intertwined
while the night sits
green
my belly burning red
wet fruit dampening
my palms

https://frozensea.org/emerald-goingsnake

Poème de Santa Fe

Les vitres des fenêtres étaient baissées le jour où
tu m'as trouvée ouverte étalée
comme les figues sur la plaque de verre devant moi
qui mûrissaient sucraient mon sang

et c'était une nuit humide de juin quand les lys
ont fait de l'ombre à ta mâchoire quand j'ai rampé dans la forêt
de ta cage thoracique quand les cactus cierges ont fleuri
dans un désert du sud et que nos eaux gelées
se sont fissurées
sont entrées en collision
quand j'ai appris que ma main se sent étrangère dans ma propre main

et encore maintenant la sève coule sur ton visage
à nos joues moites collent les moucherons tressés
dans nos cheveux pendant la sécheresse estivale
et puis il y a l'après :

nous découpons un trou dans le toit en adobe
nos jambes entrelacées
tandis que la nuit s’assoit
verte
mon ventre brûle rouge
fruit humide mouillant
mes paumes

Original header photo by Sezamnet, courtesy Shutterstock.

Des images fortes, la présence du corps toujours, associé au paysage, au territoire, le malaise prégnant de se sentir coupée en deux, entre deux mondes, entre deux langues, entre deux cultures … mais l’après semble radieux, fertile, et fidèle à la « Beautiful Red Road », la voie rouge chère aux amérindiens, celle qu’ils s’efforcent de suivre pour garder leur identité et ce qu’ils comprennent comme le sens de la vie, pour honorer leur passé et faire vivre leur culture au présent dans sa puissante authenticité, en lien avec la terre et le cosmos, dans un but d’harmonie.

Souhaitons bonne chance et bon voyage en poésie à cette jeune femme qui sait, parce que vécu dans sa chair, nous faire ressentir ce qu’il en coûte d’être une « Native American » aux États-Unis. Mais qui sait aussi grâce aux images fortes employées, nous faire toucher du doigt ce qu’il y aurait à gagner pour notre société, à vivre selon les principes et les philosophies amérindiennes. Et pour cela, wado, ᎠᎾᎵᎮᎵᎬ, grand merci à elle.

Poème amérindien en langue Navajo -- « poème indien », Dinni-e Sim.

Présentation de l’auteur