Gabriela Mistral : voix une et pluri-elles

Gabriela Mistral, pseudonyme de Lucila Godoy Alcayaga, est une figure incontournable de la littérature latino-américaine. Première femme latino-américaine à recevoir le Prix Nobel de Littérature en 1945, elle incarne une voix unique qui a su transcender les frontières de son époque. Son œuvre, imprégnée d’un profond humanisme, se distingue par un engagement éthique et esthétique qui continue de résonner aujourd’hui. Cet article explore comment Gabriela Mistral s’inscrit dans son époque, sa contribution à la poésie latino-américaine, sa posture féministe, et les avancées qu’elle a apportées à la littérature chilienne.a

Une poète dans une époque

Gabriela Mistral a évolué dans une période marquée par de profonds bouleversements sociaux et politiques en Amérique latine. La fin du XIXe et le début du XXe siècle voient l’émergence de mouvements révolutionnaires et de luttes pour l’émancipation des peuples indigènes, ainsi que des revendications pour une meilleure justice sociale dans des sociétés fortement inégalitaires. Des réformes agraires, souvent conflictuelles, se mettent en place dans plusieurs pays, tandis que des révolutions marquantes, comme celle du Mexique (1910-1920), redéfinissent les structures de pouvoir. Par ailleurs, les femmes commencent à revendiquer leurs droits politiques et sociaux, dans un contexte encore largement patriarcal.

Née en 1889 dans une région rurale du Chili, Gabriela Mistral s’ancre dans cette époque de transformation en défendant des idéaux de justice sociale et d’égalité. Enseignante de formation, elle s’est engagée à promouvoir l’éducation publique comme outil d’émancipation.

Gabriela Mistral, Poème de l'enfant, lu par Sylvia Bergé.

Sa poésie dialogue avec les grandes questions de son époque, telles que la condition des femmes, les inégalités sociales, et la recherche identitaire des peuples latino-américains. Elle a écrit, par exemple : « Tout ce qui n’est pas éclatant est mon bienvenu, et tout ce qui est humble me fait monter à genoux. » Cette phrase témoigne de son attachement aux marges et aux invisibles.

Sa participation à des institutions internationales comme la Société des Nations (ancêtre des Nations Unies) témoigne de sa dimension universaliste, tout en ancrant sa plume dans les réalités locales.

Une voix unique

La poésie de Gabriela Mistral se caractérise par une profonde sincérité et une musicalité à la fois douce et puissante. Elle s'inscrit dans une tradition latino-américaine marquée par la richesse des thèmes et la diversité des styles, tout en développant une voix singulière. Ses recueils, tels que Desolación (1922), Ternura (1924) et Lagar (1954), explorent des thèmes variés : la mère, la nature, la spiritualité, la solitude et la mort.

Mistral innove en introduisant une poésie ancrée dans une spiritualité ouverte, où la douleur et l’espoir coexistent. Dans « Balada », par exemple, elle écrit : « Je vais portant ma blessure / comme une fleur d’hiver. » Cette métaphore saisissante illustre son aptitude à sublimer la souffrance en art.

Le style de Mistral renouvelle le genre par une fusion des formes traditionnelles et des éléments populaires, tout en explorant des métaphores puissantes et universelles. Ce mélange confère à sa poésie une profondeur culturelle et une modernité stylistique. En combinant des structures métriques classiques avec des thèmes enracinés dans le folklore et les expériences quotidiennes, elle a élargi les horizons thématiques de la poésie latino-américaine. Sa capacité à transcender les frontières du quotidien grâce à des images symboliques et émotionnelles universelles distingue son œuvre des conventions littéraires de son époque.

Gabriela Mistral, Enfant mexicain, lu par Cécile Brune. Poème extrait du recueil D'amour et de désolation , traduit de l’espagnol par Claude Couffon (© ELA/La Différence 1988)

La singularité de sa voix poétique réside également dans son équilibre entre simplicité et complexité. Sa diction, souvent empreinte d’oralité, rend son œuvre accessible, mais derrière cette simplicité se cache une profondeur métaphysique. Gabriela Mistral excelle à transformer des expériences personnelles en des vérités universelles. Par exemple, son exploration de la maternité ne se limite pas à l’expérience biologique : elle devient une métaphore de l’amour, de la perte et de la résilience humaine.

Cette voix singulière est aussi marquée par son souci constant de relier l’intime et le collectif. « Mon chant n’est pas seulement pour moi : il est pour l’homme et pour la femme, pour le village et pour la montagne », écrivait-elle. Ce positionnement fait de sa poésie un espace où les frontières entre le particulier et l’universel s’effacent, offrant une résonance profonde et intemporelle.

Une voix pour les femmes

Gabriela Mistral n’était pas une féministe au sens militant du terme, mais son œuvre et sa vie incarnent une profonde revendication pour l’égalité des sexes et la dignité des femmes. Sa poésie place souvent les femmes au centre, qu’il s’agisse de la mère sacrée, de la femme aimée ou de la figure marginalisée. Dans « Todas íbamos a ser reinas » (Nous devions toutes être reines), elle chante l’idéal de femmes unies et souveraines, rejetant les rôles traditionnels.

En élargissant les rôles attribués aux femmes dans la société et la littérature, Mistral a ouvert la voie à une nouvelle génération d’écrivaines latino-américaines. Elle a également défendu l’importance de l’éducation pour les filles, affirmant qu’elle était essentielle à leur autonomisation. « Apprendre, c’est le seul chemin pour devenir une femme complète », disait-elle.

Une voix visionnaire

Le style de Gabriela Mistral est marqué par une écriture à la fois intime et universelle, alliant une diction simple à une métaphysique complexe. Sa poésie, souvent proche de l’oralité, exploite des images puisées dans la nature et les expériences quotidiennes. Cette approche, à la fois accessible et dense, contraste avec les courants modernistes dominants de son époque, qui privilégiaient une certaine herméticité.

Les courants modernistes de l’époque, tels que le modernisme hispano-américain, dominé par des figures comme Rubén Darío, recherchaient une esthétique raffinée, symboliste et souvent hermétique. Rubén Darío, par exemple, dans des œuvres comme Prosas profanas (1896) ou Cantos de vida y esperanza (1905), cultivait une poésie riche en allusions mythologiques et en métaphores complexes, éloignée des réalités immédiates. Ce mouvement privilégiait une évasion vers le sublime et le cosmopolitisme, contrastant fortement avec la poésie de Mistral, plus enracinée dans le quotidien et les préoccupations sociales.

Un autre exemple est José Asunción Silva, poète colombien dont l’œuvre, notamment Nocturno et De sobremesa, est caractérisée par un style introspectif et une quête de l’idéal, souvent inaccessible au commun des lecteurs. Ces poètes modernistes ont marqué leur époque par une recherche formelle et un certain élitisme artistique qui mettaient parfois la communication émotionnelle au second plan.

En opposition, Gabriela Mistral s’est démarquée par une poésie directe, traversée par des émotions universelles et des préoccupations humaines concrètes, établissant ainsi un pont avec ses lecteurs.

Une voix à l'écho infini

Gabriela Mistral a redéfini la littérature chilienne et latino-américaine en introduisant une perspective unique, marquée par une conscience aiguë de la condition humaine. Son engagement éthique et esthétique a non seulement enrichi le patrimoine littéraire de son pays, mais a également contribué à inscrire la poésie latino-américaine sur la scène mondiale.

Aujourd’hui, son œuvre continue d’être une source d’inspiration pour les écrivains et les penseurs qui cherchent à comprendre et à transformer le monde. En conjuguant tradition et innovation, Gabriela Mistral a su créer une poésie intemporelle, au carrefour de l’intime et de l’universel.

Parmi les voix féminines qui ont suivi ses traces, on peut citer la poétesse mexicaine Rosario Castellanos, qui a exploré des thématiques liées à la condition féminine et aux identités indigènes, ou encore la Chilienne Nicanor Parra, qui s’est imposée avec un style anticonformiste et engagé. La poésie contemporaine latino-américaine est également marquée par des figures comme Gioconda Belli, poétesse nicaraguayenne célébrant le féminisme et l’érotisme, ou la Colombienne Piedad Bonnett, dont les œuvres explorent des thématiques existentielles et sociales.

Toutes ces femmes, dans leur diversité, prolongent l’héritage de Gabriela Mistral en donnant voix à des expériences plurielles et en poursuivant le dialogue entre l’individuel et le collectif dans la poésie latino-américaine.




Les Cahiers de Tinbad : interview avec Guillaume Basquin

Les Cahiers de Tinbad : Une revue littéraire d'avant-garde

Les Cahiers de Tinbad sont une revue littéraire contemporaine qui s’inscrit dans la lignée des publications audacieuses et expérimentales, marquées par une exigence esthétique et intellectuelle rare. Fondée en 2015, cette revue incarne un espace où les mots explorent les limites de l'écriture, en dialogue constant avec la pensée et les formes nouvelles. Publiée semestriellement, elle se consacre à la littérature sous toutes ses formes : roman, poésie, essai, critique littéraire, et expérimentations hybrides.

La revue tire son nom de Tinbad, une référence à un personnage énigmatique d'Ulysse de James Joyce. Ce choix reflète l'esprit de la revue : explorer les territoires littéraires où la modernité rencontre la radicalité.

Un engagement pour une littérature hors-norme

Les Cahiers de Tinbad se distinguent par leur engagement envers une littérature exigeante, souvent marginalisée par les circuits éditoriaux dominants. La revue se consacre à promouvoir des œuvres singulières, qu'elles soient issues de figures reconnues ou de voix émergentes. Chaque numéro est conçu comme un véritable objet littéraire, abordant des thématiques variées avec une rigueur et une profondeur qui résonnent avec des lecteurs en quête d'une expérience littéraire différente.

Des auteurs contemporains comme Thomas A. Ravier, Pierre Guglielmina et Claude Minière y côtoient des analyses et des hommages à des figures tutélaires de la modernité littéraire, tels que Joyce, Kafka, ou Beckett. La revue explore également des pensées critiques et des œuvres venues d'horizons divers, en dialogue constant avec les questions esthétiques, philosophiques et politiques du présent.

À la tête des Cahiers de Tinbad, Guillaume Basquin incarne l’âme et l’énergie de cette aventure littéraire. Écrivain, éditeur et essayiste, il est une figure singulière du paysage littéraire contemporain. Son parcours est marqué par une volonté constante de bousculer les normes et de questionner les cadres figés de la création littéraire.

Auteur de plusieurs essais et ouvrages, Guillaume Basquin s’intéresse particulièrement aux intersections entre littérature, cinéma et pensée critique. Son style incisif et sa vision radicale transparaissent dans la direction éditoriale des Cahiers de Tinbad, où il met en avant des œuvres qui défient les conventions et invitent le lecteur à une réflexion approfondie.

Fidèle à ses principes, Basquin a su maintenir une indépendance rare dans le milieu éditorial. Il a accepté de répondre aux questions de Recours au poème

Quand et comment sont nés Les Cahiers de Tinbad, et surtout pourquoi ?
La maison d’édition Tinbad, fondée en 2015, a tout de suite été pensée avec une revue littéraire, sur le modèle de ce que je connaissais le mieux, comme lecteur, « L’Infini », à la fois collection de livres et revue littéraire dirigées par Philippe Sollers. Il m’a alors semblé évident qu’il fallait une revue à la fois pour être le laboratoire des publications futures et en même temps pour aider à l’autodéfense des publications, si nécessaire. Je savais, de la lecture continue de l’œuvre de Pierre Guyotat, que depuis les débuts de la modernité les écrivains doivent organiser leur autodéfense, qui ne va plus de soi dans « l’espace littéraire » resté conformiste (que dirait-il aujourd’hui ?). Pour te donner un exemple, un roman que Tinbad a publié à l’automne 2024, Le roman retrouvé d’Alain Santacreu, est passé largement inaperçu, alors que plusieurs écrivains ont éprouvé le besoin d’écrire dessus. Comme l’auteur est trop peu connu médiatiquement parlant, et que les textes critiques étaient trop longs (voire très longs), ces textes se sont retrouvés soit orphelins, soit n’ont pu être publiés que sur des sites confidentiels (blogs personnels, ou publics) ; la revue est là pour les rassembler, les sauver — dans le sens benjaminien du terme — en les publiant en un petit dossier d’une vingtaine de pages (parution dans le prochain numéro, le 18, en mai 2025).

Par ailleurs, je crois très fortement au hasard, et je compte bien publier la nouvelle Saison en enfer ou les Poésie 1 & 2, si j’en reçois le manuscrit !… (Rires.) Cela pour dire que la revue reçoit très régulièrement des textes libres, de personnes connues ou inconnues de nous, et que ce sont souvent les meilleurs textes d’un numéro, comme le très beau poème assez poundien de Julien Bielka dans le dernier numéro, Grotesque muscade. Les revues « littéraires » (entre guillemets) croulent sous les dossiers en béton-armé… (Pas de noms…)

Pour toi la littérature peut-elle aider à résister ? À résister à quoi ?
Gilles Deleuze disait que la philosophie devait nuire à la bêtise… eh bien, ma fois, je pense exactement la même chose du rôle de la littérature : une littérature qui ne nuirait pas à la bêtise ne serait pas exactement de la grande littérature. Fi des bons sentiments !
Dernier exemple en date : dans le dernier numéro, ayant constaté que dans l’espace médiatique français l’on disait à peu près n’importe quoi du réseau social X, j’ai décidé de publié le premier chapitre de mon futur livre dit tweet n°1. La tête des gendelettres français quand j’évoque ce sujet (quoi ? tu défends un « fasciste » (sic) ?), et alors qu’ils n’ont pas lu une ligne de mon texte, me montre que je suis vraiment sur le bon chemin… (« Tout est français, c’est-à-dite haïssable au plus haut point », Arthur Rimbaud.) Les écrivains français en sont encore à la diligence et au feuilleton dixneuviémiste, c’est effrayant ! Pire : ils baignent tellement dans une propagande permanente où tout est renversé, façon 1984 d’Orwell (« WAR IS PEACE / IGNORANCE IS STRENGHT », etc.), qu’ils prennent pour argent comptant ce qu’ils ont lu dans un média oligarchique, sans s’être documentés par eux-mêmes.
Donc oui, pour répondre à ta question, particulièrement en temps de déferlement totalitaire (terreur sanitaire, puis terreur climatique, sans parler de la terreur nucléaire qu’on nous ressort régulièrement), la littérature aide à résister. À résister à quoi ? Eh bien à la terreur, justement ! Dans les Cahiers de Tinbad, nous n’avons pas cédé un pouce de terrain à la terreur « sanitaire » (entre guillemets, puisqu’elle s’est avérée n’être que politique — en fait), publiant dès mai 2020 (n°11) un ensemble de textes de Claude Minière, Christophe Esnault, Axel Tufféry, Philippe Blondeau, Michel Weber et moi-même, contre ladite terreur. (Je note que cela a commencé à me valoir une mauvaise réputation dans des milieux bienpensants… c’est très bon signe !… (Rires.))
J’ai toujours su que seules les revues surréalistes s’étaient opposées aux abjects zoos humains à Vincennes, lors de l’Exposition coloniale de 1931. D’où l’urgence de résister à l’abjection politique, lorsqu’on a une revue. Jacques Henric, le directeur des pages littéraires d’artpress, renforce et complète cette idée : « Seules importent les revues qui mènent un combat. » Les autres…
Nous sommes à une époque où avec l’aide de moyens médiatiques inédits les gens ont accès à des narratifs fabriqués par un pouvoir qui dépasse nos frontières. Penses-tu que la littérature d’aujourd’hui prenne ceci en compte ? Est-ce qu’elle relaie ces discours ou bien s’édifie-t-elle en un lieu de résistance active ?
Je pense que la littérature prend trop peu cela en compte. Et qu’elle relaie beaucoup trop ces discours (voir l’indigence des publications dans les lieux « autorisés » (pour ne pas dire, « officiels ») pendant la crise Covid). Sur X, je suis un jeune philosophe qui se nomme Alexis Haupt. Son concept philosophique principal est que nous vivons dans un médiavers, monde entièrement fabriqué par les médias, et dans lesquels les gens vivent enchaînés à leur insu : c’est la caverne de Platon du 20e siècle ! C’est probablement le Étienne de La Boétie de notre époque. (Et d’ailleurs, si La Boétie vivait aujourd’hui, il publierait des travaux sur X, et sans y être censuré, n’en déplaise aux contempteurs aveuglés et automatisés d’Elon Musk.) Puisque Deleuze, encore lui, a dit que la philosophie est invention de concepts ; alors, avec cet Alexis Haupt, nous avons à faire à un véritable philosophe. Je renvoie nos lecteurs à ses travaux, facilement trouvables sur X ou sur les sites de vente en ligne de livres (Médiaversmédiathéisme et complosophisme (2024), Complosophisme — Éloge de la pensée critique (2023), et Discours de la servitude intellectuelle (2023), tous parus aux Éditions L’Alchimiste).
L’autre thèse majeur de ce jeune philosophe est que X, depuis que la plateforme ex-Twitter a été libérée de la censure par, justement, Elon Musk, est le plus vaste lieu de réinformation de l’Histoire humaine. D’où les torrents de haine déversés par les médias oligarchiques contre lui… puisqu’ils sentent bien qu’une grande parie de leur pouvoir (de nuisance) leur échappe. Quoi ? Vous n’avez pas entendu parler des Twitter-Files (censure des discours s’opposant à la doxa covidiste en 2020, 21 et 22, dont j’ai été une victime directe, soit dit en passant, et plusieurs fois) ? Vous vivez sûrement dans le médiavers
 Où en est la poésie, toi qui en publies beaucoup ? Que penses-tu de la désaffection des jeunes publics pour tout un pan de ce paysage poétique ?
Franchement, ce que je vois se publier comme poésie sur Facebook, y compris via le biais de photographies de livres de poésie aimés par untel ou unetelle, m’en dégoûterait plutôt qu’autre chose… Trop de décoration verticale avec retour à la ligne permanent, pour « faire poétique » (en général, sans aucune raison ou contrainte rythmique). Trop de papier-peint (ah ! cette poésie avec des « encres » de X ou Y…). La poésie doit rester rare… pas trop de sucre !… J’ai republié, dans la revue, le fameux pamphlet de Gombrowicz Contre la poésie, dont je partage les idées principales : une revue, comme un repas, doit comporte du salé et du sucré, des entrées, un plat de résistance, et un peu de sucré, en fin de repas.
Je « comprends » donc les jeunes, leur désaffection pour ce genre littéraire… Pourtant, j’en publie pas mal dans ma revue ; par exemple, dans le dernier numéro (17), il y a 4 textes de poésie (si l’on veut bien m’accorder que tweet n°1 en est) : Techniquement je suis vivant de Christophe Esnault, Grotesque muscade de Julien Bielka (op. cit.), La croissance exponentielle du solipsisme de Julien Boutreux, et tweet n°1 de moi-même. Ce qui m’a intéressé dans chacun d’entre eux, c’est qu’à chaque fois l’auteur a trouvé une forme originale pour exprimer sa pensée (et certainement pas de la poésie verticalisée à tout-va pour faire « genre »…). Les Moralistes français, Mallarmé, Lautréamont, « Tel Quel », le répertoire où s’inspirer est vaste ! Que le lecteur y aille voir par lui-même, s’il ne veut pas me croire sur parole !…
La poésie, c’est le rythme ! On ne peut pas échapper à cette exigence… Maintenant que l’alexandrin est mort, ainsi que toute versification, le poète doit inventer des formes autonomes, s’il veut trouver de l’inconnu. À vos plumes (ou claviers) !…

Enfin, pour clore ce tour d’horizon, toi qui es éditeur depuis des années, où en sont les « petites » maisons d’édition selon ton expérience ? Et la « culture » en général ?
Sur la 2e partie de ta question, je vais être totalement godardien : « La culture, c’est la règle ; l’art, c’est l’exception ; et il est de la règle de l’Europe de la culture que de vouloir empêcher toutes les exceptions d’advenir. » (De mémoire.) Difficile de dire qu’il a eu tort sur ce point capital…
Je remonte maintenant, à rebours, vers la première partie de ta question : les « petites » maisons d’édition étant toutes du domaine de l’exception, on peut dire qu’elles sont tout juste « tolérées »… survivant avec telle ou telle aide du CNL, ou d’une région… quand ce n’est pas d’une fondation, mais qu’il n’y a pas vraiment d’organisation collective ayant acquis une surface critique suffisante pour sa promotion et son autodéfense, et contrairement à ce qui se passe dans le cinéma d’Art & Essai. Il y a bien l’Association « L’autre Livre » (merci à elle d’exister) ; mais c’est nettement insuffisant.
La culture aussi est à détruire…

 

 

Le jeudi 22 février 2018, la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris - www.charybde.fr ) avait la joie d'accueillir une partie de l'équipe rédactionnelle du numéro 5 de la revue Les Cahiers de Tinbad, en compagnie de Jules Vipaldo, qui venait de publier son Banquet de plafond aux éditions Tinbad. Voici la première partie de la rencontre, consacrée aux Cahiers de Tinbad, avec Christelle Mercier, Claire Fourier, Gilbert Bourson, Jacques Cauda et Claude-Raphaël Samama.

Présentation de l’auteur




Modern Poetry in Translation : Un pont entre les langues et les cultures

Depuis sa création en 1965, la revue Modern Poetry in Translation (MPT) s’est imposée comme une référence incontournable pour la poésie traduite à l’échelle internationale. Fondée par deux figures majeures de la littérature anglaise, le poète Ted Hughes et le traducteur et éditeur Daniel Weissbort, cette revue a pour vocation de rendre accessibles des voix poétiques du monde entier, en mettant en avant la richesse et la diversité des langues et des cultures.

La fondation de Modern Poetry in Translation répondait à une nécessité pressante : créer un espace pour accueillir des poèmes venus d’autres horizons linguistiques, souvent marginalisés dans le canon poétique anglophone. Ted Hughes, profondément inspiré par la poésie mondiale, voyait la traduction comme une manière d’élargir les perspectives littéraires, tandis que Daniel Weissbort apportait une expertise critique dans l’art complexe de la traduction.

Depuis ses débuts, la revue a publié des traductions de poèmes provenant de plus de 100 langues, des classiques modernistes à des voix contemporaines émergentes. Parmi ses premiers numéros, MPT a introduit des poètes comme Pablo Neruda, Czesław Miłosz, et Anna Akhmatova à un public anglophone, tout en explorant des territoires moins connus, comme les traditions poétiques de l’Europe de l’Est et de l’Asie.

Chaque numéro de Modern Poetry in Translation est organisé autour d’un thème central, permettant aux traducteurs et aux poètes de dialoguer à travers les langues et les époques. Voici quelques exemples marquants de numéros récents :

  • “Clean Hands: Focus on Catalonia” (2022) : Ce numéro explore la poésie catalane contemporaine, mettant en avant des figures comme Maria-Mercè Marçal et Jaume Subirana, tout en examinant les défis de la traduction dans un contexte marqué par les tensions linguistiques et politiques en Espagne.
  • “War of the Words” (2020) : Une édition poignante consacrée à la poésie née des conflits, avec des poèmes traduits d’ukrainien, de farsi et de swahili, explorant la résistance, la mémoire et la survie.
  • “The Dialects Issue” (2019) : Un hommage à la richesse des dialectes régionaux, incluant des poèmes en gallois, en napolitain et en créole haïtien, traduits en anglais tout en conservant leurs spécificités sonores et rythmiques.

Chaque numéro est accompagné de commentaires des traducteurs, offrant un aperçu des défis rencontrés dans le passage d’une langue à une autre. Ces réflexions enrichissent l’expérience du lecteur et illustrent l’art subtil de préserver l’essence d’un poème à travers la traduction.

Au fil des années, MPT a introduit à ses lecteurs des poètes qui sont devenus des figures essentielles de la littérature mondiale. On peut citer :

  • Paul Celan, dont les traductions anglaises de poèmes comme “Todesfuge” ont révélé l’intensité et la profondeur de son écriture.
  • Forough Farrokhzad, poétesse iranienne, dont les œuvres traduites dans MPT ont permis de découvrir une voix féminine puissante et révolutionnaire.
  • Ngũgĩ wa Thiong'o, avec des poèmes en kikuyu explorant les thèmes de l’identité post-coloniale et de la résistance.

Plus récemment, MPT a mis en lumière des poètes contemporains tels que Kim Hyesoon (Corée), Natalka Bilotserkivets (Ukraine), ou Ilya Kaminsky (Russie/États-Unis), démontrant son engagement continu envers la découverte de voix poétiques fortes et actuelles.

Modern Poetry in Translation ne se contente pas de publier des poèmes traduits. La revue s’engage activement dans la promotion de la traduction comme un art vivant. Elle organise régulièrement des ateliers de traduction en ligne et en présentiel, permettant à des traducteurs débutants et confirmés de collaborer avec des poètes et des experts. Ces événements renforcent l’idée que la traduction est un acte collectif, nourri par l’échange et l’écoute.

En outre, le site web de MPT offre un accès gratuit à de nombreux poèmes traduits, accompagnés d’enregistrements audio et de réflexions des traducteurs. Ce format interactif permet aux lecteurs d’explorer la poésie mondiale de manière immersive, tout en comprenant les nuances du processus de traduction.

Aujourd’hui, sous la direction de la rédactrice en chef Clare Pollard, Modern Poetry in Translation continue de se renouveler en explorant des thèmes contemporains et en donnant une voix à des poètes issus de communautés marginalisées. Avec son format hybride, mêlant impressions papier et éditions numériques, la revue reste fidèle à sa mission d’élargir les horizons littéraires et de célébrer la diversité culturelle à travers la poésie.

Pour les amateurs de poésie et de traduction, Modern Poetry in Translation est plus qu’une revue : c’est une invitation à voyager à travers les langues, les cultures et les émotions humaines. C’est un pont littéraire qui ne cesse de connecter les voix du monde entier, prouvant que, même à travers les barrières linguistiques, la poésie reste un langage universel.




Chroniques musicales (14) : Chant vibrant de Clara Ysé

Vivante, fragment 48 : « Beauté / Ta voix sur le fil / Ton étreinte tendre / Bleutée de nuit / Les oiseaux ont traversé l’océan / Pour t’entendre respirer » ; au-delà du deuil de la mère disparue, de la mer avec ses oiseaux migrateurs et son immensité, remède à l’amertume des épreuves de la vie jusque dans le courage du sacrifice en offrande aux autres, cette voix sur un fil comme une filiation de mère en fille dont Clara Ysé déroule le canevas de l’écriture du roman à la poésie en passant par la chanson, faisant d’elle une romancière, une poète et une chanteuse majeure, sous ces trois passages de flambeau à éclairer la nuit, qui a gardé la gestuelle d’une danseuse orientale, dans ses performances de concerts, entourée de ses musiciens et improvisateurs hors pairs, parmi lesquels elle reste la chef d’orchestre, la prêtresse et la magicienne, si protéiforme dans sa liberté qui se profile tant dans la musique de sa poésie que dans le silence de son style, énigme de la destinée, mystère de l’existence, entre élans éperdus et perte de l’être cher, absence à remédier et présence à irradier, rois du désespoir à conjurer et reines souveraines à couronner, elle élève le chant intergénérationnel à la hauteur d’un hymne incantatoire, par-delà les âges et les genres, comme la signature de sa manière, émouvante, de faire passer les mots-cicatrices aux maux-blessures à soigner, ceux porteurs de cette fragilité, cette intensité, cette vitalité qui témoigne, paradoxalement, de la force réparatrice de la créativité radieuse de Clara Ysé.

Clara Ysé, Le monde s'est dédoublé, 2020.

Mise à feu, son premier roman tient autant du conte initiatique d’une Shéhérazade rusant avec la cruauté pour transformer l’essai d’une nuit en Mille et Une Nuits annonciatrices d’un soleil levé sur notre humanité réconciliée, aube où la mise à nu des sentiments ne serait plus jamais une mise à mort, mais au contraire une rémission à la vie, au salut où l’eau et le feu décriraient la danse des deux éléments à conjuguer, pour éteindre le feu de la désespérance et allumer ainsi la clarté de l’espérance, embrasement des libertés conquises, des amitiés tissées et autres alliances où les aventures de l’adolescence n’auraient rien à renier des sagesses de l’âge adulte, puissance évocatrice d’un récit où la tendresse de l’amour permet la métamorphose inespérée de la peine endeuillée en joie reprenant de la hauteur de vue, telle que la conteuse en propose la vision splendide à l’ouverture de son épilogue : « Alors je ferme les yeux, je sens la tristesse me mordre le cœur comme un fauve, puis, petit à petit, sous le supposé désastre ce que nous prenions pour une perte et qui pourtant reste en nous, vif et intense, je retrouve la joie, avec ses couleurs nouvelles. Soudain je me rends compte que l’océan s’est gonflé à nouveau sans que je m’en aperçoive, que sa houle soulève mon cœur et que l’air change de texture tandis que nous prenons de la hauteur. »

Clara Ysé - Douce - C à vous - 09/11/2023

Oceano Nox, nuit océanique, virgilienne, ce véritable disque-opéra dont les chants baroques lancent et relancent sans cesse ses vagues aussi tragiques et épiques que passionnées et vitales, jusque dans la référence au vers de l’Enéide : « et ruit Oceano Nox » ; « et la nuit s’élance de l’océan » que le poème hugolien dédié aux marins disparus et autres voyageurs intrépides a repris déjà à son compte pour mieux conter alors l’épopée des Travailleurs de la Mer, métaphore nocturne du combat des siècles pour qu’advienne l’image redéployée d’un Soleil à minuit : ô joyau flamboyant d’une lumière naissant au cœur des profondeurs des ténèbres, que la sublime chanson L’Étoile aux miroitements en étoilements des dessins/desseins tracés aux voiles hissées par la main vigoureuse de l’auteur-compositrice-interprète sait combien le destin impose à la fois d’esquiver mais également d’encaisser les coups si la visée demeure de donner tort aux coups du sort, destinée d’un geste poétique presque mallarméen où Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, « l’arène » fut-elle quittée par « la reine »…

Vivante, encore une fois, vibrante, la voix de Clara Ysé a su trouver aussi l’écrin des vers libres de son recueil dont la modernité des images s’allie au classicisme de l’épure, signature baroque dès lors encore, à travers cet alliage secret qui donne des clés pour mieux saisir le mystère de la création de celle qui a su s’imposer, à travers roman, chanson, poème, grâce à la vigueur d’une quête d’écriture où les lois suprêmes de l’univers n’éludent pas le « courage des oiseaux » pour reprendre la formule de Dominique A avec laquelle l’artiste partage peut-être une même ambition d’un langage à la fois humble et ample, simple et profond, singulier et universel, dans un lyrisme à la première personne où l’intime du « je » rejoint, par-delà « orages » et « naufrages », la pluralité d’un « nous » où « l’amour », sans doute maternel, ici, transmet, une nouvelle fois, la possibilité d’une « étoile » glissée dans la « bouche » même de celle qui juge, pèse, choisit chacun de ses mots : « Sous l’orage / Il y a notre amour / Noir comme la nuit qui nous oublie / Tu poses l’étoile dans ma bouche pour me nourrir / J’entends l’oiseau et le naufrage / En même temps / L’oiseau et le naufrage / Et nous restons là / Traversés par l’univers à grand fracas. »

Clara Ysé, L'Etoile




NESCIO : P’TIT POÈTE ET AUTRES BOHÈMES

Le texte ci-devant a été pensé et publié initialement comme postface à la traduction roumaine des récits de Nescio. La version française fait référence à : Nescio, Le pique-assiette et autres récits, traduit du néerlandais par Danielle Losman, postface de H.M. van den Brink, éditions Gallimard, Paris, 2005.

Le flâneur de l’Oosterpark à Amsterdam ne pourra manquer la sculpture grandeur nature de trois garçons traînant sur un banc. Il s’agit d’une figuration de Bavink, Hoyer et Koekebakker, trois « garçons gentils » des récits de Nescio.

C’est là qu’on les voyait « des nuits entières appuyés contre la grille à discuter à cœur perdu », comme le précise l’auteur dans « Titans en herbe ». Bien peu de personnages littéraires ont eu l’honneur d’une sculpture publique, or ces trois représentants de la bohème d’Amsterdam font partie du patrimoine culturel des Néerlandais. Il faut croire que certains lecteurs leurs vouent même un culte, puisque la sculpture, réalisée par l’artiste Hans Bayens en 1971, a été volée en 1985. À moins que ce soit plutôt la valeur marchande du bronze qui ait inspiré quelques illettrés ? Toutefois, depuis 1988, ledit flâneur retrouve au même endroit un nouveau moulage du trio statuaire.

En créant ces représentants de la bohème amstellodamoise, Jan Hendrik Frederik (dit Frits) Grönloh, né le 22 juin 1882 à Amsterdam, savait de quoi il retournait. Son père, ferblantier et chaudronnier à Amsterdam, l’avait envoyé à l’École de Commerce. À partir de 1899, diplôme en poche, le jeune homme est petit employé dans une enfilade de bureaux de commerce, ce qui ne lui inspire que peu d’enthousiasme. En revanche, il est séduit par l’idéalisme communioniste de Frederik van Eeden, un écrivain et psychiatre néerlandais de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui avait fondé en 1898 la colonie horticole « Walden », basée, entre autres, sur la propriété commune des terres. La rencontre se révèle décevante, comme on peut le lire dans « Titans en herbe » :

On aurait peut-être pu rejoindre la colonie de Van Eeden, mais lorsqu’un dimanche, on y était allés – quatre heures de marche –, on est tombés sur un monsieur portant une blouse de paysan et des chaussures jaunes qui avaient dû coûter une fortune ; en communion intime avec la nature, comme on disait à l’époque, il mangeait des madeleines sorties d’un sac en papier, nu-tête et la barbe pleine de miettes. Alors nous n’avons pas osé aller plus loin et nous sommes tout bonnement retournés à Amsterdam.

Qu’à cela ne tienne. En 1901, Grönloh achète avec un cercle de jeunes gens « un morceau de terre », où ils fondent la colonie « Tames ». Tous ont en commun l’horreur de la vie petite-bourgeoise et « sur un point nous étions d’accord, fallait qu’on ‘se tire’ ». Or il fallait bien gagner sa vie :

 Mais nous étions pauvres. Bekker et moi devions passer le plus clair de notre temps au bureau à faire ce qu’ordonnaient ces messieurs et écouter leurs opinions stupides, lorsqu’ils discutaient entre eux, et supporter qu’ils s’estiment beaucoup plus forts et astucieux que nous. [...] Nous n’avions rien à raconter.

En fait, la colonie se limitait à une grange construite sur leur terrain, dans laquelle ils passaient ensemble leurs week-ends. La recherche d’une vie alternative tourne court ; l’été 1903, la colonie « Tames » est considérée comme ratée et elle est abandonnée. Cette vie nourrie d’idéaux étant inaccessible, Grönloh capitule, comme son alter ego fictionnel Koekebakker qui « est devenu un homme sage et tranquille ».

Grönloh entre dès 1904 en tant que simple clerc dans la Holland-Bombay Trading Company, une entreprise consacrée à l’exportation de marchandises vers l’Inde, « il touche son misérable salaire et n’ennuie personne ». Mais

au bureau, il devenait plus zélé avec les années, il se mit à prendre son travail au sérieux et il lui arrivait même d’y retourner le soir, alors que son patron ne l’avait jamais exigé de personne.

Pas étonnant qu’il finisse co-directeur de la compagnie de 1926 jusqu’à l’arrêt forcé des activités sous l’occupation allemande en automne 1940.

Entretemps il s’était marié en 1906, devenant père de trois filles en autant d’années – 1907, 1908, 1909 – et d’une quatrième en 1912. Les joies de la paternité ne sont pas sans quelques revers, comme on peut lire dans « P’tit poète » :

Coupez donc le pain et beurrez les tartines pour quatre gosses – ce que le pauvre auteur de cette histoire a dû faire à l’occasion –, si vous n’y êtes pas habitué, c’est à devenir complètement dingue.

Nostalgique de ces années avant de devenir à son tour un « petit-bourgeois comme il faut, inoffensif », il se met à écrire des récits doux-amers sur les « garçons gentils » dont les rêves se sont brisés sur la dure réalité. C’est son grand désir

d’expliquer aux gens ce que j’en pense. Je trouve que c’est aussi important que le commerce d’exportation. Somme toute, n’importe qui peut travailler dans un bureau. Mais j’ai quelque chose à dire qu’on n’entend pas de n’importe qui et qui mérite d’être dit encore une fois. Encore une fois, parce que je ne m’imagine pas qu’il s’agisse de quelque chose de nouveau. Tout a déjà été dit tant de fois – y compris ceci. Mais nous sommes loin d’avoir atteint le point où il n’est plus nécessaire de le répéter.

Ce sont les écrits de la décennie 1909-1917, où il a « expliqué ce qu’il en pense », qui ont fait la renommée de Grönloh, devenu Nescio : « Le pique-assiette » (écrit en 1909-1910), « Titans en herbe » (terminé en 1914) et « P’tit poète » (juin/juillet 1917), complétés en 1956 par quelques écrits rassemblés dix ans plus tôt sous le titre « Mene tekel ».

Dès les années de lycée, Grönloh s’exerçait à la littérature « d’après Heine, des poèmes hollandais et allemands, et d’après Hélène Swarth, Kloos et Van Eeden ». Ces trois auteurs – Hélène Swarth (1859-1941), Willem Kloos (1859-1938) et Frederik van Eeden (1860-1932) –, nommés explicitement dans « P’tit poète », faisaient partie du Beweging van Tachtig/ Le mouvement de 1880. En 1885, Kloos avait créé la revue De Nieuwe Gids/ Le nouveau Guide, qui a joué un rôle important dans la promotion du mouvement mentionné. – Or trente ans plus tard, comme nous assure Nescio en 1917, le Dieu de la Hollande n’a rien compris à ces poètes de 1880 : « Que fallait-il penser d’eux ? Convenables, pas convenables, on ne savait plus à quel saint se vouer. » – Les quelques vers que Nescio cite de ses années d’apprentissage prouvent que ces exercices étaient loin d’être une réussite. Or, dans la première décennie du XXe siècle, il s’éloigne de plus en plus de ses modèles et forge son propre style, dépouillé des « marques » de littérarité de l’époque. Son premier récit, « Le pique-assiette », est écrit dans la langue des quartiers populaires d’Amsterdam, avec une orthographe déviante mimant les inflexions de la langue parlée, sans embellissement. Un procédé de style bien à lui est l’enchaînement par le moyen de conjonctions – « et, et, et, et » – ce qu’un auteur plus soucieux d’esthétisme éviterait.

En 1910, il avait du mal à trouver une revue prête à accueillir son premier récit. Quand enfin il l’avait trouvée, la rédaction du De Gids/ Le Guide n’était pas d’accord avec le pseudonyme qu’il s’était choisi : Koekebakker, un nom qui signifie en néerlandais « pâtissier » mais aussi « gâcheur de besogne » au sens figuré. J’imagine que l’écrivain en herbe a demandé alors : « Vous voulez que je m’appelle comment alors ? » Et que le directeur de la publication a répondu : « Je ne sais pas. » Et c’est exactement cette réponse qui est devenu son nom d’écrivain dans sa traduction latine : Nescio. En fait, ce pseudonyme rappelle le « nomen nescio », expression utilisée en littérature lorsque l’auteur d’une œuvre citée n’est pas connu. C’est donc sous cette appellation que l’auteur fit en janvier 1911 ses débuts dans la revue créée en 1837 par Everhardus Johannes Potgieter (1808-1875), poète et critique néerlandais qui revient dans le récit « P’tit poète » en tant que conseiller décontenancé de Dieu, car incapable de comprendre les poètes du début du XXe siècle.

Le nom d’auteur n’était pas la seule réserve du De Gids. La rédaction voulait publier « Le pique-assiette » seulement après que Nescio eut supprimé quelques jurons et une allusion érotique, considérés trop offensants pour les lecteurs de la revue. Trois ans plus tard, proposant « Titans en herbe » à la même revue, les rédacteurs voulaient apporter tellement de changements fondamentaux que Nescio ne pouvait les accepter. Le récit sera publié dans le numéro de juin 1915 de Groot-Nederland/ La grande Hollande. Mais proposant « P’tit poète », c’est au tour de Groot-Nederland de rejeter ce troisième récit, parce que l’auteur parle de Dieu d’une manière trop désinvolte. Pour le P’tit poète, le Dieu de la Hollande est le garant de la morale petite-bourgeoise:

Le Dieu de ton patron et de ton beau-père, et du comptable de ton patron et du gérant du Nouveau Cerisier. Le Dieu de ta tante, qui te disait de saluer lorsque tu passais devant la maison de ton patron…

… Et on peut y ajouter : le Dieu des rédacteurs de Groot-Nederland, tous des « messieurs importants » qui se sentaient offensés par cette diatribe. Impatient de voir la nouvelle publiée, il rassemble les trois récits dans un seul recueil, publié en 1918 à un tirage de 500 exemplaires, qui connaît un succès d’estime dans un milieu restreint.

Les récits de Nescio contiennent de nombreuses références à des personnes et à des événements qui devaient être suffisamment familiers pour le lecteur néerlandais de son époque, mais qui ont disparu de la mémoire collective aujourd’hui. Prenons la première phrase de la première histoire :

Mis à part l’homme qui trouvait la rue Sarphati le plus bel endroit d’Europe, je n’ai jamais rencontré de type plus singulier que le pique-assiette.

Cet homme n’est autre que Frederik van Eeden qui, en 1888, qualifiait la Sarphatistraat d’exemple de mauvais goût du XIXe siècle, alors qu’il se souvenait qu’il s’agissait de la plus belle rue d’Amsterdam. Dans un discours qu’il adressa aux ouvriers d’Amsterdam en 1899, Van Eeden se présenta en disant : « Peut-être qu’on vous a dit que je suis un type singulier... » – et Japi, le personnage principal du « Pique-assiette », est un type encore plus singulier. Remarquons en passant que Nescio aussi lance quelques invectives contre l’avilissement de sa ville natale « où ils avaient été fort occupés à démolir de belles maisons et à mettre de laides à la place ».

Même si Nescio puise abondamment dans sa biographie, la fiction ne couvre pas totalement son vécu. Comme il l’affirme dans « P’tit poète », il faut « faire la distinction entre l’auteur et monsieur Nescio ». Un pique-assiette, par exemple, a bel et bien existé, mais l’ami d’enfance, Jacob Roelofs dit Japi, n’est pas « descendu » du pont Waalbrug pour disparaître dans la rivière, au contraire, il est monté dans l’échelle sociale en tant que lithographe, photographe et typographe. Hélas, il ne manquait pas parmi la bohème des cocos las de vivre, dont un s’est en effet jeté du Waalbrug. Les académiciens ont proposé plusieurs candidats comme modèle du pique-assiette, mais Nescio a soutenu mordicus que Japi était une figure complètement issue de son imagination. Disons que le personnage est un composite de plusieurs personnes réelles, dont l’auteur lui-même. Les titans en herbe, en revanche, trouvent leur origine dans les cinq idéalistes de la colonie « Tames ». Et Koekebakker est de toute évidence l’alter ego de l’auteur, à tel point qu’il voulait initialement en faire son pseudonyme.

Pendant de longues années, l’homme d’affaires nommé J.H.F. Grönloh, un paterfamilias responsable des soins et de l’entretien d’une femme et de quatre filles, gardait secrètes ses activités littéraires. En dehors du cercle de sa famille et de ses amis intimes, personne ne savait que celui qui avait mis ses jours et ses années au service du commerce avait écrit ces rêves de bohème contestant les conditions exécrables de ce même commerce. Ce n’est qu’en février 1929 que son éditeur révèle, en accord avec l’auteur, qui se cache sous le pseudonyme de Nescio, la raison en étant qu’un critique venait d’attribuer son œuvre à un autre écrivain (dont il ne reste aujourd’hui plus la moindre trace, sinon cette attribution abusive, justement).

Après 1918, Nescio n’a jamais vraiment repris la plume littéraire. Il s’y est essayé, quand au début de la Seconde Guerre mondiale, la Holland-Bombay Trading Company avait cessé toute activité. Or, le 11 juin 1943, il soupirait, en reprenant le refrain d’une chansonnette de Lilian Harvey : « ‘Le pique-assiette’, ‘Titans en herbe’, ‘P’tit poète’, das gibt’s nur einmal, das kommt nicht wieder » – cela n’arrive qu’une seule fois, cela ne revient pas. Cependant, de la masse de manuscrits des années 1900-1920, restés inédits et le plus souvent inachevés, il compila en 1942-1943 le petit volume Mene tekel – augmenté de deux textes très courts dans lesquels il revient sur ses années d’enfance. Un autre petit volume tiré de ses tiroirs, Boven het dal/ Au-dessus de la vallée, verra le jour en mai 1961, peu de temps avant sa mort, le 25 juillet 1961 à Hilversum – dans un tirage de 4.000 exemplaires cette fois-ci, suivi d’un deuxième tirage de 6.000 exemplaires, car depuis 1918, Nescio était devenu une valeur sûre pour son éditeur. – Et il l’est resté ; aux Pays-Bas, Le pique-assiette et autres récits en était en 2021 à son 46e tirage !

Nescio n’a jamais terminé le grand roman qu’il avait entrepris en 1898 et qui devait s’appeler De voetganger/ Le randonneur. Encore en 1919, il s’était mis à l’écriture d’un roman, car « on dit que je ne percerai jamais si je n’écris pas un roman. Pas des esquisses, mais un roman. Bon, allons-y. » Le roman projeté ne sera jamais réalisé, il n’en restera que… quelques esquisses, dont deux fragments sous le titre « Une longue journée ». En revanche, pendant toute sa vie – et cela depuis que son père l’avait emmené sur un « train de plaisance » – il a tenu un journal de ses randonnées à pied ou à bicyclette à travers les Pays-Bas. Ce journal sera publié seulement 35 ans après sa mort sous le titre Natuurdagboek/ Journal de la nature. On y découvre un Grönloh alias Nescio qui savait regarder avec une mémoire d’acier comme son alter ego Japi :

Il avait une mémoire des paysages qui touchait au prodige. De la ligne de chemin de fer entre Middelburg et Amsterdam, il connaissait tout, chaque champ, chaque fossé, chaque maison, chaque allée, chaque bosquet, chaque petite frange de bruyère brabançonne, chaque aiguillage. Lorsque après avoir roulé des heures dans l’obscurité on éveillait Japi, qui avait dormi d’un trait allongé sur la banquette, pour lui demander : « Japi, où sommes-nous ? », il fallait d’abord attendre qu’il fût parfaitement réveillé, ensuite il écoutait un moment la course du train avant de dire : « Je crois que nous sommes près d’Etten-Leur ». Et il en était bel et bien ainsi !

Bien que athée, refusant toute religion révélée, Nescio touche à la mystique de la nature, courant spirituel à la mode parmi les artistes autour de 1900 : ce qu’on pourrait appeler « Dieu » coïncide avec et se révèle dans la nature. Pas mal de passages de ce journal ont trouvé une place dans les récits, où les personnages nous emmènent vers « Zierikzee, Middelburg, Arnemuiden et tous ces lieux où ils avaient l’un comme l’autre roulé leur bosse », vers des villes connues telles Amsterdam, Rotterdam et Nimègue, ou des lieux plus surprenants tels Kortenhoef, Kuilenburg, Spekholzerheide, Surhuisterveen, Zaltbommel… Grâce au randonneur Nescio, le lecteur qui a le réflexe de consulter Internet découvrira les coins les plus inattendus et les plus jolis à travers les Pays-Bas.

Dans les années cinquante, Nescio était devenu un auteur célébré, dont une nouvelle génération d’écrivains sollicitait une suite au Pique-assiette et autres récits. Un Nescio bien diminué physiquement leur répondait dans un Waarschuwing/ Avertissement du 25 octobre 1956 :

Ils m’incitent de temps à autre à écrire encore quelque chose. Mais je n’ai jamais eu de « talent ». J’écrivais comme cela me venait, sans réfléchir. Je n’ai jamais su « inventer » quoi que ce soit. Et maintenant, je peux à peine faire trois pas. Tel est le destin des conquérants du monde. Et d’autres.

Je n’aimerais pas que les conquérants du monde d’aujourd’hui lisent ceci. Ils n’en tireraient que de l’orgueil. Quand on a 18 ou 20 ans, on croit que cela ne se passera pas avec soi. Les conquérants du monde ! À notre place est venu Hitler. Est-ce que quelqu’un croit encore à notre espèce de conquérants du monde, celle qui s’appuyait contre la clôture de l’Oosterpark ?

Notons au passage que l’assertion selon laquelle il n’a jamais su « inventer quoi que ce soit » est en flagrante contradiction avec sa revendication faisant de Japi un pur produit de son imagination.

En 1919, à trente-sept ans, Nescio se disait « vieux et vraiment très modeste ». Or vingt-trois ans plus tard, à soixante ans, il était bien plus vieux, mais pas du tout si modeste que ça, puisqu’il espère survivre dans ses récits :

J’aimerais [...] que tout ce qui est fragile, que moi-même vive aussi longtemps que l’on sache lire en Hollande, un petit homme aussi simple que moi, voilà ce que j’aimerais. Ou peut-être me traduira-t-on dans une langue qui sera lue plus longtemps.

Avec des traductions en allemand, danois, espagnol, français, hongrois, italien, polonais, roumain, slovaque, suédois et turc le vœu de Nescio fut exaucé. J’ignore si ces langues survivront au néerlandais, mais il est certain qu’il est devenu plus qu’un écrivain hollandais : un écrivain européen, voire mondial depuis que ses nouvelles ont été publiées en 2012, sous le titre Amsterdam Stories, dans la collection prestigieuse des éditions New York Review of Books Classics.

Présentation de l’auteur




Poésie Lusophone — troisième épisode : Pedro Belo Clara

Présentation et traduction Stéphane Chao

Tout en suivant des études de commerce, Pedro Belo Clara a griffonné ses premiers poèmes à l’âge de 17 ans, accompagné de sa guitare.

C’est seulement après avoir terminé son cursus universitaire qu’il a pu davantage se consacrer à la littérature. Il participe à différents projets artistiques et à des revues tant portugaises que brésiliennes.

Son premier livre, paru en 2010, donne à lire une poésie quelque peu existentielle et introspective. Il enchaîne avec un livre d’intervention, à caractère social, suivi de son premier ouvrage en prose, « Paroles de lumière ». Composé de brèves réflexions qui, mises bout à bout, révèlent les étapes d’un parcours de vie, ce livre retrace un cheminement vers la découverte de soi, qui aboutit au cœur de l’être.

En 2013, « Le vieux sage de la montagne » voit le jour, né à la jonction de deux genres, la poésie et la prose, et suivant la même inspiration méditative que le livre précédent.

Après un interlude d’un an paraît Cristal, où il commence à explorer une veine lyrique, jusqu’alors reléguée à ses tiroirs, où ses poèmes dormaient, en rêvant de connaître la lumière du jour. Il s’agit d’un texte qui nous renvoie à l’innocence des premières passions, tout en soulignant la fugacité des choses en général. Il inaugure ainsi un cycle poétique dont les thèmes et les formes se prolongeront dans les livres suivants – un parcours évolutif et comme tel, ascendant, marqué au final par le dépouillement.

En 2016, Quand les matins étaient une fleur réunit poésie et prose, ouvrage que l’auteur a la faiblesse de considérer comme l’un de ses plus réussis. Il s’agit d’un livre de mémoires plein de nostalgie qui, à travers un voyage cathartique, enseigne comment se purifier (sans vraiment y aspirer) des traces laissées par un amour passé.

Deux ans plus tard paraît son plus grand recueil de poésie lyrique : Lydia  - un livre dont le titre est à lui seul un hommage à l’hétéronyme de Fernando Pessoa, qui l’a inspiré. Cette filiation s’affirme encore davantage dans le deuxième opus de ce projet, mis sous presse en 2021. On peut dire qu’avec ce livre se termine le cycle poétique mentionné plus haut, lequel culmine avec la découverte de ce qui reste des choses du passé.

L’année suivante, il publie Jours de chaux dont sont tirés les poèmes présentés ici. Il réunit pour la première fois des poèmes en vers absolument libres, sans titre, ni ponctuation : un livre au fort parfum estival, inspiré par la blancheur dont la lumière revêt cette saison, et qui propose une poésie légère et concise, une poésie qui célèbre et donne à réfléchir, entièrement focalisée sur le moment présent.

En 2023, il a publié Presque rien (poèmes épars, 2012 – 2022), un recueil de poèmes dispersés jusqu’alors, où s’affirme la teneur méditative et réflexive de l’auteur.

Sans déflorer ses projets ou révéler des secrets absolus, Pedro Belo Clara prévoit la publication d’un autre recueil réunissant des poèmes écrits au fil de onze années.

Il vit actuellement à Lisbonne (tant qu’il ne réunit pas son courage pour aller vivre à la campagne), en compagnie de sa chatte, dans un quartier qui le captive par son pittoresque et par ses fréquentations particulières, lui rappelant ce que les petits villages ont de meilleur.

∗∗∗

tu t’endors

quelque part
dans l’immensité du monde
une larme
est devenue rivière

ici
dans le silence de ton sommeil
toutes les fleurs
sont possibles

 

adormeces

algures
na vastidão do mundo
uma lágrima
faz-se rio

aqui
no silêncio do sono
todas as flores
são possíveis

∗∗∗

 

je viens m’abreuver à tes fontaines
maîtresse de toutes les eaux
apportant dans ma main
la tendresse des matins
sans connaître le bruyant secret
des sources lumineuses

et je ne recueille que des roses
– rosaire que j’effeuillerai
sur la rivière de ton corps

 

venho beber de fontes tuas
senhora de todas as águas
trazendo pela mão
a ternura das manhãs
sem saber o rumoroso segredo
das nascentes luminosas

e só rosas tenho
– rosário que desfolharei
sobre o rio do teu corpo

∗∗∗

 

remarque comme le ciel
a la douceur
du chemin qui mène à l’aube

regarde comme le silence
le prend par la main
et vient frapper à notre porte
avec la promesse d’éteindre
le cœur contre un horizon
de lumière claire

– ô extase de l’ivresse solaire

 

repara como o céu
tem a lisura
dum caminho de madrugada

olha como pela mão
o silêncio traz
e vem bater à nossa porta
com a promessa de apagar
o coração num horizonte
de lume claro

 – o êxtase da bebedeira solar

∗∗∗

ces hortensias
plantés
à l’orée du matin :

les porter au visage
plonger les rêves
dans cette rivière de couleurs

– et laisser un oiseau
chanter sur les cimes
des intimes silences

 

estas hortênsias
plantadas
nas orlas da manhã:

levá-las ao rosto
mergulhar os sonhos
nesse rio de cor

– e deixar um pássaro
cantar no cume
dos íntimos silêncios

∗∗∗

 

viennent les nuits obscures
viennent les fines dagues
les épines cachées
au détour des chemins déserts

oiseaux aux présages
de mort sous leurs ailes
les brouillards de glace
les griffures des branches
où les fruits sont absents :

elle ne s’éteint pas cette lumière
d’être rivière avec toi
au fil des heures blanches

 

venham as noites escuras
venham as adagas finas
os espinhos ocultos
nas curvas dos caminhos vazios

pássaros com vaticínios
de morte sob as asas
as neblinas de gelo
as agruras dos ramos
na ausência dos frutos:

não se apaga este lume
de contigo ser rio
no passar das horas brancas

 

Poèmes tirés de “Dias de Cal” (« Jours de chaux »), 2022.

 

 

Présentation de l’auteur




Jean-Yves André, Jacques Poullaouec, Femmes de pierre

Qui sont ces femmes de pierre « croquées » par l’artiste Jean-Yves André et le poète Jacques Poullaouec ? Elles sortent de la statuaire religieuse bretonne. Femmes de pierre profondément sensuelles, exhibant le plus souvent leur nudité. Avec, en toile de fond, l’image de la femme pécheresse et tentatrice véhiculée par la religion chrétienne. Aujourd’hui, un poète leur redonne vie avec la complicité d’un dessinateur.

« Je suis une femme de pierre, / ni pétrifiée ni lapidée. / Je ne sais qui m’a donné ce visage. / Vous tournez autour de moi. / Vous me voyez, me regardez-vous ? / Si vous me regardiez, vous m’entendriez/chuchoter quelques mots sans âge », écrit Jacques Poullaouec à la vue de cette femme de pierre dans le porche sud de l’église de Landivisiau.

« J'ai opté pour une conversation silencieuse avec ces femmes de pierre, un dialogue  au-delà du visible », souligne le poète. Il a également convoqué des grands noms de notre  littérature (Villon, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Claudel, Malraux ...)  pour situer ce livre dans une optique littéraire qui, selon lui, « dépasse le simple aspect artistique ou historique de la statuaire ». Ainsi, faisant référence à François Villon, il écrit pour accompagner ce visage de femme sur le baptistère de Plougasnou : « Quels rêve sous ses paupières ? / Pies et corbeaux leur ont les yeux cavés (Villon) / Faut-il la réveiller ? ».

Jean-Yves André et Jacques Poullaouec, Femmes de pierre, Géorama, 96 pages, 18 euros.

Voici en tout cas des femmes démons, des femmes sirènes, des femmes serpents ou encore des femmes oiseaux. Et même, comme l’écrit Jacques Poullaouec, « des sirènes lèche-culs, sodomistes, onanistes ». Elles ont été inscrites dans la pierre sous l’Ancien régime, au cœur des enclos paroissiaux bretons, à une époque où « l’anatomie et la religion faisaient bon ménage », note le poète. Au fond, voici « la scatologie au service de l’eschatologie ». Car, qu’on ne s’y trompe pas, il s’agissait bien pour l’Eglise catholique (notamment celle de la post-Réforme) d’asséner que la luxure était bien, souligne Poullaouec, « le péché capital qui menait à l’enfer » et de marteler qu’au début de la grande histoire de l’humanité, il y avait la tentatrice du Jardin d’Eden. La voilà donc, à Guimiliau, représentée par un serpent à tête de femme.

Le poète réserve un sort particulier à celle que l’on appelait Katell Gollet (Catherine la damnée) en lui consacrant deux poèmes. « Ta danse s’arrête là/dans les flammes de granit. / La danse était ton paradis / ton enfer sera froid comme la pierre // Trois cavaliers à la gueule d’Enfer / Trois diables arrêteront tes pas / Trois démons te mèneront au trépas // tu avais à peine 15 ans / quand tu te mis à danser / tu courais comme une biche / quand on a 15 ans on aime / à courir le galant ».

Mais, un peu paradoxalement, ces femmes de pierre qu’ont si amoureusement approchées l’artiste Jean-Yves André et le poète Jacques Poullaouec, « s’exhibent sans être exhibitionnistes ». Il peut même arriver que « leurs bouches susurrent les voix du silence » ou que leur beauté éclate à l’image de cette femme en granit du porche sud de Guimiliau. « La Joconde n’est pas si loin », note le poète. A ces femmes de pierre « figées » et « affligées », « prisonnières de la pierre, habillées de lichen », Jacques Poullaouec consacre, en définitive, un grand poème d’amour. Et il pose la question : « Comment vous libérer ? »

                                                                                                        

Présentation de l’auteur




Valéry Molet, Extrême limite de la nuit suivi de Sept notes d’accompagnements de Jean-Pierre Otte, Anne Barbusse, Terra (in)cognita, poèmes sous couvre-feu

Valéry Molet, Extrême limite de la nuit suivi d'annotations pour perpétuer l’apéritif, Jean-Pierre Ottte, Sept notes d’accompagnements

Gnostique oublié de son âme (ou presque) , Molet parie sur son corps estuaire est l’estran de ses désirs mais là « Où l’être pue la vague / L’être est un cochon qui grogne Succion à quatre pattes ». Mais par delà de ses amours et de ses poèmes fait des sortes de comédies musicales où « Nessuno mi pettina bene / Come il vento », si l’on en croit l’inscription sur les marches de la galerie nationale D’art moderne à Rome. 

Aimant parfois de jouer la fripouille du cœur la géographie de ses rives lui échappe  entre Paris, la Bretagne, l’Italie pour chercher le bonheur physique parfois en effet de  chute ou de promesses. Dans ce livre existe un face à face entre l’auteur et Otte. Mais celui-ci écrit ses prolégomènes  è l’amour qui entraine à l’objectif : « l’être substantifie sa dérive dans son contraire ». Molet en multiplie contraintes et situations même si le désamour reste car « è pericoloso spergersi ». Mais il ose des figures de style et « trampolinant » sur des matelas de service.
Bref les cœurs bringuebalent en de bonds ardents où les choses dites du sexe s’emmêlent. D’où parfois des leçon de mécanique décrassant les ténèbres même si parfois jusqu’à « la grivèlerie est un acte d’amour » pour raison d’ivresses là où la douleur y est parfois. Mais tel un antipodiste Molet ose l’effort musculaire dans l’amour en jou(isiant avec l’élue comme des enfants jusqu’ai bout où les embrassades s’éteignent. Dans ce livre le passé n’est pas simple. Mais la présent conditionnel.
Dès lors la finition de l’amour exact n’a pas de définition car il existe tant à dire. Molet ne s’en prive pas,  braqué sur ses objectifs multiples mais inutiles dans la subdivision. Parfois au fil du livre et parfois à celui du cœur  «  Il n’y avait que toi et moi dans l’à-peu-près » mais ce n’est pas en raison d’en faire batailles ou horions enchaînés.
Et d’une certaine manière l'ami fidèle de Otte garde la main verte en amour même s’il est désormais  moins jeune que dans ses premières courses. Parfois hirsute, toujours  affectueux et les lèvres non uniquement  humectées d’une gaufre car il n’est jamais célibataire des baisers d’une brune. Bref c’est un chevalier guignant des corps sages mais surtout le lys de leur vallée.

Valéry Molet, Extrême limite de la nuit suivi de Sept notes d’accompagnements, Jean-Pierre Ottte, Edition sans Escale, 86 p.

Et si parfois deux amants ressemblent à des paires de claques, ils cultivent le vice sans fin d’une vie idoine. Dieu en est témoin. Enfin presque. Mais c’est pourquoi  face à la déité il invente une langue péninsulaire de soutiers et «  ses rires craquaient comme des abeilles grillées, » là où plaisir et déception vaquent en diverses confluences en faux cadavre exquis qui excluent toute régularité écœurante des épluchures du quotidien.
Les genêts fleuris et des fougères cramoisies crée un hôtel estival aux histoires de peau et de foulées où l’amour devient le chantier de lévitations. La règle est la suivante : ne jamais l’éviter.

∗∗∗

Anne Barbusse l'intransigeante

« Dans la vallée du Rhône fument les centrales nucléaires et tournent les éoliennes. » entame le périple de temps (avec bon nombre de retours) pour rejoindre « L’avènement des herbes criblera les marais de touffes outrecuidantes » après  le ravage endémique  du Covid jusqu’à la mer qui ravale ses vagues et roule l’écume sur les galets ronds. Elle passe désormais bien loin des prairies qui s’allongent là où elle portait des masques FFP2. Elle tente de s’accrocher au soleil comme au bout des pales tournantes ou sur des quais et leurs murmures de la société post-industrielle qui menace de s’effondrer.

 Luttant contre l’intempérance, le long des routes elle s’accroche à des arbres chétifs mais  s’échappe aussi sur les rails parallèles du train s’enfonce dans les villes de province. Cela remonte à ses vingt ans, à sa vie parisienne et les banlieues quadrillées de lotissements. Dans ce livre L’auteure multiplie ses « choses vues » en déplumant tout effet de métaphore face au virus qui a encore  d'aplomb . Mais dans ce monde-là il  faut s’échapper par le haut, « pour ne pas chuter tout en bas du monde. »
 
 Certes des « maisons incolores parachèvent l’inconsistance » désormais des s absences des saisons. Mais quelque chose avance. Et ce  pour saluer au besoin l’irrévérence de Godard : « il n’est pas encore mort et la gare de Lyon a presque même salle des pas perdus, seules les nouvelles du monde ont changé ». C’est donc tout ce qui reste dans ce qui tient ici d'une célébration délétère mais aussi un rituel de convenance face a ce qui nous a abasourdi et sonné lors de la pandémie.. Volontairement neutre un tel langage nous sonne.

 

Anne Barbusse, Terra (in)cognita poèmes sous couvre-feu, éditions unicité,  2024, 170 p,, 15 E

Face à l’horizontalité de son étendue la peine, c’est en quelque sorte une possibilité d'échapper aux dupes du non dupe. Anne Barbusse les souligne mais espère se plonger encore vers le rêve et le ciel.  “Aux graminées encore de dessiner des jardins de curé, ne plus octroyer les mondes” écrit-elle, histoire de sauver le monde ou ce qu’il en reste face aux excès les plus nocifs. Et si l’auteur, pour avancer, ajoute "ne cueille que les chiffres de la pandémie", elle espère des plages loin des hommes transitoires et des mouettes furieuses. Le tout avec sobriété et endurance.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier

Parole et naissance

Écrit au Lac Noir entre 1990 et 1993, repris et achevé en 1996, Autre matin constitue le dernier opus du cycle intitulé Sur un chemin sans bord. Si quelques-uns de ses textes ont paru dans des revues, il est pour sa plus grande part inédit.

Le texte final, Le monde du singulier, a été écrit en décembre 2023. Il éclaire a posteriori la démarche du cycle entier qu’il clôt et de ceux qu’il annonce », nous dit l’auteur lui-même.

L’épigraphe (Je te fixe dans les pupilles / jeune clarté / la gorge nouée) est extraite du seul volume du poète Leonardo Sinisgalli publié en France de son vivant, en 1979, dans la traduction de Gérard Pfister.

Les poèmes sont répartis en cinq temps en quête d’une « autre clarté » et dans un chant livré à l’ouvert au moyen d’une poésie libre où le distique est roi. 

Celui-ci rappelle Le temps ouvre les yeux publié en 2013. Dans ce recueil, à la suite de l’ouvrage précédent, Le grand silence publié en 2011, la marche continue, aveugle, et il n'y a « rien d'autre / à dire  / que l'évidence », à savoir, sans doute, la poésie elle-même. (Grâce au regard du temps, on entre dans " l'ouvert ", celui dont parle Rilke et qui est donc de nouveau évoqué ici.) L'économie de moyens de la phrase unique composée de distiques très brefs est là déjà au service, cette fois, de neuf chants.

Une spiritualité s’entrevoit dès l’incipit d’Autre matin (Roger Munier voit en Gérard Pfister, dit sa biographie, « le poète de la métamorphose spirituelle au sein du monde… »). Elle sous-tend tout un univers décrit dans un réalisme délicat.

 Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier, éditions le Silence qui roule, 2024, 96 pages, 15 €.

Ainsi des champs lexicaux comme celui de la lumière, des fleurs, des maisons ou, à l’opposé, des pauvres et des morts. La finitude est en effet consubstantielle de la vie et la mort, comme la pauvreté et la souffrance qui tous font partie de la vie.

Et quel fut, Silésien, ton art
que coudre pièce à pièce

des peaux mortes
d’une aiguille invisible…

et l’aigre odeur
que les outils noircis, sans gloire

dans l’étroite échoppe du cordonnier

Ces vers font soudain référence à Jakob Boehme, théosophe de la Renaissance, le cordonnier (mot qui fait chute) de Görlitz.

Puis le volet II s’ouvre sur le réalisme poétique précédemment évoqué et interrompu dès le deuxième texte par une invocation à la « présence invisible » pour celui-là seul que nous avons et dont nous retrouvons la voix dans « le silence dévasté de notre cœur ».

De le même façon que le volet II le volet III reprend l’idée d’avant, le silence, qu’il développe au milieu encore de la lumière, celle de l’automne juste avant la blancheur de la neige qui fait attendre l’été. En attendant « l’eau royale » qu’est la glace et qui se définit ainsi :

par tant de pureté
mille gouttes invisibles vivifiantes

 tremblantes dans le souffle à chaque instant

Et déjà un quatrième temps arrive, toujours léger et concis ; il nous offre le bonheur d’une marche panthéiste et rédemptrice qui ne se souvient que du parfum :

ne reste aucune pierre
sans louange…

dans un autre matin

C’est alors que l’évocation finale éponyme du titre représente l’espoir lui-même d’une naissance nouvelle dont le mystère est indicible. Et pour la présence encore magnifiée il n’y a qu’un « art » celui de « l’écoute ».

Le volet V fait perdurer cette conscience d’une naissance dans « Cet instant d’hiver profond et pur ». Et l’apparition d’ailleurs seule compte puisque « les traces sur le sol / déjà ne sont plus rien » ; mais la parole elle-même est nouvelle née comme le clame le dernier vers du second poème. Va-t-elle l’emporter sur la mort qui est là évoquée douloureusement ? Les éléments déjà comme l’eau et le vent ont leur rôle purificateur dans le mystère encore. Grâce à eux intervient une nécessité : « un seul / un innombrable chant ». Et c’est à la neige que, très poétiquement, le narrateur confie le rôle de « l’imiter ».   

Le monde du singulier, dont de longs versets récents occupent les deux dernières pages du recueil, fait la lumière sur l’ensemble du cycle réalisé par Gérard Pfister. Il annonce une fois encore - et ce seront ses derniers mots - « un autre matin ».

Si ce dernier texte réitère l’importance du langage c’est pour dire celle du chant qui n’est que celui « des noms propres oubliés ». Suit une réflexion sur la précarité des choses, la mémoire et le temps dont nous avons voulu effacer l’éphémère. Il nous reste les mots mais aussi l’écoute attentive du « toujours unique », du « partout singulier ». En effet « chaque chose est une lumière, chaque chose une nuit.»

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Béatrice Machet, Rafales

Au cours de ses récents voyages aux Etats-Unis, Béatrice Machet a effectué six marches sur les plages du lac Michigan, dont quatre au nord de Chicago et deux à l’est de Chicago. Elle a commencé son parcours en début d’hiver sur Forest Park Beach, située à environ 70 kms au nord de Chicago, puis elle est remontée jusqu’à l’Illinois Beach State Park, et redescendue vers le sud par Waukegan North Beach, dans l’Etat d‘Illinois.

Puis elle a parcouru « cinquante kilomètres à pied le long du lac Michigan ces derniers jours » (74), arpentant West Beach et Portage Beach à l’extrême sud du lac Michigan, à 70 kms à l’est de Chicago, dans l’Etat d’Indiana. Elle a terminé son sixième et dernier périple à la fin de l’hiver, de retour dans l’Illinois, sur Lighthouse Beach qui est située au nord d’Evanston, dans la grande banlieue nord de Chicago (cette sixième plage est difficile à trouver dans le livre car sa page de titre manque). Béatrice Machet chante ces six plages en 55 poèmes en prose et en vers libres entre lesquels s’intercalent neuf textes sans titres, la plupart servant d’introduction à chaque partie.

Ces six plages forment le territoire de la tribu Potawatomi/Neshabek, Première Nation qui, avec les Chippewa, Odawa, Algonquin, Saulteaux, Nipissing et Mississauga formaient la nation Annishinaabeg. Avant l’arrivée des Européens, cette nation du grand nordchevauchait les Grands Lacs de Montréal à Détroit, couvrant presque tout l’Etat de Michigan et la moitié nord des Etats de Wisconsin, Minnesota, et North Dakota, puis le Saskatchewan et la majeure partie de l’Ontario. La région qui s’étend de Saskatoon à Montréal couvre environ 3,000 kms de longueur sur 1,400 kms de hauteur, avec un centre important dans le nord du Minnesota. Ce territoire est bien connu grâce aux œuvres de Gerald Vizenor qui a en dressé une carte poétique très précise dans son recueil Almost Ashore.

Béatrice Machet. Rafales. Paris : Editions Lanskine, 2024. 92 p. ISBN 9 782359 631265. 15 Euros.

On ne peut pénétrer dans la culture des Natifs sans se situer vis-à-vis des quatre points cardinaux qui leur donnent une relation géopoétique avec la terre. Ainsi Béatrice Machet évoque-t-elle les quatre vents cardinaux dans un superbe poème chiastique, « Rafale 49 » (76) :

Vent.

                        Chinook.

                                             Squamish.

                                                                 Williwaw.

                                                                                                Souverain de

                                               l’espace entre ciel et terre entre ciel et

                                                                                                                mer.

                                                                                   Aquilon.

                                                           Auster.

                                   Eurus.

            Zéphir.

Les compagnons à travers

                                   l’espace.

En regard des quatre vents français cardinaux qui ont leur origine dans la mythologie grecque et romaine, il n’y a que trois vents natifs. Si le chinook correspond au zéphyr en étant un vent d’ouest chaud et humide venu du Pacifique, le squamish est un vent du nord glacial qui souffle de l’Arctique vers la Colombie britannique et le williwaw est un vent d’est froid et violent qui descend des montagnes et souffle du détroit de Magellan jusqu’au Groenland. Les deux vents froids définissent le climat dans lequel Béatrice Machet a effectué ses périples hivernaux sur les bords du lac Michigan. Elle souligne l’importance de l’ordre quaternaire dans « Rafale No. 40, » citant les rythmes des saisons, des ordres d’existence, espèces animales, et races humaines, dans les niveaux de rêves et les opérations de l’esprit, les étapes de l’existence humaine, les circuits à suivre, les arbres de vie « plantés aux quatre coins » avec « la cérémonie. . . jouée en quatre actes » (64). La créativité poétique prolonge ainsi la pensée native à son diapason, ouvrant des possibilités infinies.

Comment ne pas être sensible à l’appel de ces grands vents venus de très loin, porteurs de traditions immémoriales ? Ils font désapprendre, voir et sentir différemment. Ils forcent la poète à se dépouiller de ses habitudes. Se perdre. Marcher à l’infini pour se vider, pour faire silence. Epouser le vent. Devenir une avec la nature, les arbres qui cassent sous la glace, les oiseaux. Se recueillir en elle-même. Voir le temps « reculer au fur et à mesure que je marche » (29). C’est seulement alors que le vent sauvage et libre qui dans la froideur et la blancheur d’un hiver de neige et de glace ne porte ni senteur ni couleur, s’équilibre entre force vive et force ravageuse. Être au bord du lac, c’est comprendre qu’il est « une part du ciel comme il est part terrestre d’une danse nuptiale jouée en noir et blanc » (66).

Tantôt la poète se laisse posséder par l’anglais, tantôt c’est la langue potawatomi qui nous introduit au cœur de ses promenades. Rafales est un livre trilingue, chaque langue étant une référence culturelle étagée. Partant du français, sa langue maternelle et poétique, Béatrice Machet utilise des expressions américaines qui indiquent sa familiarité avec un monde anglophone remarquable par sa brièveté linguistique de bâtisseur d’empire. Les mots potawatomi sont soit répétés en français dans le poème, soit cités dans un glossaire difficile à découvrir et dont la position en fin de volume force une relecture, une reprise de contact en profondeur avec la culture native figée en résistance contre la langue américaine du devenir.

Chaque plage a un sujet différent. Forest Park Beach décrit l’environnement géographique, le terrain, la température, et l’expérience de la marche. Illinois Beach State Park ajoute la rencontre avec un gardien natif. À Waukegan North Beach, l’inscription « Notre langue native est comme une seconde peau et fait tellement partie de nous que nous résistons à l’idée de la voir changer constamment » [ma traduction] donne cours à un examen des noms de lieux issus des langues natives. Milwaukee (Millioki, Milleioki, lieu de rassemblement près de l’eau), Wausaukee (de « wassa, » lieu lointain, nordique), Pewaukee, Packwaukee, Waukegan, Waupaca (ville blanche). Suivent, dans cette partie qui est la plus longue du volume, la description de coutumes natives comme la récolte du riz sauvage, puis une description de la marche épuisante qui met la poète en état de quasi-hallucination où le « heave heave heave » dont elle s’encourage fait écho au «hey heya heyo» des Natifs cité en page 34. West Beach et Portage Beach étaient des centres importants de « portage » (mot français adopté par les trappeurs et bûcherons du grand nord) qui indique l’importante activité commerciale entre les natifs avant et après l’arrivée des Européens. Le vers « Qui s’en ira vers le golfe de Mexico à travers l’Illinois River » du poème « Rafale No. 36 « (58) fait référence à l’activité des Natifs entre le lac Michigan et le fleuve Mississippi, au commerce des Indiens des grandes plaines entre le Canada et le Golfe du Mexique (dont la poète respecte l’orthographe mexicaine), puis au commerce des Européens après leur arrivée dans le Nouveau Monde.

« Rafale No. 36, » contient encore deux mots essentiels cités en anglais, « keep safe » et « keepsake. ». Le verbe et le nom, unis dans un cercle parfait. Car, dit Beatrice Machet, l’important est de « garder en sécurité » un « objet de mémoire. »  Plus qu’un souvenir et moins qu’un trésor. Un objet chargé d’un poids sentimental, d’un poids de mémoire, garant de survivance. Message central qu’elle nous apporte de ses pérégrinations hivernales. Le livre atterrit sur deux pieds en bouclant cette longue danse avec le vent. La légende de Shawondasee, le vent du sud, nous révèle non seulement le quatrième vent natif, mais l’humour printanier qui le fait tomber amoureux d’une belle blonde étendue sur une prairie. Ayant attendu trop longtemps avant de se déclarer, il découvre que la belle blonde est devenue une vieille femme aux cheveux blancs duveteux – Shawondasee était amoureux. . . d’un pissenlit. Le point d’orgue de cette brève légende remet en suspens le magnifique canto de Béatrice Machet qui continue à nous interpeller longtemps après que nous ayons refermé son livre.

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