Lucie Grall, C’est toi qui mènes la danse

Elle est une mère « brisée » comme le sont toutes les mères qui perdent un enfant. Lucie Grall raconte dans un livre émouvant la disparition de son fils aîné, décédé à l’âge de 25 ans. Poèmes de l’absence et de la douleur d’une « âme navrée » et au « cœur déchiré ».

Il s’appelait Tanguy et mordait la vie à pleines dents. Rebelle, « anar », il voulait connaître le monde sous toutes ses coutures. « Ton appétit de vivre toutes les fraternités/dans l’ivresse des fêtes et des joies de l’été ». Voilà un  jeune homme qui était « parti chercher la promesse de la vie (…) vers « les rimes du soleil et de l’olivier ». Mais la camarde rôde. C’en est très vite fini pour ce « guerrier forcené ». S’engagent alors trois années de combat contre la maladie.

Pour parler de la perte, Lucie Grall rameute les souvenirs. D’abord celui de l’enfant que fut Tanguy (« tes petits pieds chauds de bébé sur ma peau »). Car c’est bien cet enfant-là qui s’en va et qui fait d’elle cette maman en détresse tentant de barrer la route à l’inéluctable. « Mon grand, mon tout petit/ne t’en va pas/agrippe-toi aux grelots de ma voix ». Mais le fils s’en va. A l’hôpital, à son chevet, la mère compte « ces heures perdues dans les couloirs glacés ».

 Très peu d’années après, elle affronte avec ses mots l’heure fatidique du départ. Et même cette stupeur muette au sein de la chambre mortuaire. « Pas un cri, pas un sanglot/pas même un chuchotement/dans le silence nu et glacé ». Des obsèques, elle dit qu’il fut « une jour si lourd de douleur/tissé au point de croix/à l’écheveau des peines ».

La mort de Tanguy frappe de stupeur les amis, la parentèle. Quand au père, Youn, il masque son chagrin dans le labeur/ « Remuer la terre/semer pailler moissonner/il a tant à faire/pour tenter de tarir cette douleur ».

  

Lucie Grall, C’est toi qui mènes la danse, La Part Commune, 65 pages, 13,90 euros.

Ecrivant ce livre, Lucie Grall retrouve parfois les accents des poèmes de son père Xavier. Car bon sang ne saurait mentir. On trouve ainsi dans ses textes fiévreux cette forme d’exaltation qui exprime la présence éternelle d’un disparu. « Tu vis au bord de mes rêves » (…) « Ta voix console et murmure » (…) « Mais d’où vient-elle cette voix ? ». Lucie Grall  formule au passage  le vœu que son fils ait retrouvé son grand père. « Je veux croire que vous êtes aujourd’hui l’un près de l’autre. Le cœur à l’unisson, le cœur en paix ».

Dans l’instant, il y a aussi ces signes mystérieux d’un contact avec l’au-delà. Ainsi cette complicité étonnante avec le chant d’un oiseau, « solitaire passereau/à gorge coquelicot/qui ravigote et console ». Comme si le fils interpellait sa mère par un chant.

Présentation de l’auteur




Martin Payette, Soif de divertissement et autres poèmes

Suspendus au plafond parmi les célébrités nous sommes, collés les uns aux autres par une soif de divertissement. Laisser cette soif emplir la gorge, couler l’organe interne qui te veut lucide.

Assécher sans arrêt l’intérieur, l’organe lucide dans une soif constante de divertissement, désert sans liquide, liquide désert.

Morbide mais familière, la soif de divertissement piège le regard dans ses miroirs. L’esclave intime quête l’approbation des pupilles, des célébrités et le moi flambant nu délaisse son projet d’être libre et vrai.

 

LA VOIX ET LES DETTES 

Une voix rauque de créancier émerge, profitant de ma terreur du pire pour reprendre du service. Je ne sais par quelle stupéfiante connexion peur et honte se coordonnent pour fracasser ma conscience, alimentant un dialogue souterrain qui me dépasse complètement. Et c’est ainsi que la voix s’exprime : « Regarde tout ce que tu as manqué, raté, perdu, déformé et ce, depuis la genèse de tes actes. »

Voyez ! Elle sait quoi dire pour jouer à la ventouse dans mon dos et siphonner le tube de lumière qui longe mes vertèbres : « C’est entendu, dit-elle, tu dois payer, et le montant de ta dette est énorme. À mesure que tu paies, tu te crées de nouvelles dettes par de nouvelles maladresses et je ne vois pas comment tu pourrais t’en sortir. » Et la voix éclate d’un rire énorme, car elle sait que, dans ce cumul de dettes, je m’enterre définitivement. La voix écrase, révèle d’autres paiements pour briser ce qu’il reste de volonté en moi.

 Rien ne sert de discuter avec elle, ses termes sont bien trop précis et sa logique financière, sans faille. Réparation des trous personnels et historiques, des cibles manquées, des aveuglements petits et grands qui germent en nous, à notre insu, alors que nous nous relevons à peine de notre cécité passée. La voix est toujours en avance d’un temps sur la somme de nos meilleures actions, le reste traîne loin derrière. Mais une faille se dessine sous la tonalité rauque…

Demande à la voix : « Qui es-tu ? »  Demande au créancier son origine, son identité, demande qui t’interrompt sans arrêt à chaque fois que tu ouvres la bouche. Tu verras qu’il s’agit de toi, créancier, toi-même à qui tu as emprunté et qui a gonflé pour son propre compte les intérêts. Le créancier, c’est toi. La dette, c’est toi. La souffrance à livrer, le taux d’intérêt, c’est toi qui les a fixés. Tu es toutes ces personnes en même temps, le prêteur et le prêté, le créancier et le mauvais payeur, l’huissier véreux et la malheureuse victime. À toi de demander à la voix quelle est la suite, quoi faire de la dette dans une telle situation. Tu auras une réponse nouvelle, d’une fraîcheur inattendue, lorsque tu verras une seule personne, une seule réalité derrière ce dialogue.

UN JEU D’ENFANT

Enfant, j’ai inventé un jeu : était-ce seulement le mien ou le vôtre aussi ?

Ce rituel m’habitait comme une obsession et je le répétais plusieurs fois par jour, voire par heure. Je fermais les yeux et, après un certain décompte, je les rouvrais avec l’idée que tout était effacé. Je reprenais alors mon existence à zéro avec un esprit de pureté et de nouveauté, j’étais pour ainsi dire nettoyé de mon passé. Une vie nouvelle commençait.

Mais ce petit rituel ne fonctionnait jamais longtemps ; quelques minutes après, je me rendais compte que je n’étais pas celui que je voulais être, quelque chose faisait cruellement défaut. Non pas que j’étais entravé dans mes actions, mais l’ancien moi était toujours là, pauvre, incomplet, misérable. Les yeux fermés, je recréais une image de ce que je voulais être, mais sitôt les yeux rouverts, cette nouvelle vie se fissurait, je retombais dans l’existence précédant le « grand saut ». Je ne pouvais que recommencer encore et encore, en fermant et rouvrant les yeux avec toujours plus de violence, jusqu’à comprendre que je ne serais jamais l’image nouvelle de moi-même, qu’aucune coupure n’était possible avec l’ancienne vie.

Depuis longtemps, je ne m’attends plus à l’émergence d’un nouvel être par ce rituel enfantin. Maintenant, les choses vont et viennent, de petites prises de conscience se font sans battements de paupière. Je considère la personnalité de départ comme une sorte de base de travail incontournable, et ce, dans une continuité perpétuelle. Jusqu’à ce que je sois en mesure, sur mon lit de mort, de fermer les yeux définitivement sur l’ancienne vie et de les rouvrir sur une nouvelle, enfin lessivé de ma manie de toujours retomber en moi-même.

 

RÉCONCILIATION

Je désire réconcilier sexe sauvage et cœur tendre des ébats. Je dis cela gentiment, mais vous saurez le traduire en des termes plus bruts, plus rudes, car vous connaissez bien la nature de ce trouble. Il y a quelque chose d’agressant dans le fait d’être possédé par la pulsion sexuelle. Il y a quelque chose de lancinant dans le fait de ne pas la satisfaire.

PSYCHO-POP INTERNE

Très psycho-pop à l’interne, je m’observe, inspire, expire, proclame présence à moi-même, mais quelle nébuleuse intime aura le dernier mot ?

Étrange lorsque les exhalations d’un temps perdu infiltrent des lieux publics et qu’il devient possible de renifler ses vidanges astrales à travers un design branché. Étrange dis-je, car, à ce moment précis, je me rappelle des amours passées. La nostalgie s’accouple-t-elle seulement avec le sursis, la tentation de durer ?

Tout un charabia s’organise pour justifier ces résurgences : l’Unique n’est pas de cette vie, ou bien je ne l’ai pas encore connue dans ce monde ni retrouvée, ou bien je ne la vois pas ou ne l’ai jamais vue, ou bien elle est déjà là, tout près, tout loin, avec moi dans d’autres mondes incréés ou ailleurs, disséminée dans chaque parcelle de femme.

Ce n’est rien, seulement le délire d’un organisme vieillissant qui veut justifier sa quête devant les miroirs.

Ce purgatoire m’est familier. Maintenant qu’il est révélé, le désir m’éclabousse de sa véritable nature, insatiable, insaisissable et d’une souveraineté infinie. Il gambade d’un objet à l’autre, et je le soupçonne d’être un despote hostile bien installé à l’interne, avec cette autonomie menaçante qui le caractérise. Telle une série de poupées russes, cette multitude désirante cache son jeu et se dissimule en elle-même sans jamais dévoiler ses fondements.

LA DETTE CORIACE

Très coriace en moi cette idée : comment payer à tout jamais la dette intime, contractée depuis des siècles ?  Ô Seigneur des esclaves débiteurs, avec quel sang, quelle sueur ?  Nerfs et veines fractionnées, prélèvements à même la carcasse. Sinon brûle tes avoirs, marche dans la rue enrobée de culottes.

Offre aux passants une orgie de culpabilité.

PRENDRE SOIN

Une vie parsemée de faux pas, de déséquilibres et de sursauts névrotiques, une imagination qui ne s’est jamais souciée des règles d’atterrissage. Après une période de déni, de pain quotidien et de bonnes intentions, un nouvel horizon émerge à la mi-temps de la vie adulte.

Mon être troué, cet ennui qui m’a complètement surplombé, je ne les évite plus. Je les prends comme ils sont et les enrobe d’une dimension esthétique lorsque je les sens sur le point de m’achever, comme dans les beaux jours de la dépression. Je peux seulement donner à cet abattement mélancolique le droit d’exister, sans pour autant me laisser posséder par son climat.

Aux autres qui mènent leur existence comme un récit solide et bien structuré, je ne souhaite que du bien, mais, au final, rien ne dit que ce style vaut mieux qu’un ennui chronique qui ne saurait se déraciner.

Le mélancolique, lorsqu’il parvient à ne pas se laisser absorber par sa masse obscure, est comme le bon chien qui allège la solitude de son maître, le cosmos. La bête ne comprend rien à la situation du créateur calé dans son fauteuil, mais elle est sensible à l’infinie tristesse d’en haut, aux trous noirs de son unicité perdue, et sa présence console. Elle le sait, elle est là sa raison d’être, et le mélancolique comme le chien ne peuvent s’empêcher d’être fidèles à cette mission.

ADOLESCENCE LITTÉRAIRE

J’ai vécu de sacrés moments de déprime littéraire. Lorsque le fiel s’agglutine, le gouffre d’ennui et le cœur mal pompé récitent : défais le jour, tu perdras également tes cartes dans la création. Ce sentiment d’être très étroit, compressé dans la poitrine, le gilet inconfortable d’auteur avorté qui m’enserre et me refroidit bien comme il faut.

L’adolescent exalté au long manteau noir qui voulait toucher beaucoup de gens, marquer les esprits. L’aventure, le spectacle, le sens du combat qui s’est étiolé au fil des rendez-vous manqués pour laisser place à une existence confortable. La déception de n’avoir pas vécu d’appel, de passion, d’exil ou de création subventionnée. Du calme compressé, un confort à quatre murs qui se referme tout doucement sur les années.

Tout est devenu une question d’endurance et de discernement par la suite. Un rayon de conscience, si faible soit-il, peut mettre à jour et enrayer l’engrenage des névroses. Contre toute attente, l’esclave intime s’insère dans le système économique, mais ne cesse jamais de contrecarrer les plans de Pharaon. La guérison psychique, l’éveil de la conscience, l’utopie réalisée à petite échelle, l’art sacré : tous ces papyrus ont été précieusement conservés pour la sortie hors d’Égypte.

Mais des vautours invisibles rôdent près des portes de sortie, ceux-là même qui ont fait tant de mal à l’adolescent idéaliste. La banalité, l’abandon, l’indifférence sont des adversaires qui sévissent avec efficacité et discrétion. Même avec l’appareil à coudre les plaies béates, il est difficile de repousser ces mercenaires de l’absence.

 

NARCISSISME ASTRAL

Sur le plan astral, je me prends parfois pour un autre.

J’y diffuse une publicité grossière et racoleuse. Je suis souvent critiqué, à juste titre, pour le succès commercial ainsi obtenu.

C’est que j’ai beaucoup de moyens financiers dans l’antimatière, et je me suis bâti une clientèle parmi la population pauvre et peu éduquée des spectres. Gloire caduque, nombre effarant de cadavres adulescents visionneurs de mes publications : tout est vanité et poursuite du vent, dit l’Ecclésiaste, même dans des dimensions plus vastes et plus épurées que la nôtre.

DERNIÈRE LETTRE AUX AMIS

Il y a toujours des amis, mais rien n’est facile : ou bien ils répètent comme moi les mêmes erreurs de l’incarnation précédente, ou bien ils sont d’outre-tombe et veulent me transmettre de sages conseils qui n’arrivent pas à perforer l’épaisseur des sociétés.

Je suinte de partout, mais reste malgré tout l’ami fidèle. Je suis disponible pour décrire la trame de ta renaissance, cher ami, si cet éclairage t’est nécessaire. Nous restons fluides en partages malgré nos limitations : toujours nous persistons, le museau collé contre la vitrine d’une muse apparente, incapables de cerner l’ensemble du tableau par-delà les cadres.

Nous nous reverrons souvent, mais le temps presse. L’amorce des extinctions révèle que cette vie ne pourra être déversée pour se répéter indéfiniment dans une autre. Le paradis, l’enfer, le purgatoire, tous réclament le dénouement des amitiés. Alors, il faudra se rassembler et s’attaquer, un par un, aux nœuds de tous et chacun. Certains pourront franchir la porte étroite, les autres seront pasteurisés par l’archange.

Commençons le travail maintenant, pour avoir au moins une chance.

 

Présentation de l’auteur




Possibles, N°34, décembre 2024

Je porte une affection très particulière à la revue Possibles. Je l’accueille comme un camarade qui, ayant traversé un paysage d’hiver me rejoint entre chien et loup, et avec qui je m’installe au coin du feu pour une longue veillée tandis que les carreaux écoutent le noir de la nuit et le silence bleu gris de la neige qui recouvre le sol.

Aujourd’hui, avec son dernier numéro, la revue de Pierre Perrin vient m’entretenir de Jean-François Mathé, que j’ai insuffisamment lu, seulement son recueil Chemin qui me suit (Rougerie, 2011). Jean Pérol le salue dans les premières pages. Il nous rappelle qu’il appartient à cette famille des discrets profonds avec Du Bellay, Toulet, Verlaine, Supervielle. Il lui adresse avant de le quitter cette si simple prière : « Que le sourire de Miroku Bosatsu veille sur toi ». Michel Pléau, en évoquant Mathé, propose une définition du poète : « quelqu’un qui vous écrit » et dont l’œuvre entretient « une correspondance avec le monde ». L’essentiel de la revue tient dans le partage des courriels que Jean-François Mathé a adressés à Pierre Perrin entre le 18 mai 2015 et le 21 octobre 2023. Il y est beaucoup question de santé au cours de ces huit ans écoulés. Ses différentes mentions sont comme une invitation à l’humilité, « à baisser le ton » comme nous le rappelle Michel dans À ce qui n’en finit pas. Ici, Jean-François Mathé (nous) écrit avec la sobriété qui le caractérise : « Ici, la (mauvaise) santé régit nos actes, nos emplois du temps ». Car outre la sienne, si fragile et les différents traitements et séjour à l’hôpital qu’elle lui impose, il y est surtout question de celle de Nicole, la femme du poète, dont on suit l’état qui se dégrade au fil des lettres. Il y est également question de la vie quotidienne (un peu), des voyages (un peu), des petits-enfants qui viennent séjourner durant les vacances (un peu) et beaucoup, beaucoup de littérature et de poésie à laquelle impénitent, il réagit au fil de l’actualité sans jamais se dérober. Cherchant un titre à cette correspondance, m’est aussitôt venu celui de « Leçons de franchise », au sens : quelles sont les conditions qui permettent une telle franchise dans le regard porté sur le « petit » monde de la littérature et de la poésie française d’aujourd’hui ? J’en ai relevées cinq.

Possibles n°34, Décembre 2024, 152 pages, 16€.

La première est la vitalité d’une amitié. Perrin et Mathé manifestement se connaissaient avant 2015, se sont perdus de vue, soumettant leur amitié au « réfrigérateur du silence ». Mais dès qu’ils renouent, très vite, les lettres de Mathé dégagent une chaleureuse et profonde complicité. La deuxième condition est de s’être dans le monde littéraire, d’avoir rencontré des poètes, échangés avec eux, parcouru leur blog, assisté à des lectures et surtout d’avoir lu, beaucoup lu. Au fil de la correspondance, on devine la quantité d’heures et d’attention portés à un nombre considérable de poètes – au passage, combien d’entre nous avons un tel niveau d’exigence, et de sérieux dans la lecture d’auteurs contemporains ? Lucide, sur ce sujet, Mathé (nous) partage une vérité, hélas terrible car vérifiée : « nombre d’auteurs sont incapables, même quand ils en sont bénéficiaires, de réaliser la valeur du travail des autres ». Troisième condition – la plus mystérieuse – il lit et aboutit sa lecture à un jugement argumenté (parfois cruel, parfois drôle, parfois généreux, etc.). Or, pour qui s’y est essayé, en poésie comme pour les arts en général l’exercice est des plus difficiles. Des jugements intempestifs oui, tous nous en formulons ; des analyses fouillées, oui parfois (et encore, on rechigne le plus souvent car cela demande un long effort) ; mais dégager une synthèse, oser un jugement ferme, singulier, « propre » (sans fioritures ni courtisanerie), j’en ai bien rarement lus. Quatrième condition, qui est un préalable à la troisième : il faut disposer (s’être construit) un point de vue, au sens topographique, et s’y tenir. Mathé et Perrin occupent sans aucun doute une position qu’ils partagent avec d’autres comme Chamfort, Joubert et… Jules Renard (un auteur très important pour Mathé); une position facile à qualifier, par exemple en s’appuyant sur deux citations, une de K. Raine et Yeats, que citent Mathé : « Incarner la pensée la plus haute possible dans la forme la plus simple possible » et « l’écriture poétique doit être aussi directe que la conversation ». La qualité du jugement de Mathé, sa cohérence et son authenticité – vertu bien rare en poésie comme en littérature – tiennent à cette fidélité, à cet essentiel qu’il défendent. Cinquième condition : une complicité d’âme entre Mathé et Perrin, laquelle leur permet d’exposer clairement leur jugement l’un à l'autre, quitte à être excessif, comme l’écrit Mathé à parfois « vider son sac », car il faut aussi en passer par là pour garder cette lucidité perspicace. Avec cette petite liste, sûrement pas exhaustive, on comprend pourquoi on pourrait définir la franchise comme une vertu littéraire indispensable, pour ne pas dire vital, si l’on veut apprécier une œuvre (et ou son auteur, non pas l’homme) ; une vertu que tous nous estimons (un peu) mais que nous redoutons beaucoup), si bien que l’esquivons par politesse parfois, par paresse le plus souvent, ou par indifférente complaisance. Bilan : oser publier une telle correspondance, alors que tant d’auteurs dont il est question sont encore vivants, exige de l’audace, mieux du « culot ». Mais cela ne saurait être une surprise pour qui connaît Pierre Perrin. Et nous lui en savons gré, car aujourd’hui comme hier, la franchise avec son « culot » qui la manifeste garde, plus que jamais, sa pleine puissance salutaire.




Regard sur la poésie Native American : Paula Gunn Allen ou l’esprit vivant des traditions.

Texte et traductions de Béatrice Machet

Paula Gunn Allen, née Paula Marie Francis le 24 octobre 1939 (Albuquerque, Nouveau Mexique), décédée le 29 mai 1988, est désormais reconnue pour avoir laissé  une marque indélébile sur la littérature américaine grâce à sa description de la vision du monde amérindienne dans sa poésie. Son père était d’origine libanaise et sa mère Pueblo-Laguna et Sioux.

Sa poésie montre combien est nécessaire la diversité des perspectives au sein du paysage littéraire américain ainsi qu’elle fait la preuve de la valeur intrinsèque de l’intégration des voix autochtones dans le narratif de l’histoire des États-Unis. Son héritage familial, paternel d’un côté, et maternel de l’autre, enraciné à la fois dans les traditions du peuple Pueblo-Laguna et des Sioux, fournit une riche mosaïque d’éléments culturels, d’expressions linguistiques et de croyances spirituelles qui enrichissent sa poésie. C’est dans ce contexte de sagesse ancestrale, de liens sacrés avec la terre et de respect pour le monde naturel qu’elle écrit afin de transmettre la vision du monde des Amérindiens.

Notre histoire :

Paula Gunn Allen a passé son enfance à Cubero (état du Nouveau Mexique), au contact du peuple Pueblo-Laguna, elle fait donc sienne cette culture. Elle se marie en 1962, et en 1966, elle obtient une licence  en littérature anglaise. Deux ans plus tard, elle obtient une maîtrise en création littéraire à l'université de l'Oregon. Ralph Salisbury, d'ascendance Cherokee, y est son professeur de poésie. En 1974, avant même qu’elle ne soutienne sa thèse, son premier recueil de poésie, The Blind Lion (le lion aveugle) est publié. C’est à cette époque que,  mariée et divorcée deux fois, elle commence à prendre conscience de son homosexualité. En 1975, elle soutient une thèse, dans le département des études amérindiennes, à l'Université du Nouveau-Mexique, à Albuquerque. Elle y rencontre le poète Robert Creeley, qui y est professeur, et qui l'introduit aux œuvres d’auteurs tels que Charles Olson, Allen Ginsberg et Denise Levertov. Avec son titre de docteur en poche, Paula Gunn Allen enseignera à l'Université du Nouveau-Mexique, où elle va poursuivre ses recherches, et notamment la place des femmes dans les cultures amérindiennes. Elle enseignera ensuite au Fort Lewis College dans le Colorado, au College de San Mateo, à l'Université de l'État de San Diego, à l'Université d'État de San Francisco, à l'Université de Californie de Berkeley, puis à UCLA.

Pour l’anecdote, l’oncle paternel de Paula Gunn Allen, Lee Francis, était un conteur et poète Pueblo Laguna, Carol Lee Sanchez, sœur de Paula Gunn Allen, est une autrice Pueblo Laguna, et Leslie Marmon Silko, autrice Pueblo Laguna du célèbre roman Cérémonie, est aussi une parente.

Pour donner le ton et faire comprendre ce qui motivait Paula Gunn Allen, voici ce qu’elle déclarait dans l’anthologie qu’elle avait rassemblée sous le titre de La femme tombée du ciel, Récits et nouvelles de femmes indiennes" (Spider Woman's Granddaughters : Traditional Tales & Contemporary Writing by Native American Women, 1989, Beacon Press) : « Tant qu'un peuple ne peut exercer aucun contrôle sur la façon dont il est décrit, que son sentiment d'identité est bafoué à chaque instant dans les livres, les films, les programmes de radio et de télévision, il ne peut que se décourager. Mais quand il se met à définir lui-même les images données de lui, alors le simple espoir de survivre peut faire place à une espérance plus ample : celle de s'affirmer, de vivre, de désirer vivre. » Elle a aussi déclaré : « « Les Indiens d’Amérique, même les citadins, vivent dans le contexte d’un territoire. Leur littérature doit donc être comprise dans le contexte à la fois de la terre et des rituels par lesquels ils affirment leur relation à celle-ci ». Cette remarque pourrait avoir été prononcée par n’importe quel autre auteur-ice amérindien-ne. Le rapport d’appartenance entretenu avec la terre, le relation forte à un territoire (qui souvent les a vu naître, ou bien est la terre ancestrale de leurs parents), est fondamental si l’on veut faire l’expérience de la pensée et du vécu amérindien. De ce lien découle un regard positif, une posture positive vis-à-vis du monde et de la vie. La poésie de Paula Gunn Allen nous rappelle que la vision du monde amérindienne n’est pas une relique du passé mais une philosophie vivante, inspirante, qui continue de façonner les expériences, les identités et les histoires des peuples autochtones d’Amérique aujourd’hui. En nous plongeant dans la poésie de Paula Gunn Allen, nous sommes conviés, nous sommes initiés à apprécier la profondeur, la sagesse et la résilience des cultures autochtones. Il serait temps de reconnaître que leurs voix et leurs visions du monde restent aussi pertinentes et vitales, plus que jamais dans le contexte géopolitique globalisé actuel, et dans le contexte plus étroit de la société américaine contemporaine. La perspective amérindienne véhiculée dans les œuvres de P.G.Allen est une perspective holistique qui met l’accent sur l’interdépendance de tous les êtres vivants et du monde naturel. Cette interdépendance est au cœur des cultures autochtones et a une profonde signification spirituelle comme culturelle. Elle favorise une compréhension qui transcende les frontières de l’individualisme et de l’ego, en reconnaissant que les humains ne sont qu’une partie d’un vaste réseau de vie sur Terre, et au-delà, partie du cosmos. Cette vision remet l’humain à une place non de dominant, non d’exploitant ou d’exploiteur, mais de responsable et de participant au grand tout cosmique. Dans cette vision du monde, chaque élément du monde naturel, des animaux et des plantes aux rochers et aux rivières, est censé posséder un esprit ou une force vitale. La poésie de Paula Gunn Allen exprime magnifiquement cette expérience, (c’est beaucoup plus qu’une croyance), en décrivant le monde comme un réseau d’esprits interconnectés, chacun avec son rôle et sa signification.

Interview radiophonique diffusée sept mois avant la mort  de Paula Gunn Allen, en 2008. Green radio.

Les cultures autochtones accordent une grande valeur aux traditions orales, aux histoires et aux rituels transmis à travers les âges. Dans sa poésie, Paula Gunn Allen s’intéresse fréquemment à ces histoires traditionnelles et à ces éléments culturels, dont l’importance de les préserver est vécue non seulement comme un acte de résistance mais aussi de survie. Les communautés autochtones accordent une place prépondérante au bien-être collectif et à la coopération. La poésie de P.G. Allen dépeint un sentiment d’unité et d’interdépendance, soulignant l’idée que le bien-être de l’individu est intimement lié, ne peut pas être séparé du bien-être de la communauté. 

Dans son recueil Selected Poems,  le poème intitulé  Skunk Aesthetics  (esthétique de la moufette), Paula Gunn Allen évoque l’esprit de la mouffette, une créature souvent considérée comme dégoûtante dans la culture occidentale. Ses mots élèvent la mouffette à une place d’honneur, en célébrant ses qualités uniques. Le poème souligne la perspective amérindienne d’une complémentarité de la création, soulignant l’importance de chaque être vivant dans le monde naturel.

Le poème intitulé  Kochinnenako in Academia  (Kochinnenako dans le monde universtaire) évoque « Kochinnenako », un terme Hopi qui désigne un concept de vie et d’équilibre féminin. Ce poème illustre combien la sagesse ancestrale continue de guider et d’informer la vie des peuples autochtones contemporains.

Dans Grandmother I . Fishing,  (Grand-Mère I. Pêche) P.G.Allen exprime sa révérence pour le monde naturel. L’acte de pêcher devient une expérience spirituelle, établit une connexion avec l’eau, avec les poissons et l’écosystème au sens large. Elle décrit la pêche comme un acte profond de communion avec l’environnement.

 Song for Earth Wisdom (Chant pour la sagesse de la Terre) célèbre la terre en tant qu’entité sacrée et souligne le rôle de l’humanité en tant que gardienne de cette terre. Le poème met en évidence la croyance selon laquelle les humains sont responsables du bien-être de la planète et de son réseau interconnecté de vie, croyance et surtout engagement pris par le bébé amérindien en naissant.

Dans Wing Woman  (Femme Aile), Paula Gunn Allen évoque une « wing woman » qui serait guide et protectrice, et qui d’autre part souligne l’importance des relations humaines dans l’épanouissement aussi bien individuel que collectif : le soutien et la coopération mutuels sont essentiels au bien-être de la communauté et du monde en général.

Le poème, intitulé à juste titre  Langage, élucubre les fonctions  multiformes du langage en le présentant comme un outil qui englobe un large éventail d’expériences humaines. Le langage ne se limite pas à un but particulier, mais reflète globalement les aspects de l’existence humaine. 

Language

Language is the word
and the Word.
Language is for praise.
Language is for study.
Language is for thought.
Language is the most powerful instrument of war.
Language is the most powerful instrument of peace.
Language is for telling the truth.
Language is for lying.
Language is for honour.
Language is for shame.
Language is for vengeance.
Language is for forgiveness.
Language is for blasphemy.
Language is for respect.
Language is for loving.

Le langage est la parole
et la Parole.
Le langage est fait pour louer.
Le langage est fait pour étudier.
Le langage est fait pour réfléchir.
Le langage est l'instrument de guerre le plus puissant.
Le langage est l'instrument de paix le plus puissant.
Le langage est fait pour dire la vérité.
Le langage est fait pour mentir.
Le langage est fait pour honorer.
Le langage est fait pour la honte.
Le langage est fait pour la vengeance.
Le langage est fait pour pardonner.
Le langage est fait pour blasphémer.
Le langage est fait pour respecter.
Le langage est fait pour aimer.

Dans un autre poème intitulé Grand-mère, Paula Gunn Allen évoque la force du langage : une grand-mère communique avec sa petite fille sans qu’aucun mot ne soit prononcé, mais cependant elle transmet sa culture et ses valeurs car une profonde connexion entre les deux s’est établie qui n’est pas du simple silence. La communication non verbale se fait par la qualité des présences et de l’attention portée chacune sur l’autre.

Grandmother

Languageless one,
always I listened
watched,
not speaking to me
in the tongue of the Pimas.
But each day
we heard each other
whispering secrets
in the silence
of darkness.

Grand-mère

Sans langue,
j'écoutais
j'observais toujours,
je ne me parlais pas
dans la langue des Pimas.
Mais chaque jour
nous nous entendions
chuchoter des secrets
dans le silence
de l'obscurité.

Un autre poème de Paula Gunn Allen, portant le même titre, Grand-mère,  évoque  Spider Grandmother , Grand-mère-Araignée, une figure importante pour la culture des Indiens Navajo, Pueblo de Keres, Zuni et Hopi. Dans la plupart des cas, elle est associée à l'émergence de la vie sur terre. Elle aide les humains en leur apprenant des techniques de survie. Spider Woman enseigne également aux Navajos l'art du tissage.

 

Avant que les tisserands ne s'assoient au métier à tisser, ils se frottent souvent les mains dans des toiles d'araignée pour absorber la sagesse et l'habileté de Spider Woman. Mais la figure de l’araignée apparait aussi chez les Sioux (Lakota, Dakota et Nakota) sous le nom d’Iktomi, l’homme-araignée, et il est alors le « Trickster » (tour à tour bénéfique ou faillible, clown ou héros). Quant aux Indiens Choctaw, ils racontent l'histoire de Grand-mère Araignée qui ayant volé le feu, après que les animaux l'eurent refusé, l’apporta aux humains. Chez les Cherokee, elle a rapporté la lumière du soleil sur terre (grâce à un pot en argile qu’elle a attaché sur son dos). Et chez les Indiens Anishinaabeg, c’est l’araignée qui a enseigné aux humains comment fabriquer des capteurs de rêves (les cauchemars sont retenus dans la toile) et les rêves bénéfiques parviennent au dormeur).

 

 

Grandmother

Out of her own body she pushed
silver thread, light, air
and carried it carefully on the dark, flying
where nothing moved.
Out of her body she extruded
shining wire, life, and wove the light
on the void.
From beyond time,
beyond oak trees and bright clear water flow,
she was given the work of weaving the strands
of her body, her pain, her vision
into creation, and the gift of having created,
to disappear.
After her
the women and the men weave blankets into tales of life,
memories of light and ladders,
infinity-eyes, and rain.
After her I sit on my laddered rain-bearing rug
and mend the tear with string.

From: Allen, Paula Gunn, ‘Grandmother’ in The Explicator, Volume 50, 1992 – Issue 4, p. 247.
(
https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00144940.1992.9935337?journalCode=vexp20)

Grand-mère

De son propre corps, elle poussa
un fil d'argent, de la lumière, de l'air
et sur l’obscurité le porta avec précaution, volant
là où rien ne bougeait.
De son corps, elle expulsa
un fil brillant, la vie, et tissa la lumière
sur le vide.
Par-delà le temps,
au-delà des chênes, de l'écoulement clair et lumineux de l'eau,
elle reçut la tâche de tisser les brins
de son corps, de tisser sa douleur, sa vision
en une création, et que cette création
soit destinée à disparaître.
D’après son exemple
les femmes et les hommes tissent des couvertures-contes de vie,
des souvenirs de lumière et d'échelles,
des yeux d’infini et la pluie.
Comme elle, je m'assois sur mon tapis à échelles porteur de pluie
et je répare l’accroc avec de la ficelle.

 

Le dernier livre de Paula Gunn Allen est un livre posthume, intitulé America the Beautiful  (Amérique la magnifique). Toute personne un peu sensible ayant un peu vécu aux États-Unis comprend combien ce pays est contrasté. Tout et son contraire y cohabitent. Dans l’expérience de la poétesse,  ce qui fait la beauté de l'Amérique peut surprendre : les horreurs constatées rencontrent aussi un immense espoir, et les absurdités remettent en cause les promesses. Ce livre fut entrepris en pleine catastrophe politique et personnelle, Paula Gunn Allen a en effet perdu deux fils. Elle s’autorise des traits d’humour comme « Je veux demander aux arbres s’ils souhaitent pouvoir bouger ». Il est comme un feu de joie composé des ruines de la civilisation, avec un appel lancé à faire un effort pour rétablir les choses « en ordre », c’est-à-dire, et selon les valeurs amérindiennes, assurer les conditions de l’harmonie sur Terre et dans le cosmos. Faisant cela, le livre met en avant et nous exhorte à ne pas oublier ce qui est vraiment important dans le monde pour la vie.

 Revisiter l’histoire et la raconter du point de vue amérindien, remettre en question les stéréotypes et les mythes répandus par les occidentaux, là réside aussi une motivation d’écrire pour bien des auteurs, et Paula Gunn Allen s’est penchée sur deux héroïnes célèbres Pocahontas et Sacajewea, deux figures de femmes dont la vraie vie est loin de la légende et des films qui les montrent. Le très long poème dédié à l’histoire de Sacajewea, intitulé “The One Who Skins Cats” (Celle qui écorche les chats) reprend une citation de Tom Rivington, qui présente l’héroïne comme une femme profondément en contact avec la nature, « elle adorait les fleurs blanches qui poussaient à la limite des neiges sur les flancs des hautes montagnes ». Pour rappel, elle appartenait à la nation Shoshone, et encore adolescente (17 ans et enceinte de son mari canadien Français Toussaint Charbonneau (commerçant), elle a accompagné en tant qu’interprète l’expédition Lewis & Clark depuis St-Louis dans le Missouri jusqu’à la côte nord-est du pacifique en suivant le Mississipi. (Elle était la seule femme au milieu de 32 hommes).L’auteure se glisse dans la peau de l’héroïne et présente le point de vue de Sacagawea elle-même, femme réelle et non légende, non visage représenté sur une pièce de monnaie, ou encore statue à la gloire de la conquête et de l’American Dream. Dans la première partie de son poème, P.G. Allen montre les diverses façon de la représenter mais surtout dévoile sa condition de captive : « Je suis celle qui / tient mon fils dans mes bras, / celle qui se marie, celle / qui est asservie, celle qui est battue, / celle qui pleure, celle qui connaît / le chemin, qui fait signe, qui connaît / la nature sauvage ». Elle est « femme esclave, femme perdue, femme herbe / femme col de montagne / femme rivière », et elle est également « libre ». Rappeler que derrière l’image stéréotypée des femmes amérindiennes se cachent de véritables personnalités façonnées par des cultures, elles incarnent l’identité amérindienne, et les convoquer est une façon d’empêcher que celle-ci soit supprimée du réel et enfermée dans les musée ou les livres d’histoire, histoire racontée par l’envahisseur qui doit « légitimer » l’invasion, la colonisation et sa violence génocidaire. La seconde partie du poème a des accents féministes. Paula Gunn Allen dénonce les femmes blanches qui simplifient l’histoire des femmes amérindiennes : « Ces femmes blanches qui ont décidé que moi seule / j’ai guidé l’expédition de l’homme blanc à travers / le monde, que savaient-elles ? Une servante indienne, / ont-elles dit. Une servante. C’est moi ». Elle poursuit en dénonçant le féminisme « blanc » qui utilise les clichés sur les femmes amérindiennes afin de faire avancer leur propre libération, mais sans créer de place pour les femmes indigènes dans le mouvement de libération des femmes. La romantisation féministe blanche de Sacagawea nie son expérience et son identité de femme amérindienne. Les femmes autochtones portent un lourd fardeau en tant que femmes de couleur car confrontées à un double mouvement d’injustice : de la part des femmes féministes blanches qui cherchent à les exploiter, et de la part des hommes de leurs propres communautés qui les accusent d’être des traîtres car accusées de suivre les manières des femmes blanches. Paula Gunn Allen termine en racontant l’histoire moins connue mais tout aussi importante de la façon dont Sacagawea a fui son mari violent. Puis dans sa dernière strophe elle rappelle la diversité des façons de représenter Sacajewea : « l’histoire de Sacagawea, servante indienne, / peut être racontée de bien des manières différentes. / Je peux être le guide, le chef. / Je peux être le traître, le serpent. / Je peux être les plumes au vent ».

Maintenant voici le poème qui donne voix à Pocahontas. Elle n’était pas une « princesse Indienne » puisque cette hiérarchie sociale n’existait pas en Amérique du nord parmi les nations Indiennes. Des auteurs, historiens, conservateurs et représentants de la tribu Pamunkey de Virginie, descendante de Pocahontas, dressent le portrait d'une jeune fille courageuse qui a grandi avec le but de devenir une jeune femme intelligente, éduquée afin de comprendre les enjeux de la colonisation. Quand John Smith fut fait captif dans son village, elle entreprit d’apprendre sa langue afin d’un jour pouvoir servir de traductrice, d'ambassadrice et de leader à part entière afin de savoir faire face à la colonisation européenne. Des preuves écrites par Smith lui-même indiquent que des échanges linguistiques ont eu lieu entre eux ; on parle nulle part d’une histoire d’amour, ni d’admiration naïve d’une toute jeune-fille pour le soldat blanc chrétien ; et la réalité pourrait bien être que Pocahontas s’était mis à la disposition de sa communauté pour essayer d’assurer son bien-être et sa survie en des temps très troublés où l’univers amérindien s’effondrait.  Et c’est donc animée de cette mission qu’elle a accepté de quitter sa tribu en espérant apprendre et comprendre les britanniques jusqu’à aller en Angleterre. Elle y mourra, sans avoir revu les siens.

 

POCAHONTAS TO HER ENGLISH HUSBAND, JOHN ROLFE

Had I not cradled you in my arms,
oh beloved perfidious one,
you would have died.
And how many times did I pluck you
from certain death in the wilderness—
my world through which you stumbled
as though blind? Had I not set you tasks
your masters far across the sea
would have abandoned you—
did abandon you, as many times they
left you to reap the harvest of their lies;
 still you survived oh my fair husband
and brought them gold
wrung from a harvest I taught you
to plant: Tobacco.
It is not without irony that by his crop
your descendants die, for other powers
than those you know take part in this.
And indeed I did rescue you
not once but a thousand times
and in my arms you slept, a foolish child,
and beside me you played
chattering nonsense about a God
you had not wit to name;
and wondered you at my silence—
simple foolish wanton maid you saw,
dusky daughter of heathen sires
who knew not the ways of grace—
no doubt, no doubt.
I spoke little, you said.
And you listened less.
But played with your gaudy dreams
and sent ponderous missives to the throne
striving thereby to curry favor
with your king. I saw you well. I
understood the ploy and still protected you,
going so far as to die in your keeping—
a wasting, putrefying death, and you,
deceiver, my husband, father of my son,
survived, your spirit bearing crop
slowly from my teaching, taking
certain life from the wasting of my bones.

 https://waltonhigh.typepad.com/files/pocahontas_to_her_english_husband-.pdf

 

POCAHONTAS À SON MARI ANGLAIS, JOHN ROLFE

Si je ne t'avais pas bercé dans mes bras,
oh perfide bien-aimé,
tu serais mort.
Et combien de fois t'ai-je arraché
à une mort certaine dans la nature sauvage-
précisément mon monde dans lequel tu trébuchais
comme si tu étais aveugle ? Si je ne t'avais pas assigné de tâches
tes maîtres de l'autre côté de la mer
t'auraient abandonné -
t'ont abandonné, autant de fois qu’ils
t'ont laissé récolter la moisson de leurs mensonges ;
tu as survécu, oh mon beau mari
et tu leur as apporté de l'or
extrait d'une récolte que je t'ai appris
à planter : le tabac.
Ce n'est pas sans ironie que par sa récolte
tes descendants meurent, car d'autres pouvoirs
que ceux que tu connais participent à cela.
Et en effet, je t'ai secouru
non pas une fois, mais mille fois
et dans mes bras tu as dormi, enfant insensé,
et à côté de moi tu as joué
à bavarder au sujet absurde d’un Dieu
que tu n'avais pas suffisamment d’esprit pour nommer ;
et tu t'es étonné de mon silence -
tu as vu une simple jeune fille insensée et dévergondée,
fille brune de pères païens
qui ne connaissait pas les voies de la grâce -
sans doute, sans doute.
J'ai peu parlé, as-tu dit.
Et tu as encore moins écouté.
Mais tu as joué avec tes rêves criards
a envoyé de longues missives au trône
essayant ainsi de t'attirer les faveurs
de ton roi. Je t'ai bien vu. J'ai
compris le stratagème et je t'ai quand même protégé,
allant jusqu'à mourir sous ta garde -
mort gaspillée, mort putréfiante, et toi,
trompeur, mon mari, père de mon fils,
tu as survécu, ton esprit lentement a porté les fruits
de mon enseignement, tu as certainement hérité
d’une vie dans le dépérissement de mes os.

 

Quand elle était petite, la famille de Paula Gunn Allen parlait cinq langues. Elle a dit qu’elle devait sa qualité de poète à ce mélange, à ce multilinguisme. Elle croyait que la poésie devait être utile et que l’utile était beau. Elle disait : « La langue, comme une femme, peut faire naître ce qui n’existait pas ; elle peut, comme la nourriture, transformer un ensemble de matériaux en un autre ensemble de matériaux. » Une des  conclusions qu’il est possible de tirer c’est que dans un monde en évolution rapide, la poésie de Paula Gunn Allen témoigne de la valeur durable de la sagesse ancestrale dans les cultures amérindiennes. Son œuvre encourage les lecteurs à reconnaître, à saisir et faire sien l’esprit vivant de ces traditions, comme les leçons qu’elles continuent de nous offrir.

Présentation de l’auteur




Xavier Makowski, Chasse-Ténèbres

Voici un livre à apprivoiser ! Plein de mots à découvrir, mots du terroir, mots érudits, surprenants, déroutants, intimidants. Insolites. Tout un décodage du Verbe, que Xavier Makowski appelle « des mots à épingler comme des espèces rares et à libérer dans cette polyphonie, cette cacophonie de chasses-ténèbres. » Les mots pour le dire, les mots pour chasser les ténèbres, d’où le titre du livre, qui fait référence à une ancienne pratique paysanne musicale pour chasser les mauvais esprits de l’hiver avec des instruments qui peut-être furent tout d’abord des flûtes, sifflets, et râcleurs puis sans doute plus tard des mandores, galoubets, ou busines, sans oublier la toutouro dont une note à la fin du livre dit qu’elle était la trompette d’Aubagne ou de la Saint Jean. Trompettes en terre cuite trouvées sur le Mont Ventoux et ténèbres terriennes : nous voici au cœur du livre.

 

Pour comprendre ce long poème publié dans un format carnet d’écolier ou journal de bord, il faut tout d’abord pénétrer dans l’intimité des ténèbres qui ont entouré Xavier Makowski à l’été 2022. Une intimité dont il n’est pas coutumier, car il n’aime ni se vanter ni se plaindre, ainsi que le montrent ses œuvres plastiques https://www.xaviermakowski.com/ tout imprégnées de philosophie et d’anthropologie. Mais, telles les Parques, trois fatalités se sont abattues sur lui. En parallèle, la maladie d’Alzheimer qui fait perdre l’usage de la parole rationnelle et laleucémie lymphoïde chronique. La mort a pris la mère et menace le fils, cette menace se doublant d’un désastre écologique, soit les incendies de l’été 2022 ou « tout a brûlé » en Provence.  

Trois destins divisés en sept histoires dont la narration est un tissage entrecroisé dès le début et dont les acteurs se retrouvent ci-dessous, ci-dessus la trame, depuis la première partie intitulée « Annonce » jusqu’à la dernière partie intitulée « Terrienne. » Il y a aussi une mise en déséquilibre entre la caillasse de Sisyphe qu’il faut conquérir comme le fit Tom Simpson, le cycliste britannique mort en 1967 au sommet du Mont Ventoux et la sensation de tomber dans un « creux » qui suit un cauchemar souvent hypnopompique.

Xavier Makowski. Chasse-Ténèbres. Saint Pierre : Le corridor Bleu, 2025. 142 p. ISBN 9782493214065.

Ces drames en forme de miroir nous emmènent dans la danse des mots. Certains ont surgi de l’enfance normande de la mère, juste avant que la maladie ne la prive de l’usage de la parole, rappelant de delicieuses evocations culinaires ou visuelles (clopoing, berne, mucre, tue-vaque, teurgoule). D'autres sont liés aux thérapies du cancer (Gümprecht, Vénétoclax, Gazyvaro) ou viennent d’erreurs syntaxiques, orthographiques ou typographiques (bien malgré que, languécrasénoire, lanima, Voisincollabo). D’autres encore procèdent par onomatopées ou allitérations. Les langues ainsi inventées se brouillent tout autant que les lieux confondent le réel (Provence, Normandie, hôpital) avec les lieux imaginaires d’un personnage fantoche, l’apprenti-plaquiste.

Écrit en une nuit de canicule et d’insomnie, dans un état hypnagogique jumeau de l’intuition créatrice, ce long poème forme un récit « bricolé » qui se décompose au gré des pages, tel une bande dessinée, en pellicules individuelles. Il s’y mêle les souvenirs personnels de l’auteur, les souvenirs racontés par sa mère, des rêves, et des réalités intérieures et extérieures. Le rythme de ces narrations est aéré mais, passant d’une réflexion à une autre, constitue un continu narratif où s’entrechoquent personnages, endroits, et événements qui jouent à cache-cache au fil des pages. Ce continu force le lecteur à concevoir la vastitude du récit, tout en notant les pensées individuelles, réflexions sur l’art, vignettes prises sur le vif, ou observations du quotidien qui découpent l’action et forcent le lecteur à changer de vitesse. Le tout est de ne pas perdre le fil directeur.

L’ironie est une technique importante pour Xavier Makowski. Le trickster (tricheur, filou, coquin, bouffon) des tribus natives d’Amérique du Nord, le Brer Rabbit des griots africains et des récits afro-américains n’ont pas de secret pour lui. L’ironie ainsi comprise n’est pas l’ironie occidentale directe, parfois cinglante, toujours amusante, toujours rapide. Elle n’est ni la raillerie ni le sous-entendu. L’ironie chez Xavier Makowski est indirecte, distante, elle est une forme de résistance à l’adversité, comme l’ont si bien dit les écrivains de l’Europe de l’Est pendant la guerre froide. Et si elle fait contrepoint à la gravité du sujet, c’est pour amener le lecteur à une vision philosophique et apaisée. Ainsi l’énigmatique apprenti plaquiste qui intervient de temps en temps dans les histoires vécues, fournit-il des digressions amusantes tout en définissant le contrepoint entre continu et séparation et en renforçant l’effet de miroir des sept histoires. Même la danse des mots est un clin d’œil au langage, une forme d’ironie subtile vis-à-vis de la réalité, un signal que le lecteur ignorerait à son détriment et qu’il doit commencer par apprivoiser afin de comprendre comment le « chasse-ténèbres » exorcise tout ce qui fait mal et qui grince.

∗∗∗

Chasse-Ténèbres - Xavier Makowski extrait 1/2 - (p.93)

 

ce serait ici
au point le plus haut
qu’on déciderait de construire
un observatoire météorologique
ce serait en fouillant ici
pour faire les fondations qu’on découvrirait
les fragments de trompettes en terre cuite
le poète y verrait un nid de rapaces enfoui
et ce serait sur ce lieu rituel qu’on érigerait
une station d’outils complexes
pour prendre toutes sortes de mesures
des mesures climatiques pour mesurer
mesurer par exemple la force du vent

 

Chasse-Ténèbres - Xavier Makowski extrait 2/2 - (p.106)

ça fait des groupes de mots
coiffés de sombreros
des chasse-ténèbres
au carnaval de jour
comme pour renverser la nuit
ce petit orchestre mariachi
à l’ombre des platanes malades
et l’apprenti plaquiste
qui ricane de sa trouvaille
entonne son petit vacarme
griffu

                               Ay, ay, ay, ay
                               Canta y no llores

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (59) : Marie Alloy

Marie Alloy est peintre et graveur, elle est venue directement et naturellement à la poésie, qu'elle aime au point d'éditer les manuscrits qu'elle préfère. Sa maison d'édition est d'une qualité tout à fait remarquable.

Marie Alloy peintre rédige un journal d'atelier, ressent la nécessité, non pas d'expliquer les œuvres qu'elle peint, mais de les accompagner de méditations, de chants poétiques.  Noir au fond, magnifiquement illustré par elle-même, nous fait entrer dans son univers intérieur, d'une grande richesse d'âme et de vision. Jour et nuit, lumières et couleurs, animent puissamment ce livre. On ressent une profonde sollicitude envers ce monde souffrant, le poème évoquant les « enfants de toutes guerres » en est la preuve.

Le livre s'adresse aux lecteurs inconnus, à ces vies «  passagères », auxquelles elle confie le meilleur de son art :

                  nous vous offrons ces fruits
                  ces oranges ces carmins
                  ces ombres bleuissantes
                  et leurs douleurs secrètes
                                   pour les dissoudre dans la toile

 Marie Alloy, Noir au fond, Voix d'encre, 19 euros.

Un tableau montré dans l'atelier, c'est « une fenêtre sur le printemps », ouverte comme un cœur pour le partage des joies et des peines. Peut-être, suggère-t-elle aussi, est-ce « un pacte (…) signé des yeux / avec la candeur de notre enfance. »  La lumière « s'éprend » des couleurs sur la toile  et « le sens s'attrape au vol sur la page ». N'est-ce pas le même élan, la même quête, qui pousse l'esprit et le regard, la main qui laisse des traces de couleurs ou d'encre ?

Le silence, comme une aube de neige, entoure Marie Alloy  dans les plus belles pages, à l'orée de l'indicible :

 

                                       L'unique lumière
                                       c'était ce silence qu'en hiver
                                       la peinture reçoit  d'un regard clair
                                       d'un geste pur

                   La couleur
                   cet onguent contre le chaos
                  levait les frontières

                   Il n'y avait rien à prendre rien à retenir
                   sinon ce vertige  cette vapeur du monde

                  dans le renversement des mots et des choses

 

Comme l'inexplicable est beau alors, à l'image de « la douce enfance » qui « garde en elle / sa neige en feu » !

 

Présentation de l’auteur




Ce qui reste, le ressac numérique d’une poésie en partage

Fondée par Vincent Motard‑Avargues et aujourd’hui co‑éditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud‑Marcheteau, la revue en ligne Ce qui reste s’est donné pour mission de « reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres » : chaque semaine, un poète et un artiste visuel se répondent dans un cahier numérique publié en libre accès. Ce rythme court, allié à un parti‑pris de lenteur revendiqué dans l’éditorial récurrent « Ralentir », installe un tempo singulier au sein de la constellation des revues francophones.

Dès la page d’accueil, trois onglets suffisent — Librairie, À propos, Archives — auxquels s’ajoute un discret appel au don : la navigation dépouillée fait la part belle à la page pleine, où le texte se détache sur un fond monochrome accordé aux œuvres graphiques. Ici, pas de dispersion : la lecture à l’écran mime la page du livre, tandis qu’un simple clic conduit vers la version feuilletable sur Calaméo ou Issuu, voire vers une souscription papier chez l’éditeur ami, Écheveaux éditions. 

Chaque numéro se présente comme un dossier monographique : une courte note éditoriale rappelle la raison d’être de la revue ; le bloc de poèmes alterne avec une galerie d’images ; une mention « Pour souscrire au livre papier » prolonge l’expérience hors‑ligne ; les mentions légales (ISSN 2497‑2363) ferment la marche.

La rubrique Archives regroupe à ce jour près de 400 dossiers classés par auteur, consultables directement ou via Calaméo. La Librairie propose les tirages papier les plus demandés — signe qu’un lectorat fidèle accompagne la revue du pixel au papier.

https://www.cequireste.fr/

Le dernier numéro, de février 2025, offre une thématique déjà éminemment poétique, La Mer entre les Terres. Il réunit la poète anglo‑israélienne Jennie Feldman (extraits de No Cherry Time, Arc Publications, 2022) traduite par Gilles Ortlieb, et les peintures atmosphériques du photographe‑peintre Jacques Bibonne. Entre l’anglais et le français circule une mémoire de la Méditerranée : ports, plages, stations ferroviaires deviennent autant de seuils où « la déferlante » menace mais n’engloutit jamais. Le cahier (26 pages) ménage de larges respirations visuelles ; une typographie à chasse élargie épouse les aplats minéraux des toiles, tandis qu’une palette de gris bleutés évoque l’écume. La notice finale annonce une version imprimée, confirmant la stratégie de la revue : tester le poème en ligne avant de le confier au papier.

À l’heure où la profusion numérique menace la lisibilité, Ce qui reste choisit le ralentissement et le cadre serré : un poète, un artiste, un cahier. Rien de plus — et c’est assez pour que le lecteur avance sans bruit « vers ce qui restera lorsque toutes les revues se seront tues ». Une promesse de durée inscrite dès le titre ; une esthétique de la parcimonie qui fait mouche ; un modèle hybride (web + papier) qui pourrait bien tracer un sillon durable dans le paysage mouvant des revues de poésie contemporaines.




Terre à ciel : constellations pour une poésie d’aujourd’hui

Fondée en 2005 par la poète et passeuse Cécile Guivarch, Terre à ciel s’est rapidement muée d’un carnet personnel en une revue collective ; aujourd’hui, elle est animée par une équipe élargie : Françoise Delorme, Clara Regy, Sabine Dewulf, Isabelle Lévesque, Florence Saint-Roch, et Olivier Vossot... tout en gardant son principe d’"hospitalité artisanale". La devise qui barre sa page d’accueil — « Poésie d’aujourd’hui » — dit bien son ambition : refléter, chaque semaine, la pluralité des voix contemporaines, qu’elles viennent du terroir francophone ou du vaste « voix du monde ».

L’interface privilégie la lisibilité : menu latéral fixe, police sans‑sérif claire, et rubriques hiérarchisées comme autant de portes d’entrée - Un ange à notre table : publication de poèmes inédits d’un auteur invité, souvent accompagné d’un bref autoportrait, Terre à ciel des poètes : fiches bio‑bibliographiques fouillées, nourries d’entretiens, Voix du monde : traductions inédites, parfois multilingues, L’arbre à parole : focus sur l’oralité (lectures, vidéos, podcasts), Hep ! Lectures fraîches ! – chroniques critiques courtes, attentives aux parutions discrètes (rubrique apparue en 2023), Paysages, Bonnes feuilles, Mille‑feuilles, À l’écoute ... autant de ramifications qui organisent la revue comme un herbier vivant plutôt qu’un sommaire figé.

Chaque page s’achève sur un bloc Terre à ciel a reçu, véritable liste de dépôts en librairie qui tient lieu de veille bibliographique.

Depuis 2019, l’équipe publie, en marge du flux continu, des dossiers thématiques numérotés. Les plus récents donnent une belle image de ce travail remarquable : La poésie ne fait pas genre (avril 2024), Le poème nous fait signe (juillet 2024), Pour que la vie jaillisse (décembre 2024).

Ces dossiers servent d’instantanés critiques : un éditorial, une brassée de textes, un bouquet d’articles critiques et d’entretiens. Le n° 21, dont le titre emprunte à René‑Guy Cadou, s’ouvre sur une méditation : « Quoi de plus intense, de plus secrètement vivant ? » avant de convoquer Ron Rash, Fabienne Ronce, Sabine Dewulf et une sélection d’éco‑poètes autour de la question du souffle vital. Le sommaire, volontairement foisonnant mais lisible grâce aux ancres internes, alterne poèmes, notes de lecture, et Lignes d’écoute — rubrique où Sabine Dewulf fait dialoguer un livre et une œuvre d’art sonore.

Enfin, et pour rendre compte de la spécificité de cette belle revue, Terreàciel se définit d’abord comme une revue‑site : son architecture arborescente privilégie la circulation par rubriques, ce qui autorise des mises à jour constantes et l’ajout d’entrées au fil de l’eau. Sa temporalité combine un flux hebdomadaire de publications (lectures fraîches, inédits, entretiens) et des dossiers numérotés paraissant deux fois par an — les n° 19 à 21 ont jalonné la période 2024‑2025. A cette richesse de contenu s'ajoute une ouverture manifeste : la rubrique Voix du monde  multiplie les traductions inédites tandis que Un ange à notre table accueille de jeunes auteurs francophones, créant un dialogue constant entre horizons linguistiques et générations. Pilotée par une équipe collégiale et bénévole, chaque section porte la signature d’un responsable (critique, traducteur, artiste sonore), gage d’expertise et de diversité de points de vue. 

Polyphonie donc (centaines d’auteurs indexés), porosité des genres (poème, essai, image, son),  chronique de l’actualité éditoriale et aventure d’un laboratoire poétique permanent : Terre à ciel compose une géographie sensible où le lecteur circule, non pas de numéro en numéro, mais « de la terre au ciel » — c’est‑à‑dire de la rumeur du monde au battement intime du poème.




Sophie Loizeau, Les Moines de la pluie, Tom Buron, Les cinquantièmes hurlants

Faces, pièges voire attrape-nigauds par Sophie Loizeau

D’un oiseau l’autre, d’une poésie à la narration, le « Je » de Sophie Loizeau - la si bien nommée - se métamorphose – par exemple – en effraie : « J’enfile une tunique alourdie de mousses, de lierre, de fleurs, et un loup en plumes blanches et or. Le costume en soi ressemble à un amoncellement de déchets verts – pas comme le loup qui est luxueux. Le masque du printemps dans toute son ambiguïté ».

Et c’est ainsi qu’entre récits, contes, poèmes toute une volière humaine mélange ce qui s’agite en érotisme, fantasmagorie, un peu d’horreur et beaucoup de magie (verbale – mais pas seulement). Entre une « Vieille femme dans le berceau » et « Vulves » tout vagabonde d’un château l’autre comme écrivait Céline. Mais de tels édifices vont bien ici. Tout se répond dans ce monde forestier : mouettes, biches, renardes, moines de la pluie permettent (même si ce ne sont pas les seuls permettent des rencontres même si elles n’ont pas lieu face-à-face merveilleux mais des miracles renaissent.

Sophie Loizeau puise dans l’ici comme dans les mythes une manière ludique e(t humoristique pour entrer en  esprit d’animaux plus ou moins grâce à la densité d’une langue qui va sa liberté dans ce livre présenté habilement en chapitres.

Out va au lecteur qui voyage entre diverses tensions et tentations là où la poésie donne au besoin des frictions à la fiction. Mais le tout reste homogène sans oublier les plaisirs de la mise en abime du réel que celui de la langue. Et qu’importe les mares où elles s’ébroue pour invoquer au besoin disparu(e ) ou fantômes allongés (parfois sur la narratrice-auteure) ou debout. Parfois le jeu des corps fonctionne, parfois – évrit l’auteure – « la synchronisation déconne ».

Certes ici la vie est un ensemble de gains et de pertes sans que le lecteur s’en plaigne. Il souffre au besoin d’un pil, mais le plaisir imbibe son cerveau par les massages mentaux et stylistiques d’une telle fée des songes.

Sophie Loizeau, Les Moines de la pluie, Éditions Le Pommier, 2024, 213 p., 18 €.

Chacun d’un texte à l’autre espère sa venue même si parfois (telle une séditieuse) abuse de l’ellipse. Mais comment lui pardonner et qu’importe les dénouements d’une telle créatrice manipulatrice parfois jusqu’à l’hurluberlu. Nous rêvons de roder autour d’elle maitresse femme accomplie nous en sommes aussi d’un autre genre qu’elle : l’hurluberlué.

∗∗∗

Aux sandales du voyant

Tom Buron creuse une place pour le silence intérieur puisqu’en chacun de nous veille l’enfant à la langue tue. L’enfant à qui - afin qu’il ne voit pas la souffrance - on a toujours si mal bandé les yeux. L’auteurs à l’inverse reste le voyant.

Dès lors pas besoin de prendre la pause en un  tel livre. Laissons-nous aller. Le monde éclate il n’a pas de frontière : mais se barattent les ténèbres. Toutefois pour Buron  ce qui ne pouvait s’accepter mais qui demeure et ne finit pas. Le monde avait donc perdu sa mesure même si l’enfant rêvait de s’arracher au temps.

Chaque lecteur veut toutefois les mots, on espère jusqu’à la prochaine émotion – joie ou douleur, jusqu’au prochain silence même si l’écriture qui n’accomplit jamais mais elle a besoin d’espérance sauf retourner jamais

Demeure l’inconnu. Il permet de révéler l'obscur noyau d'un secret  Nous n’en saurons ne saura rien sinon quelques indices, quelques traces. Comprendre simplement que les corps ne font plus corps Mais Buron les remet en cause parce qu'il demeure la chair de l’être en exhiber les stigmates, les énigmes -  matière inavouée dans ses points de fuite.

Il faut donc la laisser parler sa langue obscure. Elle joue toujours à l'extrémité d'une représentation qui avance à tâtons dans l'inconnu loin du poids immense des livres, des Talmud et des Bible et même de Blake.

Cette aube-crépuscule appelle sans cesse  ce que les mots repousse en croyant la parler. Impossible de penser la poésie autrement là où elle est arrosée par le sang du mystère  qui en nous privant parfoi  de repères nous offre un nécessaire saut dans le vide. 

Tom Buron, Les cinquantièmes hurlants, Collection Blanche, Gallimard, 2025, 17 €.

Nous pouvons le comprendre au mieux on peut entendre ses échos.  La carapace de l’être éclate. Quelque chose peut surgir : de l'ordre de la joie, une dernière attente : “ qu’en sera-t-il de nous ? ”  reste une question ouverte.

Et la poésie  demeure la sentinelle égarée qui tente chaque fois le saut dans l’impossible. Ombre et lumière se mangent là où ne subsiste que la folie du croire, du croire voir. Folie de la couleur parcimonieuse aux échancrures de noir.

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Daniele Beghè, La lettre à Silvia

Le poète Daniele Beghè, que nous avons publié dès son premier recueil, Galateo dell'abbandono (Manuel de l'abandon)  vient de disparaître - victime d'une "longue maladie" qui a interrompu avec autant de brutalité que de cruauté un parcours ascensionnel et lumineux comme le passage d'une comète : son oeuvre, produite sur une dizaine d'années seulement (grand lecteur de poésie, il s'était mis tard à l'écriture, à la suite d'un accident qui l'avait longuement immobilisé) de 2015 à 2025, laisse un impact très fort sur les poètes qui l'ont lu et connu, très largement au-delà de Parme, sa ville natale, qu'il n'a jamais quittée, et à laquelle il apportait son ouverture d'esprit, son regard aiguisé  - tendre et ironique - pour décrire le monde tel qu'il est, tel qu'il déchire et panse. Par lui, j'ai rencontré le groupe des poètes qui forment ce qu'on peut appeler L'Officina poetica de Parme - des poètes ouverts à tant de chemins poétiques et solidaires, comme il l'était lui-même : il ne manquait jamais de m'envoyer poèmes et livres de jeunes poètes qu'il estimait et soutenait. C'est l'une d'entre eux, Silvia Patrizio, qui a écrit pour nous tous, amis et lecteurs,  l'émouvant adieu que j'ai traduit et que je vous livre, avec un extrait de son dernier livre, Chicane.

 

 

 

Traduction Marilyne Bertoncini

10 avril 2025
Pour Daniele et pour nous tous…

À Silvia,
Rappelle-toi aussi…

Depuis les balcons de l'auberge paternelle
jette deux vaches et un culatello1

 Silvia, pour tout, c’est grand merci

 

 

 

Quand Chicane est sorti, Daniele m'a écrit ces quelques lignes de dédicace. Nous savions déjà pour la tumeur mais il tenait si fort à nous léguer, à tous, ses mots. Il me répétait qu'il n'avait pas beaucoup de temps, qu'il devait y arriver... Il s’y est consacré avec détermination, émerveillé et reconnaissant envers toutes les personnes qui ont cru en lui. Et en me faisant l’honneur de m’impliquer dans un acte créatif si intime et, en fait, tellement chargé de passages compliqués. Par exemple, la lettre h... Rien à faire, il l’oubliait toujours. Il me disait qu'elle était surévaluée... J'ai réalisé que le génie et la grammaire ne font pas forcément bon ménage.

Dans cette dédicace, il y a tout de lui : son regard ironique, sa légèreté profonde, le respect des choix de chacun d’entre nous, qu'il n'a jamais vécu de façon superficielle - combien de fois avons-nous parlé du fait que je sois végétarienne, de la philosophie et de son rapport inébranlable à la poésie, de ma passion pour le bouddhisme ancien. Il m'a donné l'un des livres les plus incisifs et définitifs sur le sujet :  Le bouddhisme pour les moutons. Je le recommande à tout le monde.

À un moment donné de notre amitié, il est devenu Hermès, le messager des livres. Il passait à la Mondadori, chez Mimmo, pour récupérer les livres que j'avais commandés, il les lisait avant de me les donner, et bien sûr il les annotait copieusement ... J'ai payé un tas de livres à un prix majoré : il ajoutait au reçu les frais de collecte, de livraison et d'édition critique effectuée par lui.

C'est / le marché hideux.2

Mais il me parlait aussi beaucoup de lui, des Brioschi Boys, des voyages à vélo, de l'amitié, de la « légèreté critique » - celle qui sait voir, du luxe de la pensée dont il faut toujours prendre soin...

Il y a, intimement mêlée dans cette dernière phrase si pleine de joie, la profonde gratitude qu'il avait pour la vie et qui ne l'a jamais abandonné. Daniele est resté en vie jusqu'à la fin...

Je crois que, s'il le pouvait, il aimerait dire à nous tous qui l'avons accompagné et à toutes les personnes qui nous ont soutenus, même sans le connaître :

MES AMIS, C'EST POUR TOUT, GRAND MERCI

Silvia

(première publication sur la revue en ligne Atelier, 4 décembre 2024)

Choix de poèmes 

… Quand les choses ne sont pas simples, elles ne sont pas claires, exiger la clarté, la simplification à tout prix, est une solution de facilité, et cette exigence même contraint les discours à devenir génériques, c’est-à-dire mensongers. Au contraire, l’effort de tenter de penser et de s’exprimer avec la plus grande précision possible justement face aux choses les plus complexes est la seule attitude honnête et utile.

[Italo Calvino - Une pierre au-dessus. [Discours sur la littérature et la société]

Un célèbre dicton zen nous avertit : « Avant de pratiquer le zen, les montagnes me semblaient des montagnes, et les rivières des rivières. Depuis que je pratique le zen, je constate que les rivières ne sont plus des rivières et que les montagnes ne sont plus des montagnes. Mais depuis que j’ai atteint l’illumination, les montagnes redeviennent des montagnes et les rivières redeviennent des rivières. »

Il n'est certainement pas fait mention de pratiques zen dans les pages de Chicane3, le dernier livre de Daniele Beghè publié par Avagliano Poesia (2024), ni d'une recherche superficielle de spiritualité : l'architecte, éventuellement, semble plutôt jouer à mélanger les cartes qu'à rétablir l'harmonie de l'ensemble. Ce qui surprend dans le regard de Beghè, c'est son intérêt pour les « histoires minimales», « petits épisodes de survie » apparemment marginaux tant qu’ils ne sont pas vivifiés par les projecteurs de ses vers. Ce qui frappe l’attention, ce sont tous les « visages de vies déplacées / à réorienter », les personnages secondaires qui habitent une vie et « deviennent mères, rivages, exemples » pour « chacun de nous dans nos diverses postures ».

Voici donc, que les mots du dicton zen me semblent pouvoir donner une direction à notre regard de  lecteurs : ils nous enseignent cette obliquité de vision qui nous permet de saisir ce qui a toujours été sous nos yeux mais que les obstacles d'une vie quotidienne trop rapide, dévorante, relèguent à l'éloignement approximatif de l'indifférence, sinon de la mystification. Cette attention, qui trace une en mesure de capturer et de restituer en haut relief même la plus insignifiante « habitude de bord de route ».

Dans le paradoxe des embouteillages, des « errances lunatiques », des « allées et venues / des escalators » dans lesquels, dès le premier Rettilineo, nous sommes jetés, résonne une immobilité temporelle et spatiale qui semble briser le tourbillon disharmonieux de la vie urbaine. Ainsi le « bras tournant d’une grue », la « roue dentée » qui « tourne / sur l’horloge de l’ancienne tour », tous les espaces de coexistence dans lesquels « le flux reprend sa régularité » mais « plus lentement », deviennent des métaphores d’un regard plus conscient et les chicanes prennent la forme de « lieux réels et métaphoriques » qui « imposent la lenteur », comme l’observe à juste titre Daniela Marcheschi dans sa préface. Si ralentir est le verbe de la poésie, dans les pages de Beghè, la nécessité d'aller à contre-courant devient une stratégie pour défendre la dignité humaine elle-même, dépassée par l'injustice bouleversante du consumérisme et du capitalisme effrénés. C'est dans ces territoires de résistance, où l'œil désenchanté du poète peut s'attarder encore plus méticuleusement dans la description de l'instant, que s'ouvre tout grand l'univers entier, à partir du détail qui s'écroule.

Le monde semble ainsi divisé entre ceux qui persistent à regarder ailleurs, restant complices d'un système saturé et saturant, et ceux qui, au contraire, tentent de voir, cherchant « une brèche dans le mur du système » pour ne pas finir écrasés par lui, préservant avec ténacité le sens éthique du soin. Liberté et soin délimitent une dimension ouverte dans laquelle le poète, mais on pourrait élargir la considération à l'humanité tout entière, parvient à assumer, avec délicatesse et ironie, l'angoisse qui nous unit, comme un sac à dos qui « pèse sur les épaules » et auquel nous ne pouvons échapper « peu importe combien nous allongeons la foulée ». L’enchantement profane de l’écriture est déclaré par le poète mais la valeur salvatrice du mot devient « aide », dans une formule sécularisée d’autant plus efficace qu’elle est vide de superstructures : « Je veux rebattre les cartes pour un jour, soustraire un jour au mouvement rectiligne du temps, forger une chicane avec mon esprit ».

Dans cette intention de résistance, la frontière entre le dévouement aux détails et la recherche personnelle devient plus mince : nous nous retrouvons dans la maison même qui nous a donné naissance, nous interrogeant sur « le sens de ce transit », reconstruisant l'archéologie domestique qui a creusé notre existence, nous équipant de « bottes en caoutchouc pour la gadoue », même si parfois nous claudicons : « Je ne peux pas / traverser la blessure indemne, / si cette blessure est partout ». De même, la frontière entre poésie et prose s'effondre, juxtaposée très naturellement, comme un montage «en retard / sur la poésie», et toujours dans l'incertitude de savoir si « ce que vous écrivez est de la poésie ». Dans la précision si attentive aux glissements de terrain et aux affaissements, l'espace est préservé pour l'imagination et le lecteur est laissé libre de construire images sur images : « quiconque observe / pourra imaginer le désastre / d’un incendie ou un système / de voiles, sortant / de ces deux gemmes préservées."

Les vers de Chicane nous demandent présence et exploration, configurant un parcours dans lequel l'harmonie instable de l'ensemble peut devenir « nostalgie » au sens étymologique : la douleur d'un voyage et ses possibles déraillements capables de se transformer, si le regard s'aiguise, en autant d'épiphanies d'une autre façon de vivre et de coexister, conscients que « nous sommes tous autodidactes dans cette traversée ». La nostalgie comme promesse de symétrie « que la poésie tente de reconstruire dans le bref transit que chacun de nous doit effectuer dans le « voisinage cosmique » sans la consolation d'un ordre qui nous est préalablement et toujours prévu », pour citer les belles paroles de Pelliti dans l'introduction de Rosette.

Je ne sais pas d'où provient l'écriture de Beghè, peut-être d'un « caillot de crème caramel / qui prend forme » ou d'un « caillot de mémoire » qui, comme une fractale, s'étend pour inclure le passé, le présent et le futur, entrelaçant une complexité de couches pour ensuite revenir « se disperser en milliers d'intersections disloquées ». Mais quand je pense à Chicane, je ne pense pas à des lignes droites, à des kilomètres parcourus par des moteurs rugissants, à des courses contre la montre : je pense à ce banc qui, telle une « bête calme », regarde le monde se dérouler avec une curieuse incrédulité, avant de nous accompagner « fraternellement jusqu'au virage ».

Silvia Patrizio

21 gen 25. Transitiamumani: Daniele Beghé "Chicane". Radio Poetanza.

Choix de textes extraits du recueil Chicane

Dettatura del sangue

Sono versi scritti sotto dettatura
del sangue. Il lupo infierisce,
non sottilizza, si prende pure
gli studenti in alternanza. È
il mercato bruttezza, che lo stato
silente, impotente, connivente,
autorizza. Imbianca le pareti
con la calce il capitalismo. È magra,
annichilita, la memoria dei caduti.

Dictée de sang

Ces vers sont écrits sous la dictée
du sang. Le loup s’acharne,
sans marchander, il prend aussi
les étudiants en alternance. C’est
le marché hideux, que l’État
silencieux, impuissant, complice,
autorise. Il blanchit les murs
de la chaux du capitalisme. Bien mince,
anéanti, le souvenir des morts.

Vento da nord

Il vento che arriva da nord,
s’intrufola nella zona pedonale,
fa tremare a terra le ramaglie
potate, la falda del cappotto
striminzita fa svolazzi fra le foglie
marce. Rotolando le cartacce,
sul camminamento di pietra nera,
mi precedono. La palpebra meccanica
sulla porta a specchio inquadra
e l’ovatta dell’atrio ingurgita.
L’ascensore di vetro esegue.
Colleghi al distributore, altri
al telefono, qualcuno alza
gli occhi
dalla call, la mano in un gesto
di saluto. Mi siedo al mio posto, è tardi
per tornare indietro, apro il file
cerco di far entrare tutte le formule
nel foglio di calcolo

Vent du nord

Le vent venu du nord,
se faufile dans la zone piétonne,
fait frissonner à terre les branches
élaguées,  le rabat du manteau
étriqué, flotte avec les feuilles
décomposées. Un tourbillon de papiers,
sur la passerelle de pierre noire,
me précède. La paupière mécanique
sur la porte miroir repère
et le molleton de l’entrée engloutit.
L’ascenseur en verre exécute.
Des collègues au distributeur, d’autres
au téléphone, quelqu’un lève
les yeux
de l’appel, la main dans un geste
de salut. Je m’assieds à ma place, il est tard
pour revenir en arrière, j’ouvre le dossier
J’essaie de faire entrer toutes les équations
dans la feuille de calcul

Chicane

Sul lungo rettifilo il tachimetro
continua a salire insieme alla tachicardia
del pilota. Il motore scarica
a terra tutta la riserva di potenza,
in quel punto preciso del circuito
basterebbe un cane senza guinzaglio
o un sasso sull’asfalto a buttare
fuori strada un asso del motore.
In quel punto interviene il progettista
– entità enzimatica, relè del circuito mentale –
a disegnare esse in serie, curve
strette di raggio, in contro direzione

 Chicane

 Sur la longue ligne droite, le compteur
continue de monter avec la tachycardie
du pilote. Le moteur décharge
à terre toute la puissance en réserve
en ce point précis du circuit
il suffirait d’un chien sans laisse
ou d’un gravier sur l’asphalte pour sortir
de la route un as du moteur.
C’est alors qu’intervient le concepteur
– entité enzymatique, relais du circuit mental –
pour dessiner des esses en série, des courbes
en épingle, dans la direction opposée

 

L.I.F.O. (Last in first out)4

all’età di undici anni, il giorno prima di essere cresima­to, andò ad abitare dall’altra parte della città, in una stradina che termina contro la ferrovia. Fino all’età di trent’anni, quando le banalità della vita lo indussero a cambiare città, almeno tre volte al giorno la segnaletica verticale gli ricordò la sua condizione di abitante in una strada chiusa. I casi della vita vollero che anche la sua nuova abitazione, seppure ad oltre cento chilometri di distanza, si trovasse in una strada chiusa. Da allora per altri trent’anni il medesimo segnale lo aspettò al rien­tro. Alla fine si affezionò tanto ai vicoli ciechi che ne costruì uno su misura, portatile, e lo posizionò proprio dietro la fronte, protetto dalla scatola cranica.

 L.I.F.O. (Dernier entré, premier sorti)

à l'âge de onze ans, la veille de sa confirmation, il alla vivre de l'autre côté de la ville, dans une petite rue aboutissant contre la voie ferrée. Jusqu'à l'âge de trente ans, quand les banalités de la vie l'obligèrent à changer de ville, au moins trois fois par jour les panneaux verticaux lui rappellèrent sa condition d'habitant d'une rue fermée. Le destin a voulu que sa nouvelle maison elle-même, bien qu’à à plus de cent kilomètres de distance, se trouve dans une rue sans issue. Dès lors, pendant trente ans encore, le même signal l’attendit à son retour. Finalement, il s’affectionna tellement aux impasses qu'il s’en fabriqua une sur mesure,  transportable, et il la plaça juste derrière son front, protégé par sa boîte crânienne.

Notes

  1. la citation est la réécriture fantaisiste de deux vers de la deuxième strophe de la poésie de Leopardi “A Silvia”

Io gli studi leggiadri
Talor lasciando e le sudate carte,
Ove il tempo mio primo
E di me si spendea la miglior parte,
D’in su i veroni del paterno ostello
Porgea gli orecchi al suon della tua voce,

Ed alla man veloce
Che percorrea la faticosa tela.

    2. La citation tirée de Chicane.. p. 10  se réfère de façon parodique à la reprise par la presse italienne de la réplique d’Humphrey Bogart, à la fin du film Deadline-USA ( Bas-les-masques – 1952) « That's the press, baby. The press! And there's nothing you can do about it. Nothing!” sous la forme « E il mercato, bellezza » - jeu de miroir de l’intertextualité moqueuse typique du style de Daniele Beghè. (note de la traductrice).

   3. chicane  – Difficulté, incident qu’on suscite dans un procès pour embrouiller l’affaire (chicaner). Querelle, contestation où l’on est de mauvaise foi. Une chicane est un dispositif installé sur une voie de circulation pour produire une série de virages artificiels. Elle est peut-être confondue avec l’écluse, un aménagement de sécurité créant un alternat de circulation.

    4. La méthode LIFO est utilisée en comptabilité analytique pour la gestion des stocks et l’inventaire (domaine professionnel du poète Daniele Beghè)

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