Danielle Helme, Temps Modifié

OLIVIER MESSIAEN

Le réveil des oiseaux au lac de Laffrey

Dès cinq heures,
Une foule d’oiseaux
Donne un récital, intitulé
Le réveil des oiseaux.

Chaque matin
Tu enregistres
Quand un oiseau soliste se lance
Dans de grandes improvisations,
Entrecroisées avec d’autres chants
Brefs et codés.

Une atmosphère à déguster sans bruit,
Accompagnée d’un concert
En rossignol majeur.

Une buse donne de grands coups d’éventail
En atterrissant.
Un corbeau surveille
En criant des insultes stridentes.

Dès cinq heures
Les oiseaux sont les maîtres du son,
De jeunes mâles dragueurs sifflent
De longues tirades impertinentes,
Tandis que des femelles faire-valoir
Leur renvoient trois notes en riant.

Tu enregistres
L’onomatopée du loriot.
Ton oreille
Retiendra
Le rire du pic-vert.
Ecoutons l’inépuisable quatuor
Pour fin du temps
Inoubliable
Dans l’église saint Théoffray
Où la présence de Messiaen est palpable.

*

LE TILLEUL REMARQUABLE

Trépidation de la terre
Craquements titanesques,
L’arbre de la fraternité
Patrimoine naturel,
Ce phare si célèbre dans le quartier
S’affaisse
Catapulté, arraché.

Alors là, c’est fantastique
Toutes ses racines en l’air, l’humus,
Les bactéries qui sont dans les intestins
De l’arbre depuis trois cents ans.

J’ai cinquante ans de souvenirs,
Enfant je grimpais jusqu’à la fourche de l’arbre.

Les images défilent,
Les repas sous le feuillage,
Le feu avec du bois mort,
Mélangé à un peu de genévrier,
Le goût sauvage de la viande
Planté d’une brindille de mélèze
Collante de résine.

Ce tilleul remarquable,
J’en connais chaque branche horizontale,
Le bruissement des ramures du feuillage
Et comment ça se propage
D’un bout de rameau à l’autre,
En souplesse, au moindre souffle.

Comment ça se transmet
Simultanément,
Et comment, lorsqu’on est en-dessous,
On bénéficie d’une bouffée
D’un air renouvelé
Les soirs de canicule.

*

L’AUTRE DIMENSION

Le magnétisme des lieux m’attire
Devant celle que j’appelle la demeure,
Et qui demeure de siècle en siècle.

Je ressens fortement la présence
Des anciens, les disparus qui ne sont
Ni chez les vivants, ni chez les morts.

J’entre dans une autre dimension
Où la mémoire de mes aïeux vibre
Dans une sorte d’effet de réverbération
Qui transperce ces murs imprégnés
De leur présence.

Bien ancrée dans la réalité,
La demeure garde la mémoire.

A la façon des arbres de la propriété,
Plusieurs fois centenaires,
Avec des racines égales à l’envergure
Des branches horizontales étalées
Et des ramifications verticalement dressées.

Les gens du bourg perçoivent également
L’autre dimension de ce refuge
Maître du temps
Qui les ignore.

*

SOUVENIRS PULVERISES

Depuis ta mort
Se télescopent
Des fragments de souvenirs informes,
Des débris de souvenirs
Disloqués, désassortis.

Je suis étonnée de m’apercevoir
Qu’une seule image immobile m’obsède,
Le père est jeune, l’allure décidée
Dans un pull à pied-de-poule
Bleu marine et gris.

En ce moment,
Je n’ai pas d’antivirus, de pare-feu,
Simultanément se précipitent, se dispersent,
Se détruisent des souvenirs.
Ils sont tous pulvérisés,
Je suis incapable d’en attraper un entier
Au vol.

Je ressens l’éclatement
De tout ce que j’ai vécu avec lui,
Comme des particules que je n’arrive
Pas à arrêter et qui remontent.

Je suis dans l’impossibilité de formuler
Mes sentiments avec des paroles.
Seules les sonorités de la musique
Ont un sens.

*

VERT VERONESE

J’avance dans un temps sourd et muet,
Le ciel absorbe les cris des oiseaux,
Le soleil n’éclaire rien,
Persiste une stabilité de mauvais temps.

Vient la perfection de la géométrie
Fractale des fougères
Viennent les bourgeons
D’un vert Véronèse si cher à Van Gogh.

Un renard roux détale au quart de tour,
Sans un cri, il disparaît.

Longtemps après
Le passage fulgurant de l’animal
Et des vibrations dans les bourgeons,
Je reste sous l’emprise de sa présence.

La Combe, Asperjoc

Présentation de l’auteur




Vincent Lambert, ÉCOLE DE LA NUIT

1

vers sept huit heures un soir
je cherchais une écharde
dans un jeune auriculaire
mon garçon la voyait, la voyait
il finira bien par oublier
pourquoi il a mal
et fermer les yeux
ce qu’on appelle grandir
j’allais éteindre, il m’a dit : je suis
pas mal sûr que je peux prédire
la moitié de l’avenir
j’ai dit : pour vrai ?
et lui : ça va être
la nuit
la moitié du temps

2

alors j’ai vu, la nuit
c’est un couloir devenu forêt
un monastère sauvage
mon territoire sous les eaux
la marge illimitée des formes
des paroles qui fixent
les contours du moi dans une brique
l’heure où quelqu’un sort du frigidaire
Neptune et ses pluies de diamants
la nuit nous attire dans sa bouche
avec des reflets
un voyage de quelques mètres au pays
de la fermeture des frontières absolue

3

dormez bien – je creuse le noir avec une cigarette, je perds
le rythme circadien, je décroche, je fais le zéro insondable

à l’entière disposition d’on ne sait quoi, des chiens reniflent
dans les zones gazeuses au commencement de nos histoires

brûlant d’arriver comme un pèlerin dans l’escalier d’Escher
quelque chose au milieu n’a pas de fond ne vieillit pas

4

ta forme de vie va aux ténèbres
pour éclore
elle pousse la tête en bas
agenouillée près du lit
en signe d’abandon
déplie la main et la bête
en-dessous
vient boire

5

le contremaître de nuit
nous rattrape en marchant dans les rangées de cases
les allées de verre du jardin de givre de la cité des morts
encore gelé sur la voie du vide parfait
personne n’a envie qu’il enlève son capuchon
se retourne et
nous ressemble
sosie sans bouche

6

certains mots chatoient ici plus que d’autres
condominium oculaire craie fée muraille yamaha
encodée dans un mur de la forteresse
une brique
donne des vies

7

j’ai tendance à t’oublier, Lune
maîtresse des inversionnistes

comme toi je vis à l’envers
de la programmation et m’entoure de pénombre
pour fleurir, je descends dans mes paramètres
à la recherche d’une fonction désactivée
je retourne mes poches, je tends vers toi
ma défectuosité comme une offrande
au dieu pour les nuls, un signe obscur
dans les viscères du crapet-soleil

8

minuit approche et plus on est égaux
moins il fait noir dans le noir

on entend murmurer les rivières
dans les oreilles sales de nos ancêtres

le faible éclat des fronts nous apparaît
ce qu’on appelle le jour est la nuit d’un autre jour nous le sentons

d’autres ont dérivé qui forment une chaîne et la brisent en tournant
pour nous laisser entrer

9

soudain la certitude qu’on peut voir
dans la nuit héréditaire
par le bout des doigts

long lignage
aimanté comme les minéraux de l’esprit dans les veines
d’eau de l’orgue défibrillisé par le dégel
caillots praniques aspirés par les pupilles nerveuses
la vie intérieure du monde est stroboscopique et trop
de vie affole

j’abandonne la tête dans le courant qui me traverse
je recommence à grandir
j’émerge

10

vues du ciel
nos villes ressemblent à de la moisissure

qui chatoie
un filet de neurones jeté
sur un beau néant navigable

nous l’espèce élevée
dans la peur du noir, on fait clignoter
la maison du dedans (le dernier vœu
de la vie éparpillée : se voir
se voir en ce moment précis
de l’univers)
mais c’est une carie vermeille
dans la bouche d’ombre

ma fenêtre

11

on sort deux par deux fumer de l’air et les étoiles, des trous
dans le couvert de la boîte à respirer par les yeux
des notifications lointaines dans les poches de l’univers
le vingtième siècle n’a rien changé à l’immense paix régnante
je vote pour une heure de noir mondial à méditer le bras d’Orion
la Terre émet une pulsation
aux vingt-six secondes et personne ne sait pourquoi
ce qui se passe est réellement inséparable à l’infini
je baisse le son et j’ouvre les fenêtres
je touche la myriade en te touchant toi

12

déjà habitués à vivre
on oubliait l’autre nom qu’on porte en dormant
veilleuse qui folâtre à minuit moins deux
égarée dans les veines de la mine aux idées
à la recherche d’un corps pour s’enfouir
et parler

Présentation de l’auteur




Domi Bergougnoux, La chanson à deux bouches

C'est avec beaucoup de lyrisme que la poète célèbre les amants. Le titre gémellaire vient du texte "bouche à bouche/ les amants".

Nombre de textes honorent cette sensualité palpable, ce désir, l'extase des moments vécus.

Sans jamais quitter le terrain de l'authenticité, Domi Bergougnoux exalte les accords des corps, leur fusion idéale, des images denses "hors du temps" de "coeurs sans parole", "à l'abri des saisons".

Quatre sections équilibrent le livre entre "nuit", "mer", contrées", "pénombres".

Le temps ainsi d'asseoir des évidences, des miracles, tout ce qui peut échapper à la banalité.

Mais à ces assauts d'assurances répondent d'autres instants, tissés de "chagrins", d'absence et de manque.

Chaque texte recèle "une trace indécise au ciel de la mémoire" et offre au lecteur son "territoire à frissons".

C'est dire la sensualité qui émane de ces poèmes intimes.

Domi Bergougnoux, La chanson à deux bouches, Ed. du Cygne, 2025, 96 p., 15 euros.

"La chair est passerelle"

ou

"J'ai rencontré cet amour singulier / dans une salle d'ombre".

Ce catalogue des "amours "déferlantes" trouve aisément son chemin dans l'ourlet des poèmes.

Présentation de l’auteur




Tatsuo Hori, Le vent se lève

Dès les premières pages du Prologue la fluidité du style alliée aux descriptions de la nature et à la délicatesse implicite des sentiments du narrateur est frappante et donne une impression de simplicité rassurante. Quand on sait que Hori a été traducteur on comprend mieux à la fois la précision et. la clarté de son écriture. Puis la maladie de sa fiancée Setsuko apporte du corps au récit et provoque l'attente, grand thème de la première partie du roman. Le lecteur est ainsi doublement désireux de tourner les pages pour en savoir plus. Comment les choses vont-elles advenir ? C'est la question qui reste importante pour lui puisque la 4° de couverture l'a averti de la suite fatale.

La nature et le décor, à la limite insolites, participent de l'ambiance inquiétante. Le fait qu'il y ait de la neige au printemps accentue le sentiment de solitude des deux personnages. Et la description elle-même du paysage, qui occupe une place importante, est un modèle du genre. Mais la nature et le cycle des saisons, si elles symbolisent le destin en train de frapper, sont aussi une compagnie adjuvante qui rythme les journées des deux protagonistes.

Le lecteur, soumis à une tension, est paradoxalement sous le charme de la douceur qui règne, entre eux et pour eux, jusqu'au sentiment de bonheur.
Avec la fin de l'été, le mauvais temps et le vent qui "se lève" obligent à"tenter de vivre" et à feindre l'ignorance. Le récit alors continue à avancer par petites touches fines, comme impressionnistes. Autant sur le plan de la psychologie que sur celui encore du paysage et du temps et de plus en plus entre espoir et désespérance. Il y a dans ces pages une belle et originale présentation du partage et de la complicité jusqu'au sacrifice face à l'inéluctable.

Comment celui-ci pourra-t-il se gérer ? C'est toujours la même question. Comme dans un Requiem le chant des mots nous envahit peu à peu. La mise en abyme d'un roman soudain à écrire par le narrateur, qui donnera vie à son histoire avec l'aimée, est-il le dernier sursaut de l'espoir ? Pour Hori l'amour n'a besoin d'aucune technique compliquée, l'écriture suffit presqu' à elle-même à lui rendre hommage en couronnant les sentiments mutuels du couple et en rendant heureuse la malade. Deux pages admirables sur les pensées et l'évolution du créateur forcent ainsi l'admiration.

Tatsuo Hori, Le vent se lève, Collection L’Arpenteur, Gallimard, 1993.

Pour le lecteur écrivain il s'agit bien d'une œuvre complète. Comme l'est un opéra pour un mélomane. Cette première moitié du livre permet déjà de le classer parmi les plus beaux romans d'amour de la littérature mondiale.

La suite semble varier sur les mêmes thèmes avec certainement un crescendo quand, par exemple, la lumière est considérée comme la figure du bonheur vécu malgré l' épreuve. Nous sommes à l'automne 1935 et le narrateur, partagé entre la paix que lui apporte l'extérieur et l'angoisse qui monte, continue de nourrir son récit en cours entre réel et imaginaire. Le temps, dans ses deux acceptions, est la source des réflexions du narrateur qui confond passé et présent vécu dans la rigueur de l'hiver arrivant au milieu de la solitude des montagnes. C'est la magie de la neige à l'extérieur mais surtout le feu de cheminée qui brillent pour les amoureux. Alors le silence bientôt l'emporte et seul l'échange de regards compte peut-être vraiment le plus.

Le récit du narrateur va-t-il avoir comme fin la situation présente ou faudra-t-il attendre la suite des évènements pour s'en servir ? Une double attente, avec celle de la fin du roman, définit le charme habile de cette œuvre très dense et maîtrisée.

La fiction et la réalité sont en rivalité mais cette dernière est plus difficile à "vivre" et la question de la fragilité du bonheur se fait sentir de plus en plus. Le monologue intérieur nous en rend compte qui alterne avec des passages de dialogues. Ceux-ci existent toujours et marquent depuis le début la qualité de l'écriture. Au mauvais temps soudain correspond la faiblesse accrue de la malade. Mais il s'agit de comprendre que persiste dans la réalité le sentiment de bonheur décrit dans la fiction.

Puis le passage entre le dernier chapitre et le précédent qui s'achève de façon pathétique forme un hiatus frappant car nous n' assistons pas au départ de Setsuko avant le retour de son fiancé pour le village de K. après presque trois ans.

On peut dire à ce stade du livre que le thème de la neige associé à celui de l'écriture qui reprend donne au livre, malgré le deuil, toute son unité. Le cycle vertueux des journées contredira-t-il le titre final "Vallée dans l'ombre de la mort" ? Et que signifie donc la présence là encore du vent ?

Par la mémoire analogique, grâce encore à la neige et au feu de cheminée et à la manière de Proust, revivent les souvenirs des derniers moments vécus avec la jeune femme morte. Le décor naturel ainsi que les chalets et les oiseaux, par exemple, dans des descriptions aussi fines que magnifiques, font revivre plus encore celle-ci. C'est un enchantement pour le lecteur que ces variations sur les mêmes thèmes comme dans une œuvre musicale le sont les leitmotivs. Il s'agit bien d'un final ici en forme de "Requiem" à la manière de celui de Rilke. Celui qui, le calme revenu quand le vent est tombé, chante superbement l'amour inconditionnel et la nostalgie qui définitivement lui est lié.

 

Présentation de l’auteur




Autour des éditions Alidades : Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce, José Ángel Leyva, LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce

Les éditions alidades possèdent une collection bilingues qui permettent de découvrir un auteur dans sa langue maternelle accompagnée d'une traduction, ici de l'italien par Franck Berger. De Pisis (Ferrare 1896 – Milan 1956) était poète et peintre. S'il obtint moins de notoriété avec sa poésie qu'avec sa peinture — elle représentait l'avant-garde de son époque — il fait néanmoins partie de ces auteurs importants, méconnus, qu'il est opportun de (re)découvrir, d'autant que sa vocation littéraire naquit avant sa vocation picturale et qu'il ne s'en départira jamais. Édité en Italie par les plus grands, il n'a que très rarement été traduit en France où son œuvre demeure confidentielle, la dernière publication remontant à 1983 dans une traduction d'André Pieyre de Mandiargues.

Dans la préface à la réédition de ses Poesie (Garzanti, 2003), Giovanni Raboni affirme : « une tendance psychologique, je dirais, plus encore que culturelle, à la clarté et à la limpidité ; l'adoption d'une forme tout à la fois retenue, et aux accents vibrants et chantants : voilà les traits, si l'on fait le compte, de De Pisis poète. »

 L'ANGELOT

La messe dominicale :
mari et femme debout,
devant deux prie-Dieu de paille,
un peu perdus ;
elle, une petite brune, pâle,
lui un jeune employé
qui mène sa barque ;
mais sommeillant sur son épaule
la tête très frêle
d'un angelot blond.
Il a le bras tendu et sa main retombe
comme une fleur rare.
On sent presque jusqu'ici
le souffle léger
de la créature sommeillant.
Les chants maladroits
qui pleuvent de la haute tribune
sont là pour bercer son repos.
Le parfum de l'encens est là pour lui,
lui seul regarde
une rose mourante sur un autel.
Soudain, à l'insu de tous,
descend pour veiller sur son sommeil
son ange-gardien
d'or tout entier fait.

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce / Ma un po' della tua grazia, éditions alidades, 2023, 44 pages, 6 €.

 On pourrait rapprocher de Pisis de Sandro Penna, de dix ans son cadet, dans ces associations récurrentes chez l'un et l'autre de la joie et de la tristesse. De Pisis lui dédie d'ailleurs un poème :

 

FLEUR POURPRE

À Sandro Penna

Dans la chaleur pesante de l'après-midi d'été
unique consolation et miel
fleur pourpre
secret pathétique
au nom bucolique
Amaryllis.

 […]

Ce peu de force qui me reste, vois,
je t'en fais don, noble fleur,
et assis à tes côtés,
j'attends des merveilles inouïes,
incorrigible que je suis.

 

Toujours chez De Pisis (comme chez Penna) le beau et l'agréable sont liés au tragique, jusques et y compris dans l'affirmation sans ambiguïté et sans tapage de leur homosexualité.

 

DÉPART

Dans le petit torpilleur
un marin à demi-nu,
maigre et suave s'éloigne du port,
assis dans une pose de philosophe antique.
Et il emporte un peu de mon cœur.
 

Ce sont de petites touches délicates, comme dans le poème CHASSEURS :

 

Ils portent un fusil en bandoulière.
Dans la lumière de la lune
brillent les canonsI
et aussi les épaules nues
d'un doux adolescent
que le plus âgé porte à califourchon sur le guidon.

 

 Pour donner envie de découvrir ce beau livret, je dirai avec De Pisis, dans sa préface à l'édition de 1942 :

 J'aime à croire […] que le lecteur attentif puisse trouver dans ce recueil, en quelque sorte, « l'histoire d'une âme », laquelle âme est faite, comme on sait, de rien, mais peut avoir un parfum d'éternité.

∗∗∗

Voilà une quarantaine d'années que le éditions alidades nous offrent des livres et notamment la collection bilingues qui rend accessibles aux lecteurs les textes de poètes de langues allemande, anglaise, arabe, espagnole, italienne, japonaise, russe et tchèque. Dernière parution : LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES du Mexicain José Ángel Leyva, traduit par Cathy Fourez et Jean Portante. L'auteur, quant à lui, est très reconnu dans son pays, par ses œuvres (poésie, nouvelles, chroniques littéraires...), également comme éditeur, journaliste et promoteur culturel. Ce recueil donnera une bonne idée de l'écriture de  José Ángel Leyva pour qui, comme le confia un jour Éluard, la poésie doit être ininterrompue.

LA CHIENNE

Est venue la chienne te lécher les chaussures
Elle ronronne et se met à jouer pattes en l'air
Elle attend que tu la grattouilles et la caresses avec la semelle
L'animal manque de mémoire n'a pas de dignité
L'humiliation semble être le fondement de son espèce
⋅ tu t'informes en rage et ne peux éviter la répugnance

Hier avec d'autres enfants tu l'as vue poursuivie et montée par les chiens
Eux ont alors décidé de la punir par dégoût ou pour s'affirmer
L'enseignement du maître ou de qui apprend à soumettre le faible
passait par la force et le jeu malin des juges
Ils l'ont suspendue par les pattes arrière à une poutre
Piñata hurlant de douleur entre les rires et les cris des garçons
Ils la secouaient à coups de bâton et s'amusaient à lui tourmenter
[ l'anus et le vagin
La douleur d'autrui est imperméable aux questions
Ce sont des temps de guerre pensais-tu alors que montait en toi
une pulsion de pitié ou de conscience
Tu as donc décidé de freiner le jeu

Cela fait des années que l'image de la chienne te poursuit
Elle est fidèle à ta douleur et à sa torture
Chaque matin elle est là sur le pas de ta porte
Dans son regard aveugle ce sont les mêmes yeux
qui depuis l'enfance demandent pourquoi

José Ángel Leyva,  LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES, éditions alidades, 2024, 64 pages, 7 €.

Les poèmes s'entachent du réel, comme aimait à le dire très justement l'auteur : ainsi de cette cruelle anecdote relatée ici, imprégnée d'un sentiment souterrain, s'ouvrant vers des abîmes.

Le titre du recueil qui est aussi celui d'un poème — est une allusion à la part d'eau constituant le corps humain (en réalité, c'est moins : plutôt 65 %) et c'est le prétexte pour un flirt métaphysique : Une poignée de terre n'est pas un homme (référence au livre de la Genèse) / Les trois quarts font du rêve la substance et le poème teinté de transcendance se raccroche néanmoins au réel (et à la déréliction) dans sa conclusion : Du temps il y en a et de la soif pour attendre la mort / sous l'arbre sans feuilles qui jette de l'ombre / L'absence de dieu chasse la peur / Le père et le fils stimulent la synapse / qui laisse voir leur commune solitude sous les ponts / les trois quarts liquides de l'homme

Ces  trois quarts évoquent inévitablement une incomplétude, le quart manquant, amenant le poète à douter de sa propre identité.

MIROIR

Étranges les poches des paupières
Les lignes intriguent sur le front
Il m'observe
avec des yeux de verre de stupeur de mort
Que répondre à un inconnu
la tête embrouillée par les nuits
Le miroir se remplit de petits points
s'assombrit
S'en vont l'image et la couleur
Je me dilue dans des ombres capables d'ignorer
les certitudes d'un moi qui n'est pas le mien
Je suis encadré dans l'écran
J'ignore la langue familière
Reflets de cette langue obscène de mon silence
C'est le même nez
Profondes entrées sur le front
Petites oreilles et cheveux noirs
les yeux sombres le teint la forme du visage
Je ne peux cependant pas attester
que derrière les épaules
il y a un dos dans le vide

 

Le poète est également voyageur, il n'en retire pas un bouquet d'images pittoresques ; toujours une question essentielle est posée, comme dans SON PRÉNOM EST BAGDAD : — Les bombes éteignent-elles la couleur du soleil / ou ôtent-elles l'ombre aux gens ? — / Me demande l'enfant de sa voix de sage

Il est attentif à l'Humanité, toute l'Humanité, comme dans ce poème qui dépeint en une merveilleuse parabole l'apprentissage du langage par un jeune enfant.

ÁNDER (QUATRE ANS)

Tout
     est le mot qui fait le tour de ses mains
Tout
     marche dans l'horloge biologique du jeu et de la question
Il pousse dans la maison sa petite boule d'éponge en solitude
absorbé il lui fait monter l'escalier
                                       marche après marche
Il descend et condescend jusqu'à dormir sans elle
Il bouge ses yeux affamés autour du jour
Il ne sait rien des ignorances
Il recommence son travail de scarabée dans le langage
De nuit il en colle les parties avec sa salive
Il se replace derrière la balle
Parmi les résidus de langues et de signaux grandit
son objet verbal
le tour inutile de l'horloge que ses petites mains
retardent remontent avancent désordonnent
Le mot tout commence son tour
                                                 son vide

De cette Humanité, aussi bien il s'attache à une commère : Assoiffée dans du miel de figue et de plaisirs / Dense arôme de sueur et de larmes / Enlaçant l'encadrement de la porte […] suspendue à la nuit / elle se berce dans la canicule

Avec ce recueil, c'est un magnifique ensemble choral qui se donne au lecteur ; mêlant l'apparente anecdote à la réflexion philosophique, sans s’appesantir, il touche sans conteste à l'universel.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune femme

On connaît de Rilke les Lettres à un jeune poète mais beaucoup moins ses  Lettres à une jeune femme dont l’intégralité est aujourd’hui publiée, pour la première fois, en français. Le célèbre poète a répondu entre 1919 et 1924 à du courrier que lui adressait une jeune Allemande confrontée à de lourdes difficultés personnelles. Cet échange révèle un Rilke attentif et bienveillant, mais jamais donneur de leçons.

Elle a 26 ans quand elle adresse sa première lettre à Rilke (il a 44 ans). Cette inconnue s’appelle Lisa Heise. La jeune femme avait découvert en 1902 Le livre des images du poète et en avait été marquée. Quand elle engage cette correspondance, elle vit dans la précarité. Ses « petits boulots » – comme on le dirait aujourd’hui – d’horticultrice et de pianiste ne lui permettent pas de vivre décemment. Elle vient aussi de divorcer.

Sa première lettre met d’ailleurs en exergue les difficultés de relation entre l’homme et la femme. « Tout ce discours sur la libération du monde, écrit-elle, n’est-il pas vain tant que la justice reste incomplète dans les relations entre l’homme et la femme ? L’homme ne devrait-il pas aussi  au fondement de sa vie intérieure respecter une image de l’amour qui ne soit pas entachée de tant d’erreur ? Pourquoi est-il si mal préparé à l’amour ? ». Rilke lui répond, dans une lettre du 30 août 1919 et abonde dans son sens, soulignant que « l’homme ne répond à l’amour et à la vérité de son amante que par une ébauche d’amour inaccomplie ». Il dit même de l’homme qu’il est « cet aveugle, ce forcené qui veut faire le tour du monde et ne réussit pas même à parcourir le chemin qui mène autour d’un cœur ».

Comme le rappelle  Gérard Pfister, éditeur et traducteur de ces lettres, Rilke « n’a jamais cessé de s’interroger sur l’amour et sur ces grandes amoureuses – de Sappho à Gaspara Stampa – qui l’ont porté ». Et il ajoute : « Pour le poète des Elegies, il y a une intime parenté entre l’amour le plus profond et la plus haute poésie ». C’est sûrement ce qu’avait perçu la jeune Lisa Heise en prenant le parti de s’adresser à Rilke.

Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune femme et autres écrits sur l’amour, Arfuyen, 165 pages, 17 euros.

Comme le rappelle  Gérard Pfister, éditeur et traducteur de ces lettres, Rilke « n’a jamais cessé de s’interroger sur l’amour et sur ces grandes amoureuses – de Sappho à Gaspara Stampa – qui l’ont porté ». Et il ajoute : « Pour le poète des Elegies,il y a une intime parenté entre l’amour le plus profond et la plus haute poésie ». C’est sûrement ce qu’avait perçu la jeune Lisa Heise en prenant le parti de s’adresser à Rilke.

Une première publication de cette correspondance (limité à 9 lettres) eut lieu en 1930, soit quatre ans après la mort du poète. Mais il fallut attendre 1934 pour connaître l’identité de la jeune femme avec la publication de ses propres lettres. L’occasion pour elle d’évoquer « une relation humaine des plus fécondes et des plus exaltantes ». Il faut dire que la correspondance ne s’est pas cantonnée au strict domaine de l’amour humain ou des relations homme-femme. Elle aborde aussi la question des périls qui montent à nouveau dans le monde alors qu’on sort tout juste de la Grande guerre. Rilke évoque notamment le cas de cette Allemagne qui « ne s’est pas fondamentalement renouvelée et repensée » (lettre du 2 février 2023).

Mais l’essentiel tourne quand même autour de l’attention que porte Rilke aux tribulations de la jeune femme. Il peut s’apitoyer quand le sort lui est contraire ou, au contraire, se réjouir quand elle trouve un vrai travail dans l’horticulture près de Weimar. « Ah, croyez-moi, c’est beaucoup, c’est presque tout ce qui peut être accordé à un être : cette soumission, cette sujétion à un travail tangible … » (lettre du 27 décembre 1921). Et il en vient à regretter lui-même qu’il lui « manque le savoir-faire et l’économie des gestes » et cette capacité de « passer du travail de l’esprit à un tel travail manuel » (lettre du 19 mai 1922).

Il n’y a que 9 lettres de Rilke dans cette correspondance mais elles ne manquent pas d’étonner par leur profondeur d’analyse et l’empathie qu’elles révèlent (surtout quand l’on sait que le poète ne rencontra jamais son interlocutrice). Il lui dédicacera même un poème d’amour. « Etre la fleur qui se sent bousculée/par l’incessant assaut du ruisseau sans malice/qui n’a souci d’elle quand sa hâte distraite/et trop précipitée la retourne//Ah, c’est ainsi que nous sommes livrés/au bruissement impétueux des émotions ;/se soucient-elles de nous ? … Etre au monde/compense cependant ce trop-plein de hasards ».

Du même auteur, sur Recours au poème, Marie de la Tour et Taxis, Souvenirs sur Rainer Maria Rilke

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I. P. Couliano – la dernière victime…

Le professeur I. P. Couliano (Ioan Petru Culianu, 1950-1991), historien des religions disciple de Mircea Eliade, émigré de Roumanie en 1972, établi à Chicago en 1986, est le premier universitaire à avoir été assassiné par une police politique post-communiste sur le sol des États-Unis.

Les « aveux » dissimulés du président

Vu le cadre même du crime (perpétré le 21 mai 19911 dans les toilettes du 3e étage de la Divinity School, à l’Université de Chicago, institution où le professeur enseignait depuis quelques années), et la « technique » de la mise à mort (par balle tirée derrière la tête), l᾿« herméneutique » du meurtre – fournie deux semaines après, avec l’éclat de la plus pure abjection, par le président roumain de l’époque, Ion Iliescu, lors d’une conférence de presse télévisée et radiodiffusée, donnée le 7 juin 1991 – indique clairement un assassinat politique aux relents satanistes, visant surtout l’abaissement, l’avilissement de la victime2.

En effet, Ion Iliescu affirmait, avec les agrammatismes, les mensonges et la langue de bois de rigueur en pareilles circonstances, surtout chez un leader communiste et post-communiste :

 

Le jeu de l'émeraude par Ioan P. Couliano.

On fait de nombreuses spéculations au sujet des réserves manifestées par les États-Unis ainsi que par d᾿autres pays occidentaux à notre égard... Quelles que soient les difficultés auxquelles nous nous voyons confrontés durant certaines périodes de notre histoire, nous nous dirigeons, de façon irréversible, vers la démocratie, parce que telle est la volonté du peuple roumain, telle est son option et non pour faire plaisir à d’autres. Mais, à ce sujet, s’avèrent significatives les réflexions d’un haut dignitaire américain (sic!?), qui a été interrogé au sujet de ces choses (?), qui en se référant aux soi-disant “services” rendus à la Roumanie par certains de ses citoyens qui dénigrent le pays au-dehors [n.s.], disait que de tous les cas de paranoïa qu’il connaissait, la variante roumaine lui semblait la plus grave. Et, entre autres, il se référait aussi au cas de Culianu, le professeur tué à Chicago, ancien collaborateur de Mircea Eliade, au sujet duquel il a dit qu’il était un exemple d’un tel comportement de certains cercles roumains à l’étranger, inclusivement

les déclarations de l᾿ex-général Pacepa qu᾿il voyait la main de la Sécuritate dans sa mise à mort.3

On apprend donc que pour le président roumain post-communiste Ion Iliescu, il y a certains « dénigreurs » du pays dont les critiques « au-dehors » sont telles qu’ils sont même devenus un « exemple d’un tel comportement » – sans doute hautement blâmable – avec mention nominative à I. P. Couliano, au point que des rumeurs – justifiées, dirait-on ! – se font jour pour accuser la Securitate de leur assassinat – à juste titre donc, puisqu’ils sont coupables ! En ayant l’air de s’indigner, comme face à de fausses accusations, le président offusqué, en fait, les confirme. Et surtout, affiche clairement le mobile du crime : les critiques de Couliano à l’étranger, à l’adresse du pouvoir roumain auto-proclamé en décembre 1989. Il s’agit de la suite d’articles que le professeur de Chicago a publiés durant près de 18 mois, sous le titre de rubrique Scoptophilia, dans le journal new-yorkais Lumea Liberă românescă (Le Monde Libre roumain), dont un visait nominativement le président Ion Iliescu, vu comme héritier direct de Nicolae Ceauşescu4.

Les « hypothèses » insidieuses

Mais était-ce suffisant ? Il paraît que non, puisque le 13 juin de la même année, une semaine à peine après la conférence de presse présidentielle, on passait à la radio (sur la chaîne 1 de Radio Bucarest, au cours de l’émission “24 heures”) une correspondance de Mircea Podinǎ concernant l’enquête. Il est difficile d’imaginer un plus complet amalgame entre la contamination typologique des « textes » de l’assassinat (propositionnel, virtuel, réel) et la perversion des fonctions sémiotiques, caractéristique pour cette technique de multiplication des variantes qui, tout en déstructurant la lecture de surface par le brouillage des pistes, et en renforçant le message sous-jacent, sélectionne les lecteurs eux-mêmes (cibles virtuelles du texte réel du crime)5.

En effet, en mentionnant des soi-disant « sources de l’émigration roumaine » – car il ne peut être question d’une véritable référence, vu son caractère nébuleux et invérifiable – ou en faisant appel, tout simplement, à « l᾿on dit », Mircea Podină énumère trois causes de l’assassinat :

  1. Des recherches que le professeur Couliano aurait entreprises au sujet d’organisations secrètes des légionnaires aux États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule “Les Fils d’Avram Iancu”, entraînant de la sorte la réaction violente des organisations respectives ;
  2. Le rôle que le professeur Couliano aurait joué dans l’organisation de la visite du roi Michel I de Roumanie à l’Université de Chicago, l’idée étant que le rapprochement entre le professeur et l’ancien souverain et sa famille aurait pu déranger des milieux politiques, non précisés ; enfin,
  3. En invoquant « le dernier numéro» du « journal Lumea Liberǎ Româneascǎ édité à New York » (désormais abrégé LLR), numéro abandonné au même vague référentiel que ses autres « sources », le correspondant nous révèle, chose connue de tout le monde, « que le professeur Culianu était fiancé à Mlle Hillary Wiesner (…) qu’il devait épouser en août». On se demande quel rapport aurait pu entretenir ce mariage avec le crime particulièrement odieux, que le professeur Anthony Yu avait interprété dans le sens d’un crime rituel. Jalousie ? Que nenni ! Car : « À cause de ce mariage, le professeur a consenti à passer au judaïsme, ce qui, apprécie la publication précitée, aurait pu signifier pour l’assassin un parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel (…) Mircea Eliade » !

21 mai - Il était une fois Ioan Petru Culianu ! Istoria.

Une affaire de religion ?

On entre, avec cette troisième « hypothèse », dans la galaxie du plus pur antisémitisme, aggravé par cette formule ignoble et absurde entre toutes de « parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel Mircea Eliade ». Sinon, il va sans dire qu’on a affaire là à une « hypothèse » fondée sur une autre et réduite, de ce fait, quasiment à néant, vu le caractère invérifiable de la supposée conversion de Couliano au judaïsme. Vraisemblablement, il s’agit, plutôt, d’une opération d’intoxication mise en œuvre par les « sémioticiens du crime » qui semblent avoir misé sur le substrat antisémite et sur la désinformation probable de bon nombre des lecteurs éventuels du « texte » de l’assassinat. Ainsi, l’intoxication consiste ici non seulement dans le contenu de l’information, à la limite, calomnieuse, mais aussi dans son « cadre de crédibilité » ou, si l’on veut, dans sa source, puisque l’attribution par M. Podinǎ au journal LLR – périodique new-yorkais auquel avait collaboré Couliano6 de l’idée de sa conversion au judaïsme, ce qui « aurait pu signifier pour l’assassin (?) un parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel (…) Mircea Eliade », est, tout simplement, fausse7.

On retrouve, ainsi, une astuce constante chez les sémioticiens du crime, à savoir celle de s’abriter derrière des sources fictives (ou plus ou moins habilement falsifiées), choisies dans le « camp de crédibilité » de la victime (ainsi, « le haut dignitaire américain » fictif, le rapport falsifié de la police de Chicago, la fausse appréciation attribuée à LLR)8.

Détail supplémentaire, insidieux jusqu’aux confins de l’abject :

Après l’assassinat, elle [Hillary Wiesner] a pris de l’appartement de M. Culianu trois sacs dont on ignore le contenu. En même temps, elle est la bénéficiaire d’une police d’assurance-vie du professeur, évaluée à 150 000 $. Elle avait un compte commun avec lui en valeur de 90 000 $.

Il s’agit là d’une technique jouant sur la désinformation, voire carrément sur l’ignorance du public visé, combinant le vague insinuant, limite calomnieux, des références ‒ car toutes ces manœuvres serpentesques existent par le tonseulement, quand il ne s’agit carrément d’une téméraire falsification ‒ avec les préjugés supposés du lecteur, auxquels on fait appel d’un air entendu, air qui gomme, en quelque sorte, les éventuels doutes, parfaitement légitimes par ailleurs, concernant la fiabilité des sources. Résulte de tout cela un halo de bassesse partagée qui approfondit le « crime » religieux supposé par une implication crapuleuse, confortant encore plus le cliché antisémite. Veut-on même impliquer par-là que Hillary Wiesner, la fiancée de Couliano, aurait été personnellement impliquée dans l’assassinat ? Aussi absurde qu’elle puisse paraître, il faut dire que l’idée a bien été véhiculée pendant un temps. En tout cas, au moment des faits Hillary Wiesner se trouvait en Angleterre, à Cambridge, si mon souvenir est bon !

« Les Fils d’Avram Iancu »…

Revenons à la première thèse avancée par le correspondant, celle concernant les recherches soi-disant entreprises par le professeur Couliano « au sujet d’une série d’organisations secrètes des légionnaires des États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule Les Fils d’Avram Iancu, entraînant de la sorte la réaction violente des organisations respectives ». Cela aurait, du moins en apparence, l’air un peu plus cohérent. Le problème est que « Les Fils... » en question, comme les autres, ne sont que des masques de la Securitate elle-même, créés par celle-ci précisément pour mieux camoufler ses opérations criminelles.

Quant aux prétendues recherches entreprises par Couliano au sujet de ces fameuses « organisations secrètes de légionnaires », les choses sont un peu plus compliquées et pour les éclaircir nous nous permettons de citer un passage de notre étude susmentionnée :

En Juin 1990, suite à un article publié dans l’hebdomadaire italien Panorama9, Culianu devint la cible de menaces et d’attaques aussi bien téléphoniques qu’écrites10. Le 13 Juin de la même année le président de la Roumanie, Ion Iliescu, déclenchait la 3e et certainement la plus sanglante “minériade” et dix jours plus tard, en réponse aux atrocités commises par les mineurs (sinon par les agents de la Securitate déguisés en “gueules noires” pour les besoins de la cause) Culianu initiait, à son tour, le “sérial journalistique” Scoptophilia. Ce fut le signal d’une remarquable intensification de la “sémiotique de la menace” à laquelle l’avaient déjà exposé ses prises de position antérieures. Les “correspondants”, d’ailleurs, n’étaient pas, comme on aurait pu s’y attendre et comme c’était arrivé dans le cas d’autres opposants visés par la Securitate, des “instituteurs” indignés ou des “bons citoyens” en colère, mais deux organisations politico-terroristes : Vatra Româneascǎ (l’Âtre Roumain) et Fiii lui Avram Iancu (les Fils d’Avram Iancu)11. Sans doute, même s’il s’avère, maintenant, presque impossible de connaître le contenu exact de ces lettres12, on peut reconstituer, du moins en partie, leur teneur d’après certaines déclarations, particulièrement agressives, des autorités roumaines de l’époque et en fonction de quelques articles de Scoptophilia – notamment “Patriote ?ˮ – qui semblent contenir les répliques à peine codées de Culianu 13.

La visite du roi Michel à Chicago

Cela peut paraître curieux que nous ayons choisi de placer en dernière position la deuxième « hypothèse » de Mircea Podină. À vrai dire, la raison en est fort simple puisque : à la différence des deux autres, simples insinuations et commérages à teneur antisémite, celle-ci renferme un noyau tragiquement véridique. En effet, il y a des éléments concrets prouvant que le rôle joué par le professeur Couliano dans l’organisation de la visite du roi Michel à l’Université de Chicago avait bien dérangé certains milieux politiques, même si le correspondant de Radio Bucarest se garde bien de dire qu’il s’agissait du gouvernement post-communiste roumain lui-même, présidé par nul autre que Ion Iliescu, le commanditaire plus que probable de l’assassinat ‒ surtout si l’on tient compte de sa fort agressive conférence de presse du 7 juin 1991 que nous avons citée au début. En effet, le président craignait comme la peste le renforcement du prestige politique de l’ancien roi, qu’il avait fait expulser sur son ordre exprès par deux fois déjà, lors de visites triomphales en Roumanie après 1989, alors qu’Iliescu lui-même tirait sa « légitimité » à la tête de l’État de falsifications électorales et d’un ensemble de techniques, limite génocidaires, combinant les « minériades » et les attaques terroristes14

Ioan Petru Culianu - expert en gnosticisme et magie de la Renaissance | L'UE choisit la Roumanie (2015). Radio Romania Regional.

De quoi s’agit-il ? Voyons de plus près quelques faits. Le 2 avril, au cours d’un déjeuner, Couliano avoua à Frances Gamwell, l’épouse de l’ancien doyen de la Divinity School, Chris Gamwell, qu’il était poursuivi. Onze jours plus tard, dans la nuit du samedi, 13 avril, alors qu’il participait à une collecte de fonds en faveur du roi Michel de Roumanie, en visite à l’Université de Chicago, Couliano se fit presque agresser par un inconnu. L’étrange événement se passa dans le hall du Drake Hotel de Chicago – comme il allait le raconter à son ami, le Professeur Moshe Idel de l’Université Hébraïque de Jérusalem – un endroit plutôt bizarre, pullulant de figures suspectes. L’individu, dont le pardessus faisait une bosse, en recouvrant à peine quelque chose qui ressemblait fort à une arme, cachée, selon toute vraisemblance, dans la poche intérieure de son veston, le poussa contre le mur, tout en proférant des menaces de mort. « Il m’a dit que si j’allais soutenir le roi, ils me tueraient » (n.s.)15.

Le sens de la manœuvre se dévoile à l’occasion de deux points supplémentaires dans les « scénarios » avancés par Mircea Podină, appelons-les 4 et 5, bien qu’il s’agisse, en réalité, d’un passage plutôt homogène que nous allons donner ci-dessous :

 4. Ajoutons encore que les recherches sont, en vérité, considérablement gênées par des rumeurs et des accusations sans fondement, fait qui a déterminé le FBI à entraîner aussi dans les efforts de solutionner le cas un agent parlant le roumain.

5. Enfin, la conclusion qui s’impose à ce stade des recherches, conclusion qui a été confirmée catégoriquement par le département de la Police de Chicago, est qu’il ne peut pas être question d’une quelconque implication des services secrets roumains dans ce malheureux cas16.

À partir de cela tout devient parfaitement clair. Les « rumeurs et les accusations sans fondement » qui avaient « en vérité, considérablement gêné » l’enquête, déterminant le FBI « à entraîner aussi dans les efforts de solutionner le cas un agent parlant le roumain », sont, bien entendu, les rumeurs et les accusations visant l’innocente Securitate, opprimée et persécutée comme toujours par un exil roumain friand d’absurdes ragots (même s’il faut considérer la conférence de presse du président Iliescu comme une regrettable boulette). Évidemment, « la conclusion qui s’impose à ce stade des recherches, conclusion qui a été confirmée catégoriquement par le département de la Police de Chicago, est qu’il ne peut pas être question d’une quelconque implication des services secrets roumains dans ce malheureux cas ».

« D’où provient cette insistance obsessionnelle de disculper la Securitate ? » s’interroge, à juste titre, dans son article suscité, M. Dragomir Costineanu.

« Le crime de lèse-Eminescu »

Peut-être la meilleure réponse à cette question est fournie par un autre texte, plus précisément un article publié le 28 février 1992 dans ce qu’on pourrait appeler sans hésitation l’officieux de la Securitate, le journal d’extrême extrême-droite România Mare (La Grande Roumanie), journal dégénéré et dirigé ou plutôt führerisé par le cousin politique de Vladimir Jirinovski, double roumain aggravé de Jean Marie Le Pen : Corneliu Vadim Tudor, inspirateur probable de Nicolas Sarkozy (les deux avaient sympathisé à l’occasion d’une visite en Roumanie du président français, qui lui avait emprunté, en l’adaptant, la fameuse formule des Kärcher17).

L’article était paru sous le titre, déjà suggestif par son ineptie criminelle, de “Crima lez-Eminescuˮ (Le crime de lèse-Eminescu)18. Cette infamie, car c’en est précisément une, représente d’ailleurs la plus conséquente et, certainement, la plus désespérée tentative de la Securitate de salir – maintenant, plus de trente ans après, nous pouvons le dire, hagiographie oblige, de profaner ‒ la mémoire de Ioan Petru Couliano, et en même temps, de récupérer une sémiotique du crime que ses organisateurs sentaient trop bien leur glisser d’entre les mains.

Si auparavant nous avions eu affaire à des techniques de désinformation et d’intoxication, somme toute, plutôt communes, bien plus choquantes par l’implication, dans la défense de l’« honneur » d’une police politique depuis longtemps compromise, des plus hautes autorités de l’État, notamment du président de la Roumanie, M. Ion Iliescu ; et si par sa correspondance radiophonique, M. Podină parvenait bien plus à confirmer de forts légitimes soupçons que de laver l’image à jamais salie de la plus bête « intelligence » de la planète, pour reprendre le titre d’un des articles de Couliano19‒ dans l’article publié dans le journal de Corneliu Vadim Tudor nous découvrons une forme particulièrement abjecte de « revendication criminelle ».

En effet, la dégénérescence sémiotique, d’ailleurs inévitable, du « texte du crime », combinée à la perte progressive du contrôle médiatique de cette fort ténébreuse affaire, ont déterminé la Securitate à passer, d’un discours non dépourvu d’agressivité mais essayant de respecter, plus ou moins, les conventions d’un processus de communication construit d’affirmations fondées sur des sources fictives, il est vrai, et de déclarations calomnieuses inventées de toutes pièces, sans doute, mais s’efforçant encore de conserver le cadre vide d’une polémique politique même ignare, ridicule et grotesque, à une langue de bois aggravée par un délire nationaliste thanato-scatologique au sens littéral du terme.

On retrouve, avec cet article, la structure volontairement profanatrice du « texte de l’assassinat », déjà défini comme un possible « crime rituel », porteur d’une souillure à la fois symbolique et physique de la victime. Très simplement, il s’agit d’un transfert, celui de la scatologie ritualisée de l’acte à la scatologie pseudo-judiciaire de la parole, en fantasmant un code inexistant, grossièrement inspiré d’après l’ancien crimen laesae majestatis et représentant, en tant que tel, un inqualifiable acte de sycophantisme anti-culturel. En fin de compte, plus que d’une transcription langagière de l’acte, plus même que d’un décodage et d’une glose du crime, il s’agit, ici, d’un aveu et, d’une manière encore plus décisive, d’une apologie du crime : une sorte de « lynchage sacré » au nom de la nation.

Essayons de trancher dans cette charogne de syllabes quelques quartiers purulents d’infamie (nous précisons que les majuscules comme les minuscules ainsi que les éventuels soulignements sont dans le texte) :

…il est impossible de passer sous silence, si l’on est roumain, l’abominable crime commis par le pygmée de Chicago (…) CONTRE LA CULTURE ROUMAINE (…) Mais le crime le plus affreux du réfugié au mégalopolis des gangsters nous est divulgué, avec une paradoxale sérénité de complice, par Dorin Tudoran20 dans une apologie nauséabonde dédiée à cet excrément sur lequel on n’a pas tiré suffisamment d’eau dans le Water Closet létal que le destin semble lui avoir préparé : nous allons citer quelques phrases du panégyrique épreint rédigé par d.t. et qui sont autant d’injures de paranoïaque [on a l’impression d’avoir déjà rencontré ce terme quelque part, on dirait dans la conférence de presse du président Ion Iliescu, n.n.] à l’adresse de la Roumanie et de son génie national, l’inégalable Eminescu… Autrement dit, le salaud de Chicago nous reproche le fait qu’Eminescu nous a appris à aimer notre pays comme le don le plus précieux que nous ayons reçu avec la vie. Selon l’opinion fermentée dans le cerveau fécaloïde de Culianu (sic!!!), Eminescu et seulement Eminescu serait coupable du fait que les Roumains souffrent de patriotisme qui serait une “maladie psychique”. Par conséquent (…), Culianu rêvait, pour nous guérir du patriotisme, d’une thérapie de choc, tout comme (…) s’en sont guéris depuis longtemps certains transfuges, ainsi que d’autres, non exilés encore qui, par leur présence ici, souillent la terre sur laquelle ils marchent [on reconnaît ici aisément « les citoyens qui dénigrent le pays au-dehors » ainsi que « les cercles roumains à l’étranger », dénoncés par la conférence de presse iliescienne, cf. supra, n.n.]. Tous, ils s’estiment les subordonnés privilégiés de ceux qui visent à transformer la Roumanie en une sorte de colonie divisée [là le langage devient carrément poutinien, évidemment avant la lettre, n.n.], pour mieux asseoir la mainmise des magnats de la “super-métropole” à laquelle ils se sont vendus .

Cette utilisation d’une « axiologie » nationaliste et, bien entendu, religieuse passablement hystérique, constituant une sémiotique de la justification du crime, semble documenter le passage d’une idéologie totalitaire néo-communiste, à une espèce de fondamentalisme fascisant, expression d’une dictature particulièrement revancharde du ressentiment.

Corneliu Vadim Tudor (1949-2015), l’auteur plus que probable de ces inepties21, s’est vu par la suite suspendre son immunité parlementaire, ayant été inculpé dans 18 procès différents.

D’autres fables imaginées plus tard sur le compte de Couliano – dépouillées de cet acharnement psychopathe et de cette scatologie rituelle macabre, qui combinent calomnies et ragots aux injures les plus grotesques, le tout traversé par une indéniable pulsion coprophagique – ont dégringolé ensuite au sous-niveau d’un sensationnalisme idiot de roman de gare22.

La « sémiotique du crime »

En plus d’un brillant historien des religions, et d’un journaliste politique redoutable, comme il s’est avéré dans sa série Scoptophilia, Couliano était aussi un remarquable prosateur. Or cette irruption du totalitarisme par le crime dans une sphère qui aurait dû lui demeurer absolument inabordable, celle des écrivains en tant que pneumatophores, pour n’être pas tout à fait la première, s’avérait et la plus brutale et la plus choquante par son incroyable vilenie. Pourtant, il ne s’agissait pas de ma première expérience que je pourrais qualifier comme personnelle et malheureusement traumatisante avec l’assassinat d’un écrivain. Mais plutôt de la première qui, tant par ma maturité acquise que par le cadre circonstanciel sensiblement plus flexible ‒ je me trouvais, après tout, en France et non dans la Roumanie à peine post-communiste, bien que, le cas de Couliano le prouvait amplement, cela ne me mettait pas vraiment à l’abri de certains risques ‒ m’ouvrait une possibilité plausible de réagir, et de réagir analytiquement. En effet, l’indignation ne vaut pas grand-chose sans un réel mûrissement de la compréhension, de la capacité de transformer le simple cri en élucidation des raisons et des méthodes sous-jacentes, sans quoi les sophismes de la « sémiotique du crime » risquent de vous égarer.

Car, après tout, tout est bataille d’image dans la version actuelle de ce bas monde, qu’il s’agisse d’assassinats ou de guerres, peut-être de guerres plus encore. Tant les bombardements de la propagande et de l’info-propagande sont simultanés, même si pas tout à fait concomitants, de la propagande des bombes. Oh ! je n’en doute pas, on finira par contempler l’Apocalypse à la télé jusqu’à la dernière seconde !... Pour passer ensuite au grand show eschatologique, quelle qu’en soit la forme...

Notes

[1] Par une étrange coïncidence, le même jour où, en Inde, était assassiné Rajiv Gandhi.

[2] La date, déjà, était tout sauf indifférente. En effet, comme le professeur Anthony Yu l᾿avait bien compris, l’assassinat de Culianu se laissait lire comme un meurtre rituel, le 21 mai coïncidant avec le jour de la fête de sa mère: «The date of the crime was ritually significant: May 21 in the Orthodox Church is Saint Helen’s and Constantine’s Day, Culianu’s mother’s name day. The name day in Orthodoxy commemorates a person’s baptism into the sacred realm. During Ioan’s years of exile, his mail was routinely delayed and opened, but for nineteen years the card he had sent his mother on her name day always arrived promptly and unopened. (…) A murder site is a text, and Culianu᾿s colleague Anthony Yu analyzed the bathroom locale of his close friendʼs murder. “It was ritually significant. It conveys symbolic and physical humiliation, stain, impurity, a most profane site to end a life... In fact, I᾿ve often wondered if it was a cult killing”» (apud Ted Anton, Eros, magic and the murder of Professor Culianu, Northwestern University Press, Evanston, 1996, p. 250 : désormais abrégé EMMPC). À cela il faut ajouter la remarque du poète et essayiste Andrei Codrescu: « Such disinformation was a "trademark of Securitate", according to Andrei Codrescu. The humiliating manner of the murder, and the choice of a lesser known figure whose disapperance would confuse and demoralize opponents, was another trademark. Culianu᾿s harassement, combined with the disinformation after the crime, at the very least merited government response» (apud Ted Anton, ibid., p. 276).

[3] Voir notre étude “Les sept transgressions de Ioan Petru Culianu. Fractals, destin et herméneutique religieuse”, dans Les cahiers «Psychanodia», N° 1, Mai 2011, n. 120 (désormais en ligne sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html). Les textes cités à partir de sources en roumain sont donnés dans notre traduction.

[4] Il s’agit de l’article Dialogul morţilor (Le dialogue des morts) qui met en scène les deux personnages complices.

[5] Pour cette typologie des « textes » de l’assassinat, voir encore notre étude citée à la note 3 ci-dessus.

[6] Il s’agit de la rubrique Scoptophilia à travers laquelle Culianu avait exercé, pendant plus de 11 mois (entre le 6 janvier et le 22 décembre 1990), un “voyeurisme” politico-culturel, fort dérangeant pour certains milieux politiques post-communistes roumains ainsi que, surtout, pour la plus bête des “intelligences”, la Securitate. Le lecteur roumanophone peut avoir accès à la prose politique de Culianu en lisant Păcatul împotriva spiritului (Le péché contre l’esprit), éditions Nemira, 1999.

[7] Cf. Dragomir Costineanu, “Les mystères de la mort de I.P. Culianu”, dans Lupta/Le Combat, n° 211/7 octobre, 1993 (en roumain).

[8] L’obsession des “sémioticiens du crime” de contrôler non seulement le signe émis mais surtout son code de lecture, voire sa trajectoire interprétative, ainsi que, plus communément dans un sens, la trajectoire de l’enquête, transparaît de l’impertinente offre de collaboration faite au FBI par Virgil Măgureanu, le directeur de l’époque du Service Roumain d’Information (SRI), offre qui cachait mal, sous l’ironie et même l’arrogance de surface, l’inquiétude de profondeur (v. notre article “Masca şi mesajul. Bilanţul unei morţi anunţate” / “Le masque et le message. Le bilan d’une mort annoncée”, dans Écrits critiques et politiques, 1980-2022, Les Cahiers «Psychanodia», n° 3, Mai-Juin, 2022, p. 86 – à lire sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html).

[9] I.P. Culianu, “La realta? Sono dueˮ, Panorama, le 3 juin, 1990, p. 107.

[10] Cf. Ted Anton, EMMPC (op. cit. note 2), p. 194 ; v. aussi G. Casadio, “Ioan Petru Couliano et la contradictionˮ, dans Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, Phōs, 2006, pp. 33-34 (désormais en ligne sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html).

[11] Pour Vatra Româneascǎ voir notre étude citée à la note 3, § 2.2.3.2. Quant aux « Fils… », il s’agit d’une organisation terroriste d’avant la « révolution » roumaine, créée par la Securitate, dont le but était l’intimidation, voire parfois la suppression des opposants de l’Exil roumain. « Securitate often invented fascist groups to threaten exiles, and German journalist Richard Wagner traced “the Sons of Avram Iancu” directly to it » (Ted Anton, EMMPC, p. 206). D’ailleurs, « les Fils d’Avram Iancu » n’était ni la seule, ni même la plus ancienne organisation terroriste fascisante créée par la Securitate à l’encontre de l’émigration roumaine et, notamment, à l’encontre de Radio Free Europe : « Plusieurs lettres de menaces lui furent également envoyé (à Émile Georgescu, journaliste à RFE n.n.), l’avertissant qu’il serait tué et sa maison incendiée s’il poursuivait ses activités au service de ses “patrons juifs”. Ces lettres semblaient émaner d’une aile terroriste de l’organisation fasciste en exil, la Garde de Fer, et étaient signées “Groupe Vˮ. Bien entendu, le Groupe V avait été inventé de toutes pièces par le DIE (Département des Informations Externes n.n.). Pour le rendre plus crédible, des lettres similaires furent envoyées à d’autres roumains vivant à l’Ouest : Noël Bernard, ancien responsable du Département roumain de Radio Free Europe, très populaire en Roumanie grâce à sa critique acerbe du régime, Paul Goma et Virgil Tǎnase, deux dissidents très actifs installés en France, l’ancien roi Michel de Roumanie, exilé en Suisse, et le célèbre écrivain Eugène Ionesco, membre de l’Académie française. Une opération de chantage fut également tentée, visant à forcer Georgescu à démissionner “volontairement” de son poste en échange d’un visa de sortie pour sa vieille mère, qui vivait encore à Bucarest (…) Bucarest n’a jamais réussi à compromettre Emil Georgescu, qui a continué à diffuser ses féroces critiques de Ceauşescu. Le matin du 28 juillet 1981, Georgescu fut frappé de vingt-deux coups de couteau par deux trafiquants français alors qu’il quittait son domicile munichois. Le rapport annuel du ministère de l’Intérieur allemand présentant les actions les plus importantes du Bundesamt für Verfassungsschutz publié en 1983 précise : “La victime a pu être sauvée grâce à l’arrivée rapide des secours. Les malfaiteurs ont été arrêtés et condamnés à plusieurs années de prison. Ils ont obstinément refusé de révéler l’identité de ceux qui avaient commandité le meurtre. Après cette tentative malheureuse, il semble que d’autres agents de Roumanie aient été chargés de liquider l’émigré roumain une fois pour toutes”» (Ion Mihai Pacepa, Horizons rouges, 1988, p. 126).

Le parallélisme des deux cas – Émile Georgescu et Culianu – tant sur le plan “sémiotique” que méthodologique est tellement évident qu’il devient quasiment inutile qu’on s’y attarde. En effet, non seulement le scénario des lettres de menace envoyées par une organisation fascisante créée pour les besoins de la cause par la Securitate, suivies d’une tentative d’assassinat – manquée temporairement dans un cas, réussie d’emblée dans l’autre – concordent, mais l’on retrouve, en plus, le même halo d’excitation antisémite autour de la victime potentielle. À vrai dire, seule l’arme du crime diffère ! (cf. notre op.cit.., ibid. n. 86).

[12] La plupart détruites par Culianu lui-même qui, soit par mépris, surtout au début, soit par anxiété (progressivement), a constamment refusé de mettre au courant la police américaine des menaces dont il faisait l’objet, et cela malgré les conseils réitérés de ses amis. La meilleure définition de cette attitude, pour le moins ambivalente, appartient, d’ailleurs, à la fiancée de Culianu, Mlle Hillary Wiesner : « Il avait la logique du magicien. Il pensait : “Si je déchire et détruis rituellement ces papiers, les circonstances qui guettent derrière eux vont être neutralisées” » (Ted Anton, EMMPC, p. 206).

[13] Cf. notre étude citée à la note 3, § 2.2.3.3. Dans son ouvrage susmentionné (note 2) Ted Anton précise : « When they [I.P. Culiano et Hillary Wiesner, n.n.] came back to Boston he found more letters forwarded by Lumea Liberă. He called his friend Dorin Tudoran. "The letters were similar to those I received," Tudoran said, "from a group claiming to be the Sons of Avram Iancu." Hatchets, large knives, and dripping blood decorated the page, which promised: "Our arms will hit those who accept wages to profane their nation, and we will put them to sleep in disgrace forever." » (EMMPC, p. 206). Donc des haches, des couteaux et des gouttes de sang associés à une rhétorique de la trahison de la patrie... Voilà pour les « recherches » de Ioan Petru Culianu concernant cette « série d’organisations secrètes des légionnaires des États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule “Les Fils d’Avram Iancu” ».

Quant à Avram Iancu lui-même, duquel se revendiquent ces bâtards criminels, il s᾿agit d᾿un fomidable révolutionnaire, avocat de formation, organisateur et chef de la révolution de 1848 en Transylvanie, de loin la plus énergique et la plus efficace des trois révolutions roumaines de l’époque, vu qu’elle a duré jusqu’en 1849, malgré le fait que Kossuth avait refusé l’alliance avec les révolutionnaires roumains. Finalement, ç᾿a été un « mensonge impérial », celui du très jeune François-Joseph ‒ mensonge qui faisait suite à un autre, du même genre, celui du « despote éclairé » Josèphe II (en 1784) contre un autre révolutionnaire roumain, Horea ‒ qui a permis l’étouffement de la révolution. Horea, lui, a été roué ; sans subir de supplice, Avram Iancu est devenu, tout simplement, fou. Visiblement, rouer les gens était passé de mode.

[14] Cette histoire des « terroristes », la plupart du temps des snipers qui frappaient et disparaissaient comme venus de nulle part, a longtemps obsédé les media roumains, jusqu’à ce qu’une émission sur la chaîne ARTE ait fini par apporter des lumières complètement inattendues sur le sujet, impliquant, curieusement, plusieurs services secrets étrangers, occidentaux ou (encore) soviétiques. Or, si la présence des derniers n’avait en soi rien de surprenant, les « aveux », parfois frappants de franchise froide, des premiers (faut-il dans ce cas aussi parler de « compensation aléthéique » ?) avaient de quoi étonner. Quant au rôle joué par la falsification informatique dans le processus électoral roumain, voir notre article “Qui-pro-quoˮ dans Les cahiers « Psychanodia » n° 3, à lire (en roumain) sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html.

[15] Apud Ted Anton, EMMPC (cité n. 2), pp. 232-233 ; v. aussi notre étude (op. cit. note 3), n. 105.

[16] Apud D. Costineanu (art. cit. note 4).

[17] Avec cette petite différence que si M. Sarkozy envisageait utiliser les nettoyeurs en question exclusivement contre ce qu’il appelait fort délicatement la « racaille » dont il comptait débarrasser les Français, C.V.T., bien plus radical, menaçait de gouverner, en cas d’arrivée au pouvoir, « à la mitrailleuse ». Kärcher, mitrailleuse ‒ le contraste demeure, quand-même, saisissant (démocratie oblige...).

[18] Ineptie sans doute criminelle car, comme nous l’avons montré en détail, Mihai Eminescu, indubitablement le plus grand poète des Roumains, figure astrale de rebelle romantique, avait aussi, en son temps, été assassiné par la forme monarchique de ce qu’allait devenir le totalitarisme moderne roumain (Les Cahiers « Psychanodia » n° 4, juin 2023, sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html, ainsi que, désormais, La Lettre du PEN Club français n° 38, pp. 8-20). 

[19] “Cea mai proastă inteligenţă” (“La plus bête intelligence”), article en deux parties, publié successivement dans Lumea liberă românească, n° 94, 21 juillet 1990 et n° 96, 28 juillet 1990 (repris dans Păcatul împotriva spiritului (Le péché contre l᾿esprit), éditions Nemira, 1999, pp. 99-104). Pour mieux saisir l’esprit du texte, nous nous permettons de donner une petite citation, assez éclairante : « L’une des innombrables ‒ mais non des moins importantes ‒ raisons pour laquelle la Roumanie aspire à un lieu unique dans le monde est son service d’intelligence. Car on peut affirmer sans hésiter : la Roumanie se trouve à la première place en ce qui concerne la bêtise de son Intelligence » (art.cit. p. 99). Faut-il encore s’étonner qu’après s’être fait si durement insulter, l᾿« intelligence » en question ait voulu prendre, intellectuellement parlant, sa revanche par une balle ?!

[20] Poète et journaliste roumain, à l’époque opposant du régime communiste de Ceauşescu et post-communiste de Ion Iliescu.

[21] Bien que le signataire de l’article soit un certain Leonard Gavriliu, traducteur en roumain de Freud. Interrogé par M. Ted Anton au sujet de ce texte, Leonard Gavriliu a nié en être l’auteur, bien qu’il ait dû, dans des conditions mal éclaircies, prêter son nom à cette ignominie. Pour plus d’éléments voir notre étude citée note 3, n. 146.

[22] Voir notre étude citée note 3, n. 147.

Présentation de l’auteur




Francopolis : la poésie en archipel

Créée en 2002 par un collectif international (Québec, France, Belgique, Suisse), Francopolis s’est d’emblée voulue « site de la poésie francophone » : un carrefour où se croisent écritures, arts visuels, sons et traductions, dans l’esprit d’appeler toutes les francophonies. Plus de vingt ans plus tard, la revue tient toujours ce pari d’hospitalité, portée par un comité collégial (Dana Shishmanian, Éric Chassefière, Dominique Zinenberg, François Minod, Mireille Diaz-Florian, Eliette Vialle, etc.) qui orchestre une quinzaine de rubriques foisonnantes.

Le n° 184, paru au printemps 2025, déploie un sommaire à la fois ample et équilibré : il s’ouvre sur un Salon de lecture où Gilles Lades, interrogé par Catherine Bruneau, orchestre un bouquet de poèmes en dialogue avec un entretien fouillé ; la rubrique Lectures/Chroniques consacre ensuite un dossier critique à Attentive, éperdument d’Ida Jaroschek, confirmant l’attention de la revue aux voix singulières de l’heure. Dans Créaphonie, poèmes et peintures de Catherine Bruneau et François Teyssandier explorent la fusion image‑verbe, tandis que Une vie, un poète rend un hommage sensible à Fernando Pessoa, "l'innombrable". La polyphonie s’élargit avec D’une langue à l’autre, qui propose un poème inédit de Daniel Martinez, avec traduction en italien, quatre poètes italiens contemporains, et des poèmes bilingues (persan/français) de Saghi Farahmandpour ; puis Franco‑semailles offre des poèmes inédits d'Anne Barbusse, Richard Taillefer, Patrick Joquel, etc., alors que Vue de francophonie nous propose des inédits de Flavia Cosma (Québec) et Victor Saudan (Suisse). Un Coup de cœur met en avant l'œuvre de Patrick Quiller.

Pour la diversité de ses entrées (du haïku filmé à l’essai érudit), pour sa mémoire vivante (des centaines de dossiers disponibles en ligne), et pour cette façon singulière de tisser sans hiérarchie la poésie et les arts, la création contemporaine et la redécouverte patrimoniale. Francopolis incarne, en somme, une francophonie poétique connectée, polyphonique et généreuse — un archipel que l’on explore à la manière d’un atlas hypertexte, en se laissant guider par la houle des liens.




La passe-frontière des étoiles : Rencontre avec Cécile Oumhani

Née à Namur d’une mère écossaise et d’un père français, longtemps partagée entre la France et la Tunisie, Cécile Oumhani a fait du franchissement des frontières – géographiques, culturelles et intimes – la matière vive de son écriture. Poète, romancière, nouvelliste, elle a reçu le Prix européen francophone Virgile en 2014 pour l’ensemble de son œuvre après avoir été distinguée, entre autres, par le Prix littéraire européen de l’ADELF pour Le Café d’Yllka (2009). Ses textes, nourris d’errance, d’exil et de métissage, circulent aujourd’hui dans plus d’une vingtaine de pays, portés par des traductions, des résidences littéraires et de nombreuses lectures publiques. 

Après le recueil de poèmes La ronde des nuages – finaliste du Festival de la poésie de Montréal 2023 – elle a publié en 2024 le roman Les tigres ne mangent pas les étoiles (Élyzad) et le recueil bilingue de nouvelles Like Birds in the Sky(Red River Press, Delhi), confirmant sa manière singulière de donner voix aux silences de l’histoire et aux identités plurielles.

Nous la rencontrons aujourd’hui pour explorer son art du tissage entre mémoire et imaginaire, sa place de « passe-frontières » dans la littérature francophone et anglophone, et la façon dont ses engagements – qu’il s’agisse de traduire la poésie afghane interdite ou de faire dialoguer les rives de la Méditerranée – nourrissent son travail. Avec Cécile Oumhani, chaque page devient un pas vers l’autre ; cet entretien est l’occasion de comprendre comment se construit, livre après livre, cette géographie sensible où les voix des migrants, des femmes et des oubliés résonnent comme un chant de résistance.

Tu écris indifféremment de la prose, et de la poésie. Indifféremment ? Ou bien est-ce que ces deux modalités de mise en œuvre du langage correspondent à des nécessités ?
 L’écriture nous traverse. Elle vient de très loin et implique des territoires de nous-mêmes sur lesquels nous n’avons pas toujours prise. Il y a ces paroles et ces silences qui ont franchi des générations pour arriver jusqu’à nous, sans que nous en soyons conscients. Leurs échos nous remuent, même à notre insu. D’une certaine façon, je crois que nous portons tous l’histoire de l’humanité, ses peurs, ses espérances. Tout cela s’entremêle en nous avec ce qui nous a touchés, heurtés, nourris. C’est comme si nous nous penchions au-dessus d’une rivière, captés par ces reflets mouvants, qui surgissent de très loin ou en quelques heures. C’est la profondeur de ce lit que nous ne comprenons pas toujours, parce que tant de choses d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui s’y mélangent. Tout cela pousse à tenter d’élucider, de faire résonner les mots, d’explorer leur mélodie secrète.
Oui, dans mon cas, il y a alternance de la poésie et du roman. Cela tient aux expériences que je viens d’évoquer. L’une ou l’autre m’appelle, me surprend avec ce que ce mystère a de séduisant, de puissant.
Le roman peut rejoindre par instants la densité, l’intensité du poème. Mais l’un et l’autre se déploient selon des temporalités différentes. Le poème existe selon une fulgurance qui lui est particulière. Mais l’écriture d’une manière générale n’est-elle pas vouée à déplacer ses propres frontières pour explorer plus loin de nouveaux espaces où tout se redéfinit ?

Cécile Oumhani, Les Tigres ne mangent pas les étoiles, Elyzad, 2024, 160 pages, 16€50.

Ton engagement humaniste t’a conduite à venir en aide à des auteur-e-s en danger, à porter leur voix, à veiller à ce que leur vie soit sauve. Est-ce que pour toi cet engagement va de pair avec l’écriture ? Est-ce qu’écrire c’est combattre ? Comment t’a-t-il été possible de prendre position et de lutter ?
Écrire un poème ou un roman, ce n’est pas écrire un manifeste ou un pamphlet. La part de l’imaginaire et sa liberté échappent au raisonnement, à la prise de position délibérée. Elle est plus vaste, voire insaisissable. 
Alors où intervient l’engagement, le cri de protestation ? J’écris aussi parce que je suis interpellée, bouleversée par des personnes, par les situations qui leur sont faites. Ce sont des moments spécifiques sur mon chemin d’écriture.
Être écrivaine, poète ne signifie en aucun cas que je ne suis pas aussi une citoyenne, une citoyenne du monde. Être lu donne potentiellement un poids aux mots que nous écrivons. Nous avons une responsabilité, une place à donner à ces mots-là. Oui, ils peuvent avoir leur effet. Sinon pourquoi tant d’écrivains, de poètes seraient-ils depuis toujours et un peu partout empêchés, réduits au silence, voire emprisonnés ? C’est donc que les mots que l’on écrit peuvent dire, voire changer les situations. Ils ont en tout cas le pouvoir de rendre une visibilité à celles et ceux que l’on voudrait effacer.
Peux-tu évoquer ton dernier roman, Les Tigres ne mangent pas les étoiles ? Quelle place occupe-t-il dans ton œuvre ?
Il s’agit de deux femmes, qui a priori n’avaient pas de raison de se rencontrer. La narratrice européenne est en route vers l’Inde, où son père, récemment décédé, a passé les premières années de sa vie, pendant le Raj britannique. Elle rate sa correspondance au Moyen-Orient et croise par hasard une Afghane, exilée en Allemagne, en chemin vers Kaboul, pour voir son père malade. C’est une rencontre entre les langues et les lieux. L’une et l’autre sont assombries, mais parvenir à se parler va les aider à traverser les ombres.
Ce roman est né de la conviction que cette humanité qui est la nôtre peut nous rapprocher, parfois dans les circonstances les plus inattendues. J’ai délibérément donné une place à la poésie en ponctuant les chapitres de citations de poètes du monde entier. L’Irakien Es-Sayyâb, l’Afghan Majrouh, Rose Ausländer, Rabindranath Tagore… Est-ce dans la mélodie secrète de la poésie que se rejoignent les imaginaires ? J’ai été souvent étonnée de constater dans les festivals internationaux que j’étais touchée par des poèmes dits dans des langues que je ne parle pas, mais dont la musique portée par une voix me touchait.
J’évoque aussi Berlin, à l’époque du Mur qui séparait la ville en deux. Le roman paraît bientôt en allemand et ce que m’ont dit ma traductrice et mon éditeur de cette partie allemande du livre m’émeut beaucoup. J’ai ressenti en écrivant l’urgence de faire vivre ces bribes gardées  de mes fréquents séjours à Berlin dans les années 1980.
Penses-tu que la parole romanesque touche plus que la parole poétique ? Ou bien est-ce différent, et en quoi ?
Je ne dirais pas que l’une touche plus que l’autre. Elles le font différemment et chacune dans la temporalité qui lui est propre. Ce qui prime, c’est le rapport à l’écriture, l’incandescence que l’on cherche à donner aux mots, les variations d’intensité que l’on cherche. De plus, les frontières entre l’une et l’autre sont en constante redéfinition. L’écriture est aussi une expérimentation avec les mots que l’on fait bouger, migrer,  pour qu’ils vivent, pour en explorer les zones inconnues.
Penses-tu que la littérature permette de fédérer, de former une communauté planétaire capable de lutter contre les injustices criantes et les exactions commises dans de trop nombreux pays aujourd’hui ?
Merci !
La littérature nous rapproche. Les mots ont le pouvoir de franchir les frontières. Leur souffle nous ouvre sur ce que nous ignorions, au-delà de nos indifférences, de nos aveuglements. On rejoint ici à nouveau l’intimité que les mots créent avec des expériences que nous n’avons pas vécues directement. Un poème, un roman ont parfois la force de pulvériser les cloisons qui nous séparent les uns des autres. Oui, en ce sens, la littérature peut changer le monde et c’est pourquoi elle fait peur. C’est pourquoi des livres ont été brûlés, interdits et le sont encore, avec des écoles, des bibliothèques, où des titres sont bannis du jour au lendemain.
Écrire, lire sont des espaces de liberté irremplaçables, à défendre coûte que coûte.

Présentation de l’auteur




Deepankar Khiwani (1971–2020) : Entr’acte

Prologue

Miroir à deux faces brisées

 Acte I

Originaire de Delhi, Deepankar Khiwani l’était parce que ses parents y avaient trouvé refuge lors de la traumatique Partition de l’Inde et du Pakistan. Orpheline, sa mère rencontra son père dans un train. Un nouveau déplacement emmena plus tard la famille dans une lointaine banlieue de Bombay.

Ces faits biographiques sous-tendent l’œuvre de Deepankar, qui rêvait de devenir écrivain mais mena avant tout une brillante carrière au sein d’un géant de l’informatique français, d’abord pour soutenir sa famille puis poussé par une crainte insoutenable de l’insécurité financière, hantise commune à des bataillons de jeunes Indiens qui déferlent sur le marché du travail dans le sous-continent mondialisé.

Entr'acte  fut son premier recueil de poèmes publié en Inde et sa sortie ici chez Banyan en édition bilingue est une initiative louable. C’est un « récit secret de perte », habité par une «nostalgie océanique du présent», nous confie Jeet Thayil*, qui a inclus l’auteur dans son anthologie The Penguin Book of Indian Poets.

Khiwani était un poète sinon honteux, du moins caché. On ne peut parler de lui sans évoquer son éminente carrière chez Capgemini, dont il finit par être nommé PDG. Chez lui, « la facilité déconcertante (…) à manier la rime, la cadence » et la forme strophique paraît être une extension plus que l’envers de son savoir-faire « professionnel ».

Dans sa poésie il privilégie la forme, et en évince le personnel.

 

II

‘I love you’ – thirteen times ! What sort
of bloody poem is that ? Anyone can
express a silly uncerebral thought :
The poet’s more than just a passionate man !

 ‘What do you mean – that’s what you ‘wished to tell’ -
It means quite nothing, and what’s more, won't sell’.

II

« Je t’aime » treize fois ! Quelle sorte,
quelle espèce de poème est-ce là ? Tout le monde peut
exprimer une pensée stupide et irréfléchie :
Le poète est plus qu’un homme passionné !

« Que veux-tu dire – c’est ce que tu voulais dire ? –
Ca ne veut rien dire et, en plus, ça ne se vendra pas. »

Sans doute Khiwani suivait-il là, avec son humour sec et distancié, le maître Dom Moraes, que la maladie mentale de sa mère avait conduit à proscrire « l’étalage » de l’intime dans ses écrits. Un poème doit, avant tout, être « construit », plus ajusté est le masque, plus sa force de conviction sera grande. On pense à Philip Larkin, c’est-à-dire : à un mélange postmoderne de langue familière, de maîtrise absolue de la métrique et de sentiment d’absence à soi.

Sans que le refus de l’émotion exclue, d’ailleurs, des plongées dans une certaine violence bergmanienne.

 

So come on now, and take that scalpel up –
and cut it out ! that anguished look, my friend…
You never can kill her until you do.

Alors vas-y maintenant, prends ce scalpel –
et coupe ! ce regard angoissé, mon ami…
Tu ne pourras jamais la tuer si tu n’agis pas.

                                    ∗∗∗

One day he wakes to find his mirror cracked ;
And through the window there in its dark frame,
He finds the selves that stare as if they lacked
The will to find his face and theirs the same.

Un jour, il se réveille, trouve son miroir brisé ;
Et, à travers la fenêtre, dans son cadre sombre,
Voit les « moi » qui le regardent fixement comme s’il leur manquait
La volonté de voir que son visage et le leur se confondent… 

Les miroirs, réfractaires plus que réfléchissants, et volontiers brisés pour mieux renvoyer l’image d’une personnalité morcelée, les vitres, les fenêtres, les cadres sont des topoï récurrents d’Entr’acte.

Ce que voyait le miroir de Khiwani était, à l’époque de son premier recueil, du moins, quasi dépourvu de couleur locale. En cela, il appartenait résolument à la génération d’écrivains du sous-continent et autres postcoloniaux qui refusaient toute étiquette ethnique. De par son métier de consultant et de par l’itinérance intercontinentale qui en découlait, il ne pouvait que refuser d’être catalogué comme poète « indien ».

[Plus tard, dans des séries ultérieures - telle Bombay Sequence -, face à la mutation de Bombay en Mumbai, face aux renversements de l’indianité nouvelle dans la néo-Inde Modienne, il sera davantage enclin à définir son indianité perdue.]

 

Deepankar Khiwani, Entr'acte, Édition bilingue, 2024, éditions Banyan.

Mais, pour l’heure, dans Ent’racte, sa poésie se loge toute entière dans l’entre-deux : d’où l’« entracte » du titre, non, plutôt… entr’acte avec une apostrophe – Khiwani, qui avait vécu quelques années en France, tint à Entr’acte comme titre de la version originale du recueil, parue en 2006 chez Harbour Line (Mumbai), maison d’édition confidentielle d’un collectif de poètes, dont il faisait partie.

Sa poésie est une poésie de l’apostrophe, de l’élision.  

 

Entr’acte

 I write on a clean paper napkin,
carefully folding it first.
Lifting my eyes I see you
look at me tenderly.

 Poets are good actors.
Good actors, as they say, forget
that they are elses to the parts they play.
So I play out this frowning poet role,
And you
Look at me tenderly.

 And till the rain is gone we stay,
Trapped in this smoke-filled bar :
A drunkard lifts his glass to us,
Or what he thinks we are.

Entr’acte

J’écris sur une serviette en papier propre
que j’ai pliée avec soin.
Levant les yeux, je te vois
me regarder avec tendresse.

Les poètes sont bons acteurs.
Les bons acteurs, dit-on, oublient
qu’ils sont autres que les rôles qu’ils jouent.
Et moi je joue le rôle du poète renfrogné,
et toi tu
me regardes tendrement.

Et nous restons jusqu’à ce que la pluie cesse,
Piégés dans ce bar enfumé :
un ivrogne lève son verre à nous deux,
ou à ce qu’il pense que nous sommes.

Anand Thakore, fondateur de Harbour Line et compagnon de route de Deepankar, indique que, dans les écrits de ce dernier, l’essentiel est pris en sandwich « ‘entre les actes’ : tentative d’opposer l’illusion théâtrale, pour ainsi dire, aux réalités de la vie. » La poésie de Khiwani : ses thèmes (« l’art, le sexe, les relations, le mariage, le vide perpétuel à l’intérieur ») glissent insensiblement vers l’« autodissolution ».

Khiwani croyait sincèrement au précepte du « chaque poème pour lui-même » et, en même temps, imposa à la composition de son recueil Entr’acte le genre de structure qu’on trouve plus fréquemment au théâtre et dans le roman que dans la poésie : Sept scènes/chapitres. Sept vers apparaissant dans le Prologue. Qui réapparaîtront en têtes de chapitre. Puis enfin dans les poèmes eux-mêmes.

Il y a dans ses vers une mathématique qu’on ne peut que rapprocher de la maîtrise qu’il atteignit dans son « autre » profession, l’officielle, la managementale. Une musique de fond rythmée comme la soufflerie d’un climatiseur, iambique, décasyllabique, pentamérique, scandée de syllabes, de consonnances, d’assonances, d’accentuations mesurées, sans oublier le jeu des influences qui nourrissent la langue anglaise : saxonnes, rudes, sèches, et latines, plus rondes, plus abstraites.

Avec, toutefois… avec  le surgissement, tout à coup, mêlé aux souvenirs des Victoriens et des Elisabéthains inculqués par sa mère, des dialogues des films en hindi de l’après-guerre - quand le vocabulaire bollywoodien, héritier de l’ourdou (la langue la plus poétique de l’éventail linguistique du sous-continent, proscrite par la République indienne après la Partition, reléguée au Pakistan…), quand le cinéma bollywoodien, donc, encore en noir et blanc, était le fait de dialoguistes, de réalisateurs et d’acteurs discrètement musulmans qui ravissaient ouvertement le public hindou.

On en revient à la déchirure de la Partition vécue par les parents de Khiwani. La destination - haut-lieu de pèlerinage - du Train de nuit pour Haridwar, ne sera pas atteinte dans le poème : le convoi est arrêté au milieu de nulle part : halte prétexte à la méditation…

I should have been a poet, adrift at sea
Asking the questions that could nowhere lead
except to more uncertain ways to be.

J’aurais dû être poète, à la dérive en mer,
Posant des questions qui ne peuvent mener nulle part
qu’à des manières plus incertaines d’être.

                              ∗∗∗                       

In the air-conditioned quiet compartment, lit
by dim white light, I stretch, then try to see
what is outside the window, but find it
impossible to look outside of me :
there in two panes reflected, clearly seen,
two panes of glass, with a vacuum caught between.

Dans ce compartiment calme, climatisé, éclairé
par une pâle lueur blanche, je m’étire, puis essaie de voir
ce qui se trouve à l’extérieur de la fenêtre - alors qu’il m’est
impossible de regarder à l’extérieur de moi :
là, sur deux vitres réfléchies, je vois clairement
deux vitres, et un vide entre les deux.

 

Acte II

Importance cruciale, au bout du compte, des lieux d’ancrage ou plutôt d’un impossible ancrage, autre version du bocal vide des fenêtres à double vitrage du train de Haridwar. Le succinct Acte II du recueil est dévolu aux Séquences de Shiroshi, à la tentative vaine d’immobiliser une errance, à la quête d’un terrain à acheter, où enfouir une perte, les cendres de sa mère et sa terre natale perdue. Khiwani achève son recueil comme il l’a commencé. Il l’a commencé avec les Séquences du Salon de la mer, référence à un restaurant huppé de la Porte de l’Inde à Bombay où, ayant invité un ami poète à célébrer son premier salaire, le débutant croise le grand Dom Moraes, qui, reconnaissant le poète en lui, l’encouragera dans la voie de l’écriture.

 

Equipoise on an August Evening

Felicitous, this Bombay beachside dusk.
Its ashen blue may well be of an early morning
As credibly as of an evening ; no more than that, contained
In a window pane of that harsh and gentle colour
Yet the only colour in this unlit room.

Concordantly, the bedroom door’s ajar.
This door. Unable to step out from a life
Of opening and shutting. The woman outside
With a half-drunk cup of tea is my succubus
And muse. And neither of them too.

Appropriate, isn’t it ? The melancholy joke ;
This sound of a teaspoon stirring, and then gone
The flitting understanding, the stark
Incomprehension staring back ;
Is equipoise a growing ? or decay ?

How fittingly awkward, the answer : that those are
No different. Its muted echoes explore a room
Half-full with shapes of my ambivalence,
That quite lack any empathy themselves…
(Judicious, the damnation in their eyes.)

Equilibre d’un soir d’août

Pertinent, ce crépuscule sur la plage de Bombay.
Son bleu cendré pourrait bien être celui d’un petit matin.
Autant que d’un soir ; pas plus que cela, contenue
Dans une vitre, cette teinte dure et douce,
La seule encore de cette pièce non éclairée.

En même temps, la porte de la chambre est entrouverte.
Cette porte. Incapable de sortir d’une vie
Faite d’ouvertures et de fermetures. La femme dehors,
Avec sa tasse de thé à moitié bue, est ma succube
Et ma muse. Et ni l’une ni l’autre.

Approprié, n’est-ce pas ? Cette blague mélancolique ;
Ce son d’une cuillère à café qui remue, puis cesse.
La compréhension fugace, la pure
Incompréhension qui y répond ;
L’équilibre est-il un progrès ? ou une décadence ?

Comme la réponse semble étrangement inappropriée… : ils sont
Equivalents. Ses échos sourds explorent une pièce
Mi-pleine des formes de mon ambivalence,
Qui elles-mêmes manquent d’empathie…
(Judicieuse, la damnation dans leurs yeux.)

 

Epilogue en forme d’Epigraphe disponible sur la toile

 Deepankar Khiwani Skills

  • Outsourcing
  • Business Transformation
  • Offshoring
  • IT Strategy
  • Management Consulting
  • Global Delivery
  • IT Outsourcing
  • Business Analysis
  • BPO
  • Business Process Improvement

Compétences de Deepankar Khirwani

  • Externalisation
  • Business Transformation
  • Délocalisation
  • Stratégie informatique
  • Conseil en Management
  • Plan global de production
  • Outsourcing informatique
  • Analyse commerciale
  • Externalisation des processus métier
  • Projet d'amélioration des processus métier

*On doit à Jeet Thayil d’indispensables anthologies de poésie indienne anglophone et, entre autres romans, Mélanine, qui nous plonge dans le cercle des poètes de Bombay qu’a cotoyé Deepankar Khiwani. Mélanine, trad. Bernard Turle, Paris, Buchet-Chastel, 2020.

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