Alberto Comparini, palimpseste

2.1.

les passages piétons les voitures débordant en double file les feux verts clignotants
cette hâte adolescente de vouloir à tout prix vaincre l’attente lourde du lendemain
après les convocations pour le stage d’été les entraînements les matchs les suicides
les dernières coupures tout s’achève dans un virage serré près du carrefour la force
centripète de la route ne suffisait plus le frottement dynamique cède à l’inertie
de la moto l’énergie cinétique se conserve ton corps devient pur mouvement
en une fraction de seconde tu es figé tu heurtes la tête le genou la poitrine

2.8.

tu composes le 0103621526 il s’était fait tard à la maison le téléphone fixe de la cuisine
avait longuement sonné c’était l’heure du dîner de l’autre côté du combiné on entendait en fond
le générique de Otto e mezzo quelqu’un avait baissé le volume de la télé à l’écran défilaient
en silence des publicités muettes jusqu’à l’explosion soudaine d’une voix confuse de mère ou fille
bonsoir ce n’est pas moi Alberto a eu un accident de moto il est vivant il ne respire pas très bien
après la chute il a dû perdre son portefeuille maintenant il est en état de choc il n’arrive pas
à bouger les jambes il est agité inquiet instable il répète à tous qu’il veut encore jouer au basket

3.8.

un an après l’opération la rééducation du genou gauche est
terminée le tonus la masse la mobilité du membre ne sont pas
suffisants pour reprendre l’activité sportive il faut attendre l’avis
de l’orthopédiste n’est pas positif dans l’autre jambe tu ressens
une douleur aiguë elle est intermittente elle continue de croître
en même temps qu’une autre vie entre la tête et le col du fémur

5.9.

tout a un prix même les trajets en train régional les vols low-cost de dernière minute
ces jeûnes collectifs dans les cabinets les discussions vos silences et mes demandes
pour un second avis après le dernier contrôle raté tu comprends ce que deviendra
ton corps une fois obtenu le prêt d’honneur à la banque de l’os cette cicatrice
une vieille blessure ta mémoire diluée dans une perfusion analgésique

8.8.

au moment de la sortie tu reçois le protocole de départ
un symptôme constant du mal obscur est le syndrome
du membre fantôme tu en perçois tout de suite la position
la douleur va et vient elle est épisodique il serait risqué
d’intervenir encore sur le fémur les décharges tendent
à croître elles traversent entièrement le corps du patient

Présentation de l’auteur




Roselyne Sibille, Une libellule sur l’épaule

Roselyne Sibille depuis longtemps nous offre une poésie contemplative à déguster en silence, un silence descendu en nous grâce à ses mots  nous guidant vers une expérience et une qualité d’être au monde. Comme le souligne Florence Saint-Roch dans sa postface, suivre les pas de Roselyne, pas devenus mots par la magie de la complicité de la poétesse avec l’environnement traversé et observé, « suscite une joie merveilleusement surgie, qui nous enchante et devient notre respiration. »

Par la présence des rizières et de l’eau, le lecteur devine que les poèmes naissent de promenades et d’un séjour en Asie. Et se couler au fil de l’eau, devenir l’eau tient du prodige :

              On trouvera les passages dans les rêves  
              de la rivière

Et les passages on les trouve aussi grâce aux odeurs :

Seringats      sureaux
glycines        lilas

Grâce à leur parfum
nul besoin de plan
pour m’orienter

Roselyne Sibille, Une libellule sur l’épaule, Collection Grand Ours, éditions l’Ail des Ours, 70 pages, 8 euros, avec des Illustrations (très bleues !) de Sophie Rousseau et une postface de Florence Saint-Roch.

Toute sensation, tout ce qui passe par le corps, assimilé, vibré, est restitué en mots, y compris ce qu’absorbe ou ce dont se nourrit la poétesse, bien souvent le paysage, comme bu. Dans le livre il apparaît souvent gris et brumeux. L’élan du regard est celui de devenir, de se fondre avec la réalité des éléments, jusqu’à se mêler aux sèves des arbres, d’accéder à leurs cimes et au-delà, accéder au ciel, avec la conscience aigüe du cosmos qui le contient, auquel la poétesse se sent pleinement appartenir. Ainsi : les lieux deviennent de l’air. La magie de l’évaporation physique et météorologique va de pair avec la forme de lâcher prise et d’oubli de soi qu’atteint Roselyne Sibille en se promenant.

Dans ce livre il est aussi un autre enjeu, assumé, avoué : je cherche une écriture plus nombreuse. C’est l’enjeu d’une conscience augmentée, d’une métamorphose en langage poétique, celui d’une traduction :

Sur l’île de mes mots
le ciel est blanc
et la montagne attend

Si le thé devient mon encre
je pourrai peut-être
descendre dans la couleur

On ne le sait peut-être pas, mais Roselyne Sibille a suivi une formation de géographe avant de poursuivre une carrière de bibliothécaire. Elle voit donc des cartes géographiques dessinées par les lichens et les rocailles, mais l’alphabet est aussi incorporé dans la lecture du paysage, et de cette manière R.S. tient ensemble les deux bouts de ses inclinations pour habiter le monde en poète.

Oiseaux, lucioles, abeilles, grillons, sauterelles, libellules, ces apparitions merveilleuses matérialisent le jaillissement de la vie, ressenti à l’intérieur en même temps que vu, et qui est toujours associé à un besoin de le traduire en mots, qui passe par l’expérience de l’envol, du rapt, et c’est alors qu’un chant s’élève, la poétesse passe ensuite le relais :

Avec le reflet des nuages
      la grenouille rousse
          écrira le poème

Et c’est bien comme une intention discrète et toute en délicatesse qui se dessine derrière la poésie de Roselyne Sibille. En cheminant elle s’augmente, se dilate, s’envole, et nous augmente aussi par l’expérience que nous faisons en la lisant. Elle nous tend la main, pour qu’à notre tour nous cheminions et partagions ces sensations, ce sentiment à la fois paisible et exalté de rayonnement intérieur, jusqu’à atteindre une qualité d’être et de vivre tout en fluidité.

Page 25, la poétesse affirme : la nature écrit.  Et c’est bien ce que les Indiens d’Amérique et les peuples autochtones nous rappellent, eux qui le savent depuis la nuit des temps. Il faut savoir lire les signes qu’elle nous montre, lire son histoire à même la végétation, les roches et leurs accidents, ils sont des témoins, ils racontent d’anciennes histoires, des histoires dont nous sommes le résultat et nous savons l’importance pour l’humain de savoir d’où il vient afin de choisir où il va. Comme le dit R.S. très justement, cette histoire est écrite par l’effet du temps qui passe : Le temps signe.

Il y a parfois comme des notes discrètes de mélancolie dans ce livre, avec la conscience plus large d’un monde en souffrance :

L’âpreté de l’histoire
s’est enfoncée entre les pierres
La montagne respire doucement

Sur la planète en pleurs
la lune passe sa douce main
Je tourne vers elle mon visage

Parfois le poème témoigne de ce que d’aucuns appelleraient hallucinations visionnaires :

La pleine lune
a étendu ses draps entre les arbres

 Sa lumière coule dans la rivière avec les mots
frissonne
crée et perd le poème

En conclusion, je dirais qu’à l’instar de Roberto Juarroz, un poète que R.S admire, elle nous offre une poésie verticale, limpide ; et dans les tumultes belliqueux du monde, elle nous offre un espace d’apaisement, sinon de  guérison.

Présentation de l’auteur




Chronique musicale (16) : Entrons dans le Labyrinthe de Feu ! Chatterton

Allons voir, entrons donc dans ce quatrième album studio tant attendu de Feu ! Chatterton, aux détours des treize chansons de ce Labyrinthe ayant supplanté son édifice prédécesseur à la fois si somptueux et si délicat, Palais d’argile, comme jalons d’une réinvention du vocabulaire musical des cinq artistes du groupe aussi pop, électro que poétique que nous ne présentons plus, encore unis comme les doigts de la main pour présenter un visage original, un monde nouveau selon le titre d’une des compositions phares de l’ancien opus aux portes aussi mythiques que vivantes de ces couloirs labyrinthiques flambant neufs où se perdre pour mieux se retrouver, moins un décorum antique où Thésée et le Minotaure viendraient indéfiniment s’affronter qu’un fil d’Ariane qui nous relie tout un chacun au dédale de vivre sans brûler nos ailes aux textes pleins de fantaisie mais aussi d’humanité d’Arthur Teboul comme à ceux d’illustres ainés tels Aragon dont les oripeaux modernes et technoïdes trouvés par les musiciens ne cèdent rien à la profondeur du poème…

Feu ! Chatterton - Le Labyrinthe (prod. Alexis Delong et Feu! Chatterton)

Nourri par tant de lectures, réécrivant à loisir sa propre poétique, le parolier de « l’incandescent cadavre pour vous servir », entre références à la littérature surréaliste et clins d’œil à la chanson française, ne fait-il pas la confidence dès la première chanson, Allons voir, dans la veine la plus lyrique et la plus rêveuse de Feu ! Chatterton, que les livres ont toujours été parcourus qu’en tant qu’invitations à vivre, véritable expérience sensible ayant porté les cinq arpenteurs de tournées populaires à la générosité ouverte aux rencontres d’un public sans cesse plus divers et plus fervent : « Tu rêves d’un grand pays / D’une vie qui enivre / Comme celles que tu lis / Dans les pages des livres » … Et s’il est « temps de vivre » comme le sonne cet hymne au courage, franchissons alors les seuils du titre éponyme de cette architecture aux morceaux comme autant de pièces de puzzle éparpillées aux angles aussi perdus qu’éperdus, Le Labyrinthe qui transforme le superbe royaume tout de force et de fragilité mêlées en voyage où s’allient alors vies rêvées, vies osées, vies autres, le pari consistant moins à « chercher l’issue » qu’à consentir à se perdre, se trouver dans la peinture du décor mythologique, dans la parole-chant qui s’élève à contre-ciel, cet envers du lieu transfiguré, vision naissante : « L’enfant qui chantait / A défait le lien ».

Ce qu’on devient · Feu! Chatterton Labyrinthe ℗ 2025 Universo Em Fogo

Ode à l’enfance mais également trajectoire(s) de l’existence, Ce qu’on devient amorce la musique d’Une autre histoire de Gérard Blanc moins en éloge des nouveaux départs qu’en interrogation sur les chemins que l’on prend dans les couloirs des destinées, une question sur le devenir où la danse des enfants « sous la pluie » du refrain chorégraphiant une insouciance mélancolique ricoche à l’infini le regard : que faisons-nous des commencements si prometteurs ? Nous reconnaîtrons-nous encore à travers le miroir de ce que nous faisons de nous-mêmes au fil de nos « histoires » qui auraient pu être « autres » ? En écho, À cause ou grâce relance l’énigme cruelle entre la vitale utopie des élans et la fréquente désillusion des épreuves, entre spleen baudelairien et idéals en partage peut-être ? « Elle est violente / Cette folle espérance / Et comme il fait mal / L’idéal » ! On se prend à songer tant à la révolte de la « vie violente » de Pier Paolo Pasolini qu’à l’image de la « liberté » toute d’espoir de Paul Eluard, comme si malgré les défaites du réel, la poésie restait moins une injonction à prendre les armes qu’à les retourner grâce aux facultés de l’imagination, les incliner sensiblement, Baisse les armes dans l’éclat brillant d’une larme tirée d’un « vers français » de la poésie de Léo Ferré, à laisser venir une réponse possible du cœur touché dans le mille…

L’étranger · Feu! Chatterton Labyrinthe ℗ 2025 Universo Em Fogo.

Tel un projectile lacrymal alors lancé à tue-tête, en salut fraternel à la formule de Jean Ferrat, « Je ne chante pas pour passer le temps », où le sens de la finitude rejoint la finalité d’un univers plus grand qui nous dépasse et nous relie pourtant, Cosmos song paraît se conclure également en hommage à la plume de Christian Olivier entonnant son refrain « Je chante » comme à l’élégance d’Alain Bashung ayant mis en scène son propre effacement en manière de resplendir : « Je ne chanterai plus bientôt / Je ne chanterai plus non non / Je ne chanterai plus / Mais pour l’instant je chante, je chante » ! Alors désespoir du néant ou rage de vivre, des nuances en clair-obscur se précisent plus nettement dans cet autre volet des sept chansons restantes, pas moins de sept portes ouvrant sur des combats sur soi-même vers les autres que l’on cherche mais ne trouve pas toujours, Mon frère : « Où étais-tu mon frère / Quand j’avais besoin de toi ? / Ici-bas en enfer / Je n’t’ai pas trouvé »… Autre auquel l’on songe au moment où le tragique s’immisce avec le départ et le deuil métaphorisés en Mille vagues d’émotions qui nous traversent face au scandale de la fin que l’on n’ose s’avouer : « Un soir de déveine / Foutu hasard / Enfin, c’est comme ça / La vie est soudaine / Surtout quand elle s’en va »…

Gardons encore pour nous alors L’Étranger, ce joyau du poème de Louis Aragon : « J’arrive où je suis étranger » où la conscience lucide de l’éphémère, du précaire, du fragile de toute vie sert de passage à témoin de la poésie fraternisant par-delà les frontières sous le rythme d’une techno-électro mettant à l’épreuve l’écriture surréaliste pour mieux révéler son universelle modernité, enfonçant encore plus loin le voyage entre palais, dédales et désormais L’Alcazar, autre enceinte aussi fortifiée que friable où les maux et les biens de l’équilibre à deux se conjuguent jusqu’à l’indistinction : « Dans les jardins de l’Alcazar / Le bien / Le mal / Comment savoir ? » Et quand l’armure cède, s’élève le son enfoui du poème de Léo Ferré : « Le Carrousel du temps perdu », dont l’adaptation d’Arthur Teboul donne la saveur du souvenir en vertige des amours disparues, Le Carrousel ou l’oubli d’une image aussi évanescente que le sillage d’un disque rayé : « C’est un vieux carrousel qui ne veut plus tourner » !

Vestige également d’arts ancestraux, entre sculpture d’absolu cinématographique de Stanley Kubrick et peinture de volume d’Outrenoir de Pierre Soulages, l’avant-dernier morceau Monolithe se découvre comme une plongée dans le sous-sol d’un musée où les trésors du temps forment l’écriture de la quête de toute recherche artistique voulant faire sourdre la lumière des ténèbres mêmes de notre condition commune, une odyssée nietzschéenne au fil des âges à renaître alors à l’innocence du devenir : « Au niveau deux sous zéro / Nous sommes descendus / La nuit nous attend / Elle n’attend plus que nous / Redeviens l’enfant / Que tout se dénoue / Que tout se dénoue » ; ultime issue alors entre vœu d’enfance intacte à retrouver et feu des cynismes adultes à défier par temps de pluie où les enfants pourraient à nouveau danser, c’est Sous la pyramide que se clôt l’itinéraire, d’une itinérance peut-être moins aux pieds du Louvre ou des sanctuaires d’Égypte que face peut-être aux bûchers de nos vanités, de tous les « rois maudits » ou des pantins bénis et leurs simulacres de sacre du vide, ne serait-ce pas en définitive ce rapport au pouvoir à dénouer, en chacune et chacun de nous, pour trouver la sortie du Labyrinthe, se hisser ainsi vers les sommets d’un « idéal » qui ne fasse plus « mal », mot de passe aux rêves des humanités n’ayant pas entièrement renoncé ?




Chronique du veilleur (61) : Thierry Metz

Une dizaine d'années sépare seulement la date de publication (1988) du premier livre de Thierry Metz, Sur la table inventée, de son suicide, à 40 ans, en 1997. Durant cette décennie, Thierry Metz a vécu beaucoup de drames, celui de la mort accidentelle de son fils Vincent, âgé de 8 ans, en 1988, étant le plus terrible de tous.

 

Sa solitude et ses souffrances n'ont fait qu'augmenter. Son écriture poétique les a suivies, saisies, comme  un apprentissage sans cesse repris du tragique de l'homme. En apprenant la maçonnerie, le poète s'éprouvait physiquement et spirituellement. Il nous dit :

         Je n'ai  pas été maçon pour rien et je n'y suis pas venu pour la seule nécessité. J'ai vite appris que les murs du livre et de la maison sont percés d'ouvertures. C'est ce qui permet d'y revenir.

On voit sur les pages ces ouvertures, des brèches qui souvent saignent comme des plaies. La langue poétique de Thierry Metz est devenue, au fil des manuscrits, plus aiguë, plus trouée de silences, comme si l'indicible la criblait, la perforait d'une lame implacable.

 

Thierry Metz, Lettres à la Bien-aimée et autres poèmes, Poésie / Gallimard, 2025, 10 € 30.

Ecrire    ayant vu mort    l'enfant
               n'est plus écrire.

                   Mais
                   j'ai vu    ce mot   inhumain
                  dit
                  avant

                   s'ouvrir
                   et disparaître.

                   Dehors.

Dans Lettres à la Bien-aimée, le poète s'adresse à Françoise, son épouse, la mère de Vincent. Il la regarde s'occuper de ses deux autres fils. C'est la vie qui va, avec ses occupations quotidiennes, bien simples et bien claires, des rituels domestiques, qu'il faut bien accomplir. Il va quitter la maison, vivre un temps sans domicile fixe, s'étourdir dans l'alcool, séjourner dans des hôpitaux psychiatriques.

                  Je n'écoute plus de musique. Plus le temps. Plus envie. Le peu d'or que je recueille est la voix de celle qui fait le ménage dans les escaliers, dans les toilettes. Elle chantonne. Pour essayer de sortir de tout ça, pour ne pas  y penser.
                  Je ne la connais pas.
                  Sauf qu'elle a une voix. Qu'on voit de loin.
                  Qu'on peut toucher comme un mouchoir.

Que dire à celle qui porte ce même poids de douleur ? La poésie a-t-elle encore un petit peu d'efficience ? Thierry Metz parle d'une « écriture à l'oeil crevé ». Il semble livrer avec elle et en elle un combat ultime, où il sait bien ce qui l'attend, prêt à anticiper la funeste échéance. C'est là ce qui rend cette œuvre poignante dans l'histoire de notre  poésie contemporaine, quand le poète s'écorche aux limites d'un mur infranchissable que le destin a jeté devant lui, et nous dit qu'il n'a d'autre choix que de s'y heurter sans fin :

                  J'ai vidé la page pour que tu puisses entrer.
                  Pour que tu t'habitues aux couleurs de chaque mot.
                  Assieds-toi près du centre, à côté de ma main.
                 Demain je n'aurai pas fini.

Présentation de l’auteur




Lorna Crozier — God of Shadows, une cosmogonie du divin

Présentation et traduction de Jean-Marcel Morlat

Lorna Crozier (http://lornacrozier.ca/page0/page0.html), qui vit sur l’île de Vancouver, est née en 1948 à Swift Current, en Saskatchewan, où elle a passé son enfance. Elle est professeure émérite de l’Université de Victoria. Officière de l’Ordre du Canada, elle est reconnue pour son immense contribution à la littérature canadienne et est la lauréate de cinq doctorats honorifiques. Elle est l’auteure de nombreux recueils de poésie dont Inventing the Hawk (qui lui a valu le Prix du Gouverneur général en 1992). Elle a aussi publié deux récits biographiques, Small Beneath the Sky et Through the Garden: A Love Story (with cats). Avec son mari le poète Patrick Lane (décédé en 2019), elle a dirigé les recueils Breathing Fire: Canada’s New Poets (1994) et Breathing Fire 2 (2004). Elle a également compilé et dirigé Best Canadian Poets, 2010. En 2018, elle a reçu le George Woodcock Lifetime Achievement Award.

GOD OF WATER

Her signs are willow wands and pitchers molded from mud in the shape of shore birds. She calleth forth water and she maketh it disappear. She knows the fountain of youth; she knows the dried well where the old ones gather and toss into the dark the thin coins of their given names. She blackens the River Styx and gilts the mouth of the stream that flows through the gates of heaven. Mostly she’s this colour: Agean blue, Danube blue, Nile blue, South Saskatchewan blue, Pacific and Atlantic blue. None of them blue. That crow sent out to find dry land? It saw no end to water. It landed on her wrist as if it were Bedouin-trained, then went off again. Praise to her ears is the beat of its wings. And the thou, thou, thouhitting shingles and the tautness of tents, all around her the rivers running. That was the best of times, the undamnedrivers running.

Dieu de l’EAU

Ses panneaux sont des baguettes de saule et des pichets modelés à partir de boue ayant la forme d’oiseaux de rivage. Elle invoque l’eau et la fait disparaître. Elle connaît la fontaine de jouvence ; elle connaît le puit asséché où les anciens se rassemblent et lancent dans ses profondeurs les pièces émoussées où sont inscrits leurs prénoms. Elle ensanglante le Styx et recouvre d’or l’embouchure qui coule par les portes du Paradis. Elle est principalement de cette couleur : bleu égéen, bleu Danube, bleu du Nil, bleu de la Saskatchewan Sud, bleu Pacifique et Atlantique. Aucun d’entre eux n’étant bleu. Ce corbeau envoyé pour découvrir la terre ferme. Il atterrit sur son poignet comme s’il eût été entraîné par les bédouins, puis il reprit son envol. Louange à ses oreilles que son battement d’ailes. Et les toi, toi, toi, frappant les bardeaux et les tentes tendues, tout autour d’elles les rivières coulant. C’était la meilleure des époques, les rivières délivrées de la malédiction qui coulent.

∗∗∗

GOD OF THE DISREGARDED

There’s a shine on the boy’s belly where the mouth of this god kissed him. No one has kissed him there before. Only the wind fingers the old woman’s hair (how she longs to be touched), opens her unbuttoned jacket. Because people in the city have stopped noticing the seasons, snow stops falling. Birds rattle the bushes so they’ll be seen. A grey jay calls. On the way to the party the stench in the subway was so bad the couple held scarves over their mouths and nostrils until their stop at Bathurst. On the way home eight hours later—it was New Year’s Eve, there was a crowd—they got in the same car. The heap of clothes that was a man still lay on the floor. God of the disregarded made the revelers, vigorously drunk and void of pity, step over, step over, in and out.

Dieu des CRÉATURES NÉGLIGÉES

Il y a un éclat sur le ventre du garçon là où la bouche de ce dieu l’a embrassé. Personne ne l’a embrassé à cet endroit auparavant. Seul le vent touche la chevelure de la vieille femme (ô comme elle désire être touchée), ouvre sa veste déboutonnée. Comme les gens de la ville ont arrêté de remarquer les saisons, la neige a cessé de tomber. Les oiseaux secouent les buissons afin d’être remarqués. Un mésangeai du Canada appelle. Sur le chemin de la fête, l’odeur du métro était si nauséabonde que le couple s’était recouvert le nez et la bouche jusqu’à leur arrêt à Bathurst. Sur le chemin du retour, huit heures plus tard – c’était la veille du jour de l’An, il y avait une foule –, ils sont montés dans le même wagon. Le même homme, véritable tas de vêtements, était toujours allongé par terre. Le dieu des créatures négligées a forcé les fêtards à l’enjamber, à l’enjamber, à aller et venir.

∗∗∗

God of PUBLIC WASHROOMS

You see her sometimes in the face of the woman who pushes the bucket on wheels with its mop, its slosh of water, its bottles of cleaning fluids and rags. When your eyes meet in the bank of mirrors, something sparks and flutters in your breast like a siskin set on fire. This is a rare encounter. Usually you don’t look at her. You’re embarrassed by the tasks she executes in the row of cubicles tall and narrow as confessionals. Her head is lowered, she has work to do. Sometimes you see this god when she squats on a stool by the entrance, in her lap a collection basket. For your coins you get a folded square of paper you never read. The toilet flush is a water-logged bell that summons her inside. You wish you’d used the stall to release a paper bag of yellow butterflies, to leave on top of the tank of the American Standard a swaddled Bethlehem baby; at the very least, to write on the metal door the verse of a psalm that will convince her of your specialness, your lyrical devotion, as she scrubs all natural signs of you away.

Dieu des TOILETTES PUBLIQUES

Vous la voyez parfois sous les traits de la femme qui pousse le seau à roulettes à l’aide de son balai à franges, son eau clapotante, ses bouteilles de détergent et ses chiffons. Lorsque vos yeux se croisent dans la rangée de miroirs, quelque chose se déclenche en vous et fait palpiter votre poitrine tel un tarin des aulnes enflammé. C’est une rencontre rare. D’habitude, vous ne lui accordez aucun regard. Vous éprouvez de la gêne face aux tâches qu’elle accomplit dans la rangée de cabines aussi hautes et étroites que des confessionnaux. Elle a la tête baissée et du travail à faire. Parfois, vous voyez ce dieu accroupi sur un tabouret près de l’entrée, un panier de collecte sur les genoux. En échange de vos pièces, vous recevez un morceau de papier plié que vous ne lisez jamais. La chasse d’eau des toilettes est une cloche remplie d’eau qui l’appelle à l’intérieur. Si seulement vous aviez utilisé la cabine pour libérer un sac en papier rempli de papillons jaunes, pour laisser sur le réservoir un bébé de Bethléem tout emmailloté ; à tout le moins, pour écrire sur la porte métallique le verset d’un psaume la convainquant de votre caractère unique, de votre dévotion lyrique, alors qu’elle efface toute trace naturelle de votre passage.

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God of SLOUGHS

You can tell she’s a western god or she’d be called the god of ponds. Sloughs are not romantic. You can’t imagine someone serenading offshore, tossing petals in the wake. One out of ten on the prairies is alkali, white crusting around the edges. She got the idea from the god of frost though alkali to its advantage survives the heat. You can’t drink from a slough, but ducks paddle in the reeds, the eggs of red-winged blackbirds balance in the swaying bulrushes and the sky falls into it as it would into nicer water, clouds stiffening and flattening like starched handkerchiefs a laundress from long ago hangs out to dry.

Dieu des MARAIS

On voit bien qu’il s’agit d’un dieu occidental, sinon on l’appellerait le dieu des étangs. Les marais ne sont pas romantiques. On ne peut pas imaginer quelqu’un chantant une sérénade au large, jetant des pétales dans le sillage. Dans les prairies, un marais sur dix est alcalin et bordé d’une croûte blanche. C’est le dieu du gel qui a planté cette idée en elle, bien que l’alcali ait l’avantage de résister à la chaleur. On ne peut pas boire dans un marais, mais les canards pagaient dans les roseaux, les œufs des carouges à épaulettes se balancent dans les joncs ondulants et le ciel y plonge comme dans une eau plus agréable, les nuages se raidissant et s’aplatissant tels des mouchoirs amidonnés qu’une lavandière des temps jadis aurait mis à sécher.

 

∗∗∗

God of GUILT

So many, so many supplicants, they’re close to needing a heaven of their own. A place of wallowing and muck. The groom who abandoned his high school sweetheart at the altar, the woman who gave up her sixteen-year-old cat so she could move into a luxury apartment, the man who drove his mother to the home and never went back—these are the worshippers though their faith is brittle and brief. They expect the gods to forgive them. Deep guilt, authentic guilt belongs to the good of heart and spleen. What have they done? No one knows. They don’t brag about their sins. They don’t move on. If their souls could be scanned, the gods would see a luminous opacity, an accumulation like hoarfrost thickening on a windowpane light struggles to shine through.

Dieu de LA CULPABILITÉ

Ils sont si nombreux, si nombreux, ces suppliants, qu’ils ont presque besoin d’un paradis qui leur soit propre. Un lieu où se vautrer dans la boue. Le marié qui a abandonné son amour de lycée devant l’autel, la femme qui a abandonné son chat de seize ans pour pouvoir emménager dans un appartement de luxe, l’homme qui a conduit sa mère à la maison de retraite et n’est jamais revenu : ce sont là ses fidèles, même si leur foi est fragile et éphémère. Ils attendent des dieux qu’ils leur pardonnent. La culpabilité profonde, la culpabilité authentique appartient aux gens de cœur et au spleen. Qu’ont-ils fait ? Nul ne le sait. Ils ne se vantent pas de leurs péchés. Ils ne passent pas à autre chose. Si leurs âmes pouvaient être scannées, les dieux y verraient une opacité lumineuse, une accumulation comme du givre s’épaississant sur une vitre que la lumière peine à traverser.

 

∗∗∗

God of PAIN

On a scale of 1 to 10, how bad is it? How are you to know? Is 10 a decapitation or a hornet sting? Is 3 a penis rubbing the atrophied walls of an old vagina? Does the 3 drop to 1 if the woman comes? This god is the loneliest. No one wants him. You stand corrected—he created masochists after all. At the festivals a hundred or so of the worst of them turn up to carry his effigies from cemetery to chapel. Sometimes he takes the form of a horse’s bowel tied in a knot, other times ripped rotator cuffs shown on x-rays carried like stiff flags on poles. There are clinics in his name. Big pharmaceuticals get rich. People plead with him to shift the suffering of their beloved to them. He won’t do it. What you own you own, he tells them; that’s true for pain more than any other thing. Finally agony is all that’s left, no matter who you were before it started, what good you did: the nameless poet, presumed to be an Irish girl, who wrote “Donal Og”; the mother who paid for groceries for her six fatherless children by whittling birds; the inventor of the touchless car wash that saves you from getting drenched. This divinity molds a new you out of burns and aches and shattering, and leaves you with it. He watches over, yes, you bet, but his eyes are cold.

 Dieu de LA DOULEUR

Sur une échelle de 1 à 10, à quel point est-ce grave ? Comment le savoir ? Est-ce que 10 correspond à une décapitation ou à une piqûre de frelon ? Est-ce que 3 correspond à un pénis frottant les parois atrophiées d’un vieux vagin ? Est-ce que le 3 tombe à 1 si la femme jouit ? Ce dieu est le plus solitaire. Personne ne veut de lui. Vous vous trompez : après tout, c’est lui qui a créé les masochistes. Lors des festivals, une centaine des pires d’entre eux se présentent pour porter ses effigies du cimetière à la chapelle. Parfois, il prend la forme d’un intestin de cheval noué, d’autres fois, ce sont des coiffes des rotateurs déchirées, visibles sur des radiographies, portées comme des drapeaux raides sur des poteaux. Il existe des cliniques qui portent son nom. Les grandes entreprises pharmaceutiques s’enrichissent. Les gens le supplient de leur transférer les souffrances de leurs proches. Il refuse. Ce qui vous appartient vous appartient, leur dit-il ; cela vaut pour la douleur plus que pour toute autre chose. Finalement, il ne reste que l’agonie, peu importe qui vous étiez avant qu’elle ne commence, peu importe le bien que vous avez fait : la poétesse anonyme, présumée être irlandaise, qui a écrit « Donal Og1 » ; la mère qui payait les provisions pour ses six enfants orphelins de père en sculptant des oiseaux ; l’inventeur du lavage de voitures sans contact qui vous évite d’être trempé. Cette divinité façonne un nouveau vous à partir de brûlures, de douleurs et de brisures, et vous laisse avec. Il veille sur vous, oui, bien sûr, mais son regard est froid.

 

 

Lorna Crozier - Festival Calgary Spoken Word, 2014.

Note 

 

1. Allusion à un poème anonyme du XVIIIe siècle dont la traduction la plus connue en anglais est celle de l’écrivaine irlandaise Lady Augusta Gregory (1852-1932).

Présentation de l’auteur




Jean Marc Sourdillon, N’est pas là

Ce qui frappe aussitôt, dans N’est pas là de Jean Marc Sourdillon, c’est l’énigme dense du titre, où est aboli le pronom personnel sujet. Si selon l’étymologie heideggérienne, le « poète » (Dichter) est celui qui rend « dense » (dicht), Jean Marc Sourdillon est poète dès le titre qui réduit l’absence à son noyau : le manque. Placé sous le signe de la négativité, le titre pourrait laisser présager un ascendant du négatif dans la modernité poétique dont Yves Bonnefoy a donné la formule, empruntée à Kafka : « il reste à faire le négatif » (Entretiens sur la poésie, 1972-1990).

Mais dans ce livre composé en trois mouvements (« Terminal », « L’aspiration », « N’est pas là ») précédés de l’admirable poème inaugural « Nos années-lumière », Jean Marc Sourdillon se risque à « faire le négatif » d’une façon bien singulière, alchimique, qui transmue le « négatif » en la possibilité, certes difficile, d’une « naissance ». Mais le poète oeuvrant à la « naissance » qu’est Jean Marc Sourdillon dès ses livres précédents, de L’unique réponse (2020) à Aller vers (2023), peut-il procéder à cette alchimie face à l’épreuve de la séparation et de la mort ? C’est le défi qu’affronte N’est pas là.

Dans le premier mouvement, le « je » est confronté à la « séparation » (« quelqu’un n’est plus là », p. 15), définie en termes de « presque deuil » (p. 31). « Le négatif » est ici celui du départ du fils, qui laisse sa famille derrière lui et met son père en face d’une épreuve radicale, proche de celle de la mort : « c’est comme si l’on m’avait vidé de moi-même, comme si j’étais mort » (p. 16). Il y va aussi pour le poète de quelque chose comme une chute de cheval, au sens quasi biblique du terme : « Son départ a fait tellement de vent qu’il m’a déséquilibré et fait tomber de cheval » (p. 16). Mais, dans l’espace de la même page déjà, l’épreuve de la « séparation » devient le terreau d’une transmutation en possibilité d’une « naissance » : « Comme si je venais enfin, après vingt ans, de finir d’accoucher. // La fin de ma naissance » (p. 16). Cette transmutation est difficile, vécue en termes d’épreuve, sous le signe de la « douleur » qu’il faut « endurer » (p. 23) : « c’est d’une grande beauté et d’une grande violence. De la douleur pure, forte et transparente comme un alcool » (p. 24). 

Apparaît ici un maître mot de l’œuvre de Jean Marc Sourdillon, la « déhiscence », qui désigne une brusque ouverture d’un organe végétal parvenu à maturité et qui, pour le poète, est le centre générateur à la fois de la « naissance » et de l’« écriture » : « Il faut travailler cette douleur. La douleur de la déhiscence. Comme toujours l’alliée de l’écriture (…) Il faut voir où elle mène, à quelle vision, quel savoir sur soi-même, quelle naissance insoupçonnée ».

On est ici introduit au cœur de l’atelier poétique de Jean Marc Sourdillon, où la « déhiscence » est ce par quoi peuvent advenir la « naissance » et la poésie. La force de ce premier mouvement est aussi que cette méditation sur la triade « déhiscence » / « naissance » / « écriture » s’accomplit dans le creuset d’un lieu quotidien de la modernité : le « terminal » d’un « aéroport » et la « passerelle d’embarquement ». Le lecteur averti du poète de L’unique réponse se souvient ici que Jean Marc Sourdillon associe souvent l’expérience de la « passerelle » à celle de l’écriture poétique. Il n’est sans doute pas impossible de lire aussi ce premier mouvement de N’est pas là comme une forme de très libre réécriture de l’épisode biblique du « fils prodigue ». Là où dans la Bible le fils part et finalement revient, ici le fils part sans revenir, mais dans les deux textes ce départ est vécu par le père comme une métamorphose intérieure profonde.

Qu’en est-il de la possible transmutation de l’absence en « naissance » lorsque, comme dans le deuxième mouvement du livre, le manque vécu n’est pas un « presque deuil » (p.31) mais bien un deuil, qui plus est parmi les pires qu’il soit donné à un être humain de vivre : la perte de la mère ? Le « n’est pas là » de la mort de la mère est-il transmuable comme l’a été le « n’est pas là » de l’absence du fils ? La confrontation avec le corps mort « compact et gelé » (p.42) de la mère est sans appel : « Il n’y a plus personne ici. Cherche-moi longtemps, trouve ou ne trouve pas mais pour l’amour de Dieu cherche ailleurs » (p.42). C’est au-delà de l’œil, dans la « voix », que « cherche » alors le fils : « voix qui me soutient me soulève et puis m’abandonne, à quoi je tiens, par quoi je tiens » (p. 44). Très émouvant est le moment où, dans la géologie profonde de l’écriture, la mère n’est plus évoquée à la troisième personne (« elle ») mais à la deuxième, « tu » : « Pour elle, le moindre geste c’était douleur. / Je ne me mettais pas dans sa perspective, jamais assez. Je ne voulais pas savoir que tu souffrais » (p. 49). La souffrance causée par le manque est immense : « Ma tristesse vient non pas du fait qu’elle soit partie mais de ce que je ne lui ai pas assez dit que je l’aimais » (p. 49). L’amour de la mère et l’amour du fils échangent une réciprocité de preuves aux limites du dicible : « Jusqu’à la fin ou presque j’aurai été ce fils qui repousse sa mère parce qu’elle l’aime trop et que lui aussi aime trop ». A la mesure de cette douleur est l’acte par lequel le fils parvient, sur la ligne de crête de la souffrance et de l’écriture, comme au-dessus d’un précipice mental, à convertir la mort de la mère en expérience de la « naissance ». Cette « naissance » est d’abord perçue sur le mode de l’imminence : « Parler comme si je n’étais pas encore né mais que je pressentais l’imminence de la naissance » (p.39). C’est dans les actes les plus quotidiens et simples que le « je » s’approche le plus de l’expérience de la « naissance ». Ainsi dans le souvenir de la « sieste » (p. 58-59), moment où la mère lui a appris à lire et à écrire, projetant par là même à jamais une lumière indestructible sur les mots et sur l’acte d’écrire. La confiance de Jean Marc Sourdillon dans les mots, sa vocation de poète trouvent ici une origine nimbée de lumière. La transmutation du deuil en expérience de la « naissance » est comprise par le poète en termes de « travail » : « Tout mon travail : faire passer une morte encore très vivante, douloureusement vivante, dans le dedans » (p. 67). Il y va ici de l’ouverture par Jean Marc Sourdillon d’une nouvelle voie vers l’acte d’assumer le deuil, en le transmuant en matrice d’une possible « naissance » pour celui qui souffre. On pourrait qualifier cette voie inédite de « saut » spirituel, en donnant au mot « saut » la connotation que lui confère Kierkegaard lorsqu’il évoque le « saut » du « stade esthétique » au « stade éthique ». Dès lors, la mère n’est plus morte mais « vivante » dans et par le fils : « Je ne porte pas le deuil de ma mère, je porte ma mère vivante, inscrite en moi, jusque dans ma voix » (p. 65). Désormais le deuil transmué devient une « danse de la naissance » : « Danser la danse de la naissance à l’intérieur du vide laissé par ta mort » (p. 71).

Le troisième mouvement du livre, plus bref, s’ouvre sur un passage au verset qui transforme la langue en cantus : chant du « n’est pas là », formule dont la force est d’être ici, au-delà du deuil personnel, un « n’est pas là » anonyme, universel, tâche de la poésie, et dans lequel le lecteur peut projeter ses propres expériences de l’absence.

Aussi N’est pas là peut-il se lire comme un grand livre de la transmutation dont la poésie est capable. A la lumière de cette transmutation séminale, le titre peut s’écouter autrement : comment ne pas entendre et déchiffrer, au profond du signifiant N’est, le signifiant « naît », comme si la négation contenait déjà le possible d’une « naissance » ? Ce « saut » spirituel qu’est la conversion du négatif en chance d’une « naissance » va de pair, dans ce livre, avec un profond rejet de la « mélancolie » : « Voici ce que je suis devenu depuis : un refus absolu de la mélancolie et un sens très aigu du tragique » (p. 31). A cet égard, Jean Marc Sourdillon est proche d’Yves Bonnefoy qui, dans sa préface « La mélancolie, la folie, le génie, - la poésie », écrite pour le catalogue « Mélancolie : Génie et folie en Occident » dirigé par Jean Clair (2006), identifie le « refus » de la « mélancolie » à l’acte poétique lui-même, rompant par là avec des siècles de poésie sous le signe de la « mélancolie ». S’il y a ainsi, autour du « refus » de la « mélancolie », des affinités électives entre Sourdillon et Bonnefoy, c’est surtout au plus près des œuvres de Philippe Jaccottet et de Maria Zambrano, mais aussi de la correspondance entre Simone Weil et de Joë Bousquet (Naissance mutuelle, 2010), que le poète de N’est pas là puise la force de transmutation du « négatif » (ici du deuil) en expérience de la possibilité d’une « naissance ». Cette transmutation, qui est la signature du poète, pourquoi ne pas l’appeler le « théorème » (au sens pasolinien de ce terme) de Jean Marc Sourdillon , sur lequel le lecteur pourra désormais prendre appui pour assumer ses propres épreuves du « n’est pas là » ?

 

Rencontre lecture avec Jean Marc Sourdillon (poète et traducteur) à l'occasion de la sortie du livre Cantique spirituel de Jean de la Croix aux Éditions Illador, le 2 mai 2024.

Présentation de l’auteur




Les chemins du poème à partir de Contre-jours de Patricia Castex-Menier

1. Le chemin des ombres

Contre le jour, il y a la nuit, celle qui attend chacun et dont on ne revient pas. Dans « l’arasement des images », la poétesse fait le récit pudique et émouvant de la mort de l'être aimé avec la nécessité d’ancrer sur la page ses dernières traces de vie.  

Quatre parties numérotées ouvrent des poèmes construits toujours de la même manière dans de nombreux livres de l’autrice : chaque vers se présente avec un premier et seul mot.

I. Ce qui subsiste encore de dérisoire est « de la plus haute importance ». Tenter de « déshabiller l'inquiétude » en même temps que le langage.  Recueillir avec une infinie tendresse les paroles de l’aimé : « Fais / attention à toi » … « S'il te plaît / les oiseaux» ... « Tant pis / je m'en vais».

Empoigner la douleur. Retenir les moindres mots, les moindres gestes du quotidien. 

II. À l'hôpital, tout est manque et la dépossession de l'aimé ne cesse de grandir. Méconnaissable, il a encore la force de murmurer : « Sois douce/ aide-moi» ... « C'est / fini » ... « On /attend».

 Patricia Castex Menier oppose à l’insupportable du vécu la précision extrême d’un vocabulaire concret qui tente d’exorciser l’extrême de la douleur. « Quel/ délai ? // Renoncer / à l’arbre / Pour s'accrocher à cette branche-ci. » L'homme colère, l’homme révolté a disparu : « Tu / accueilles / ta / part de la misère commune. »

III. Le passage du cadavre à la poussière. 

Ne pas se raconter d’histoires qui embellissent la mort. Des phrases nues pour affronter ce qui semble au-delà des mots. 

 « Ce / soir en vérité le ciel rougeoie /dans un grand autodafé de poèmes. »

Patricia Castex-Menier, Contre-jours, L’herbe qui tremble, 135 Pages, 17 €.

IV « On / m'a greffé ta mort ». Le monde continue, se réduit et « Il / n'y a personne / à la maison ». Seulement le silence. Le chagrin se nourrit de tout.  Reste le mot ultime de l’aimé : « Merci » qui donne peut-être une minuscule lueur dans l’épaisseur du chagrin.

La belle postface de Pierre Dhainaut est d’une grande justesse. : « L’écriture à laquelle Patricia n’a pu se dérober est ce mouvement qui vient de l’amour et doit faire face à la mort : leur rencontre inspire le poème ».

La sobriété et la beauté des peintures de Shi Qi accompagnent avec délicatesse l’autrice dans ses chemins de nuit où cependant quelque éclat de lumière s’insinue.

Le titre du recueil Contre-jours renvoie à un terme utilisé en photographie : Éclairage d'un objet qui vient du côté opposé à celui d'où l'on regarde.

Patricia Castex-Menier dessine les contours sombres de son chemin de deuil, avec la silhouette de plus en plus évanescente de l’aimé qu’elle ne nomme pas. Un grand contraste se profile entre l’homme voyant, à l’œuvre immense, et celui qui se décompose sous ses yeux.

Les derniers mots si précieux de Werner Lambersy sont rapportés, comme une prise de vue sur la grandeur et la beauté de ses livres qui persistent et insistent.

 N'est-ce pas dans l'arrachement que prend sa source le poème ?

Les mots du poème, disait récemment la poétesse, sont ceux du silence, ils en émanent, ils y retournent, les seuls authentiques parce qu'ils ne viennent pas de la volonté et ne s'ajoutent pas, ils révèlent. 

Patricia Castex-Menier est parvenue cependant à écrire des petits bouts de phrases. Comment passer de notes prises au jour le jour à un recueil ?

On pourrait imaginer que le matériau premier s’est cristallisé, disloqué dans le fil de ce qui s’est détruit jour après jour, mais en dessous, il s’est reformé pour participer à la continuité d’une trame. Enjamber les blancs pour passer d’un mot à un autre, veiller, réveiller, ranimer. Un renversement s’est produit pour se rejoindre, rejoindre l'autre et tous les autres.

Le poème donne présence aux vivants et au morts. Présences qui s'offrent et se dérobent dans un appel à une mémoire commune. Avec un écart, le lecteur se rencontre lui-même dans des points évanescents mais vivants.

Il est urgent de noter les moindres choses, les moindres gestes du quotidien. Dans l’irrémédiable de la mort,

Le poème, à défaut d’une sorte de résurrection, d’une renaissance, ne permet-il pas une persistance, une insistance de lueur dans les ombres ?

Comme une nécessité d’en passer par les points obscurs du silence, du manque, de la violence du réel pour s y’opposer. Les mots utilisés sont simples, font partie pour la plupart d’un vocabulaire ordinaire. Mais ils sont détournés de leur banalité, ne conservant dans un démantèlement de la langue que ce qui lui résiste. L’insignifiant, l’anodin prennent une valeur ultime dans le poème.

Patricia Castex-Menier, avec une grande économie de moyens et de justesse porte le langage à sa plus haute intensité. Sa démarche n’est-elle pas comparable à celle d’Alberto Giacometti ? Ne pas amasser glaise ou mots, mais retrancher, défaire. La syntaxe semble suivre le processus de destruction. Ce qui échappe, ce qui se casse, donne rythme, mouvement aux phrases qui portent et emportent.

Le dénuement donne une grande valeur aux mots, aux rapports d’un mot à un autre, donne de l’air, une respiration. Un espace est donné à la vie, inséparable du manque et de la mort.

Dans les pas du chemin intime du poète, chacun peut marcher et trouver sa propre allure et respiration. 

Bien qu’insaisissables, tous les temps sont convoqués : passé, présent, futur et même l’éternité. Les souvenirs ne sont retour en arrière que pour aller à l’avant du poème. La poésie de Patricia Castex-Menier a toujours été en avant et son évocation du passé n’est-elle pas sa manière de retrouver L’instinct du tournesol ?1

La langue poétique nous déplace hors du temps, vole un grain de sable, une parcelle d’air et de lumière. 

Rester debout quels que soient les drames. La verticalité des poèmes de la poétesse nous y incite et déploie « un nuage de sens »2… Dernière page :

Merci,
 as-tu dit, 

 ce mot ultime

 qui
sacralise les lèvres

Le poème a une dimension sacrée : il est plus grand que nous.

Il contient une réciprocité de mercis : ceux que nous avons reçus, ceux que nous donnons à notre tour et un merci à la vie qui va on ne sait où.

  Patricia Castex-Menier écrivait, s’adressant à l’aimé : « le / poème sera toujours nous », mais aussi : « Un poème que tu ne liras pas // reste-t-il un poème ? »

Cependant, nous lecteurs, avons la chance de résonner à ses poèmes qui nous émeuvent, dans le partage de notre condition éphémère.

À l’impuissance, à l’inéluctable,

La poésie, parole vive, donne le sentiment, peut être illusoire, d’une résistance au temps et à la mort.

 Je/ ne veux pas, / résolument/ de / cette pente toujours possible3.

Dans le noir, comme les arbres, nous tenir debout, comme les oiseaux, inventer des chants qui bougent nos ombres.    

 

Dire, dit-elle, 2 : Partage de quelques poèmes de Bouge tranquille, de Patricia Castex-Menier, Cheyne éditeur, par Estelle Fenzy.

Pour dans le poème, continuer à donner présence à elle-même comme à celui qui a disparu, je propose à Patricia Castex-Menier de nous offrir des poèmes inédits :

La
brume a coiffé les monts

puis
glissé le lac au fond de sa poche

Une
disparition légère tout en délicatesse

comme
celle dont tu m’avais dit avoir rêvé

pour
m’épargner le poids du chagrin

Tu
as laissé tes derniers poèmes

dans
les poches de mon long manteau
de veuve

Et
quand mes mains gelées
cherchent un peu de réconfort

j’ai
si peur d’en froisser les pages

L’eau
des larmes ne fait pas écran

J’y
vois la mer

que
peut-être tu entends encore

Notes

  1. Patricia Castex-Menier, L’instinct du tournesol, Les Lieux-Dits éditions, 2020, 37 P. 7 €.
  2. Dans les clairs obscurs du poème, article de Gérard Mottet, Poésie Première, numéro 91.
  3. Patricia Castex-Menier, L’instinct du tournesol, Les Lieux-Dits éditions, 2020, 37 P. 7 €.

Présentation de l’auteur




Yannis Stiggas : l’invisible est une autre forme de lumière

Présentation et traduction Anne Barbusse

Le chemin vers le kiosque à journaux est le  quatrième recueil de poésie de Yannis Stiggas, et sa première collaboration avec les éditions Mikri Arktos, a été publié en 2012. Il comprend trois longs poèmes (A la manière de S.G., This is the place gentlemen, Le chemin vers le kiosque à journaux).

Bien qu’il s’agisse d’un recueil poétique bref, il possède toute son importance et son originalité par sa tension dramatique, ses références historiques et politiques, son écriture personnelle.

Le texte de Yannis Stiggas situe le poète et la poésie dans le monde actuel, contemporain de la crise grecque en cours. Il tâche de donner au poète sa place, hanté par les figures du passé (Maïakovski ou Byron), entre espoir et désespoir, entre bravoure de héros ou geste banal de traverser la rue pour aller au kiosque à journaux, ou de prendre le métro. Et même là il est encore question d‘Ithaque, car les mythes dans la poésie grecque sont encore là pour expliquer le contemporain. Toujours il interroge la place du poète dans la cité aujourd’hui, élargie à l’Europe voire au monde. C’est d’ailleurs dans une langue résolument contemporaine que le poète s’exprime et prend à partie, avec cette culture européenne qui le caractérise, et ce alors même que son pays a été vendu à l’Europe. Texte fort, engagé, politique au sens noble et grec du terme, celui du citoyen dans la polis, texte qui secoue comme sa langue, pour une poésie qui crie et interpelle, entre humour et sarcasme face au mal répété, entre romantisme et réalisme, dans une langue tantôt brisée et saccadée, tantôt ample comme les vers des poètes d’avant. Entre les deux se trouve le style si particulier de Yannis Stiggas, lors de ce chemin pour parvenir au kiosque à journaux, une langue crue et directe. Car la poésie n’est pas un jeu, mais un acte essentiel, acte d’écrire tel acte de résistance.

∗∗∗

Γιάννης Στίγκας
Yannis Stiggas

Ο δρόμος μέχρι το περίπτερο
Le chemin vers le kiosque à journaux

 

A la manière de Y. S.

Invariablement je rêve
une colline qui conduira directement dans tes entrailles
j’entre et je change les algorithmes
de telle sorte que le cœur
assourdisse soigneusement l’intellect
Αγχιβατείν1 - Pallaksch
comme disaient aussi mes ancêtres
(foulant de leurs pieds le moût)
sous-entendant obscurément

 Sang que contient notre avenir
et comment le danser

                          *

Peut-être
si venait aujourd’hui un homme
avec seulement la qualification standard de l’époque
ce goût du gouffre improvisé
- vous savez –
un parmi les milliers d’apprentis de la
panique

Dieu en les cousant
a oublié une aiguille dans leur poitrine

s’il venait
et regardait

par le chas de l’aiguille dont je vous parlais

toutes les voyelles seraient pour lui hantées
un bégaiement lui foulerait le cerveau

m-m-m-m-m-m…m-m-m-maintenant q-q-q-q-q-…q-q-q-que
l-l-l-l-l-l-l-…l-l-l-l-les ch-ch-ch-ch-choses
s-s-s-se s-s-sont gâ-gâ-gâ-gâtées tu-tu-tu-tu
p-p-p-penses q-q-q- …q-q-q-que la-la-la…
la-la-la-la….la l-l-l-l-l-…l-l-l-lu-lu-lumière
c-c-c-c-c-c …c-c-c-com…c-c-c-cc-cc-c-c…
c-c-c-com-com-comprend ?

*

Je n’ai bien sûr aucune réponse

 je porte ce qui reste sur mes épaules comme vous tous
avec ce vieux
défaut printanier qui est le mien
je n’en ai pas encore fini
et je me laisse brouter la gorge
- quelques marques rouges
ne proviennent pas – hélas – de baisers

 on appelle suffocation la femme en question

 mais
      ce n’est pas la poésie qui met le nœud coulant
mais
   elle donne le coup de pied dans le tabouret

*

Parce que la poésie
- hé, mec
n’est pas un hamac à rêveries
n’est pas ton animal domestique à plumes
- hé, mec
Quand tu joues la lune
tu la joues aussi dans son déclin
 - je ne vais pas t’expliquer plus clairement –
Si tu conçois cela
                    c’est bien
             sinon
C’est de Maïakovski dont tu as besoin

*

Où peux-tu être maintenant, Vladimir
maintenant que nos deux Nobel aussi
      sont devenus écueils
Personne ne vogue plus pour les voiles
personne pour l’azur
tout seul on traîne dans les grandes altitudes
et les amours anciennes

*

Dora
      Constantina
Evanthia
Chaque fois que je change de côté dans mon sommeil
elles me détendent silencieusement le signe du zodiaque
jusqu’à ce que jamais devienne
notre numéro chanceux
- quelle roulette russe, Sainte Vierge –
toi tu en sais quelque chose, Vladimir,
c’est arrivé
c’est arrivé à Odessa

 tu devrais voir ce qui se passe ici

*

Ici 

 the evil eye is working overtime

je suis désolé d’écrire cela mais

 nous avons réduit la lumière
en planque parfaite  – pour rien -

 - que veux-tu que je te dise d’autre –

hier soir dans le métro
se touchaient des milliers de corps
et pas même une étincelle pour les apparences
ni un électron si petit soit-il
quelque chose
à faire frémir les regards perdus

 de peur de voir Ithaque toute nue
sous les tailleurs
                          et les chemises

*

Il y a de quoi devenir fou

comme ils décousent ainsi les jours et les nuits
ton sang fil à fil
tes trois Moires de se flétrir
qu’attends-tu que commence, espèce d’idiot,
ceci n’est pas un conte de fées

 c’est

 seulement ton cadavre

*

La tragédie de mon pays
Si bien sûr tu exclus les séismes
tous les autres -isme
ils nous ont vendus sous notre nez
Mon cher lord Byron,
pour rien tu as souffert la sortie
pour rien tu as enclenché la sortie
ta fièvre aujourd’hui
est rarement mentionnée dans les écrits
on lui a refilé quelques microbes abjects
alors que c’était pure bravoure
Christ huit sur l’échelle de Beaufort
et plus encore

 Autrefois – perdu parmi les roseaux
maintenant – perdu dans les boîtes de nuit

 

 

 

ΜΕ ΤΟΝ ΤΡΟΠΟ ΤΟΥ Γ.Σ.   

Μονίμως ονειρεύομαι
μια ανηφόρα που θα βγάζει ολόισια στα σπλάχνα σου
να μπαίνω και ν’ αλλάζω τους αλγόριθμους
έτσι που η καρδιά
να ξεκουφαίνει ενδελεχώς τη νόηση
Αγχιβατείν – Pallaksch
που λέγαν κι οι παππούδες μου
(πατώντας με τα πόδια τους τον μούστο)
υπονοώντας σκοτεινά

 Αίμα που’ χει το μέλλον μας
και πώς να το χορέψεις

                                  *

Ίσως
εάν ερχόταν σήμερα ένας άνθρωπος
μονάχα με το τυπικό προσόν της εποχής
αυτή τη γεύση πρόχειρου γκρεμού
—ξέρετε—
ένας απ’ τους χιλιάδες παραγιούς του
πανικού

όπως τους έραβε ο Θεός
ξέχασε μια βελόνη μες στα στήθια τους

Eάν ερχότανε
και κοίταζε

α π ό  τ ο  μ ά τ ι  τ η ς  β ε λ ό ν α ς  π ο υ  σ α ς  έ λ ε γ α

θα του στοιχειώναν όλα τα φωνήεντα
θα του πατούσε το μυαλό ένα τραύλισμα

τ-τ-τ-τ-τ... τ-τ-τ-τώρα π-π-π-π-π... π-π-π-που
ζ-ζ-ζ-ζ-ζ-ζ... ζ-ζ-ζ-ζ-ζορίσανε τ-τ-τ-τ-τα-τα-τα-τα
π-π-π-ππ-πρα-πρα... π-π-πράγματα ν-ν-νο-νο...
νο-νο-νομίζεις π-π-π... π-π-π-πως το-το-το...
το-το-το-το... το φ-φ-φ-φ-φ... φ-φ-φ-φω-φω-φως
κ-κ-κ-κ-κ-κ... κ-κ-κ-κα... κ-κ-κ-κκ-κκ-κ-κ...
κ-κ-κ-κα-κα-καταλαβαίνει;

*

Δεν έχω φυσικά καμιάν απάντηση

σηκώνω το λοιπόν στους ώμους μου όπως όλοι σας
μ’ εκείνο το παλιό
κουσούρι μου της άνοιξης
ακόμα δεν ξεμπέρδεψα
κι αφήνω να μου βόσκουν τον λαιμό
—κάτι σημάδια κόκκινα
δεν είναι φευ από φιλιά
τη λένε πνιγμοσύνη τη λεγάμενη

αλλά
          δεν είναι η ποίηση που βάζει τη θηλειά
αλλά
          κλοτσάει το σκαμνί

*

Γιατί η ποίηση
ψιτ, μεγάλε
δεν είναι αιώρα ρεμβασμών
δεν είν’ το φτερωτό σου κατοικίδιο
ψιτ, μεγάλε
Όταν υποδύεσαι το φεγγάρι
να το υποδύεσαι και στη χάση του
—δε θα σ’ το κάνω πιο λιανά–
Αν το νοείς αυτό
                   έχει καλώς
          αλλιώς
Ε ρε, Mαγιακόφσκι που σου χρειάζεται

*

Πού να ’σαι τώρα, βρε Βλαδίμηρε,
τώρα που και τα δυο μας νόμπελ
     έγιναν συμπληγάδες
Κανείς δεν αρμενίζει πια για τ’ άρμενα
κανείς για το γαλάζιο
μονάχο του συχνάζει στα μεγάλα υψόμετρα

και στις παλιές αγάπες

*

Η Δώρα
          η Κωνσταντίνα
η Ευανθία
Όποτε αλλάζω το πλευρό στον ύπνο μου
μου ξεκουρδίζουν σιωπηλά το ζώδιο
μέχρι να γίνει το ποτέ
το τυχερό μας νούμερο
—τι ρώσικη ρουλέτα, Παναγία μου–
εσύ γνωρίζεις απ’ αυτά, Βλαδίμηρε,
έγινε
έγινε στην Οντέσσα

εδώ να δεις τι γίνεται

*

Εδώ

τhe evil eye is working overtime

λυπάμαι που το γράφω αλλά

το φως το καταντήσαμε
την τέλεια —για το τίποτε— κρυψώνα

—τι άλλο θέλεις να σου πω—

εχθές το βράδυ στο μετρό
αγγίζονταν χιλιάδες σώματα
κι ούτε ενα τσαφ για τα προσχήματα
ούτε ένα τόσο δα ηλεκτρόνιο
κάτι
ν’ ανατριχιάσει τα χαμένα βλέμματα

μήπως και δούμε την Ιθάκη ολόγυμνη
κάτω από τα ταγιέρ
                                και τα πουκάμισα    

*

Είναι που να τρελαίνεται κανείς

όπως ξηλώνουν έτσι τα μερόνυχτα
το αίμα σου κλωστή-κλωστή
οι τρεις σου μοίρες να πανιάζουνε
τι περιμένεις ν’ αρχινίσει, βρε κουτέ,
δεν είναι παραμύθι αυτό

είναι

μονάχα το κουφάρι του                 

*

Η τραγωδία του τόπου μου
Αν εξαιρέσεις βέβαια τους σεισμούς
όλοι οι υπόλοιποι  -ισμοί
μάς πούλησαν κατάμουτρα
Καλέ μου λόρδε Βύρωνα,
τσάμπα τη λούστηκες την έξοδο
τσάμπα την άναψες την έξοδο
ο πυρετός σου σήμερα
υπάρχει - δεν υπάρχει στα συγγράμματα
του ’χουν κοτσάρει κάτι ελεεινά μικρόβια
ενώ ήταν σκέτη λεβεντιά
οχτώ μποφόρ Χριστός
κι ακόμα τόσα

Τότε – χαμένα μες στις καλαμιές
τώραχαμένα στα σκυλάδικα

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie Native American : Barney Bush ou le militantisme fait art

Texte et traduction de Béatrice Machet

Barney Bush, poète et activiste de descendance  shawnee, mais aussi cayuga (une des 6 nations Iroquoises), est né le 27 août 1945 à Herod, dans l’Illinois (alors qu’un faucon tournoie autour de la maison ont déclaré ses parents). Ses premières années d’école lui ont été difficiles, avec la conscience qu’apprendre dans les écoles des États-Unis, qu’apprendre la bible était une épreuve, et selon ses propres mots : "comme du temps des premiers colonisateurs de ma terre".

Au lycée, il découvre la violence, le racisme de l'institution, ce qui laisse des traces et des souvenirs douloureux, mais surtout aiguise la conscience sur les perspectives sombres concernant le futur de chaque jeune amérindien né aux USA ou au Canada. Un futur qu’il essaiera donc de rendre plus brillant pour les générations à venir.

À 16 ans, il quitte le domicile familial et parcourt les États-Unis, le nord du Mexique et le Canada en auto-stop. De pow wow en pow wow, il découvre la réalité des différentes nations indiennes, les conditions de vie sur les réserves, indignes bien souvent, et qui soulignent combien les gouvernements successifs n’ont pas honoré les promesses pourtant signées et garanties par traités. Il entre alors contact avec des artistes et des activistes indiens. Ceux-ci le motivent à poursuivre ses études, car "un indien éduqué est un danger" pour la société américaine, et un atout pour les communautés amérindiennes, puisque capable de comprendre les façons de lutter légalement contre les entreprises prédatrices de ladite société américaine.

Après des études d'anglais et un passage par l'Institut des Arts Amérindiens de Santa-Fé au Nouveau-Mexique (qui initie à diverses disciplines artistiques dont l’écriture et les arts plastiques, mais aussi l’artisanat traditionnel amérindien), il obtient une licence en "humanités" au College de Fort Lewis à Durango dans le Colorado. Puis, à l'Université de Moscow en Idaho, il obtient un master en anglais. Il fait aussi la rencontre, qui se révèle déterminante,  de l'écrivain juriste Lakota Vine Deloria jr, l’auteur de Custer died for your sins (Custer est mort pour vos pêchés, titre provocateur s’il en est !). Ce livre de Deloria est un véritable manifeste de ce qui a été appelé le renouveau indien des années 60. 

Barney Bush dit son poème Lady liberty.

L’analyse que Deloria fait de la situation des Indiens d’Amérique montre que désormais ils pouvaient prendre leur destin en main, qu’ils ne devaient pas se voir en tant que victimes. Vine Deloria encourage Barney Bush à écrire. C’est à Minneapolis qu’il se lie aux leaders de l'American Indian Movement (AIM) Dennis Banks et Russell Means, et qu’il prend part au mouvement. Il est un temps président de l'AIM. Pendant ces années de gloire de l’AIM, les luttes et les manifestations, les opérations d’éducation et d’aide sur les réserves ainsi que l’organisation des communautés pour réclamer leurs droits se multiplient. C’est dans ce contexte de militantisme exigeant qu’il choisit d’opter pour l’écriture car, avait-il dit : "C'était d'abord un moyen de comprendre la logique d'une langue qui n'était pas celle de mes ancêtres. Ma poésie a été ensuite un acte de confrontation, que je me suis efforcé de transformer en acte d'éducation".

Dès lors, il donne de nombreuses lectures publiques, souvent avec le flûtiste commanche Ed Wapp Wahpeconiah, et organise également de multiples ateliers. La question de l'éducation devient pour lui centrale. Il aide à fonder l'Institute of the Southern Plains, une école Cheyenne en Oklahoma, et il enseigne à l'Université du Wisconsin à Milwaukee. En 1979, il publie My horse and a Juke box ( Mon cheval et un juke box, chez American Indian Studies center) puis Petroglyphs (paru chez Greenfield Review Press) en 1982, et enfin Inherit the blood (Hérite du sang, chez Thunder's Mouth Press) en 1985. Ces trois ouvrages remarqués le propulsent parmi les auteurs amérindiens des USA les plus médiatisés. Présent dans plusieurs anthologies comme Harper’s Anthology of 20th Century Native American Poetry parue en 1988, il noue des amitiés très fortes avec d'autres poètes et auteurs indiens comme la chickasaw Linda Hogan, le cheyenne Lance Henson, l'ojibwe Jim Northrup, les mohawks Alex Jacobs et Peter Blue Cloud. Il ne perd pas de vue les urgences politiques et s’implique : il participe à la défense de Leonard Peltier, (accusé du meurtre d’un agent sur la réserve de Pine Ridge à la suite de l’occupation du site de Wounded Knee en 1973) comme celle des résistants mohawks d'Oka. Pour mémoire, la résistance de Kanesatake, également connue sous le nom de crise d’Oka, ou résistance des Mohawks de Kanesatake, a été un affrontement long de 78 jours (du 11 juillet au 26 septembre 1990) entre les manifestants  mohawks et les policiers québécois assistés de la gendarmerie royale du Canada et de l’armée canadienne. À l’origine du conflit : un projet d’expansion d’un terrain de golf et la construction de maisons sur le terrain appelé La Pinède, où se trouve un cimetière mohawk, en bordure de la réserve de Kahnawake. Le  cimetière est considéré par les Mohawks comme terre sacrée et leur appartenant, ce lieu est situé près de la ville d’Oka, sur la rive nord de l’Hudson, tout près de Montréal.  Pour « ramener l’ordre », l’armée a été appelée et les manifestations ont cessé. À l’issu de ce conflit, l’expansion du terrain de golf a été annulée, le terrain a été acheté par le gouvernement fédéral, mais n’a pas été constitué en réserve comme les Mohawks le désiraient. Cependant, malgré le demi-échec, la gestion de ce conflit a servi de modèle pour les actions menées ensuite par les populations amérindiennes au Canada notamment. 

En 1990, Barney Bush vient à Paris pour la première d'un récital intitulé Oyaté (signifie le peuple ou la nation en langue Sioux Lakota, Dakota et Nakota), à l’occasion du festival Banlieues Bleues, avant que l’album du même nom(Oyaté) soit sorti. Accompagné par Terry Bozzio, il y dit son poème "Left for Dead" dédié à Leonard Peltier, un texte qui va devenir un emblème, un hymne, un symbole. C'est aussi le moment d'une rencontre importante avec Tony Hymas à propos duquel Barney Bush dit : "Je me suis mis à aimer cet Anglais, l’esprit et le cœur parlent d’une même voix et cela s’entend dans sa musique. ». Ils se retrouvent l'été suivant à Allonnes pour un concert en petite formation avec Tony Coe, le fûtiste et chanteur commanche Ed Tate Nevaquaya, le chanteur et tambour Ojibway Jo Bellanger et le danseur Cherokee Eddie Swimmer. Tony Hymas crée alors une musique spécifique pour les poèmes de Barney Bush et les deux musiciens, ce qui va donner lieu à la création de plusieurs albums : Remake of the American Dream en deux volumes, et Left For Dead. (Remake du rêve américain, laissé pour mort). 

 

Discours de Barney Bush lors de la réunion de l'IDNR, jeudi 19 décembre 2013.

Plus tard, Barney Bush revient en France avec Tony Hymas, accompagnés de Ed Tate Nevaquaya, le chanteur cree-shoshone Merle Tendoy et le danseur Darrel Wildcat à Bayonne et Ustaritz pour trois jours de fête, à l'invitation de Beñat Achiary (il y rencontre alors Bernard Lubat). Ensuite il « monte » à Paris pour se produire au passage du Nord-Ouest ; il est ému à l’idée de jouer sur une scène où s'est produite Edith Piaf. Le poème "Left for Dead" donne son nom à un nouvel ensemble formé des deux hommes (Bush et Hymas) avec en plus : Ed Tate Nevaquaya, Merle Tendoy, la chanteuse navajo Geraldine Barney, le saxophoniste Evan Parker, le guitariste Jean-François Pauvros (celui-là même qui a accompagné Charles Pennequin en lectures), et enfin le batteur Jonathan Kane.  Le groupe prend la route pour les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Italie et la France. Deux nouvelles tournées en France suivront où Mark Sanders remplace Jonathan Kane. Chemin faisant, Barney Bush participe en France à des débats, des ateliers. Chantal Bashung (première épouse d’Alain Bashung) lui consacre un film diffusé sur Arte. Toujours avec Tony Hymas et l'écrivain choctaw Louis Owens ainsi qu’avec  la complicité de Francis Geffard (directeur de la collection Terre d’Amérique chez Albin Michel), il participe à L'écho des voix indiennes à Paris, Lille, Marseille, Rennes et Lyon (où Hymas et Bush rencontrent les membres de l'Arfi, c’est à dire le batteur Christian Rollet, le trompettiste Jean Méreu et le saxophoniste Guy Villerd, pour un concert improvisé). Le dernier concert français aura lieu en janvier 2000 à Villejuif pour Sons d'Hiver, ce sera pour Barney Bush l’occasion de retrouver son complice, le poète et acteur Dakota John Trudell, qui avait un temps eu des responsabilités de leader et de porte-parole au sein de l’American Indian Movement, avant de se tourner vers la poésie engagée et les spectacles mi Rock & roll mi spoken-words. John Trudell était accompagné de ses musiciens et de son choriste, le chanteur traditionnel Apache Quiltman. (La vie et l’œuvre de John Trudell mérite un article à lui tout seul !).

Parallèlement, aux États-Unis, Barney Bush a choisi de vivre pendant plusieurs années sur la terre de ses ancêtres shawnee en Illinois, en forêt, dans une maison sans confort moderne. Mais l'appel de l'enseignement est plus fort puisqu’il accepte un poste d'enseignant à Santa Fe. Il n'aura de cesse de se consacrer à l'enseignement auprès de jeunes Indiens. Barney Bush rejoindra plus tard sa terre Shawnee pour se consacrer au Vinyard Indian Settlement.

En janvier 2021, Barney Bush enregistre (à distance) "Warriors for Sale"(guerriers à vendre), ce sera le dernier duo avec Tony Hymas, Barney Bush décède le 18 septembre 2021.

L'œuvre littéraire de Barney Bush a été présentée dans plusieurs anthologies, notamment dans « Songs from This Earth on Turtle's Back: Contemporary American Indian Poetry », « Harper's Anthology of 20th Century Native American Poetry » et « The Remembered Earth: An Anthology of Contemporary Native American Literature ». Il a été le premier poète autochtone à être honoré en devenant membre de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique de Paris.

Voici un des poèmes écrit par Barney Bush, un poème court contrairement aux textes fleuves qu’il disait dans ses récitals donnés avec Tony Hymas. Un poème en forme de prière, un poème aux accents de résilience, un poème qui ne veut pas attiser la haine, un poème qui témoigne du lien entretenu avec les territoires, avec la terre qui subit les dommages que la civilisation occidentale lui inflige. La conclusion est que la terre elle-même saura mettre un terme à la destruction et au pillage. Les amérindiens doivent juste continuer de vivre selon leurs principes (de respect entre autres) qui leur donne accès au sacré, qui leur permet de vivre une vie pleine de sens dans la conscience de la beauté, qu’elle soit esthétique, morale ou spirituelle.

Le côté le plus beau de nous-mêmes
c’est notre amour pour nos
foyers—le côté le plus laid
est dans le désespoir à
défendre notre terre contre
ceux qui la détruisent
Attention       destructeurs de la terre
Vous avez volé           dépouillé
vendu             acheté                 volé la
terre  sur laquelle vous auriez pu vivre
en paix
Tous les prix sont payés
Créateur    donne-nous la force
d’abandonner notre vengeance  
notre chagrin             afin que
tu puisses l’accepter comme pitié
pour nous tous                       et
que nous reviennes    portant la
plume sous la queue des
aigles                 afin que
nos enfants puissent 
te reconnaître
Les destructeurs de la terre ne
reconnaissent  pas les plumes d’aigles
ne savent pas que la
terre se retournera
contre eux.

Dans le poème suivant, on devine un rituel en l’honneur et en mémoire d’une mère décédée, en même temps que rétrospectivement les images de l’attente du retour du père le soir du décès proprement dit, s’invitent dans le souvenir jusqu’à faire partie du rituel lui-même.

I see the fusing - Je vois la fusion  (dans My horse and a juxebox, livre de 44 pages publié par American Indian Studies Center, University of California)

I see the fusing of images beyond the hills.
Winter is hiding us in a shelter of dreams.
Smoke curling from among yellow aspens smells of the cedar I burnt for you.
It's been cold.
The horses are restless.
We are all watching the valley for your headlights breaking through the pines.
We keep watching but all that approaches is the great blueness of a storm.
The rain is sleeting bee against the house.
I buildt up the fire and laid out the star blanket grandmother made for you.
Our face is in the window pane
staring at the shining darkness broken by the beams of father's truck.
You're brothers
. We stare at each others and help to carry your flie great body into the house.
Grandfather caressed the boxe.
A sweetgrass to our mother.
Your horses silent now are standing in the rain.
 

 Je vois la fusion des images au-delà des collines.
L’hiver nous dissimule dans un refuge de rêves.
La fumée  qui volute entre les trembles jaunis  sent le cèdre que j'ai brûlé pour toi.
Il a fait froid.
Les chevaux sont agités.
Nous surveillons tous la vallée guettant tes phares au travers des pins.
Nous continuons à scruter mais tout ce qui approche est le grand bleu d'une tempête.
La pluie tombe en grêle contre la maison.
J'ai allumé le feu, j’ai étalé la couverture étoilée que grand-mère a faite pour toi.
Notre visage est dans la vitre,
fixant l'obscurité brillante brisée par les faisceaux des phares du camion de père.
Vous êtes frères.
Nous nous regardons les uns les autres et aidons à porter ton grand corps de mouche dans la maison. Grand-père a caressé la boîte.
Une herbe sacrée pour notre mère.
Tes chevaux sont maintenant  silencieux debout sous la pluie.

 

Trop tôt disparu, Barney Bush a cependant inspiré toute une génération de jeunes auteurs et de jeunes militants amérindiens. Il a montré que mouvements de protestation et l’éducation allaient de pair. Il a participé à cette « renaissance » amérindienne qui a vu les amérindiens, du quasi statut d’espèce en voie de disparition, se retourner en population fière de ses ancêtres et de ses traditions, prendre en main son destin en continuant à suivre les principes de ses cultures et par cela non seulement affirmer sa survie, mais aussi son intention de jouer un rôle, ni folklorique ni fantasmé,  dans les sociétés américaines d’aujourd’hui. Et c’est ce que nous constatons : des sénateurs, des ministres, des représentants élus, dont Deb Haaland (Pueblo) dans l’administration Biden, ou encore Vinona La Duke (Anishinaabe) qui s’était engagée aux côtés de Bernie Sanders lors des primaires des élections, agissent, militent et éduquent, à des postes de responsabilité, dans la grande machine « démocratique » américaine.

 

Barney Bush, poète activiste, © Global Justice Ecology Project

Image de Une Credit: Barney Furman Bush in Herod, Illinois in 2020 (Photo by Haleigh S. Bush).

Présentation de l’auteur




Éric Sarner, ANAMNÈSE et autres poèmes

Voyez-vous ce palais ?
Nous sommes en Grèce, en Thessalie,
il y a longtemps.
Si longtemps qu’il faut plisser les yeux de l’âme
Pour le faire apparaître.
C’est une maison de marbre, toute de marbre,
Avec des oliviers sur ses flancs,
Alignés comme une fête des sens,
Langoureusement.
On entend des rires,
de la musique d’une telle douceur
Qu’elle donne envie de boire et d’aimer.
Il y a banquet chez Scopas, noble et riche.
Scopas a tout prévu, les plus belles viandes,
Et garnitures, les vins, liqueurs, douceurs
Et tous les fruits imaginables,
Comme pour inviter toute la nature,
Comme si c’était la fin du monde,
On entre, doucement. 
Simonide, le fameux poète lyrique,
À l’instant, finit son chant.
Un enfant blond s’est approché de lui.
Lentement Simonide sort.

Devant le palais, il cherche
Comme si c’était lui qu’on cherchait.
Et il n’y a personne.
Et, tandis qu’il tourne et se retourne,
Voilà qu’en une seconde le toit s’effondre
De la salle du banquet. Dans un bruit de saccage,
de pierres perdues, d’horreurs.
Un séisme.

Il n’y a plus d’heure, mais de la poussière
Et des râles.
Scopas et tous  
Gisent là dans les décombres.
Qui est là ? Où ?
On accourt, on veut secourir.
Les serviteurs, les familles.
Puis, on ne court plus.
Dans le silence maintenant,
Sous la lune qui ne dit rien,
On voudrait reconnaître
Ces corps broyés.
Qui dira ces visages confondus ?
Qui pour reconnaître
Le visage de chacun d’eux,
Ces joyeux ensevelis entre les lyres brisées. ?
Alors, il se rappelle, Simonide.
Il revoit les yeux qui rient, les tics, les chevelures,
Lui qui dormait déjà,
Elle trop fardée,
Lui qui disait toujours oui
Elle qui ne disait jamais non.
Et beaucoup d’autres,
Il les connaissait.
De tête, il remet chacun à sa place
Qui retrouve son nom par la bouche du poète.
L'art de la mémoire c’est ainsi qu’il est né.
Ainsi, pas autrement.

*****

ENTRE-TEMPS

Petite mélancolie
l’instant glissé
entre hier et tout de suite
qui danse
comme une image hors cadre
c’est une aube pristine
un rayon entre des arbres
tournant autour
ce qui un moment
s’interpose
commence
et finit

*****

MOTS EN L’AIR

Tous les oiseaux, sans y penser,
travaillent aux couleurs.
Les histoires qu’ils se racontent,
elles seules, créent le rouge, le vert,
le bleu poignant, le jaune mat…
Certains oiseaux bégaient ; ceux-là font des pâtés comme d’amples éclats de rire.  
Dans le désert, c’est tout autre chose,
on dit que les couleurs
dépendent plutôt du sable et des vents.

*****

ON AURAIT CRU UN POÈME

On le voyait bien
Des oiseaux sortaient de sa bouche et
De ses aisselles
On entendait de petites cloches
Et le pas ancestral de vieillards
Qui passaient en bas
Leurs bâtons tapaient les pierres
C’était un chant d’histoires
C’est-à-dire de possibles.
À nouveau il faisait jour

Présentation de l’auteur