François Prunier, Un poker avec l’Ange, Srečko Kosovel, Les Intégrales

François  Prunier génie du jeu

Dans cette exploration le poète François Prunier devient un adepte du compromis puisqu’écrire engage une expérimentation avec des coups de dés (dirait Mallarmé) ou des coups de tonnerre. L’auteur prend note de ses découvertes, de ses menaces, de ses insoumissions. 

Et haro sur les symboles. Prunier devient à la fois chirurgien de l’âme et de l’écriture. Son but :  ouvrir diverses entrailles mais en s’érigeant aussi maître des métaphores de différents régimes et pour une raison majeure : telles des actrices qui rentrent dans le jeu de l’être, et enfoncent ‘leurs racines en l’inconscient pour éclore dans l’espace de la pensée. « Il ne faut pas la traquer comme un chasseur mais l’aimer comme un jardinier » et ses plantes. D’où, et après tout, ce qu’Apollinaire enseigna : le poète reste « l’enchanteur pourrissant » idéal qui s’évade par le putrides et les miasmes vers l’intense, et la lumière par le corps intermédiaire que représente la poésie.

Celle-ci renvoie loin de toutes démissions humaines même jusqu’au risque de l’indétermination que du miracle (misérable ou non).  Quitte au besoin à remettre René Char sa place au prétendu « c’était mieux avant » et aux contradictions de poète plus abstrait que consistant. Prunier renverse la donne. Il ne craint jamais l’image face au « péto-Char » et aux maitres d’école. Bref il élève le niveau, ose des questions difficiles des contradictions.

François Prunier, Un poker avec l’Ange, Douro, 2025, 270 p., 17 €.

Responsable de sa politique poétique et épris du Minotaure notre poète ne craint jamais de mordre la poussière et ose le ciel de la terre – ce qui reste l’essentiel. Et plus fort que le temps car vivre et disparaître sont des impératifs acceptés (car humains très humains). Avant le dernier verbe ci-dessus, le Verbe reste de l’origine et juste avant la fin. Le rêve pas moins, pas plus et tant que ce n’est pas encore la nuit. Alors jouons car à l’aune du poker ; le menteur ne nuit guère. Ange noir ou lumineux qu’importe.

∗∗∗

 

A ce titre la collection de Fata Morgana « Le neuvième pays » va accueillir des traductions inédites de poètes de l’Europe centrale et de l’est, anciens ou contemporains. Elles sont l’apanage du traducteur Mathias Rambaud qui fut attaché culturel à l’Institut Français de Slovénie à Ljubljana.

Pour ouvrir cette collection « Les Intégrales » est livre mythique du fondateur de la poésie d’avant-garde slovène, Srečko Kosovel (1904-1926). Sa poésie a longtemps souffert d’un malentendu. Mais, et pour la sauver, cette édition ouvre la genèse mystérieuse et tourmentée au milieu des années 1920, entre échos de la Révolution d’Octobre et naissance de la Yougoslavie, entre constructivisme russe et les avant-gardes européennes.

La publication posthume il y a quarante ans plus tard, fut éditée sous la double impulsion de la néo-avant-garde des années 1960 en une première édition française qui fit date. Mais sans nouvelle version inédite et à la forme originale est inspirée par la connaissance actuelle de l’œuvre de Kosovel. 

A la veille du centenaire de sa mort, ce livre permet la découverte d’un auteur parmi les plus marquantes de la poésie d’Europe centrale du début du XXe siècle, celui qui fut définit comme “fier jeune homme chantant dans la nuit”. Il fut surtout fut un visionnaire comparé à Rimbaud ou Maïakovski. Mort seulement à 22 ans, son œuvre demeure riche et révolutionnaire, zébrée d’une critique sociale acerbe et inspirée par un monde nouveau.

Dès le début ses créations influencées par les modernes et l'impressionnisme et les thèmes prédominants sont la figure de la mère et la mort. Plus tard il se rapproche de l’expressionnisme. Les impressions fugitives laissent place à l'évocation crue des sentiments. Il développe une thématique visionnaire, sociale et religieuse avec en son centre l'idée d'une apocalypse personnelle et collective qui porte en elle la purification des fautes et l'établissement d'un nouvel éros

Le Visionnaire Srečko Kosovel dans la nouvelle collection de Fata Morgana Srečko Kosovel, « Les Intégrales »,gravures de Zdenko Huzjan, traduction et préface par Mathias Rambaud. Coll. Le neuvième pays, Fata Morgana,  Fontfroide le Haut,, 2025 ? 216 p., 23 €

Les « Intégrales » ne sont pas l'œuvre d’un illuminé. Il trouva son destin. Il devint le poète qui sut s’afficher avec bien des risques mais sans honte et « avec la dignité et la simplicité d’un maçon » écrit Mathias Rambaud. Sa poésie est un mixage de complexité et de la poésie d’un brutalisme de décoffrage, exubérante, irrévérencieuse jamais absurde. Ce fut – et demeure – une réponse anarchique aux pouvoirs du langage et aux puissances de la vie.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Antoine Maine, 72 Micro-saisons

GRAND FROID
25 › 29 janvier : Sawamizu kōri tsumeru
La glace s’épaissit sur les ruisseaux

Demain encore je voudrais
comme les ruisseaux
goûter la joie des confluences

* * *

Au-dessus du port
jai vu passer les oies dEgypte
et les bernaches à tête blanche
jai entendu leurs cris sauvages

elles qui sont vieilles bêtes
de bien avant les porte-conteneurs

* * *

À quand le réarmement des mésanges et des perce-neige, des saules pleureurs et des mulots vagabonds ?

 

Début du printemps
4 › 8 février : Harukaze kôri o toku
Le vent dEst fait fondre la glace

 S’émerveiller cest résister. Ce nest pas moi qui le dis cest la dame à la radio.

* * *

Jai vu Julianne Moore. Elle pleurait. En sortant du ciné dans la rue les pavés brillaient encore. Souvenir de la dernière averse. Nous avons marché un peu. Sans nous toucher. On a croisé quelques passants, leur tête cachée sous les capuches, un livreur à vélo avec sa boîte à pizzas et au fond de ses yeux noirs une fatigue longue de milliers de kilomètres. Peu après elle est repartie vers Savannah. Elle aussi semblait épuisée. Par je ne sais quelle charge. Trop lourde pour ses épaules.

* * *

Vent dEst
dans lair un parfum
de soleil levant

DÉBUT DU PRINTEMPS
14 › 18 février : Uo kôri o izuru
Les poissons jaillissent de la glace

Adossés au ciel, les arbres peu à peu se remplument.  

* * *

Jai beau chercher. Pas de poissons, pas de glace, ou alors quelques poissons panés dans le congélo. Mais est-ce que ça compte vraiment ?

* * *

Rentré avec choux de Bruxelles grand soleil filets de merlan roucoucou des tourterelles dent-du-chat Libé Navalny tarte à lbadrée ciel bleu oignons rouges et dorés

 

L’EAU DE PLUIE
19 › 23 février : Tsuchi no shô uruoi okoru
La pluie humidifie la terre

Je retire le bonnet
qui protégeait mon crâne
de cette fine pluie
(petite pluie de rien du tout
bruine dirait-on)

et maintenant tête nue
me goinfre du chant liquide
des oiseaux

* * *

Cest Paris sous la pluie. Cest janvier. Trottoirs mouillés. Une femme savance. Les traits tirés les cheveux défaits la mine chiffonnée. Elle marche. Elle marche vite. Droit devant elle et cest comme si pour elle la ville avait cessé dexister. Des boutiques des lampadaires des portes cochères et des trottinettes elle na que faire. Téléphone en main. Elle marche. Elle pleure. Sous ses lunettes coulent des rivières de larmes. Elle pleure. Ça creuse des rigoles à pleines joues. Ça fripe son menton. Ça ravine sa pauvre face. Ça dévaste la rue toute entière dune rive à lautre.

Elle parle elle pleure elle écoute elle pleure elle marche elle pleure elle dégouline elle pleure elle passe elle pleure elle.

Cest Paris sous la pluie. Et quoi faire dautre que d’éviter toutes ces flaques sur le trottoir.

* * *

Quelques jonquilles
au pied du cerisier
et lhiver pourtant

L’EAU DE PLUIE
24 › 29 février : Kasumi hajimete tanabiku
La brume commence à sattarder

Forcément avec la brume le paysage doucement glisse vers lOrient extrême.

* * *

Départ dans le soleil. Puis peu à peu sur lA16 lhorizon vire au bleu blanc gris.

À la radio une Chinoise musicienne nous fait entendre à la cithare (guzheng daprès Wikipedia) le son du ciel.

Je me demande bien quelle est cette Yvette sur quoi viennent se poser Gif, Bures puis Villebon ?

Contournement de Paris, au volant les mots me viennent. Difficile de sarrêter dans ce monde péri-urbain. Vaste enchevêtrement de rocades de bretelles d’échangeurs et de voies rapides. Alors je choisis la bifurcation. La sortie de secours. Une zone commerciale vers les Ulis ou Courtabœuf. Dépasser le Point P et se garer sur le parking du Lidl. Là sortir le petit carnet et lâcher les mots.

* * *

Derrière le rideau de brume
la montagne se déshabille

 

LEAU DE PLUIE
1 › 5 mars : Sōmoku mebaeizuru
Lherbe se remet à pousser, les arbres bourgeonnent.
Ligne neuf, la voix dans le haut-parleur annonce Bonne nouvelle.

* * *

Montagnes quon devine au loin. Versants couverts dune fine couche de neige (résille dirait-on). Neige tombée à la nuit. La forêt, elle si sombre, ainsi blanchie devient grisaille et se fond dans la masse des nuages bas. Une lumière dans cette fin de nuit. Les phares dune voiture. Elle grimpe tout là-haut entre deux morceaux de forêt. Quelquun quelquune à vivre dans ce paysage. On en est tout étonné (déçu peut-être) tant on avait le sentiment dhabiter seul dans ce petit matin des montagnes. Mais le monde est là encore un peu endormi et bientôt il sagitera.

Sous mes doigts la mandarine s’épluche. Je sens la chair molle et juteuse.

Dans lenceinte bluetooth Mozart sifflote.

Au bout de la terrasse les branches des lilas, couvertes déjà de gros bourgeons gorgés de la sève montante, oscillent dans le vent. Vent froid encore ce matin, lhiver nest pas fini. Pourtant je sens venir le printemps, l’éternel recommencement. Je lentends gronder dans le ventre du poème.

* * *

Sur lA71
dans les bas-côtés
les prunelliers en fleurs

Présentation de l’auteur




Yucheng Tao, Océan et autres poèmes

Océan

Une mer solennelle
sous le voile éclairé par la nuit,
un banc de poissons
— cachés, scintillants —
le silence intact
par les vagues,
seulement les poissons,
et tes yeux,
se rencontrant.

 

Rêve

Dans mon rêve,
la méduse porte une robe de lumière,
se balançant sur mes genoux.
Je suis dans le bateau,
en route vers les montagnes lointaines,
plus stable que la mer.

Février

 Février,
ressemble à un hiver inachevé.
Mars, ressemble à la mélancolie
sous le soleil,
fleurissant avec le cornouiller,
et luxuriant dans le crépuscule,
alors que ma mémoire grandit
au-dessus de la mer.

Je parle avec Sartre

Assis sur les rives de la Seine
au soleil couchant,
je parle avec Sartre.

Il boit son café,
regarde une mouche,
et s’imagine devenir elle —
devenir mouche,
c’est fuir le fardeau
lourd comme un rocher,
voler au loin,
ne plus voir Staline.

L’idéal brisé,
comme les bulles
dans le café.

Je parle avec Sartre,
c’est ainsi qu’il me parle.

 

Ils sont venus

Tuol Sleng
comme une fleur empoisonnée
exhalant
un venin perçant.

Les palmiers se balançaient
sous l’ombre vacillante,
une procession d’os

— les morts —
étiquetés comme intellectuels.

Ils sont venus
comme une rafale de vent,
Ils sont venus
comme un troupeau de bêtes sauvages.

Ils sont venus
massacre après massacre,
maudissant Tuol Sleng,
damnant ses rues et ses rivières.

Ils se considéraient comme des idéalistes fanatiques,
Mais jamais, ils n’ont fait de ce lieu un paradis.
La passion l’a embrasé en un enfer de feu.

Ils sont venus
avec des désirs frénétiques.
Ils sont venus au Cambodge —
sa chair trempée de rouge.

Quand Tuol Sleng s’ouvrit,
la lumière de la lune enterra les gens
dans une fosse terrestre.

Personne pour prononcer ces mots :
« Ils sont venus ! »

 

 

Présentation de l’auteur




Przemysław Czapliński, La carte déplacée. L’imaginaire géographique et culturel des lettres polonaises au tournant des XXe et XXI siècles

AVANT d’entrer dans le vif du sujet et de lancer le lecteur dans La carte déplacée, il faut quelques mots d’avertissement. Il s’agit ici non pas d’un déplacement des frontières de la Pologne, comme pourrait le faire penser la première partie du titre, mais d’une carte européenne « bouleversée », car le mot polonais poruszona indique un changement à la fois physique et émotionnel. Le thème principal de cet imposant ouvrage est de démontrer comment l’axe est-ouest de référence culturelle qui fonctionne pour la Pologne depuis plus de deux siècles a tourné en axe nord-sud en vingt-cinq ans, de la fin de la guerre froide en 1989 jusqu’en 2015, date de la rédaction du livre.

Le savoir accumulé par Przemysław Czapliński depuis de nombreuses années lui donne un regard nouveau sur sur la façon dont les Polonais parlent et imaginent leurs relations avec leurs voisins. L’imaginaire auquel se réfère le titre de l’ouvrage est toutefois mitigé par la définition très large du terme « lettres polonaises » qui comprend reportages, analyses politiques, textes historiques, et articles de presse, en plus des « belles-lettres » (pièces de théâtre, romans, films et poèmes). Ce vadémécum impressionnant est analysé principalement d’après les observations (témoignages) vécues et concrètes que fournissent des décodeurs « objectifs » (reporters, journalistes, essayistes, et Przemysław Czapliński lui-même) et « subjectifs » (romanciers, poètes, dramaturges). Le décodage de « l’imaginaire » indique une analyse littéraire tant chez les spécialistes de l’actualité que les littérateurs, chacun utilisant de façon interchangeable soit l’approche de l’inspecteur qui utilise le langage officiel, conventionnel, des rapports, soit celle du cueilleur qui pratique la parole spontanée du récit littéraire ou poétique.

LE THÈME principal de La carte déplacée, soit l’analyse du regard que les Polonais jettent sur leurs voisins aujourd’hui, implique une recherche de leur identité par référence à ces voisins. Il implique aussi une dépendance vis-à-vis de ces voisins, dont le choix se limite à l’Europe proprement dite : l’axe est-ouest est représenté par la Russie et l’Allemagne et l’axe sud-nord part du Caucase pour atteindre la Norvège. Le bilan n’est pas brillant : la Russie est toujours orientale, fascinante, un monstre impérial  entre chaos, boue et glace, colonisateur ou à coloniser, incontournable ;  l’Allemagne incarne la fluidité des frontières (accélérée par la formation de l’Union Européenne) et la tentative d’effacer le contentieux de la seconde guerre mondiale et surtout de l’après-guerre tout en profitant de l’abondance économique; les pays du Caucase et des Balkans sont toujours particuliers et non-solidaires, leur appartenance euro-chrétienne trop faible pour endiguer l’immigration ; seul le nord scandinave offrirait des perspectives nouvelles de modernité, encore qu’il ne soit pas l’idéal rêvé, selon Dorota Masłowska et Manuela Gretkowska. Le pouvoir de la Pologne est dilué par l’Union Européenne, une fédération d’Europe centrale n’est plus possible, et la porte de secours française n’offre que la possibilité de se réinventer. La « saleté » russe permet aux Polonais de se démarquer en tant que nation européenne et « propre, » mais le mot « saleté » saute aux yeux et choque.  Ces observations sont étayées par de très grands noms, tels Ryszard Kapuściński, Olga Tokarczuk, Dubravka Ugrešić, Leszek Szaruga, Tomas Transtrőmer, et Milan Kundera, pour ne citer qu’eux, ainsi qu’un grand nombre de penseurs, hommes politiques, et philosophes de toute l’Europe.

Przemysław Czapliński. La carte déplacée. L’imaginaire géographique et culturel des lettres polonaises au tournant des XXe et XXI siècles. Traduit du polonais par Dorota Walczak-Delanois et Cécile Bocianowski. Lille : Presses Universitaires du Septentrion, 2024.312 p. ISBN 9782757440919.

PEUT-ON aujourd’hui toujours parler de l’Europe en vase clos ? L’ouvrage se compose de quatre parties; la Russie (l’est) reçoit la part du lion, soit 120 pages. Le sud et le nord ensemble sont aussi longs que le chapitre sur la Russie, et l’Allemagne (l’ouest) reçoit la plus petite portion, soit 40 pages. Ce déséquilibre entre les quatre parties de l’ouvrage représente-t-il la réalité de demain ou les rivalités d’antan ? L’extérieur de l’Europe ainsi définie n’apparait que lors de la crise syrienne de 2014-2015 qui jeta des millions de personnes déplacées vers l’Europe. Comment Ryszard Kapuściński aurait-il analysé cette crise, lui qui, en tant que reporter mondial, représentait l’ouverture historique des Polonais à tous les continents ? N’aurait-il pas plutôt insisté sur les contributions mondiales de la culture polonaise ? Nombre d’auteurs se sont penchés sur l’ouverture de la Pologne sur le monde depuis la Renaissance, notamment sur l’ère des Lumières si bien analysées par Jan Zieliński dans Magiczne Oświecenie [La Magie des Lumières, 2022]. La Pologne a depuis toujours été ouverte sur le monde, notamment sur l’Asie et les territoires situés le long de la Route de l’ambre et de la Route de la soie. Elle l’est restée depuis, à travers sa littérature émigrée. L’identité polonaise est constituée de la somme de tous ces échanges. Et, depuis la fin de la guerre froide, les artistes et écrivains polonais multiplient les contacts et les participations culturelles qui non seulement disent comment ils voient le monde, mais ce qu’ils font pour créer de nouveaux contacts qui transcendent les frontières politiques. Et comment oublier le mouvement « de terroir » de la littérature et de la poésie polonaise, qui s’esquisse depuis la fin de la guerre froide, notamment dans les œuvres d’Urszula Koziół et de Marzanna Kielar pour la Silésie et la Mazurie, respectivement, rappelant que les régions (un concept revivifié par l’Union Européenne) sont plus importantes que les nations ? Tous/tes les écrivain/es et poètes travaillent à imaginer et à construire un avenir qui transcende les traumatisme subis par la Pologne depuis les partages de la fin du 18e siècle jusqu’en 1989.

LES ARGUMENTS sont infinis et les conclusions élusives. La Pologne émerge de l’introspection a laquelle la soumet Przemysław Czapliński fragilisée et sans gouvernail. Dans une Europe qui, annonce Marcin Król en fin de l’ouvrage, agonise par la triple blessure de la laïcité, du nationalisme, et de l’hédonisme, la Pologne pourra-t-elle s’émanciper de son contentieux historique entre Allemagne et Russie ? Pourra-t-elle se définir indépendamment de ses voisins ? Pourra-t-elle échapper, au XXI siècle, à un avenir colonisateur ou colonisé ? Le plus grand mérite de La Carte déplacée est de nous donner sérieusement à réfléchir. Initialement publié à Varsovie en 2017, le livre a presque neuf ans et le lecteur n’y trouvera pas les toutes dernières œuvres littéraires polonaises, mais qu’à cela ne tienne, car l’érudition de l’auteur est impressionnante. Il ouvre pour les lecteurs francophones une conversation essentielle pour l’avenir de la Pologne et éclairante pour toute nation en quête d’identité dans un ordre mondial en plein changement.

∗∗∗

L'auteur Przemysław Roman Czapliński

Przemysław Roman Czapliński (né le 6 novembre 1962 à Poznań – critique littéraire polonais, professeur de littérature contemporaine. Il travaille à l'Institut de philologie polonaise de l'Université Adam Mickiewicz. Membre correspondant de l'Académie polonaise des sciences.

Diplômé du lycée Karol Marcinkowski à Poznań. Il a obtenu son doctorat en 1992, son habilitation en 1998, et un an plus tard, il a obtenu un poste de professeur à l'université Adam Mickiewicz. Il a reçu le titre de professeur en 2002. De 2002 à 2008, il a occupé le poste de directeur du Laboratoire de critique littéraire (à la Faculté de philologie polonaise de l'Université Adam Mickiewicz), et depuis 2008, il est directeur de la spécialité critique littéraire (depuis 2015, nom de la spécialité : Critique et pratique littéraire). De 2001 à 2006, il a été rédacteur en chef de la revue Poznańskie Studia Polonistyczne ; depuis 2016, il fait partie de la rédaction de la revue Teksty Drugie. De 2002 à 2006, il a été membre du Comité des sciences de la littérature de l'Académie polonaise des sciences. De 1997 à 2001 et de 2010 à 2013, il a fait partie du jury du prix littéraire Nike et depuis 2008, il siège au jury du concours théâtral consacré à la dramaturgie contemporaine polonaise « Metafory rzeczywistości » (Métaphores de la réalité). Auteur de nombreuses publications critiques littéraires (notamment Ślady przełomu. O prozie polskiej 1976–1996 [Traces du tournant. À propos de la prose polonaise 1976-1996], Ruchome marginesy: szkice o literaturze lat 90. [Marges mobiles : essais sur la littérature des années 90]).




Corporéité et silence dans Palpable en un baiser d’Irène Duboeuf

Irène Duboeuf est une poétesse française née à Saint-Etienne. Elle a écrit une dizaine de recueils, parmi lesquels nous pouvons citer Le pas de l’ombre, Un rivage qui embrase le jour, La trace silencieuse et Palpable en un baiser qui constitue l’objet de notre article.

Le recueil Palpable en un baiser comporte trois sections et compte une cinquantaine de poèmes, tous titrés, dont les sources d’inspiration sont diverses : la musique, les photographies et la lecture. En effet, Irène a écrit son recueil en écoutant Alkan (La Vision), Dvorak (Silent Woods), en regardant des photographies, celles d’August Colombo, de Thierry Duboeuf et de Claudio Scandelli, ou encore après avoir lu Bobin, Aragon, Yourcenar.

Mais malgré la diversité des sources d’inspiration, une voix unique et claire domine l’ensemble : celle de l’ineffable qui émane du « visage des choses », du silence. Le poème est parcouru par une question centrale : celle des rapports entre les mots et les choses. Son souci premier est d’écrire ce qui « unit l’invisible au réel »1.

Notre présent travail repose essentiellement sur la dichotomie visible et invisible, monde palpable, tangible et monde immatériel et imaginaire. Nous allons traiter ce rapport entre langage et corps suivant une approche à la fois sémiologique et phénoménologique, en dépassant la dualité : abstrait et concret, invisible et visible - car toute abstraction nait du concret et le concret s’organise par l’abstraction – ainsi qu’en nous référant aux travaux de Roland Barthes, ceux de Maurice Blanchot sur le langage et ceux de Maurice Merleau-Ponty sur la phénoménologie.

Irène Dubœuf, Palpable en un baiser, Editions du Cygne, 2023, 60 pages, 10 €.

Notre analyse vise à montrer que la trame voire le socle, le soubassement du recueil d’Irène Duboeuf n’est autre que l’Amour, cet invisible qui est palpable. Il va sans dire que le poème est un lieu par excellence où s’incarne l’invisible. Notre intérêt porte en premier lieu sur la matérialité des mots et en second lieu sur le silence des mots : l’ineffable.

1/La concrétude :

Écrire un poème, pour Irène Duboeuf, ne consiste pas à s’abstraire du concret. La poésie n’est pas une abstraction qui nous éloigne de la réalité. L’enjeu de la poésie d’Irène est la concrétude de tout ce qui intelligible, impalpable, invisible. Il convient de définir brièvement la notion du concret et celle de l’abstrait afin de dégager le socle primordial du recueil.

Étymologiquement, concret vient du latin concretus qui signifie ce qui a une existence réelle, matérielle, ce qui est concret immédiat, ce qui peut être appréhendé, sans méditation, via les sens. L’amour, cet invisible qui n’a pas de corps, devient palpable en un baiser. Ainsi la mise en exergue de Marc Alyn met l’accent sur la palpabilité de l’invisible, entre autres l’amour : « Tout l’invisible est là/palpable en un baiser »2

Le sensible est toujours concret. On pourrait définir le concret : ce qui est donné. Le concret, c’est l’immédiat, au sens étymologique du mot : sans médiation. Certes l’amour tel qu’il est défini dans le dictionnaire est une abstraction, mais tant qu’il est éprouvé et vécu, il est concret. L’amour est donc la concrétisation d’un penchant, d’un désir. Dans ce sens Jean-Jules Richard, dans Neuf jours de haine, affirme que « l’amour est quelque chose de palpable. Ce doit être à portée de la main. Autrement, c’est du rêve. Le rêve ne satisfait les sens »3.

Puisque est abstrait tout ce qui n’est pas perçu par les sens, tout ce qui ne possède pas l’existence matérielle d’un corps, tout ce qui est impalpable, Irène, ancrée dans le monde scripturaire, poétique, par son corps, refuse l’abstraction en optant pour la concrétude.

Sa poésie est traversée par le palpable, par ce qui est perceptible par les sens. Ainsi le socle de sa création poétique émerge bel et bien de sa sensibilité. La poésie n’est-elle pas le langage des émotions ? La perception de sa poésie se décline sur le mode de la sensation, du ressenti.

Elle découvre le monde par ses sens. Elle écrit ce qu’elle sent. Si elle évoque une idée c’est pour lui donner une vie palpable, donner corps à une idée, à un mot : « Sais-tu que la peau des mots/frissonne sous mes doigts ? »4. Il convient de dire qu’on écrit corps à corps : le corps des mots effleure, étreint celui de la poétesse. Le poème tire éloquence « Dans l’oratoire secret/du poème/l’air brûle en silence/pas à pas /j’écris »5 p.11. La chair des mots nous renvoie à la conception barthésienne du langage. En effet, dans Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes affirme « Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots »6.

C’est sa main aussi qui court sur le papier afin de capter quelques impressions. Irène Duboeuf a une prédilection pour le toucher car il n’y de vrai que le toucher. La poétesse perçoit bien l’écriture poétique comme œuvre du corps. Par conséquent la limite entre le corps et le corpus, le recueil, devient insaisissable. Écrire un poème, c’est tendre la main aux autres, s’ouvrir au monde, s’y incorporer « Tout poème est une main ouverte/ où la ligne de vie croise celle du cœur/ et je vais traversant les non-dits/des aubes musicales »7. La poésie, salvatrice, généreuse, vient au secours de la poétesse, lui permettant de s’aventurer dans le monde inexprimable, ineffable d’une pensée libre et sauvage.

Imprégnée de phénoménologie, Irène Duboeuf, à l’instar de Maurice Merleau-Ponty, conçoit le corps non pas comme un objet tel qu’il est dans la conception cartésienne, mais comme un sujet qui perçoit et vit l’expérience poétique. Tout émane du corps et se propage dans l’écriture. Elle prend contact avec l’écriture, le monde, avec son corps, particulièrement la main « tu savais que tu touchais/au suprême baiser du poète »8. Dans son ouvrage L’œil et l’esprit, Maurice Merleau-Ponty certifie que toute pensée passe par la main « je ne pense qu’avec mes mains »9. La main effleure légèrement la page en vue de noter quelques vers qui flottent dans son esprit.

Le poème épouse la légèreté via des mots simples, brefs comme « nuage », « lumière », « ailes ». Leur choix contribue à donner une impression de légèreté, de beauté angélique au poème voire au recueil « une plume blanche/est tombée à mes pieds:/était-ce un oiseau ou la chute d’un ange ? /J’ai voulu la ramasser/mais le vent l’a emportée »10.  Cette plume qui tombe ne réfère-t-elle pas à l’écriture poétique, au poème que la poétesse est en train d’écrire mais qui fuit et qui est fugace pareil à une rose ?

Omniprésente dans le recueil Palpable en un baiser, la rose symbolise la fugacité de l’amour et de la vie. Rouge, elle évoque la passion et la brièveté du poème et de la vie « une rose est tombée dans l’eau d’une fontaine. /Le vent l’a-t-il poussée jusqu’à toi ? /Tu lui as tendu la main »11 p.9. Cette plume blanche, comme la rose, ne cesse d’être une source inépuisable d’inspiration parce qu’elle émane d’une réserve vide, mais prometteuse de plénitude : le silence qui est dense, qui pèse sur la poétesse. Il est aussi un corps concret « la densité charnelle du silence »12.

2/L’ineffable :

Irène Duboeuf poétise avec brio l’amour et le rend palpable. Il faut peu de mots ou le sans mot pour échapper à l’abstraction et aboutir à la concrétisation. C’est pourquoi Irène Duboeuf raccourcit le vers, le réduit au maximum « Le jour s’éteint/J’attends »13. Ne disant rien, la poète écoute en dedans, refusant toute logorrhée verbale, préférant ainsi le minimum de mots qui renferme beaucoup de sens.

Elle le bride au point d’opter pour une esthétique du dépouillement pour saisir la chose dans son immédiateté, sans pensée, ni langage, ou plutôt avec le minimum de mots voir aussi l’absence de mots, rivalisant ainsi l’art qui dit d’une seule traite. La photo, la musique, ce langage muet qui ne pose pas un sens, mais le propose, un langage qui dit sans dire, qui dit en se taisant.

Force est de souligner qu’une poésie sans mot est une poésie qui met en question l’essence même de la création poétique, qui transgresse les conventions de l’art poétique classique. Si l’espace vide de la page blanche domine la trace écrite c’est parce que le travail poétique est le fruit d’une méditation. Ainsi il s’avère que le sens n’émerge pas des mots, d’une énonciation verbale, mais d’une énonciation sans énoncé, de la contemplation. Car en contemplant, en pensant sans mot on rate la chose, à cet égard Maurice Blanchot postule «la chose devient image, où l’image, d’allusion à une figure, devient allusion à ce qui est sans figure et, de forme dessinée sur l’absence, devient l’informe présence de cette absence, l’ouverture opaque et vide sur ce qui est quand il n’y a plus de monde, quand il n’y a pas encore de monde »14.

Il en découle que dans l’espace poétique il n’y a de prédicat que l’absence. La poésie d’Irène Duboeuf est le lieu par excellence de l’inexprimable et l’écho muet de la contemplation. Irène Duboeuf, plus elle contemple, plus les mots lui échappent, car à mesure qu’elle se plonge dans l’infini cosmique, elle découvre les failles du langage et de son être. Dans son poème intitulé « Contemplation », la nature est sereine : « Assis dans la sérénité des pierres »15. La poétesse, ébaubie de soleil et de lumière se heurte au silence : « tu sais que les mots se taisent/à la hauteur du cœur »16. Parfois ce qu’on écrit ne dit rien de ce qu’on sent « les mots se taisent à la hauteur du cœur » car les mots tendent à abstraire. Alors il faut donner un corps aux mots, objectiver, pour exprimer cet essentiel qui échappe aux mots abstraits.

Il va de soi que l’ineffable occupe une place importante dans la poésie d’Irène Duboeuf : ce qu’elle sent au moment de la contemplation ne franchit pas le bout des lèvres. « Cette nuit j’aurais aimé écrire…/j’ai noté quelques vers/l’air froid gelait les mots…/Cette nuit, je ne t’ai pas écrit »17. La poétesse évoque dans son poème « je ne t’ai pas écrit » une page blanche où elle se heurte à l’ineffable qui n’est pas un tarissement poétique, mais une promesse de plénitude. 

Au cœur de l’expérience poétique, la contemplation ne se limite pas à un regard superficiel sur l’espace physique, elle est une immersion sensorielle méditative profonde. Ainsi elle désigne indubitablement le regard émerveillé que la poétesse porte sur l’amour, le poème, son être en vue d’en saisir l’essence au-delà des apparences immédiates. Observant le monde intérieur et extérieur via ses diverses sensations visuelles et tactiles, Irène Duboeuf vise à rendre l’expérience concrète et immersive, à traduire son émotion et son émerveillement et à mettre en valeur cette fusion entre le contemplateur et l’objet contemplé. Elle réussit avec brio à vaincre ce hiatus entre la contemplatrice « contempleuse » et l’objet de la contemplation. Il en découle que la frontière entre le « je » contemplateur et l’objet contemplé (l’amour, le poème, la vie…) s’estompe.

Certes, la contemplation est un moment de vide par excellence, qui est dû à quelques moments difficiles de sa vie, comme la perte de sa mère. En effet, en dépit du deuil, la poétesse ne s’empêtre pas dans le dolorisme, dans le poème « sans toi », dédié à sa mère : « Dans la déflagration du silence/je n’ai pas pleuré/mes larmes étaient épuisées/depuis que j’imaginais/la vie sans toi »18. L’absence de la mère pèse beaucoup sur Irène, fille et poète dont l’absence de larmes signifie qu’elle hurle en silence à cause du vide. Mais ce vide implique dans le recueil une connivence, une certaine complicité avec soi voire un silence intérieur. C’est via le blanc typographique, l’économie du langage poétique, l’esthétique du dépouillement que nous avons mentionnée précédemment que la contemplatrice Irène se retrouve. Par conséquent la contemplation implique un recueillement avec beaucoup d’espoir. Irène plonge dans la rêverie, peint un monde de sensations pour exalter et recueillir « le premier soleil », « l’or du soleil ».

Le « je » contemplateur veut se détacher du monde. Apparemment il est à l’extérieur du monde, mais en réalité il est à l’intérieur du monde ou plutôt le monde est à l’intérieur de lui. Le monde est dans ou sur la langue, dans l’œil qui contemple, dans la main, le cœur et dans le corps car dans une perspective phénoménologique, notamment celle de Maurice Merleau-Ponty, le monde ne peut pas être distingué du corps « visible et mobile, mon corps est aux nombres des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde »19.

Il va sans dire que le recueil est une cueillette de beauté, de roses (poème) si bien qu’il apparait comme un bouquet de vers, de poèmes qui se hument, se palpent, qui après s’être répandus autour d’elle, laissent leur sillage auprès du lecteur. Ce lecteur anonyme qui butine chaque rose sans se poser sur aucune.

Le recueil sert à afficher une présence concrète du poème, des mots que la poétesse sent, matérialise en leur donnant un corps palpable, en atténuant l’expression, jusqu’au silence. Même le deuil s’allège au contact de vers légers, concis. Irène Duboeuf écrit pour dire ce qui ne se dit pas. Le pari d’unir l’invisible au réel a pour corollaire l’ineffable car ce qui est matériel se montre, ne se dit pas. C’est pourquoi, c’est le blanc qui domine la trace écrite.

Écrire un poème semble alors mettre du blanc sur le noir. Ce blanc qui est un poème absent, s’explique par le fait que la poésie provient de l’expérience sensorielle, elle ne se nourrit pas du logos mais des informations que les poètes reçoivent du monde extérieur via les cinq sens, particulièrement le toucher, dans ce recueil.

Tout passe par le corps que ce se soit pour l’écrivain ou le lecteur. Irène Duboeuf, la source du recueil à nos yeux n’est pas une écrivaine, mais plutôt une « écriveine ». Le lecteur lit tout ce qui coule de « l’écriveine » par ses cinq sens traditionnels. Nous nous interrogeons sur la possibilité d’un pacte de lecture sensorielle. La lecture, comme l’écriture poétique pourrait être une expérience sensorielle. Dans ce contexte Christian Bobin croit en une lecture tactile : « On lit avec les mains autant qu’avec les yeux. Le toucher d’une main calme sur la page d’un livre, c’est la plus belle image que je connaisse, l’image la plus apaisante qui soit : une main tendre sur une épaule d’encre ». Irène ne trempe pas sa plume dans un encrier, mais dans ses veines.

3/Conclusion :

En premier lieu notre analyse nous a permis de montrer, selon une optique sémiologique, que ce recueil est une osmose entre la matérialité et l’immatérialité. Une fusion du sensible et du mental, du visible et de l’invisible, jalonne les poèmes d’Irène. Le sens nait de cette fusion entre langage et corps. L’arrière-plan de la conception d’Irène Duboeuf est certainement la théorie barthésienne sur le rapport entre langage et mot : selon la poétesse, les mots ne sont pas des signes abstraits ; ils ont une matérialité. Ils sont palpables. On rejoint ainsi la réflexion de Roland Barthes qui a permis d’enrichir les études contemporaines sur la corporéité.

En second lieu, selon une perspective phénoménologique nous avons mis l’accent sur la corporéité. Il s’avère que l’écriture poétique est conçue comme un acte corporel qui engage notamment la main. On écrit ce qui nous touche littéralement. Nos sensations, sentiments, pensées et même le monde sont dans nos mains.

Par l’écriture, ce geste du corps, Irène Duboeuf visualise le sentiment amoureux étant donné qu’elle est enracinée dans le monde scripturaire ainsi que dans le monde physique par son corps. C’est le corps ancré dans le monde qui perçoit et concrétise tout ce qui est abstrait. À cet égard Maurice Merleau-Ponty affirme : « Percevoir c‘est se rendre présent quelque chose à l’aide du corps »20.

Il s’avère que dans le recueil, il est une appréhension sensible plus importante qu’une vision intellectualisée. La poétesse a une prédilection pour l’expérience sensible et non pas l’élaboration abstraite de l’esprit. Elle écrit ce qu’elle sent. 

Depuis Babel, il faut chercher la signification du langage dans son rapport au monde et non plus dans les mots eux-mêmes. Irène perçoit et poétise l’amour, la vie avec son corps. La chose, le langage et le monde lui sont donnés avec les sens.

La poésie, cette quête de sens et d’expression a une affinité avec l’art, particulièrement la musique et la photographie. C’est une poésie muette où le silence est plus important que les vers, les mots car en écoutant son corps que les poèmes ont pu être notés sur la page blanche brièvement. Irène Duboeuf dit sans dire des poèmes succincts qui touchent les profondeurs de l’expérience humaine en matérialisant ce qui est impalpable et en prenant conscience du monde via le corps car l’ineffable peut être concret, palpable en un baiser.

Notes

1. Irène Duboeuf, Palpable en un baiser, Editions du Cygne, Paris, 2023, p.19

2. Op.cit, p.5

3. Jean-Jules Richard, Neufs jours de haine, Editions de l’Arbre, Montréal, 1984, p.71.

4. Irène Duboeuf, Palpable en un baiser, op.cit, p.11

5. Ibid., p11

6. Roland-Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Editions de Seuil, Paris, 1985, p. 64.

7. Irène Duboeuf, op.cit., p16.

8. Ibid., p.9

9. Maurice Merleau-Ponty, L’œil est l’esprit, Gallimard, 1960, p25.

10. Ibid., p.23.

11. Op.cit., p9.

12. Ibid., p30.

13. Op.cit., p44.

14. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, Paris, 2009, p.23.

15. Irène Duboeuf, Op.cit., p8.

16. Ibid., p.8.

17. Ibid., p56

18. Op.cit., p.29.

19. Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, 1964, p.19.

20. Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, Gallimard, 1969, p.104.

Présentation de l’auteur




Archéologie du présent : entretien avec Guillaume Métayer

Guillaume Métayer, poète et traducteur, nourrit son écriture d’un dialogue constant avec les voix du passé et les présences qui nous accompagnent. Amis devenus explorait la manière dont l’amitié, la mémoire et la lecture façonnent une sensibilité et une langue. Avec Dinosaulyre, son nouveau livre, il poursuit cette réflexion en jouant sur les temps, les rythmes, les survivances, et sur ce que la poésie peut encore dire dans notre époque. Nous allons évoquer ensemble ce lien entre héritage et invention, entre fidélité et métamorphose, au cœur de son travail poétique.

Votre nouveau recueil Amis devenus se compose de deux parties — Mes amis devenus (40 poèmes) et Mains négatives (75 poèmes) — : pouvez-vous nous dire comment ce double mouvement est né ? 
Je commencerai par le second mouvement, « mains négatives », qui est une forme de réponse et de continuation de mon recueil précédent, Mains positives (Rumeur libre, 2024). Il s’agit toujours de carrés de prose, qui cherchent à explorer les traces à la fois primaires et artistiques qui sont en nous, d’où la référence aux traces de mains préhistoriques et rupestres éternisées et stylisées par la peinture. Cette fois, ce sont comme les négatifs du premier recueil (quand on trace le contour de la main au lieu de couvrir la paume de peinture). Ces textes sont souvent plus ténus, moins comprimés, parfois plus narratifs aussi, occasionnellement plus longs. Il y est question de tous les sujets qui nous occupent : l’amour, l’amitié, le rêve, mais aussi beaucoup le temps révolu, en une sorte d’ajointement constant entre le présent l’aujourd’hui et le passé l’hier. C’est dans ce contexte que sont nés les portraits du Fayoum, si je puis dire, qui ouvrent le recueil. Ils forment une introduction exotérique à une recherche plus ésotérique, plus intime encore, en seconde partie. Ce sont les visages sur le tombeau.
Le titre Amis devenus évoque à la fois l’amitié et sa mutation : qu’est-ce qui vous intéressait dans ce sujet ?
Ce titre est ambigu, en effet. D’un côté il renvoie à une nostalgie à plusieurs étages, pour la chanson de Léo Ferré, inspirée de la complainte Rutebeuf (« Que sont mes amis devenus / Que j’avais de si près tenus / Et tant aimés… »), à l’enfance où j’ai entendu cette chanson qui m’a fait tellement impression, et à mes amis d’enfance et d’adolescence eux-mêmes, dont je me demande bien ce qu’ils sont devenus, pas concrètement en allant sur Internet, mais d’une autre manière : ce qu’il en est advenu de toutes les promesses qu’ils portaient, des mondes possibles dont ils étaient les indices discrets, les suggestions modestes. Et en même temps, tel quel, sans déterminant, sans question sur le « où sont » ou « que sont », l’expression « Amis devenus » ouvre sur l’avenir. Le processus de remémoration les fait peut-être devenir plus amis encore qu’ils n'étaient, les voilà « devenus amis », quand il est trop tard…

Guillaume Métayer, Amis devenus, La Rumeur libre, 2025, 144 pages, 18 €.

Dans ce recueil, comment travaillez-vous le langage : la poésie en prose, la simplicité, la précision ?
Je vous remercie de cette question car c’est précisément le grand problème que je me suis posé : comment serait-il possible de faire un poème à partir de ce qui devient contradictoire dans nos souvenirs : d’un côté, ils sont d’une intensité folle, ils ont été au fondement d’énormément de positions dans la vie, ils nous reviennent, en tant que tels, à tous les coins de rue ; de l’autre, ils sont anciens, usés, et leurs traits mémorisés sont en nombre excessivement limité… Est-il possible de trouver une langue pour dire une force première dont il ne reste que des bribes ? Souvent, j’ai opté pour une certaine simplicité mais j’ai tout de même tenté de formaliser le souvenir : j’ai cherché un biais pour formuler, ne pas rester terre-à-terre, essayer de retrouver la part d’imaginaire que nous mettons dans toute chose, de suivre sa suggestion. Cela n’a pas été facile. Sans doute n’y ai-je pas toujours réussi.
Vous êtes également traducteur. En quoi cette pratique de la traduction influence-t-elle votre écriture poétique dans Amis devenus ?
Un spécialiste de traduction, Charles Le Blanc je crois, a dit que la traduction était de l’ordre de la vérité et l’écriture, elle, de celui de la liberté. Cela me semble très juste. En même temps, j’imite la fidélité que j’essaye d’avoir envers un texte pour trouver une langue pour un sentiment, une émotion, et en ce sens il y a vérité et pas seulement liberté. J’ai vraiment l’impression qu’il s’agit de prendre le vent, ou une vague. Il faut trouver la bonne posture et ensuite, vogue le texte. C’est un peu comme un rythme, un ton en musique. Une fois qu’ils sont trouvés, les choses se déroulent naturellement, aussi bien dans la traduction que dans l’écriture.
Vous avez aussi écrit de la poésie pour enfants (Le Dinosaulyre suivi de L’Étymosaure). Par rapport à une poésie qui s’adresse à des adultes, avez-vous senti un autre rapport au langage ?
Je n’essaie pas de simplifier à l’extrême. Je suis assez hostile à cette tendance assez répandue chez nombre d’intermédiaires (éditeurs, journalistes, programmateurs, professeurs) à prendre les gens pour moins intelligents qu’ils ne sont. Mes poèmes en prose ne sont pas toujours spécialement simples et je n’ai pas non plus cherché à faire un livre jeunesse bêtifiant. Le Dinosaulyre, tout en étant humoristique et ludique, a un aspect pédagogique. Il y a des jeux pour apprendre à construire (avec les racines latines et grecques) de nouveaux dinosaures, des frises chronologiques, on s’y initie à la poésie autant qu’à la paléontologie. Surtout, le langage y joue un rôle très important, notamment les mots à rallonge que sont les noms des dinosaures. Les enfants les adorent et ni les mots ni les dinos ne leur font peur. Un gamin est capable d’apprendre « Thylacosmilus atrox » comme une sorte de formule magique. 

Guillaume Métayer, Le Dinosaulyre suivi de L'Étymosaure, 2025, Les Belles Lettres, 96 pages, 11 €.

En plus, ces animaux ont existé avant les parents, les grands-parents, ils ont des formes et des noms pas possibles, on peut les invoquer, les faire revenir en disant leur nom et invoquer une puissance supérieure, à la fois réelle et presque imaginaire, du fait de leur ancienneté perdue dans un temps immémorial. On peut dire Anatosaure, Plésiosaure… avec le plaisir de sembler dire faux et pourtant de formuler quelque chose qui a existé et qui, de surcroît, est un animal et un animal géant… C’est un peu comme la poésie. Un pas, et on entre dans « aboli bibelot d’inanité sonore » (j’ai failli écrire « nosaure » » ; un autre pas, et on se met à apprendre les mots grecs qui composent ces monstres, comme des legos. …
Existe-t-il, selon vous, une « poésie pour enfants » qui diffère de ce que vous faites ici ? Qu’est-ce qui la distingue (vocabulaire, rythme, jeu, simplicité) ?
Oui, tout est permis dans la poésie, pour les enfants ou pour les grands, et c’est très bien qu’il y ait des façons de faire différentes. J’ai, pour ma part, beaucoup aimé jouer sur les rimes, les changements de rythmes, les télescopages de lexique (anglais, français, argot…). Mais à la lecture, je crois que le livre n’est pas compliqué car il est, en fait, très parlé. À lire avec un adulte sans doute mais les premiers échos que j’en ai m’ont rassuré !
Dans Amis devenus, le choix de mots, de silences, de titres (« le nom de l’ami(e) ») crée un certain effet de proximité ou d’intimité. Comment évoqueriez-vous ce rapport au lecteur ?
Je me suis beaucoup amusé à changer les noms des amis, à trouver des équivalents aux résonances qu’ils évoquaient en moi. Je ne sais pas du tout si le lecteur reconnaîtra ses propres émotions dans ces brefs portraits. J’imagine et espère que ce sera parfois le cas. Il est difficile de savoir ce qui nous touche dans sa singularité et ce qui peut gagner une plus grande forme de généralité, ce qui est partageable dans le particulier.
La poésie que vous adressez à un public adulte, par rapport à celle adressée aux enfants, change-t-elle votre liberté formelle ou vous impose-t-elle des contraintes particulières ?
Je pratique également le vers compté et la poésie rimée pour les adultes, depuis mon premier recueil, Fugues(Aumage, 2002), partiellement en vers libre et avec des échos de formes plus régulières. Mon recueil Libre jeu(Caractères, 2017), était un recueil de sonnets sur des sujets contemporains, presque tous réguliers dans leur forme. Je viens de terminer un recueil de rondels consacré au sport, un sujet qui m’intéresse aussi – d’ailleurs il y a un match de football entre les mammifères et les dinosaures, « le derby de la préhistoire » dans le Dinosaulyre. Inversement j’ai aussi écrit des récits pour enfants, notamment autour de compositeurs, avec mon camarade Karol Beffa. Ce n’est donc pas la question forme classique / prose qui pourrait apporter une réponse à cette question. La différence réside sans doute plutôt dans le destinataire. Les poèmes du Dinosaulyre sont adressés à des enfants, réels ou imaginaires – réels à l’origine mais rendus plus abstraits, voire très différents dans l’adresse fictive du poème (par exemple une fille est devenue un garçon !). On le voit dans les textes qui sont souvent des dialogues entre un père et un enfant, en particulier le texte qui propose une litanie d’hypothèses sur la disparition des dinosaures ou encore le premier poème, sur l’Iguanodon, le « like-osaure » avec son pouce tendu.
Quel a été l’effet de ce nouveau recueil sur votre propre pratique : a-t-il renouvelé votre manière d’écrire, de traduire, d’interroger le langage ?
Dans le cas d’Amis devenus comme du Dinosaulyre, toutes choses égales d’ailleurs, j’ai l’impression d’ouvrir ma langue, de déplier des virtualités longtemps comprimées notamment par la traduction ou l’écriture académique. Les repères formels ne sont pas de vraies « contraintes », ce sont plutôt des boussoles pour m’orienter dans ces territoires nouveaux.
Quel message ou quelle émotion souhaiteriez-vous que le lecteur emporte d’Amis devenus ? Et avez-vous déjà des retours ?
Ce qui me plairait, c’est que les lecteurs d’Amis devenus se redisent à quel point, dans l’enfance, nous avons aimé les autres de manière hébétée, incrédule et indiscutable, comme ils sont et pas de manière abstraite et générale, et que ce don ne doit pas disparaître avec l’âge mûr. En revenant à la mémoire, je souhaiterais que les amis d’hier nous apprennent à mieux aimer ceux d’aujourd’hui. Quant aux dinosaures, je voudrais bien que mes petits lecteurs et mes petites lectrices se mettent, à leur tour, à jouer aux osselets et à jongler avec les mots et avec le temps. Au fond, dans les deux cas, je me place sous l’invocation de l’esprit d’enfance.

Présentation de l’auteur




Arbër Selmani : ce que la nuit ne dit pas

Présentation et traduction Evelyne Noygues

La littérature au Kosovo est principalement représentée par des œuvres d’auteurs kosovars et albanais (à savoir d’Albanie) de langue albanaise ainsi que par des traductions d’écrivains des Balkans et de la littérature mondiale. Pour mémoire, au Kosovo, la langue et la culture albanaises ont été autorisées par la Constitution yougoslave de 1974. C’est à partir de cette période que cette littérature a connu un important essor.

Parmi les auteurs « classiques » de langue albanaise, on citera Anton Pashku (1938-1995), auteur de récits, romans et drames expérimentaux que certains rapprochent des écrits de George Orwell et Franz Kafka ; Ali Podrimja (1942-2012), considéré comme un des poètes les plus marquants des Balkans, auteur de nombreuses anthologies de la jeune poésie kosovar et dont plusieurs recueils ont été traduits en français à partir des années 2000 ; Rexhep Qosja (1936), critique littéraire prolifique et un historien littéraire de la littérature albanaise auteur de « La mort me vient de ces yeux-là »1 (1974) ; ou encore Eqrem Basha (1948), poète et écrivain, professeur de français à l’université de Prishtina, qui a résidé à plusieurs reprises en France (Arles en 1992 et Paris en 1994) et qui, en plus d'écrire des romans, récits et poésies, a traduit en albanais Eugène Ionesco, Giuseppe Ungaretti, Samuel Beckett ainsi que des textes dramatiques d'auteurs français.

Enfin, plus récemment, le dramaturge Jeton Neziraj (1977) est l’auteur de plus d'une vingtaine de pièces mises en scène au Kosovo, en Europe (Vidy- Lausanne) et aux Etats-Unis (La MaMa à New York), et traduites dans de nombreuses langues des Balkans et de l'Europe occidentale dont le français.

Arbër Selmani, quant à lui, fait partie de la jeune génération des écrivains kosovars de langue albanaise qui conduisent plusieurs carrières de front. Poète, écrivain, journaliste, éditeur et chercheur basé au Kosovo, son travail littéraire et journalistique explore l'identité, l'intimité et les frontières entre l'expression personnelle et politique, souvent à travers une perspective queer. Son œuvre explore les complexités d'une société d'après-guerre aux prises avec des normes traditionnelles et religieuses rigides. Il est l’auteur de cinq ouvrages publiés — deux recueils d'entretiens culturels, deux recueils de poésie et TESTOSTERON — son dernier ouvrage hybride de nouvelles et de réflexions publié par ALBAS à Tirana en novembre 2025. Militant de la représentation LGBTQ+ en littérature, il donne des conférences et mène des recherches sur les récits LGBTQ+, explorant les croisements entre identité, culture et résistance.

 

Arbër Selmani - Kur vdiq baba 

 

Cinq poèmes traduit de l'Albanais par Evelyne Noygues

1 JE T’ATTENDS A LA MOSQUÉE DE LA VILLE

Je t’attends à la mosquée de la ville
au milieu des prières et des péchés
viens et dis à Dieu que tu es plus petit que lui
tu es la honte de ma vie
viens et prie
donne-lui à entendre les versets du Livre Saint
à l’entrée, déchausse-toi
à la porte, donne un bout de pain à la mendiante rom,
avance au milieu de la foule des hommes,
et approche-toi
pour me trouver.

Je t’attends à la mosquée de la ville
viens et prie pour la Terre, le Soleil, les animaux
pour chaque âme qui tremble
je suis au premier rang
viens et parlons ensemble
viens et rappelle au Tout-Puissant, combien tu es faible
toi, la grande blessure de l’amour.

Je t’attends à la mosquée de la ville
viens et entre dans le lieu de prière, toi minuscule ver de terre
viens et bats-toi avec le temps quand tu étais un honnête homme
quand tu étais un être humain
j’ai ouvert les fenêtres, le Hodja attend la pluie
et moi, je t’attends
la ville, elle, attend le chant du salut.
Je t’attends à la mosquée de la ville
viens
pour qu’on se comprenne pour la première fois.
mets ta chemise verte, fais-toi le chef religieux de l’islam
regardons les coupoles, les minarets,
toi, tu pleurs sur ton sort
moi, je pleure de n’avoir jamais pleuré.

Je t’attends à la mosquée de la ville
Viens, même si tu ne m’aimes pas
Viens car ton silence a trop duré
ton esprit a longtemps jeûné,
Viens et dis au Tout-Puissant et à ses amis
qu’il n’y a personne d’honnête aujourd’hui dans cette mosquée.

Je t’attends à la mosquée de la ville
je t’en prie, viens, car moi non plus je ne t’aime pas
agenouillons-nous sur le tapis de prière en velours
à la porte, débarrasse-toi des idioties qui te tiennent en vie
Assieds-toi près de moi, n’insulte pas le créateur.
Tu me trouveras au calme, je suis là où s’assoie le malheureux
approche, ne me prends pas la main,
tais-toi, prie pour toi et pour nous deux,
je t’attends
dans la dernière mosquée de nos deux vies.

 

2

LE DIMANCHE

Le dimanche
la prière du matin a commencé
j’ai quitté l’église, traversé la ville que je hais.

Le dimanche, dès le début des hymnes du Pape
quelqu’un s’est mis à me harceler au coin de la rue
je sais que j’ai crié
je sais que j’ai demandé aux morts de se réveiller
je sais que j’ai vu une fenêtre se refermer,
je sais qu’un enfant me regardait au loin et riait.

Le dimanche,
la musique liturgique continuait à son rythme
cet homme derrière moi me tue
je sais que les feux rouges faisaient du bruit, que les piétons ne traversaient pas les clous
je sais que derrière moi deux chats se sont bagarrés dans une poubelle
que quelqu’un m’agressait et qu’aucune aide ne venait à mon secours.

Le dimanche,
Les prêtres sonnaient les cloches
cet homme est sans doute d’une mauvaise engeance
je sais qu’il n’y a aucune raison
juif, albanais ou rom crasseux
j’ai perdu connaissance.

Le dimanche,
les âmes perdues cherchent leur voie,
cet homme me frappe, sa violence dépasse mes forces
il m’a bâillonné, Dieu m’a fermé sa porte
je sais que tout est devenu noir, éblouissement,
je sais qu’un homosexuel prenait plaisir à me regarder au loin
je sais que deux vieilles femmes sourdes, le matin au marché, ne m’entendaient pas même si nous étions tout proches
les dieux m’ont jeté en bas de la montagne.

Le dimanche,
hommes et femmes avec le Livre Saint à la main
avec les partitions pour la paix et la colombe
cet homme m’a pénétré, tripoté et laissé sans force
toutes les pharmacies sont fermées
toutes les laveries automatiques sont closes
cet homme vient juste de me salir
ça ne s’enlève plus.

Le dimanche
il n’y a que cette église qui ait échappé au confinement
ma tête a tapé sur le pavé à côté du musée de la ville
je sais que la voiture de police a fait comme si de rien n’était
je sais que j’ai regardé droit dans les yeux de deux policiers
à 30 mètres de l’Église.

Le dimanche
dans l’église on communie
cet homme ne s’arrête pas, il a perdu tout discernement
il abuse de ma fragilité
il m’a agrippé par le bas-ventre, là où ma mère me prenait avec douceur
les salons de beauté sont fermés
les sonates et symphonies sont terminées
le bâtiment de l’Opéra de la ville est cadenassé
le passage par lequel m’échapper est fermé
l’école où j’étais élève est verrouillée
je sais que le hurlement d’une sirène a salué l’homme qui me violentait.

Le dimanche
Dans l’église, on chante pour les hommes puissants.
Mon pantalon est tombé sur mes savates, ma chemise est en lambeaux
J’ai un peu vomi, le corps brisé et courbé.
Le dimanche
Dans l’église, une ronde a commencé qui doit me sauver la vie.

3

LA PRINCIPALE PROSTITUÉE DE CETTE VILLE

C’est une évidence,
Je suis la principale prostituée de cette ville !

Je vole tous les pétales de chaque fleur.
Je suis entourée de sangsues, d’insultes et de profiteurs.

Je suis l’abeille qui pique le plus fort dans la ruche
Je suis l’antidote, le lait le plus doux au printemps
Je suis chaque robe déchirée, chaque dard, chaque gifle qui claque
Par mon bruissement, je maintiens cette ville en vie.

Le long des rues et des ruelles, dans les cabines téléphoniques
Sous les ponts, à côté des trottoirs
Dans les cuisines des bars, dans les cafés de quartier
Sous le clignotement des lumières de la nuit, dans des maisons effrayantes,
Même en plein jour, au milieu des voitures
Je calme les esprits fébriles, les langues énervées,
Une couronne sur la tête, souveraine, je suis l’oiseau qui jamais ne se plaint,
J’endure tout, je maintiens cette ville en vie.

Je suis spectatrice du malheur,
Dans des résidences universitaires, des parcs humides
Dans des saunas brûlants, des piscines avec des muscles,
Aux stations à essence, dans des toilettes luxueuses
Je me perds et je cause la perdition des hommes qui me payent
Je suis un objet parmi d’autres, témoin muet de leurs rencontres
Je retarde le moment des embrassades, j’écarte les caresses, les baisers
Je suis la femme la plus dangereuse, au pouvoir non meurtrier
Je fais de mon mieux, je maintiens cette ville en vie.
Je comprends la peine de n’importe quel rayon de lune
Des femmes me haïssent, d’autres me jalousent
Je me glisse entre les jambes des malheureux, je les laisse se délecter
Je suis garante de la morale, objet des désirs de tous les politiciens,
Je suis la plus belle avec des yeux de porcelaine, je suis une sultane
Je brise toutes les lois, tous les codes, toutes les normes
Je me casse le cou, me désespère, je suis toute mouillée
Je suis la gare ferroviaire, la halte, une reine sans roi
Je suis vénéneuse, je maintiens cette ville en vie.

Je fais face aux tempêtes, au vent froid, une auréole éblouissante m’enveloppe

Mon visage n’est pas sexué, sous la peau je suis un être masculin, et aussi une femme utile
Je suis en enfer et au paradis, j’embrasse qui je veux
Au four à pain, dans un motel perdu au fond d’un village perdu
Sur les tables du foyer du théâtre, à même le sol,
Aucune partie de mon corps ne se dérobe
On veut me faire disparaître, alors nous faisons l’amour, je suis le plus dangereux des requins
Je suis faite d’acier, je maintiens cette ville en vie.

J’ai pris mon envol, j’ai élevé mon âme,
Je suis la principale prostituée de cette ville !

Je me tortille ivre sous le regard de ceux qui me menacent,
Je suis l’angoisse des gens heureux, je suis un corps abîmé par l’exil
Je suis la pellicule fine qui enserre les hommes, les femmes, les lits des rivières
Au pied des cascades, dans la boue, dans les grands bureaux de l’administration
Je me suis ruée, comme une mère enragée, sur chaque cravate, chaque miséreux.
Les prêtres me suivent des yeux, les enfants mal élevés aussi.
Les bergers, les femmes au foyer, les musiciens,
les horlogers lorgnent sur moi, les forgerons et les villageois me désirent aussi.
Mes lèvres ne sont pas belles quand elles restent seules, sans faire de profit
Je tremble, je frissonne, sur mes talons rouges je maintiens ce village en vie.

Non,
Avec la ville aussi.

 

4

À LA MORT DE MON PÈRE

A la mort de mon père,
une partie de moi a cessé
de vivre,
avec lui un peu de ma mère
et un peu de ma sœur aussi,
envolées ses chemises
volatilisé mon dernier salaire
dans ma poche droite
évanoui ce jour béni,
disparus à jamais pardons et regrets,
gifles brutales et aspirations
tout comme les rêves que je n’ai pas faits
le marché du matin agonise
et avec lui le matin même de ce jour-là.

A la mort de mon père,
un chêne aussi a péri
terrassé quelque part sur la montagne sainte,
emportés une grâce, un bienfait,
une histoire à jamais contée,
anéanti le corps dont la vie
n’a que faire
on ne peut pas appeler ça
une vie
quand tous les cinq ans, le malheur
s’abat sur toi et y trouve la paix.

A la mort de mon père,
je me suis brisé en morceaux
sur le tapis de la salle-de-bain.
J’ai rampé jusqu’à l’arrivée d’eau
pour me laver le visage,
regarder ma propre mort,
et oublier que son corps
s’éteignait le même jour.

A la mort de mon père,
personne n’est plus revenu
à la maison,
finie la dernière dispute,
fichue une bourse d’études
aux Etats-Unis,
balayé aussi le certificat d’études,
réduit à moins que rien.
Morts les hommes faibles
de ce monde,

Tombées aussi les femmes
de plus en plus
durement frappées par la nature.
A la mort de mon père
évanoui à son tour mon bonheur,
évaporées les mers où je plongeais autrefois
mon corps sans âge,
fauchées les plaines où j’ai grandi heureux,
mon amour oublié,
ma femme qui n’existera jamais,
avec la mort de mon père,
une part ancienne de moi s’en est allée.

Avec mon père
disparues aussi la beauté,
la collection complète des œuvres d’Asdreni
et Le capital de Marx,
à la mort de mon père,
j’ai ressenti un pincement au cœur
et l’étreinte de Dieu,
j’ai vu défiler devant moi ceux
qui ne sont pas aussi admirables que lui
car personne ne surpasse la grâce divine du père,
tous ont eu la vie belle,
sauf mon père
tous ont été comblés
quand, lui, a versé des larmes amères,
si le destin s’est promené pieds nus
dans la ville,
il n’a jamais rencontré mon père
dans les ruelles.
A la mort de mon père,
les esprits diaphanes
se sont transformés
en grands serpents noirs.

A la mort de mon père,
j’ai mis la maison sans dessus dessous
sans pouvoir le trouver,
j’ai pris l’avion pour un autre pays
où il n’avait pas non plus sa place,
j’ai rassemblé les miettes de l’ennui
et je les ai nouées ensemble,
à la mort de mon père,
un dieu qui s’était épuisé à vivre
a succombé aussi quelque part là-haut,
mort également le dieu Éros
dont les jours heureux étaient comptés,
ses camarades et ses amies ont disparu
tout comme ses proches qui ne l’ont jamais été.
A la mort de mon père,
je me suis assis
au bord de la rivière de mes larmes
et j’ai pleuré.

 

5

AIMER UN HOMME

Aimer un homme,
c’est comme défier une tempête
Elle arrive rarement avec grâce,
l’homme encore moins
Et toi, tu as peur de l’un comme de l’autre.

La tempête
Attend que ton cœur éclate
et que tu redoutes
La pluie,
Toute cette eau, cette masse liquide,
cette rosée torrentielle,
On dirait qu’à la place des gouttes,
une lourde pierre tombe sur la terre.
Cet homme éructera le discours de son triomphe,
comme la tempête fait trembler la ville.

Tiens-toi prête, devant cet homme
A détester le fardeau qui repose,
assis sur son cœur
Quand ce dernier explose
comme une canalisation dans la rue
des décennies de colère, de désespoir, de malédictions
comprimées dans une bouteille de gaz
Des bagarres qui jaillissent d’un rien,
L’homme à tes côtés cache une tempête
derrière un visage mal rasé.

Il appartient au monde entier,
et d’une certaine façon il est à toi aussi
Cet homme envahissant,
qui fait feu des quatre fers
Ses lèvres n’ont jamais prononcé de paroles tendres
Pour aimer un homme comme il le souhaite,
il faudrait d’abord ensevelir tout signe de vie.

Quelque chose de surnaturel, d’épuisant, de tempétueux,
affaiblit ton âme,
La tempête.
Mais tu ressens presque la même chose,
Aimer un homme,
Être foudroyée par la fureur de ses griefs,
avaler des couleuvres
sous l’effet une névrose avancée,
enfermée aux toilettes,
les deux mains plaquées sur les oreilles,
tu le fuis comme la peste,
maudissant les Grecs maîtres de l’amour.
Qu’ils soient dans le monde des morts ou dans celui des vivants,
ils sont des millions d’hommes
à vouloir échapper à la solitude.

Lave ses pieds, pose un baiser sur son front,
satisfais son estomac, fais-lui l’amour.
Aime ses sœurs, renonce à faire ton ménage
car il est en retard à son travail,
récite par cœur les recettes de cuisine,
Pardonne-lui de te faire attendre
attention tu as mis trop de sel dans cette fichue salade,
aère la pièce,
Cire ses chaussures, chante les chansons qui lui plaisent,
caresse son chat, éloigne le tien
Ouvre les jambes, ferme les jambes, ouvre la bouche,
coltine-toi ses dents noircies par le désœuvrement.

On ne nous a jamais appris à aimer un homme,
Dans aucune université, ni à l’école
où nous étions beaucoup d’élèves,
assoiffés de lecture,
Nous explorions le théâtre
à la recherche de la dignité et de la grandeur
qui arrivent comme un bonheur, à un homme.

Epuisant, homme desséché
à qui tu t’épuises à donner à boire
plus souvent qu’à un laurier.

Couve-le de tes regards,
dis-lui que tu ne le quitteras jamais,
gave-le de sucreries
Débarrasse-le de ses ennemis,
déboutonne sa chemise qui lui colle à la peau,
avale l’eau fétide dans laquelle
ses ongles ont trempé
Menace-le d’une furieuse terreur,
éduque ses enfants à l’attendre,
change l’hiver en été,
agite l’eau noire de la mer où il a sombré
Prends le pouls de ses veines gonflées,
masse son bras engourdi,
gifle-le pour qu’il revienne à lui
Ouvre les jambes, ferme les jambes,
épluche-lui des quartiers de pommes et de prunes,
rend grâce au seul fait qu’il existe,
offre-lui ton corps
tempétueux,
avec les affres de la vie qui te sont restées en travers de la gorge,
serre-le à nouveau dans tes bras
car il est ton unique temple.

Image de Une Soirée poésie avec Arber Selmani à la Maison de l'Europe à Pristina : https://www.europehouse-kosovo.com/poetry-does-not-know-barriers-and-knows-how-to-heal-arber-selmani/

Présentation de l’auteur




Anton Baev, Pâques à Nice

1.

Dieu est une montagne.
Et de nombreux chemins y mènent

Du haut de la montagne, il voit tout
en son entire.

2.

Le naufragé
voit Dieu
dans l'imperfection.

3.

En vérité, en vérité, je vous le dis:
La paix soit avec vous.

Nous voulons toujours la même chose,
mais dans des langues différentes.

La vérité. L'amour. La vérité.
Nous n’avons besoin de rien d'autre.

 4.

Dieu crée des images,
pour que chacun se trouve

Mais ne se perde pas
en cherchant,

S'il se perd,
Il ne se trouvera pas.

Co-création.

5.

Une madone de Raphaël vêtue de blanc
entre dans le temple avec une guitare.

Ses doigts sont des crayons.
Cordes - prière.

Chante.
Bonjour la vie
Sous la voûte blanche du temple
ma mère et mon père s’envolent

6.

J'ai traversé le marché.
Je n'ai pas entendu de brouhaha

Sur le chemin du retour,
il y avait de moins en moins de passagers.

 7.

Le miroir dans la chambre du défunt
est recouvert d'un voile.

Ne te précipite pas pour l'enlever.
Tu te verras toi-même.

8.

Ne fais rien
et tu n'auras rien à regretter.

Si tu fais ce que tu veux,
tu ne feras pas ce que tu peux.

9.

Dieu est amour
Il ne peut être vu,
mais seulement ressenti.

La douleur aussi est Dieu.

10.

Les planètes tournent autour du soleil.
Le derviche - autour de son axe.

Jamais
Il ne tourne autour des autres.

11.

J'ai traversé sept vallées,
pour me retrouver.

La quête.
L'amour.
La connaissance.
Le détachement.
L'expiation.
La révérence.
Et l'oubli.

Je peux enlever la crêpe
du miroir.

12.

Le vide est la forme parfaite
de l'infini - il ne peut
être pris, il ne peut
qu’être rempli.

Le vide se remplit
par ce qui déborde du récipient
sans le laisser se répandre.
Et il ne se remplit jamais complètement.

13.

Seul celui qui n'existe pas
pour lui-même
est éternel.

14.

Tant qu'il était là,
nous ne l'avons pas cru.
Quand il a disparu,
alors nous avons cru.

L'image - forme
de l'informe - .

15.

Si tu connais le début,
la fin ne te surprendra pas.

Car dans l'ignorance
se cache la connaissance.

16.

Le chemin vers la maison
est un retour en arrière.

Notre intégrité n'est accessible
que dans l'enfance.

17.

Le ruisseau se jette dans la rivière,
sans disparaître.

La rivière se jette dans la mer,
sans disparaître.

La mer se confond avec le ciel,
sans disparaître.

C'est le cycle de l'eau.
Sans aucun effort, elle revient
Sous forme de pluie.

18.

Seul le cercle n'a ni début ni fin.

On peut monter
et redescendre quand on le décide.

19.

L'aveugle voit,
sans regarder.

L'évidence n'est pas la connaissance,
c'est une illusion.

Oublie ce que tu as appris,
pour connaître.

20.

Quand tu abandonneras tout,
alors tu renaîtras.

21.

Il est auprès du nourrisson qui arrive. Au-delà,
Silencieux, il entend résonner dans ses pleurs
Le vieillard n'est pas plus sage que l'enfant.

22.

Le chemin commence
par le dernier pas.

20-21 avril 2025

∗∗∗

Великден в Ница

1.

Бог е планина.
И пътищата към него са много.

От върха той вижда всичко
като едно.

Корабокрушенецът
вижда Бог
в несъвършеното.

3.

Истина, истина ви казвам:
Мир вам.

Винаги искаме едно и също,
но на различни езици.

Истина. Любов. Истина.
Няма нужда от друго.

4.

Бог създава образи,
за да намери всеки
себеподобния.

Но докато го търси,
да не губи себе си.

Загуби ли се,
няма да го открие.

Съ-творение-
то.

5.

Една рафаелитка в бяло
влиза с китара в храма.

Пръстите й – моливи.
Струните – молитва.

Bonjour la vie –
запява.

Под белия свод на храма –
прелитат майка ми и баща ми.

6.

Минах през пазара.
Не чух гълчава.

По пътя към дома –
все по-малко пътници.

7.

Огледалото в стаята на покойника
е покрито с креп.

Не бързай да го сваляш.
Ще видиш себе си.

8.

Не прави нищо
и няма да съжаляваш за нищо.

Ако вършиш, каквото искаш,
няма да свършиш каквото можеш.

9.

Бог е любов –
не може да се види,
а само
да се почувства.

Болката е също Бог.

10.

Планетите се въртят около слънцето.
Дервишът – около оста си.

Никога
не се върти около другите.

11.

Седем долини преминах,
за да стигна до себе си.

Търсенето.
Любовта.
Познанието.
Откъсването.
Единението.
Благоговението.
И забвението.

Мога да сваля крепа
от огледалото.

12.

Празното е съвършената форма
на безпределното – не може
да се вземе, може само
да се пълни.

Празното се пълни
от препълнения съд,
не го оставя да прелее.
И никога не се напълня.

13.

Само който не съществува
сам за себе си
е дълговечен.

14.

Докато бе тук,
не му вярвахме.
Когато изчезна,
тогава повярвахме.

Образът – форма
на безформеното.

15.

Ако познаваш началото,
краят няма да те изненада.

Обаче в незнанието
е скрито познанието.

16.

Пътят към дома
е връщане обратно.

Цялостта ни само
в детството е постижима.

17.

Потокът в реката се влива,
без да изчезва.

Реката в морето се влива,
без да изчезва.

Морето с небето се слива,
без да изчезват.

Това е кръгът на водата.
Без грам усилие се връща
като дъжд.

18.

Само кръгът няма
край и начало.

Може да се качиш когато
и да слезеш, когато решиш.

19.

Слепецът вижда,
без да гледа.

Очевидното не е познание,
заблуда е.

Забрави наученото,
за да се научиш.

20.

Когато изоставиш всичко,
тогава пак ще се родиш.

21.

Отвъд, при младенеца, който идва.
Безмълвен отекни в плача му.
Старецът не е по-мъдър от детето.

22.

Пътят започва
от последната стъпка.

20-21 April 2025

Анонимни градове

Да вървиш през хиляди
анонимни градове –
лабиринти на скуката;
да вървиш, да не спираш
ни в бордей, ни по гари –
бедуин без оазис, ослепял
от слънце и сол, ослепял
от пясъчни бури, ослепял
от бездумие...

Двугърби камили преживят
пустините от меланхолия.

Да вървиш, да не спираш,
докато пристигнеш
в град без стени и без бойници,
без подземни тунели,
без бункери, без летища,
без съдилища, без затвори,
без нощна стража, без име,
в град с единствена къща,
в град, където не си анонимен.

„Този град е хубав – ще й кажеш
на прага – защото е твой.”

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Villes anonymes

Marcher au travers de milliers de

villes anonymes -

Des labyrinthes monotones ;

Marcher sans s'arrêter

Non dans les baraquements, ni dans les gares -

Un bédouin sans oasis, aveuglé

Par le soleil et le sel, aveuglé

Par des tempêtes de sable, aveuglé

Par le manque de mots...

Les chameaux à deux bosses mâchent

Les déserts de la mélancolie.

Marcher sans s'arrêter,

Jusqu'à l'arrivée

Dans une ville sans murs et sans embrasures,

Sans passages souterrains,

Sans bunkers, sans aéroports,

Sans tribunaux, sans prisons,

Sans gardiens de nuit, sans nom,

Dans une ville avec une maison simple

Dans une ville où vous n'êtes pas anonyme.

Vous lui direz au seuil de la porte :

"Cette ville est bonne parce qu'elle est à vous."

 

 

 

 

 

 

 

Un Banc

                       

À Atanas Hranov

Je loue l'homme qui se repose.

les bras ballants, assis sur un banc.

Les tilleuls le bercent comme un bosquet

Et un vent léger le caresse.

Je loue l'homme qui se repose.

Il regarde au-dessous les feuilles.

Et n'attend rien de plus.

Le fruit de tous ses efforts

maintenant ne lui appartient plus,

Il a été donné aux autres.

Il ne se précipite nulle part,

Parce qu'il est déjà arrivé.

Je salue son arrivée.

Et je prie pour que ça dure longtemps.

Pour qu'il se repose au coucher du soleil avec la femme

Qui maintenant est avec lui.

Je loue l'homme qui se repose,

Que rien ne dérange,

Que plus rien ne défie.

Je loue l'homme qui se repose le soir.

Et à nouveau le matin sur le banc,

Les mains sur les genoux ;

Des mains qui ont donné leurs fruits.

Il veut partir nulle part,

Parce qu’ici toutes les routes s'arrêtent.

S'asseoir à côté de l'homme qui se repose

Sur le banc sous les tilleuls tranquilles,

oublier ce qu'est un départ.

Le monde entire

 

Un homme revient du marché,

qu'est-ce qu'il a dans son sac ?

Des oranges du Pirée,

Des raisins secs et dattes de Chypre,

Des citrons d'Egypte

Et de la poussière noire d'Erythrée.

Peut-être aussi a-t-il acheté

Deux sacs de riz du Vietnam,

De la noix de muscade d'Inde,

Une boîte de cigares de La Havane,

Et un poignard en argent d'Andalousie.

Au fond du sac - une bouteille

de tequila de minuit du Mexique.

Du maïs en conserve d'Amérique.

Un paquet de sucre du Brésil.

Du café d'Equateur.

Du thé chinois. Un régime

De bananes de Colombie.

Un éléphant miniature

De Côte d'Ivoire,

Et des sushis du Japon.

Et même la moitié d'un homard,

Pris au large de Porto Rico

Par des pêcheurs portoricains.

Il marche, penché sous

le poids de son sac, cet homme.

Un perroquet est perché sur son épaule

D'Indonésie,

Et sous son bras, il s’accroche fermement

À un livre de poésie irlandaise.

Un sac à provisions suffit

Pour contenir la moitié du monde.

De quoi auriez-vous besoin pour le monde entier ?

Peut-être un baiser sur le seuil,

Avant d'ouvrir le sac.

Avant d'ouvrir le livre

De poèmes irlandais.

Bienvenue, moitié du monde,

Donne-moi l'autre moitié.

 

Présentation de l’auteur




Liliya Gazizova, Entre le sommeil et la disparition

Traductrice Valentina Chepiga-Charrier

 maman

maman est devenue maison

les pièces se confodent
elle cherche le thé
dans le tiroir aux chaussettes
et retrouve une lettre
adressée à mon père

elle m’appelle
par les prénoms de ses poupées
et sourit
comme si tout allait bien
sauf qu’un peu de poussière
flotte dans sa tête

je voudrais la refaire
à partir des odeurs d’enfance
des miettes sur le rebord de ma fenêtre
de ces trois secondes
où elle sait pour sûr
que moi c’est moi

mais la mosaïque se défait
toutes les nuits
et j’apprends à aimer
ce qui en reste
une paume tiède
un regard sans ancrage
sa voix étrangère

 

la forêt comme une forme de pensée

elle ne commence pas par un sentier
mais par une pause
qu’on redoute de faire en parlant
la forêt ce ne sont pas des arbres
mais des phrases sans verbes
où le sens pousse
sans demander
sans se projeter

j’y entre
comme en moi-même
ignorant
ce qui deviendra feuille
ce qui deviendra racine
ce qui te poussera en avant
ce qui restera et pourrira

dans la forêt il n’y a pas de notices
il y a des souffles humides
non traduits de la langue
des feuilles et des pertes
y habite le silence
qui n’est pas vide
mais intonation avant une décision à prendre

et on avance
non pas en avant
mais en profondeur
s’emmêlant dans nos propres branches
où certaines pensées fleurissent
d’autres tombent
parce qu’elles sont trop lourdes

 

le coucher de soleil

on a versé du poison orangé
dans les veines de l’horizon
et le ciel le recrache en couleurs
le temps crépite
comme un vieux vinyle
où la voix d’un soleil oublié
prend sa dernière note

 

une lumière lente

le soir le ciel se referme
comme un livre
aux personnages oubliés

tout devient lent
et la lumière devient fine
comme un souvenir
qui n’a jamais existé

le soleil
cesse d’être nécessaire
tout ce qui était bruyant
devient doré
puis

gris
puis

silence
aux rythmes du cœur

 

automne

sur mes épaules est perchée une corneille
venue des rêves d’un autre
elle picore mes pensées
ne me laissant que des images incertaines
entre le sommeil et la disparition

l’automne se répand dans mes veines
comme une vieille musique sur du vinyle
aux notes fendillées
jouant des doigts du courant d’air
sur les côtes des maisons abandonnées

mes racines percent
les fissures du jour
entre la pluie et la neige
dans le froissement
que n’entend que celui
qui a désappris à parler depuis longtemps

l’automne se tresse dans mes cheveux
en sarments de vigne vivants
où mûrit l’âpreté des adieux
la joie acide des pertes
et quelque chose que je ne saurai nommer

La traductrice :

Valentina CHEPIGA-CHARRIER est enseignante de russe et de traduction, poète, autrice d’une thèse sur Romain Gary, docteure en Sciences du langage (Paris III). Vers le français, elle a traduit entre autres Vladimir Maïakovski (avec Elena Bagno), Igor Severianine (sélectionné par la SGDL), Evgueni Zamiatine, Mikhaïl Yasnov ; vers le russe, Philippe Beck et Jacques Goorma. Elle est présidente du concours de traduction littéraire international Inalco russe open et cheffe de rubrique Traductions de la revue Лиterraтура. Dernière parution : Valentina Chepiga et Ksenia Volokhova, Les poétesses de l’Âge d’argent russe, anthologie, Vibration éditions, 2025.

Présentation de l’auteur




Over and Underground in Paris & Mumbai — Rengas ferroviaires

Rengas ferroviaires

Over and Underground in Paris & Mumbai [« Paris/Mumbai/Aérien/Souterrain »] est un projet collectif poético-ferroviaire porté par quatre femmes : deux poètes, Karthika Nair et Sampurna Chattarji, deux illustratrices, Roshni Vyam et Joëlle Jolivet.

Le résultat est un livre objet tête-bêche comme une rame automotrice réversible : la 4e de couverture est aussi une 1e de couverture et la 1e une 4e de sorte que, tel le conducteur qui change de cabine de commande au terminus pour repartir en sens inverse, le lecteur, pour tout lire, doit renverser le volume.

[K.N.] And now, to end, to end or to begin –
for the two can appear well-nigh the same
dizygotic twins doffing wilfully
mismatched hats or helmets, that’s all – here be
a canticle for those who transmute stray
rocks (or maybe satellites, inert and
aimless) into swirling constellations
of lines and stations that sparkle and spin
by moonless sunshine as by night : the near
three thousand engine drivers that magic
many millions of us…

Voici en fin fin ou début
les deux peuvent paraître quasi pareils
jumeaux dizygotes coiffés, têtus,
de chapeaux ou casques dépareillés, voilà tout – voici
un hymne à qui transmue des rochers
errants (ou qui sait des satellites flottants,
inertes) en constellations tournantes
de lignes et de stations chatoyantes pivotantes
sous un soleil sans lune comme la nuit : les près de
trois mille conducteurs qui magient
plusieurs millions d’entre nous…

Karthika Nair & Sampurna Chattarji, Roshni Vyam & Joëlle Jolivet, Over and Underground in Paris & Mumbai, Context Westland Books 2018.

L’idée était de rapprocher l’Inde et la France par le biais des réseaux ferrés locaux de Paris et Mumbai, et des banlieusards d’ici et de là-bas, tous pris dans le flux sanguin des transports quotidiens on every freighted day [S.C.], « tous les jours affrétés ».

D’une fructueuse originalité, l’objet collaboratif, inspiré du renga, se présente comme un échange épistolaire entre les deux poètes, dont l’un, face 1, est lancé par Karthika, l’autre, face 2, par Sampurna – ou vice versa. Sur la face 1, K., par exemple, avait pour tâche de commencer un poème en reprenant le dernier vers du poème précédent de S. Alors que, sur la face 2, S. devait terminer un poème en reprenant le premier vers du poème précédent de K.

Le Peletier, Cadet, Riquet… there’s a near-dozen stations more before Porte de la Villette. However will I reach before tonight’s premiere ! Panic and bile rise in lilac swirls till ‘No sweat, we’ll sneak you through stage door, stretch the first song or somethin’. Yes, here is where and why I belong.

Le Peletier, Cadet, Riquet… encore près d’une douzaine de stations avant Porte de la Villette. Comment pourrais-je arriver à temps à la première de ce soir ? Panique et maussaderie croissent en torsades lilas jusqu’à : « Pas de soucis, on te fera passer par l’entrée des artistes, on fera durer le premier air, on trouvera un moyen. » Oui, voici où je suis et pourquoi j’y suis.

[S.C.] Where and why I belong was never clear to me
Until
I found myself landing feet first in Mumbapuree

je suis et pourquoi j’y suis ne m’est jamais apparu Nettement jusqu’à ce que
J’atterrisse les pieds les premiers à Mumbapuree

 

Sampurna avoue qu’un vers lancé par Karthika l’« a aiguillée vers une voie parallèle où, arrêtant d’observer attentivement les passagers, j’ai fermé les yeux et me suis mise à m’observer moi-même et à confronter mes peurs inavouées », ce qui ne serait sans doute pas arrivé si elle n'avait « pas été contrainte de parvenir à un vers particulier à la fin de mon poème ».

 

Écrit par Karthika Nair et Sampurna Chattarji et illustré par Roshini Vyam et Joëlle Jolivet, « Over and Underground in Paris and Mumbai » est un récit de voyage sous forme de poésie, d'illustrations et de conversations à travers les continents entre Sampurna Chatterji, de Mumbai, et Karthika Nair, de Paris. Entretien avec Karthika Nair.

Ainsi les poèmes de S. et de K. se croisent comme des rames, invitant les lectrices à vadrouiller entre les mots, entre les lignes et entre les usagers tour à tour du métro parisien…

[K.N.] By Châtelet, the ripple swells into torrent.
Legions and legions of heels pound steel-tipped concrete
stairs to the platform, some sidestepping, some near tripping on, an islet of quiet […/…], middle-aged, unshaven […/…] plastic tumbler in hand for handouts.

Vers Châtelet, l’onde gonfle en torrent.
Des légions de talons pilonnent les escaliers en béton à nez de marches en acier, jusqu’au quai, certains évitant, d’autres manquant de trébucher sur un îlot de paix […/…] d’âge mur, pas rasé […/…] gobelet en plastique à la main destiné aux aumônes.

… et le réseau de chemin de fer (sub)urbain de Mumbai, avec ses propres vocables et pressions.

[S.C.] Meanwhile at six thirty, between Matunga Road-Mahim Junction you would never live to rue the day you caught the five-thirty-seven fast from Churgate to Vihar, if only you’d waited for the next one, you might even have got a seat…

En attendant, à six heures trente, entre Matunga Road et Mahim Junction, tu n’eus pas l’heur de survivre pour regretter le jour où tu as pris le direct de 17h37 Churchgate-Vihar, si seulement tu avais attendu le suivant, tu aurais même pu qui sait trouver une place assise…

« Paris/Mumbai/Aérien/Souterrain » rapproche des réseaux ferroviaires tentaculaires qui cimentent, agrègent, font un tout de chacune de deux métropoles qui vivent, bougent, pulsent grâce à eux et à leurs incessants mouvements. Le recueil noue – de « nouer », comme dans : « nœud ferroviaire » et comme dans : entrelacement des regards, des visions, des points de vue. Sans oublier « resserrage » comme dans : resserrage des boulons et resserrage des liens.

On board, the sari-clad
gazelle-eyed beauty stares
thoughtfully at me from an
ARE YOU BEING HARASSED
poster, winsomely winning me 
over to her gentle way of resisting
every molester with a simple
phone-call.


A bord, la beauté en sari
yeux de gazelle me fixant
l’air pensif depuis une affiche
VICTIME DE HARCELEMENT ?  
me rallie aguicheuse
à sa manière douce de résister
à tout agresseur par un simple
appel téléphonique.

L’échange épistolaire des poètes est redoublé par l’entrecroisement des illustrations de Roshni Vyam et Joëlle Jolivet. Elargissant l’échange de perspectives, les poètes ont proposé à cette dernière, la visiteuse française, de se concentrer sur les rames de Mumbai : elle nous livre des portraits au trait énergique, d’une rare justesse, tout en postures et expressions individualisées saisies au vol ; de son côté, Vyam, visiteuse (pardhan) gond à Paris, s’inspirant des motifs (dighna, chowka) géométriques, pigmentés, vibrants dont les Pardhan(e)s couvrent traditionnellement murs et sols, transfigure les trajets R.A.T.P. en imposant un contrepoint antique, végétal et animalier au propos contemporain, (sub)urbain de l’ouvrage.  

Le quatuor réunit en un ouvrage deux foules que tout sépare sauf leurs schémas de déplacements confiés aux transports en commun – et désormais ces deux textes illustrés qui s’entremêlent, « faits de millions d’individus …

They are the freight
Ils sont le fret

The human cargo
La cargaison humaine

… et de moments où, quand la foule s’écarte, sont révélées des bribes d’histoires qu’on ne peut que deviner, inventer. 

From Sampurna to Karthika
De Sampurna à Karthik
(extrait)

It cannot be
That endurance knows
No limit
Impossible
Que l’endurance ne connaisse

No limite
No limit

To the number of men who will
Attach themselves
No limite
Au nombre d’hommes qui
S’agrippent

To the outer edges of each
Compartment
No limit
A l’extérieur de chaque
Compartiment
No limite

To their disregard
For death
It cannot be
A leur mépris
De la mort
Impossible

That two faces
Emerge
From this
Que deux visages
Emergent
De ce

Daily
Carnage
Wreathed in smiles
Carnage
Quotidien
Enguirlandés de sourires

There are twenty three names I must list
Not the thousand and eight names of Durga
The thousand names for reindeer
The ninety-six names for love
The fifty names for snow
Just the twenty-three names I hadn’t foreseen
Je dois lister vingt-trois noms
Pas les mille et huit noms de Durga
Ou les mille noms du renne
Les quatre-vingt-seize de l’amour
Ou les cinquante de la neige
Non : les vingt-trois que je n’avais pas prévus

How could I
As I sat waiting for my train to Pune to arrive
On a platform besieged by locals
Where the long-distance train is just another
Interloper
Another rude
Interruption ?
Comme aurais-je pu
Attendant mon train pour Pune
Sur un quai bondé de banlieusards
Où l’express interurbain n’est qu’un
Intrus supplémentaire
Un énième et grossier
Hiatus ?

Mukesh Mishra  Shubhalata Shetty  Sujata Shetty Sachin Kadam  Mayuresh Haldankar  Ankush Jaiswal  Jyotiba Chavan Suresh Jaiswal  Chandrabhaga Ingle  Teresa Fernandis  Rohit Parab  Alex Curia  Hilloni Dedhia  Chandan Ganesh  Singh Mushtaq  Rais Teli  Priyanka Pasarkar  Mohammad Shakil Shraddha Warpe  Meena Varunkar  Vijay Bahadur  Masood Aslam et Satyendra Kanojia who died, not with the others in the stampede on the footbridge connecting Elphinstone Road and Parel stations, not on September twenty-ninth, two thousand seventeen, but a whole day later, in hospital, succombing to internal injuries, taking the death toll to twenty-three.

Mukesh Mishra  Shubhalata Shetty  Sujata Shetty Sachin Kadam  Mayuresh Haldankar  Ankush Jaiswal  Jyotiba Chavan Suresh Jaiswal  Chandrabhaga Ingle Teresa Fernandis  Rohit Parab  Alex Curia  Hilloni Dedhia  Chandan Ganesh  Singh Mushtaq  Rais Teli  Priyanka Pasarkar  Mohammad Shakil Shraddha Warpe  Meena Varunkar  Vijay Bahadur  Masood Aslam et Satyendra Kanojia tous décédés non pas au moment de la cohue sur la passerelle reliant les stations de Elphinstone Road et de Parel, pas le vingt-neuf septembre deux mille dix-sept mais bien vingt-quatre heures plus tard, à l’hôpital, de leurs blessures internes, vingt-trois morts en tout.

3202 passengers died
and 3363 were injured
on the suburban rail
network in 2016
3202 voyageurs sont morts
et 3363 ont été blessés
sur le réseau
suburbain en 2016

                                              

                                                         While 8 people die
                                                     on the local train tracks
                                                                 every day. 31 %
                                                       per cent stay untraced
                                                             Tous les jours
  8 personnes meurent
                                                        écrasées sur les voies

                                                        
dont 31% non identifiées
…/…

                                                    As many as 1798 people
                                                                  (more than 50%
                                                                   of total fatalities)
                                                died while crossing the tracks
    1798 morts, pas moins
                                                                          (plus de 50%
                                                          de la totalité des décès)
                                                            en traversant les voies

Death from other reasons :
Falling from trains (657)
Hitting the pole (8)
Slipping through
Autres causes de décès :
Tombé du train (657)
Heurté un poteau (8)
En glissant

                                                    The platform gap (13)
                                                               Electric shock (34)
                                                           Suicides (33) Natural
                                                     Death (524) Others (133)
              entre le quai et le marchepied (13)
                                                                    Electrocuté (34)
                                                               Suicidé (33) Cause
                                                Naturelle (524) Autres (133)

                              I think about the Others.
                      What other reasons could there be,
                       too individual to be listed ?
               What were the causes of natural death ?
               Heart attacks ? Haemorrhages ? Strokes ?
Je pense aux Autres.
Quelles autres raisons pourrait-il bien y avoir,
trop individuelles pour être listées ? 
Quelles étaient ces causes de mort naturelle ?
Hémorragie ? Infarctus ? AVC ?
…/…
I am not surprised. How many of those I saw this morning
would have got home safe ?
Would not have lost their tenuous grip on doors or someone’s
 polyester shoulder, and fallen to their deaths ?
How many slipped right through the platform gaps ? 
Je ne suis pas surprise. Combien de ceux que j’ai vus ce matin
sont-ils rentrés chez eux ce soir sains et saufs ? Auront,
lâchant la portière ou l’épaule polyester de leur voisin, glissé e
t trouvé la mort en s’écrasant sur le ballast ?
Combien auront chuté en gare même, sautant du train
en marche, dans l’interstice entre la rame et le quai ?
*
What stays when you switch off the sound ?
                  Que reste-t-il quand on coupe le son ?

 

unforeseen grace
a pregnant woman
stomach wrapped safe
beneath her pallu
walking past
la grâce inattendue
d’une femme enceinte
passant là
ventre emmailloté protégé
par son pallu

                                                                              gleem
               of steel
                                                                              bench
                                                                                      riddled
            with light
               l’éclat
d’une banquette
   en aluminium
                                                                                     criblée
        de lumière     

dude in flip-flops
and distressed jeans
impatient to be off
peering engine-ward
as if to make it move
by sheer will alone
and yet when it does
he switches mood
and arches languid
at the door reluctant
to let his flippered foot
lose contact
with the ground
lifting in and off
at the very last moment
his arms wide yawns
his fingertips barely
brushing the silver ribbing
above the door
un type en tongs
et jeans délavé
à hâte que le convoi s’ébranle
regard rivé à la tête du train
comme pour stimuler la loco
par sa seule force de volonté
or quand elle avance
son humeur vire
languide il se cambre
bâille à la porte rechignant
à laisser son pied palmé
perdre le contact
avec le sol
il le soulève le rentre
au tout dernier moment
bras en croix
phalangettes touchant
à peine le rebord nervuré
au-dessus de la porte

the choreography
of bags
some men keep
their knapsacks
safe and snug
before them
pregnant men
with bulgy tums
in baby-pink shirts
others slipshod
with plastic bags
swing jewellers
and sweet-sellers
clothiers and tailors
bums and bats
into faces
as they board                                                                  
chorégraphie
de sacs
besaces gardées
bien à l’abri
serrées sur le ventre,
hommes enceints
bidon bombé sous la
chemisette rose tandis que
d’autres négligents brandissent
des poches en plastique
camelots de bijoux toc
marchands de bonbons
couturiers tailleurs
clodos et dingos –
contre les visages
en se ruant à bord

A Mumbai, le cycle métro - boulot - (bref) dodo n’est pas une activité exempte de risques mortels. A Paris, l’atmosphère est sinon apaisée, du moins, quoiqu’on en pense ou en dise, sensiblement plus confortable.

From Karthika to Sampurna
De Karthika à Sampurna
(extraits)

 [K.N.] Rambuteau
You stroll eastwards. I head north via Line 11, diving into a seat beside three blue-and-grey stripe-tied connoisseurs of game consoles, rapt notching the virtues of Wii U, Xbox One & PlayStation 4 on a window misted by earnest breaths.
Rambuteau
Tu pars à l’est au pas de promenade. Je vise le nord via la Ligne 11, plonge sur une place libre à côté de trois connaisseurs, cravatés bleu et gris, de consoles de jeu, encochant captivés les vertus de Wii U, Xbox One & PlayStation 4 sur la vitre embuée par leurs haleines appliquées.

 Arts & Métiers
A springy-haired young man in carmine circumaural headphones covers his eyes with a quiet hand and weeps.
Arts & Métiers
Un jeune homme à la tignasse élastique auréolée d’un casque audio stéréo carmin se couvre les yeux d’une main placide et pleure.

République : Change here for 3, 5, 8 & 9. Tangerine,
tangerine will sign the course of my lifeline.


       On knees abutting mine dance a woollen flat
cap and grey leather gloves ; the owner spells
aloud touch-typing dispatches on a new, silver
telephone, a single quivering letter at a time :
his eyes hold the sparkle his fingers have no more.


République : Changement pour les lignes 3, 5, 8 & 9.
La ligne orange, l’orange signera le tracé de ma corde de sécurité.

       Sur des genoux accolés aux miens dansent un béret en
laine et des gants en cuir gris ; leur propriétaire tapote des
messages sans regarder les touches d’un portable neuf chromé,
épelant chaque lettre tremblante cliquée une à la fois :
ses yeux conservent le pétillement que ses doigts n’ont plus.

Jacques Bonsergent

And just across the aisle, a barely teenage couple sample
kisses, discover the calligraphy of courtship : an inky index
finger drawing whorls in fuchsia from the well
of a neck, while unlearned, eager lips gild the down
stroke from cheekbone to cleft on chin, and his hand cursives
desire in two scripts along her stocking-clad shin.


Jacques Bonsergent

 Et juste de l’autre côté du couloir, un couple à peine nubile
s’essaie aux baisers, découvre la calligraphie de la drague :
un index noir d’encre tire des volutes fuchsia du puits du cou,
tandis que d’ardentes lèvres inexpertes dorent
  une caresse plongeante de la pommette à la fossette du
menton et que la main du garçon écrit le désir en attaché et
 en deux graphies sur le bas luisant du tibia de la fille.

Et ainsi de suite à la faveur de déplacements et de changements à telle ou telle station. « Paris/ Mumbai/Aérien/Souterrain » peut se lire comme un roman, en prenant le volume dans un sens puis dans l’autre comme on tente de comprendre un plan du Métro de Paris ou de la Central Line ou de la Western Line à Mumbai, d’un trait ou pas, en aller simple ou en aller-retour, en droite ligne ou en faisant des détours, en sautant d’une ligne à l’autre, de nuit comme de jour comme on entre dans un tunnel et en ressort.

Le thème est riche.

 

Karthika Naïr et Joëlle Jolivet sur les lieux du métro : au-dessus et sous terre à Mumbai et Paris. Karthika Naïr et Joëlle Jolivet évoquent leur nouvelle collaboration Over & Underground à Mumbai et Paris, un regard sur le fonctionnement artériel de deux villes - Paris et Mumbai - qui associe magnifiquement la poésie de Naïr et les illustrations de Jolivet à celles de leurs homologues à Mumbai.

Les trajets sont propices à la méditation, notamment hors des heures de pointe, quand l’atmosphère est plus sereine, moins alourdie par la foule. Il est tentant alors pour la poète de retourner à ses marottes personnelles. Ainsi, l’observation des noms des stations peut mener à un détour purement littéraire : Chattarji, qui avait déjà écrit sur Bombay/Mumbai, s’attarde alors sur un palimpseste linguistique.

Mais la cohabitation forcée par le projet collaboratif – avec les voyageurs mais aussi entre elles – les font sortir de leur introspection pour les entraîner sur un chemin plus collectif qu’un poète a tendance à l’être.

Sampurna Chattarji se laisse aller à des réflexions qui, parties de la question ferroviaire, la transcendent. Sa colère face au délabrement du réseau ou sa compassion face au sort des commuters, auxquels le recueil est dédié, deviennent des sentiments qui se répandent loin des rails.

La contemplation des paysages familiers mais changeants, l’observation des autres passagers entraîne l’une et l’autre vers le passé, voire l’avenir.

Les trajets sont propices à des souvenirs, qui à leur tour, les entraînent vers d’autres souvenirs. Ce « carnet de voyage » écrit sur une longue période trahit parfois le temps écoulé entre la composition du premier poème et l’écriture du dernier, tout comme le wagon d’aujourd’hui et ses usagers ne sont plus les mêmes qu’il y a ne serait-ce que trois ans. Un pan d’histoire chaotique et dramatique s’est écrit entretemps et les poèmes traduisent cela, de même que les deux poètes ont mené leur vie propre chacune de son côté durant le temps d’élaboration du recueil. Karthika Nair précède ou prolonge volontiers les trajets en métro par des excroissances qui rejoignent celles des motifs de son illustratrice, Roshni Vyam… des parcours à pied dans la capitale, dans des rues où l’on entend parfois les bruits montant des entrailles.

Ta-dam ta-dam ta-dam…

 

 

 

Présentation de l’auteur

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