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NUNC, numéro 40, octobre 2016

 

Ce mois d’octobre 2016, quinzième anniversaire de la revue NUNC. Le numéro d’automne est d’une richesse qui défie le compte-rendu en quelques lignes. On voudra bien excuser le caractère partiel, rapide par nécessité, de ces quelques lignes qui, je l’espère, donneront le goût d’aller y voir…

Nunc consacre à Hadewijch d’Anvers un dossier dirigé et présenté par Daniel Cunin. Celle dont on ignore à peu près tout, sinon qu’elle fut sans doute béguine en terre anversoise, nourrie des écrits cisterciens de Bernard de Clairvaux et de Guillaume de Saint Thierry, continue de fasciner par la profondeur mystique de ses Lettres rimées, Visions et Chants ; par le mystère qui entoure son œuvre, sortie d’un très long oubli dans les années 20 par le travail minutieux de Josef van Mierlo ; par la force de sa langue toujours poétique et musicale (même en prose) dont se réclament un cinéaste comme Bruno Dumont, ou avant lui, les surréalistes belges ! Une mystique donc, qui dispensait un enseignement centré sur la Minne, la surabondance divine d’Amour qu’on inscrit plus largement dans le mouvement de la mystique rhénane. Mais, et cela n’a rien d’étonnant, une mystique, qui, comme Saint Jean de la Croix, en son temps et de l’autre côté de l’Europe vit, écrit, pense, aime Dieu et les hommes, en poète.

 

 

Nunc, revue enthousiaste et agonale

 

… Enthousiaste, ou devrait-on dire plus justement en faisant nôtre le néologisme de Mircéa Eliade, revue de « l’ enstase » puisqu’elle nous invite à faire en nous-mêmes l’expérience et l’exercice de nos ressources et richesses intérieures. Il faut reconnaître dans les longues et belles traductions des Chants (à paraître  dans leur intégralité chez Albin Michel courant 2017) , de la Lettre Rimée 16, ou de certaines Visions de la Brabançonne,  que ces textes vraisemblablement écrits dans la moitié du 13e siècle, exercent un puissant pouvoir d’attraction sur le lecteur moderne : beauté des images, hermétisme de certaines références et de jeux de symboles aujourd’hui perdus, rythmique, reprise de codes formels troubadouresques tout y contribue, comme au début du Chant 1 : « (…) On le devine / à cette année nouvelle: / le noisetier se constelle de fleurs. / C’est là un signe ostensible. / - Ay, vale, vale millies - / vous tous qui en cette nouvelle saison / -si dixero, non satis est - / par amour voulez être heureux. »

agonale puisque en donnant la parole à de grandes signatures dans leurs domaines respectifs, de Ludovic Maubreuil (pour le film de Dumont), Isabelle Raviolo (la mystique rhénane), en donnant la parole aussi à des poètes, des romanciers, traducteurs (Jean-François Eynard, Claude-Louis Combet, Isabelle Raviolo, Daniel Cunin etc.), Nunc, revue exigeante dans son contenu, sa ligne éditoriale, soucieuse d’un sens qui éclaire le « ici et maintenant » du lecteur, Nunc donc, met en relation, parfois en tension, fait dialoguer ses contributeurs, pour dessiner dans ce réseau d’éclairage serré, sensible, sensuel, vivant (ce qui n’exclut en rien la profondeur raisonnante) le visage d’une femme, poète, mystique et contribue au miracle heureux d’en faire connaître la parole, la vitalité amoureuse et énergique. 

 

Nunc, revue pérégrine, sensuelle, amoureuse

 

L’énergie amoureuse, le terme n’est pas trop fort pour parler de la poète. Pascal Boulanger propose en écho aux textes de la béguine un long poème de courtes strophes, « l’amour là », qui restitue la dimension sensuelle, physique de l’amour mystique, du renoncement à soi qu’est la foi pour Hadewijch. Les images corporelles empruntées à l’expression poétique courtoise abondent en effet dans les visions comme dans les lettres de la poète du 13e siècle (« en lui on reçoit la douce vie vivante / qui donne la vie vivante à notre vie »). C’est « l’enfer qui est l’essence de l’amour car il dévaste l’âme et les sens » s’écrie-t-elle à la fin de la lettre rimée 16.

Après avoir consacré son numéro précédent à Guy Goffette, autre pérégrin, homme libre, grand et éternel voyageur, Nunc, fidèle à elle-même, nous fait découvrir Hadewijch, femme dans un monde d’hommes, aux marges, et géographiquement et par sa féminité, d’une institution masculine, femme libre, dont certaines lettres (malgré l’effort des copistes chartreux du 14e siècle pour en effacer – à notre grand dam -  les éléments anecdotiques ou personnels) témoignent en creux de la lutte, voire peut-être de la persécution qu’elle a subie. Pérégrine par une poétique et une pensée toute en mouvement, qui se lit dans la seizième lettre rimée que la revue nous propose dans son intégralité. Cette lettre, consacrée aux sept noms de la Minne (de l’amour) propose à la fois une définition et un parcours « même s’il convient de reconnaître qu’on en est encore loin », vers l’amour total, où l’humain et le divin se rejoignent : « L’amour a sept noms / qui, tu le sais, lui conviennent.  / Ce sont lien, lumière, charbon, feu. / Tous quatre sont sa fierté. / Les trois autres sont grands et forts, / toujours courts et éternellement longs. / Ce sont rosée, source vivante et enfer. » la simplicité métaphorique ne relève pas que de la rhétorique religieuse conventionnelle. Il faut reconnaître une voix singulière, proprement poétique. La profondeur du sens étonne, surprend, interroge le lecteur moderne (l’amour mystique, enfer?). 

Mais Nunc est pérégrine aussi car elle nous fait voyager. C’est une banalité de le dire, que sauvera peut-être la remarque qui suit : le numéro d’octobre ouvre ses pages centrales à deux poètes chinois contemporains Shu Cai et Chu Chen ; un poète anglais Paul Stubbs. Plus loin des textes d’Eléonore de Monchy, de Gérard Bocholier pour ne citer qu’eux, renforcent encore cette polyphonie qui consonne. Nunc, revue de l’écho, serais-je tenter d’écrire, de l’être comme relation et ouverture à l’Autre.

 

Nunc, revue littéraire !

 

Revue totale, ce numéro se penche dans son cahier critique sur la musique d’Anthony Girard, la réédition des cours au Collège de France de Bergson, la philosophie des sentiments. Signalons enfin un très important et essentiel article consacré à Yves Bonnefoy, dont le premier recueil de la maturité, Du mouvement et de l’immobilité de Douve se trouve ré-éclairé, mis en perspective dans son époque et dans la nôtre par Stéphane Barsacq. Ces vers de Bonnefoy résument et expriment en quelques lignes l’esprit de ce dernier numéro de Nunc, consacré à la mystique  occidentale:

 

« Que saisir sinon qui s’échappe,

que voir sinon qui s’obscurcit,

Que désirer sinon qui meurt,

Sinon qui parle et se déchire ? »

 

 

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