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Opus 8 — trois variations autour de Claire Denis, Vittorio de Sica et Marguerite Duras

 

Station Terminus de Vittorio De Sica

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La salle des pas perdus de la gare grouille de monde. Les gens vont et viennent par groupes multiples de deux (couple, quatuor, sextet, octopode, etc.) qu’un ordre institutionnel ordonne (mariage, armée, église, école, sport, entreprise, tourisme, etc.). C’est une tranche d’histoire différentielle où nombre d’époques coexistent : pour ce jeune homme en uniforme, un service national d’une durée de cinq ans ; pour cet autre, avec des fleurs, dix-huit ans et le mariage auquel les usages obligent ; ne pas pleurer le samedi, parce que c’est un jour de fête ; l’huile parfumée des beignets, le nuage de talc du clown, dans l’angle, près du kiosque à journaux ; Va-t’en, emporte ton odeur, dit une femme à un homme ; le baiser de deux amants apposé sur le brouhaha comme un timbre précieux sur une enveloppe verte…

 

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Une gare, en Italie. Montgomery Clift : son visage est une plainte rentrée, s’éprouvant comme un défaut dans l’image et cherchant un défaut de celle-ci où dissimuler celui-là. Jennifer Jones a déposé son eurasienne figure sur le col du tailleur de la petite-bourgeoise consumériste américaine des années 50, elle y est délicieusement inappropriée. Lorsqu’ils se font face, dans l’embarras mélodramatique où ils s’enlisent, l’un, regarde du temps, l’autre, regarde de l’espace - toute plainte est faite de temps, toute impropriété est affaire de distance. Station Terminus de Vittorio de Sica n’est que leur maladresse, leur difficulté à être ensemble, qui déteint sur tout, y compris sur la mise en scène. Comme le train est une combinaison utile d’espace et de temps, leur combinaison à eux, plaintive et impropre, les fera s’aimer dans un wagon vide qui attend la reprise sur une voie de garage ; ils seront surpris par la police, après avoir été dénoncés par un employé. Ne rien faire le dimanche de l’amour, parce que c’est un jour qui n’existe pas.

 

 

 

 

 

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High Life de Claire Denis

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La nuit cosmique est muette. Elle nous interdit de lui répondre deux mots.

Je me retourne vers ma fille et lui dis que recycler la merde pour en consommer le produit, comme je suis en train de le faire, est tabou – Tabou, insisté-je…

À même la cloison de la pièce, en contrechamp, sur un écran défilent les images d’un film muet de la jeunesse du cinéma. Bien que n’en relevant pas, l’extrait évoque, à cause des paroles prononcées et de la proximité des situations, le Tabou de Murnau et Flaherty.

Le silence profond réveille dans l’oreille un mi flûté, presque un infrason. Ça vous a une allure de fer, comme un poinçon à percer le cuir. Que déjà la main retourne et enfonce dans l’espace sans confins où dérive notre cellule.

Gens de justice qui nous ont enfermés, ce sont bêtes féroces qui nous ont abandonnés. Ce sont bêtes féroces qui auraient eu raison de nous abandonner ?

Tout m’est arme et tout m’est désir. Nous sommes face à un mur d’étoiles et d’interdits. Nous vivons une situation de tabou. Force anagrammatique du mot. Le tabou ne se rencontre qu’une fois à bout ; exténuation qui commande, non par crainte mais soin, la sourdine : le tabou ne se transgresse que tout bas. Ma fille, mon enfant, oiseau de novembre qui fait tourner la tête du chat, un jour de ce voyage, tard venue, parle tout bas, quand tu me parles d’amour.

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Le sas du module spatial ouvert, son visage sous le casque est un profil de médaille, la phosphorescence calcaire en plus. Il se découpe épinglé sur le crêpe d’une bouche qui aurait cessé d’être d’ombre pour laisser place au néant. Que sera ma mort commencée sous une pareille nuit ? Avec ces milliards de tumulus d’étoiles scintillantes, la nuit ressemble à un homme caché par son dos embossé. J’en ai après sa bosse. Donne-m’en la peau, lui dis-je. Que je l’endosse. Je ressemblerai ainsi voûté à une barricade, une des gibbosités insurgées des rues étroites de l’ancien Paris. Si lointain le souvenir du temps où il lisait Jules Vallés, où il était un pauvre au livre. Le vaisseau stationne à l’horizon d’un trou noir. Une poignée de proscrits y sont déportés là. La communauté humaine réduite quant à ses relations à l’indirect, notamment dans le plaisir et la reproduction, n’existe pratiquement plus. Suivant cette courbe célibataire, le langage s’est retranché à la corsaire sur sa part infrasonore, telle une guitare qui laisse percevoir le bruit des cordes et non le son des notes. Une solitude impie est devenue avec le temps Dame de Cœur. Il y a là une clé que nos bourreaux n’ont pas prévue.

 

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Est-il possible d’en parler autrement ? Le film de Claire Denis, High Life, malgré une articulation narrative classique, quoiqu’un peu sommaire (et c’est une indication quant à ce qui suit), est comme un fragment de littérature contemporaine où chaque mot est un plomb dont le texte est la mitraille – celle qui, après les rieurs du jour et les rats de la nuit, aux premiers chants des oiseaux, aide le malheureux à se faire sauter la cervelle. Le film chemine dans la violence de l’étoilement sanglant qu’il crée, au sein d’un milieu en forme de poudre à canon, de fulmicoton et de braises, il va ainsi à 99% de la vitesse de la lumière jusqu’à un trou de blessure noir, trou qui se dessine si large et de si faible densité que l’idée, folle en soi, ce qui est bien, y voit un couloir qui se traverse à cœur pour quelque ailleurs sauf de tout ce que l’humanité a conçu.

 

 

Improvisation sur le thème de
Son nom de Venise dans Calcutta désert de Marguerite Duras

 

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La mouche de fin d’été bourdonne dans la pièce – elle bourdonnera à la recherche de son issue en dépit des portes et fenêtres grandes ouvertes. Elle est lige de sa vision du visible dont son bourdon marque l’espace. Lige comme l’est à la sienne la main qui pour s’en délivrer a fait claquer les cymbales des volets, des battants – ils béent sur le soleil jaune qui tient dans sa main noire un revolver.

La mouche bourdonne. L’ouverture des fenêtres a divisé le sol de noir et de blanc par une ligne droite qui naît dans l’angle inférieur droit de la baie battue par la lumière et le vent et se termine aux pieds de l’homme assis qui remonte des yeux cette colonne vertébrale quantique jusqu’aux lèvres là accrochées qui soufflent dans une clarinette basse.

La note de gorge de la mouche, la main encore sur la crémone, le regard de l’homme. La note passe d’une présence à l’autre à la manière d’un cheval de haies. C’est difficile, c’est comme des murs. Car chacune est close en son image, chacune est l’effet de son image. Toute la scène dans l’été est l’image d’une image, elle-même image d’une image. La note jumpée s’étire jusqu’à un son qui n’est pas produit mais que l’on entend.

 

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Le monde comme volonté et comme représentation – en d’autres termes, le vœu de mourir dans une image – rien de moins qu’un effet spécial – la hauteur de l’exigence écarte l’imaginaire de vieille boîte à jouets – ce seront les mille et une nuits sous l’aspect des mille et un Zorn (les jump cut à la Pierrot le Fou de John Zorn et son Electric Masada en 2004 au Nancy Jazz Pulsations) – et si d’aventure en pareilles circonstances l’ennui te prend, camarade, n’oublie pas que l’ennui est parfois le garant du nouveau – en tout cas, c’est ce que j’aurai voulu, en quoi j’aurai cherché à convertir la vibration quelconque qui m’anime – il n’est pas d’autre réalisme : des concepts et une féerie.