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Autour de la traduction — et de la poésie turque

 

Traduction en tant que Re-création

La traduction c’est du tango argentin qui exige un certain respect de soi et celui des autres. Loin d’une simple succession de pas, c’est une marche vers la vie de l’autre. C’est une autre façon d’exister. C’est le désir de démontrer qu’on ne veut plus avancer seul, qu’on a besoin de l’autre dans toute son altérité. C’est la reconnaissance de l’autre dans sa différence. La traduction, c’est une émotion qui se danse à travers les langues.

Si nous nommons la traduction : œuvre de re-création et le traducteur : créatif, le processus de la traduction deviendra créatif en soi comme produit créatif entouré d’une aura de mystère.

Si nous prenons l’originalité et la nouveauté comme deux critères essentiels de la création, le texte traduit (c’est-à-dire la traduction) en tant que résultat d’un processus de création se prétendra être le même dans une autre langue par l’intermédiaire d’un entremetteur, qui déjà écrivain nous présente une beauté à demi-voilée que nous n’apercevons plus qu’à travers un brouillard. Cette entremise, cette traduction qui se trouve entre création et théorie – telle la philosophie – cette image de la belle étrangère qui excite en nous le désir frustré, le désir irrésistible de connaître l’original, exprimera le rapport le plus intime entre les langues.

La traduction de la poésie c’est la folie : Folie-poésie-traduction : C’est la difficulté de créer, c’est la restriction… En voilà deux éléments nécessaires dans l’art, comme disait Goethe qui aimait traduire des auteurs presque intraduisibles et qui considérait sa création comme faisant partie de son activité de création.

Il ne nous est pas impossible de considérer la traduction comme une partie intégrale d’une activité littéraire-poétique d’une autre histoire, d’un autre monde cognitif, d’un monde de perception-langage-mémoire, d’un autre espace conceptuel – intellectuel, d’un espace de pensée – aussi bien d’autres sensibilités que de compétences.

La traduction de la poésie en tant qu’activité créatrice permet à l’original sa survie que nous nommerons « la retraduction », au dire de Benjamin, « l’intraduisible », le renouvellement de la lecture selon les changements des normes esthétiques des époques.

Si nous prétendons que la traduction est un art, dans le sens grec du mot – ars, teckné -, technique qui ne doit pas envier l'art comme création, nous dirons que l'acte de traduction, ne fera que « se reconstruire » dans la traduction.

Si nous acceptons que la traduction de la poésie est une "technique", un "savoir-faire″ à travers lesquels se créent les idées, les mots, nous dirons que c'est quelque chose d'analogue à l'art d'écrire et que la traduction peut être (ou elle mérite d’être) considérée comme un art de réécrire.

Si nous disons toujours que la traduction est un art comme tous les autres arts, l’acte de traduire exigera une maîtrise élevée.

Si nous disons que la traduction devient une activité incontournable dans un monde qui compte plus de 3000 langues, nous prendrons cette fameuse activité comme produit créatif et en parlerons à la lumière de plusieurs questions telles que :

  • La traduction serait-elle l’une des clés de la communication ?
  • Serait-elle l’ombre de l’original ou son double ?
  • Le produit (texte traduit) serait-il conflictuel par rapport à ces deux critères essentiels et serait-il toujours le même texte dans une autre langue ?

Nous n’ignorons toujours pas que la traduction est un travail sans fin, une tâche difficile vu la variété du style, la singularité de l’œuvre, de la langue de départ et d’arrivée. C’est une tâche difficile avec des expressions intraduisibles, des vocables (terme signifiant quelque chose de précis) irremplaçables, des formes poétiques inchangeables selon leur valeur unique.

La traduction de la poésie se présente comme un fait de savoir offrir un dispositif technique et esthétique permettant d’atteindre son objectif poétique via la combinaison des différentes compétences linguistique, discursive (méthodique, logique, cohérente), socioculturelle et référentielle.

Les formes poétiques qui sont assez riches causent des problèmes énormes aux traducteurs : Comment faire avec Calligramme : poème à disposition graphique particulière ; Haïku : forme poétique japonaise codifiée de textes courts de quelques vers ; Lai : forme poétique médiévale de nombreux genres ; Motet : forme poétique se rapprochant de la musique ; Poésie en prose : forme poétique bien particulière qui utilise la prose au lieu des vers ; Rondeau : poème à forme fixe de 3 strophes isométriques construites sur 2 rimes, avec des répétitions obligées ; Sonnet (italien, français, shakespearien ou élisabéthain) : forme poétique bien particulière. Le sonnet suit obligatoirement une règle d’organisation strophique fondée sur la succession de deux quatrains et de deux tercets. Le système de rimes obéit à certaines contraintes variables selon le temps et les traditions nationales.

Pour les quatrains, jusqu'au XVIe siècle, l'usage dominant est la rime embrassée (abba / abba) identique dans les deux strophes (mais Shakespeare pratique : abab / cdcd). Pour les tercets, il n'y a pas de règle mais un usage différent selon les poètes ou les traditions nationales : rimes italiennes (cdc / dcd); françaises (ccd /ede); marotiques (ccd / eed); shakespeariennes (efef / gg). Au XIXe siècle l'usage se diversifie considérablement ». Bien que le sonnet respecte certaines modalités de construction qui constituent un art de la composition, Baudelaire pratique des systèmes de rimes différents. Avec une grande sensibilité et en privilégiant le cadre du sonnet, il donne à sa poésie - L’Homme et la mer - une dimension symbolique. Il est le premier poète moderne qui sait rompre avec la thématique traditionnelle de l’idéalisation de l'amour et de la nature...). J’ai le plaisir, à cette occasion, de vous rappeler L’Homme et la mer avec sa traduction en turc par le grand poète-traducteur Orhan Veli :

L’Homme et la mer

Homme libre, toujours tu chériras la mer!
La mer est ton miroir, tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets;
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remords,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, Ô frères implacables !

İnsan ve Deniz

Sen, hür adam, seveceksin denizi her zaman;
Deniz aynandır senin, kendini seyredersin
Bakarken, akıp giden dalgaların ardından.
Sen de o kadar acı bir girdaba benzersin.

Haz duyarsın sulardaki aksine dalmaktan;
Gözlerinden, kollarından öpersin, ve kalbin
Kendi derdini duyup avunur çoğu zaman,
O azgın, o vahşi haykırışında denizin.

Kendi âleminizdesiniz ikiniz de.
Kimse bilmez, ey ruh, uçurumlarını senin;
Sırlarınız daima, daima içinizde;
Ey deniz, nerde senin iç hazinelerin?

Ama işte gene de binlerce yıldan beri
Cenkleşir durursunuz, duymadan acı, keder;
Ne kadar seversiniz çırpınmayı, ölmeyi,
Ey hırslarına gem vurulmayan kardeşler!

(Traduit par Par Orhan Veli)

La traduction de la poésie est très compliquée pourtant c’est une beauté, c’est la beauté d’une esthétique de l’à-peu-près, comme le dit Serpilekin Adeline Terlemez dans l’un de ses recueils :

Traduction

Une fugue, l'effacement d’une langue
devant un rival amoureux, le mariage désiré, la cohabitation
impossible,
l’amour fou qui fait preuve
d’effacement au profit de sa bien aimée,
une apparition progressive, une naissance, une traversée, une
sortie
pour l’émergence d’une beauté émergente
au sein de l’effacement, une beauté qui vit au reflet du splendeur
de tout ce qui s’efface, de tout ce qui
émerge.
La traduction
chose simple qui n’est pas
facile.
La traduction, une fugue,

un renoncement, la beauté de ce
renoncement, la beauté d’une esthétique de l’à peu- près,

[…]

C’est le miroir qui reflète l’image d’un visage...
Il l’est et il ne l’est pas,
le visage qui se regarde, qui se sourit, qui tend la main, qui veut se toucher,
mais hélas impossible!
C’est une bataille perdue d’avance...
Une bataille qui émerveille à
merveille une bataille qui ravit, surprend, enchante
admirablement, fâcheusement regrettablement,
une beauté qui déçoit… une rencontre, une genèse,
c’est la renaissance d’une langue
dans une autre langue.

Serpilekin Adeline Terlemez

La traduction de la poésie considérée comme une belle rencontre de poésie- traducteur-lecteur qui s'attirent, s'aiment ou se détestent en raison d’inhospitalité langagière n’est qu’une dispute entre l’identité et l’altérité et entre les langues qui se rencontrent, s'entendent, se disputent, se parlent, s'ignorent, se chérissent et se détestent.

Et quant au traducteur qui est à la fois lecteur et auteur, nous dirons qu’il ne baisse pas les bras. Serviteur de ses deux maîtres, il continue à traduire pour faire passer tout texte aussi bien traduisible qu’intraduisible. Il est obligé de servir ses deux maitres mais à qui donnera-t-il la priorité? Restera-t-il fidèle au premier pendant qu'il sert l'autre et vice-versa? Comment arrivera-t-il à ne pas les trahir ?Et comment sortira-t-il de cette impasse?

Le traducteur demeure seul face à de nombreux dangers qu’il doit déjouer sans savoir toujours comment faire. Car la belle connaissance de ces deux langues ne l’empêchera pas de tomber dans le piège des mots qui exigent une connaissance encore plus vaste, celle du domaine particulier de la langue de départ. Ce passeur de langue est souvent confronté à l’obligation de faire son choix entre plusieurs mots identiques. Ce n’est pas facile, comme nous venons d’évoquer, il y a beaucoup de choses qu’il doit respecter comme style, sujet, contexte, tout ce qui se cache derrière chaque mot, tournure, expression, couleur, image. Il se peut qu’il n’arrive pas à trouver le mot juste qui dirait exactement ce que dit l’autre. Car il est bien normal qu’il y ait des difficultés provenant de l’arrière plan culturel de la langue de départ. Pour cette raison, nous disons que traduire relève d’un art, d’une science, d’une poésie, d’un re-création.

Traduire, dans ce contexte-là, devient une tâche qui secoue toutes les frontières de sens, mots, expressions, culture. Elle va au-delà de toutes les connaissances du traducteur, elle passe à la dimension métaphysique de toutes les données. C’est à cette dimension que doit travailler le traducteur, il doit se dépasser afin de pouvoir traverser ce pont de traduction et atteindre l’autre rive passionnante où l’attendent ses nouveaux lecteurs. Il a tout le droit et devoir de provoquer la même réaction chez le lecteur en modifiant - si cela lui paraît indispensable – la forme, l’exemple de Ali Poyrazoğlu (Mes inconnus, in Le Crocodile en moi, présenté et traduit par Sevgi Türker&Serpilekin Adeline Terlemez, éditions A Ta Turquie, Nancy, 2010, pp. 30, 32, 33) :

Mes inconnus

Que je les réunisse et qu’on discute pour de
bon, ai-je pensé.
Et en plus je m’y connais pas mal
dans la grande cuisine...
J’ai préparé des plats raffinés aux goûts exquis de chacun.
J’ai bien travaillé quand même
car je les connais bien.
Et j’ai bien dépensé…

Ce que l’un mange l’autre le déteste. Ce que l’autre boit l’un le refuse...

J’ai dressé quatre couverts, j’ai allumé les bougies.
Tous les quatre aimaient Eric Sati
je me souviens…

j’ai mis la musique ils sont arrivés...
J’ai assis mes trente-cinq ans en face de mes vingt ans.

Je me suis mis en face de mes quarante ans.

Mes vingt ans ont trouvé
vieux jeu mes trente-cinq ans.
Mes quarante ans les ont trouvés
tous les deux nuls.

J’ai essayé de détendre
l’atmosphère … casse-toi pépère, m’ont-ils dit.

Quelle bagarre !
Les voisins du dessus et ceux du dessous
ont manifesté leurs mécontentement
en frappant aux murs.

Mes vingt ans ont lancé
un verre
sur mes quarante ans. Et
ils m’ont bousillé la maison.
C’est de ma faute… Quelle idée !
Quelle mauvaise idée d’inviter chez-
soi
les gens qu’on ne connait pas !

Ali Poyrazoğlu

traduit par Serpilekin Adeline Terlemez & Sevgi Türker

La traduction, c’est comme ce tango argentin, il ne reste qu’à chercher et à reconnaître les émotions que chacun désire exprimer. La mission du traducteur est de transmettre cette émotion, ces sentiments, pensées et cette ambiance.

Qui est donc ce traducteur ?
Qui serait-il ?
Celui qui fait passer l’écriture d’une langue à une autre ?
Celui qui va au-delà de deux langues et en crée une troisième, c’est-à-dire un créatif ?
Serait-il Le Dieu tout puissant qui décide tout ?
Ne serait-il pas le mari modèle, l'amant infidèle?
Serait-il le lecteur privilégié qui fait passer ce qu’il reçoit ?
Se nommerait-il comme celui qui démonte le texte pour le remonter ou celui qui dévoile le dévoilement pour redessiner le texte d’arrivé ?
Serait-il un passionné de l’insuffisance qui se laisse au charme de la langue et des mots ?
Serait-il un audacieux qui prend des risques, qui marche sur un fil ?
Et que dire de cet ordinateur traducteur ?
Serait-il un traducteur puissant et rapide ?
Serait-il plus performant qu’un cerveau humain?
Est-ce vraiment possible d’imiter ou remplacer le cerveau humain par un ordinateur ?

Particularité de la langue turque

Le turc/Türkçe (de Turquie) est une langue de la famille ouralo-altaïque ou finno-ougrienne, apparentée au finnois-finlandais et au hongrois. Elle n'est ni indo-européenne comme le français, l'allemand, l'anglais ou le persan, ni sémitique comme l'arabe ou l'hébreu, malgré la longue influence qu'elle a subie pendant des siècles de vie commune avec les Arabes et les Persans. Il est parlé à l’heure actuelle par plus de 200 millions de personnes dans le monde (Europe, Chine, ex- Soviétique, Afghanistan, Iran, Azerbaïdjan, Irak, pays balkaniques, etc.).

C’est une langue agglutinante (comme tamoul, mongol, estonien, finnois, hongrois, coréen, japonais, basque, somali, géorgien), chaque morphème correspond à un trait et chaque trait est noté par un morphème. Ex ev (maison) on forme : evler (les maisons), evlerim (mes maisons), puis evlerimde (dans mes maisons) ou encore evlerimdekiler (ceux de mes maisons).

Les traits caractéristiques de cette langue sont l’harmonie vocalique, l’agglutination au moyen de suffixe et l’absence de classes nominales ou de genre grammatical.

Son ordre SOV (sujet, objet, verbe) s’oppose avec l’ordre SVO (sujet, verbe, objet du français).

Le turc otoman (Osmanlıca, turc ancien (eski Türkçe), Lisān-ı Osmānī – la langue officielle de l’Empire Otoman (1299-1923, période pendant laquelle le turc n’est parlé que par les paysans) – s’écrivait avec une version de l’alphabet arabe et se caractérisait par une proportion importante de termes d’origine arabe ou perse.

En 1928, Mustafa Kemal Atatürk entreprend la réforme de la langue turque. L'adoption de l'alphabet latin a comme objectif de supprimer toutes les « capitulations linguistiques », d'insister sur le caractère moderne et de minimiser l'influence des conservateurs religieux, de toucher les masses populaires analphabètes.Le nouvel alphabet (comptant 29 lettres dont 8 voyelles - a, e, ı, i, o, ö, u, ü – et 21consonnes) est phonétique, toute lettre écrite est prononcée. Il n'y a pas de groupement de consonnes et des voyelles. Chaque consonne comme chaque voyelle est unique. Chaque lettre correspond à un seul son. Les lettres Q, W, X n'existant pas, elles se remplacent par Ç, Ğ, I (sans point), Ş, Ö, Ü

Quant à la poésie turque, nous commencerons par indiquer :

  1. La poésie populaire :
    1. Poésie de « clan » qui existait bien avant l’islam avec la musique du saz, ses thèmes éternels, son inspiration, ses ballades et ses chants a été à l’honneur en Turquie parallèlement à la poésie du « Divan ».
    2. La poésie des troubadours (Aşık) – la poésie amoureuse – Köroğlu etKaracaoğlan, Dadaloğlu, Aşık Veysel. Leurs chants épiques, une sorte d’harmonie de la parole et de la musique, s’élèvent comme le symbole de l’insoumission contre les inégalités sociales. Ils chantent l’héroïsme, la bravoure, l’amour, la nature.
  2. La poésie classique, dite du « Divan » avec des vers métriques, moule arabe, elle descend des seldjoukides (Selçuklular) qui, à travers la guerre, sont en étroit contact avec les Perses. Les premiers essais de vers métriques datent du VIIe siècle et appartiennent aux poètes turcs de l’Asie centrale. Cette forme de poésie connaît trois périodes :
      1. Préclassique : XIV-XVe siècles ;
      2. Classique : XVI-XVIIe siècles ;
      3. Postclassique : XVIII-XIXe et début du XXe siècle.

    Poésie anachronique, par son caractère durable jusqu'à nos jours, elle résiste à l’arrivée du vers syllabique et du vers libre. La poésie de Divan est lyrique :

      • Gazel (Ghazals) thème de l’amour, 5-9 strophes
      • Kaside (qasides) éloge au pouvoir, 33-99 strophes
      • Mesnevi, amour, beauté ; poésie, textes poétiques en prose, poésie narrative « Leyla et Mecnun » de Fuzûlî)
  3. Le vers syllabique (hece vezni) (XXe siècle) émerge comme une réaction contre les locutions arabes et persanes. Il a une brève existence, il fait le pont entre le vers métrique et le vers libre. Tevfik Fikret, poète-philosophe accusé pour ses convictions politiques rentre à Istanbul après dix années d’exil. Fortement influencé par les symbolistes français, il écrit parfois en langue française.

Restés d’abord sous l’influence persane, arabe et ensuite (après 1839) française, les poètes turcs négligent leur langue jusqu'à la Première Guerre Mondiale. Nazım Hikmet, Orhan Veli, Oktay Rıfat, Melih Cevdet Anday, Fazıl Hüsnü Dağlarca, font de leur poésie une poésie de combat. Nazım Hikmet et Fazıl Hüsnü Dağlarca, deviennent par leur audace et talent les pionniers du vers libre. Et Behçet Necatigil, poète de petits mots que nous venons de traduire réunit dans sa poésie toutes les formes de la poésie turque :

 

ROSE FANÉE QUAND ON LA TOUCHE

La plupart font tomber tant de choses mais
Les passagers ne les voient pas
Je me penche je la prends
Elle devient rose fanée quand on la touche.

Ou bien dans une grande ville
Dans des arrêts surpeuplés elle se promène
Ou bien dans un lieu éloigné du pays
Dans le coin d’un café, dans la chambre d’un hôtel
Où qu’elle aille à cette heure du soir
Elle met les mains dans ses poches
Parmi des cigarettes, des papiers,
Elle glisse doucement
Je me penche je la prends, personne n’est là
Elle devient rose fanée quand on la touche.

Ou bien dans le rouge à lèvres
Qu’une fille seule efface
Au seuil d’une nuit fatiguée
Quand elle met sa tête sur l’oreiller.

En pleine journée certaines viennent à mes côtés
Plutôt pendant les mois d’automne et lorsqu’il pleut
Comme un nuage descend dans un nuage de tristesse.
Je me penche je la prends, personne n’est là
Elle devient rose fanée quand on la touche.

Sur les mains, sur les lèvres, en des écritures désertées
Elle se fait piéger par des rets tendus
Comme des bêtes blessées elle respire
S’étouffe, veut s’enfuir
Le long des chemins ou des souvenirs.

En la prenant je reviens, elle ne dort pas de la nuit
Elle bouge dans le noir dès que je la touche
Elle devient rose fanée quand on la touche.

Behçet Necatigil




Un réalisme habité : (poésie italienne des années 1970 : Fortini, Sereni, et aussi Raboni)

 

Chaque jour dans une maison se produit
quelque chose d’inexplicable
(G. Raboni, Lueurs d’histoire)

 

Nous proposons un choix encore, restreint, parmi les très nombreux poètes italiens de la seconde moitié du XXème siècle qui mériteraient d’être lus ou relus en français, après les quelques textes de Raboni ou Fortini, ou d’Amelia Rosselli déjà présentés ici ou là* en quête d’échos amis et – on peut toujours rêver – d’un intérêt véritable de la part de nouveaux “grands” éditeurs. Ces deux brèves séquences, respectivement de Franco Fortini (1917-1994) et Vittorio Sereni (1913-1983), deux poètes amis qui se lisaient très attentivement l’un l’autre, considérés désormais, avec Montale, Caproni, Luzi, Zanzotto ou Betocchi, comme des classiques contemporains, ont en commun, outre une langue simple, presque quotidienne, l’attention aux êtres et aux « choses banales », selon l’expression d’un historien tel que Daniel Roche, et donc un rapport assez direct – le plus “direct” possible – avec leur monde dit des références. Une démarche en direction du public ou lectorat d’un pays tout tourné, traditionnellement, vers ses étroites élites cultivées, seules capables – au moins jusqu’à la fin des années 1950, quand le néo-réalisme au cinéma parvint à faire éclater ces barrières – de goûter aux raffinements d’une littérature raréfiée, de préférence lyrique (à tout le moins, malgré l’exception Pavese, en poésie), riche de citations et d’allusions aux grands d’un glorieux passé, Dante et la succession… Littéralement illisible, du reste, hors de Toscane, sinon par une minorité d’Italiens ayant fait d’assez longues et durables études, assez lettrés enfin pour pouvoir même redécouvrir (poétiquement), comme en 1963 Pasolini, les charmes et la puissance expressive des dialectes maternels. Et l’illusion « d’être heureux / à l’ombre d’un pouvoir répugnant » (Raboni). La suite, jusqu’à la valorisation récente des « langues minorées », y compris d’une italophonie amenée par les grandes migrations du XXIème siècle, est un peu mieux connue** : aussi parce qu’elle rejoint de plus vastes courants où la France, parmi d’autres pays, se trouve également impliquée ou embarquée. Et, en un mot, la « mondialité » littéraire même (Édouard Glissant).

Dans les ensembles qu’on va lire, peut-être sentira-t-on ce « réalisme » potentiel, non réalisé mais jamais tout à fait abandonné en poésie, au moins depuis le courant anti-hermétique de Noventa, d’un certain Saba (les Cinq poèmes pour le jeu de foot), de Rocco Scotellaro, de Pavese bien sûr, du premier Fortini lui-même (Feuille de route). À propos de ce recueil, Giovanni Raboni a pu écrire qu’on y sentait – vraie singularité – le « présage de ce que la littérature italienne […] aurait pu être et n’a pas été, le point de départ paradoxalement concret de quelque chose qui n’a pas eu lieu : la poésie néo-réaliste » ; il me semble que cette attention au concret, mais toujours tournée vers ce qu’il appelait les hommes à venir (aspiration dont il n’a jamais désespéré), c’est-à-dire vers une possible lecture active, politiquement agissante si l’on veut (et si on le veut), définit aussi par la suite la poésie la plus aboutie de Fortini, jusqu’à Composita solvantur (1994) dont le tremblement se perçoit dans les êtres peuplant la « Colline » ci-dessous, et pourrait représenter un bon point de départ pour une forme de réalisme en poésie. Une forme assez différente, sans doute, chez son aîné bien plus désabusé Sereni, mais agissante malgré tout, au delà de leurs amicales dissidences et peut-être d’un fondamental désaccord. Avec, en arrière-fond, l’unique basse continue d’une « membrane / secrète, tendue dans le noir à mi-chemin / entre le rien et le cœur, entre le silence et le nom… » (Raboni encore, Quare tristis). Le fameux « effet de réel » agit aussi dans ces mots, évidemment, et ce sont des mots sans pesanteur, sans nécessité naturelle, arbitraires en somme, d’où se construisent des mondes. Leur crudité ni leur cruauté, ni l’usage commun qui semble les rendre accessibles n’y changent rien. Plutôt, c’est l’énergie et la charge dont leur texte est porteur qui les rend crédibles. Partageables. Partie intégrante de ce que chacun croit percevoir de la réalité, présente ou future. Ce réalisme habité, hanté même chez Sereni confronté aux ombres de ses chers et aux « grandes constructions de sa propre mort » (En lisant un poème, dans Paysage avec serpent), soutenu par une foi sociale et politique chez Fortini, anticipe obscurément, souterrainement, ce que certains « nouveaux réalismes » actuels essaient de retrouver, quoi qu’il en coûte, sous le vernis brillant des désillusions médiatiques et des individualismes forcenés de ce temps***. Je parle de ce temps – relatif – d’avant Charlie (et 13 novembre), bien sûr… ensuite, il faut, au moins provisoirement, se taire.     

______

 

 

Franco Fortini

De : Questo muro (1973)

 

De la colline

I.

Le petit rongeur
va parmi des glands, des écorces, et il tremble.
Il scrute dans la demi-lumière, il fouille
la fosse aux épines. S’en va parmi les pierres.

Tout est en accord. Si tu allonges la main
tu peux de cette hauteur toucher les montagnes,
la ville où tu avais une fois existé,
les amas de formes du ciel et du temps,
le passé infiniment las.
Tu veux savoir ce qu’il en sera de toi ?
Tu veux encore, bien sûr, le savoir.

Beaucoup de siècles reposent sous les nuages
dans la demi-lumière sur la pente
où parmi des pignes le petit rongeur se réjouit
et une araignée se consume sur la fosse aux épines.
Tout ce que tu vois sera tué.
Déjà ce que tu es n’est qu’un délicat cartilage.
Des gens approchent, il te semble reconnaître ces voix,
tu entends qu’ils discutent en montant.

 

II.

Non pas des siècles reposent, juste quelques étés
dans la demi-lumière sur la pente
où les pierres ne méditent rien.
Entre incisives et petites pattes
font leur trajet les fourmis.
La fougère se dessèche et se contracte.
Les graines giclent de leurs étuis.
Tu éprouves de la main la force de l’herbe.

Ceci restera de tout ce que tu vois :
un schéma de feuilles et une cupule de gland.
À la pince tremblante sous l’écale du pin,
que c’est bien ainsi, confesse-le.

Les voix sont tout près, des amis, des gens
qui n’ont besoin ni de toi ni d’eux-mêmes.
Lève-toi, parle.

 

III.

Parle de l’amour qu’il faut rompre et manger.
Donne l’ordre qu’il n’est plus temps, qu’à jamais
tout, si l’on ne vainc, reviendra.
Dis comment on nous a tués, et les noms des ennemis.
Essaie de persuader. Prétends. Questionne.

Mais le caillou déplacé roule et reste.
Ils vont regardant les broussailles et les pierres,
les pignes tombées, les écorces encore tièdes,
les rencontres du ciel si lentes, celles du temps,
le passé infiniment las.
Ils veulent savoir se qu’il en sera d’eux.
Ils piétinent plus loin.

Les voix qui discutaient ne s’entendent plus.
Elles ont passé ou tu es toi passé.
L’épine, l’œuf de l’araignée dans l’air exténué,
dans la blessure du pin la plume prise,
la pente qui repose,
tout ce que tu vois est encore tien
et pourtant tu tournes la tête et ne veux pas regarder.

°°°

 

Vittorio Sereni

De : Stella variabile (1981)

 

Ces pensées de calamité
et de catastrophe
dans la maison où tu es
venu demeurer, déjà
habitée
par l’idée d’être ici pour y mourir
venu
– et ceux-là qui te sourient amis
                                        cette fois sûrement
                                        tu es en train de mourir, ils le savent et pour ça
                                        te sourient

 

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Dans la montée
‘Pour finir, l’existence n’existe pas’
(l’autre : ‘lis certains poètes,
ils te diront
qu’en inexistant elle existe’).
Ce bizarre dialogue dévalait plus bas
d’un sentier ou deux
en direction de la mer.
Ils ont de ces conversations
à l’heure qui canicule méchant,
ces jeunes gens. Qu’est-ce à dire ? – pensais-je
en me poussant par ces pierrailles –.
Cela n’a aucun sens
sinon pour certains passants par hasard amers
lorsque s’impriment en eux pour toujours
des pans entiers de nature
figés dans leurs pupilles.
                                                   Mais moi
j’étais le passant, moi,
perplexe non pas vraiment amer. 

 

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À mi-côte
Ce qu’on voit d’ici
– vous m’entendez ? – depuis
le belvédère de non retour
– ombres de campagnes gradins
naturels et quel luxe
d’eaux quels éclairs quels embrasements
de couleurs quelles tables apprêtées –
c’est ce qu’on voit d’ici de vous
et que vous savez d’autant
moins que vous y êtes plus.

 

Trad. J.-Ch. Vegliante

 


* Voir en particulier les sites du Nouveau recueil (Rosselli, Sovente), Poezibao (Fortini, Magrelli) ou Recours au Poème (Raboni, Rosselli). Il convient de signaler aussi Terres de femmes, Une autre poésie italienne et quelques autres…  

** Là aussi, avec Michele Sovente cité ci-dessus, on pourra trouver quelques noms dans le site Une autre poésie italienne, ou dans la rubrique « FRONtiere, MARches » de Nos Italies Paris 3 (une vingtaine de pages). 

*** Non sans illusions, naïves ou habiles (voir mon intervention « Nuova haine de la littérature ? », 24 juillet 2014 : www.ospiteingrato.org/nuova-haine-de-la-litterature/ ).   

 




La poésie de Silvia Pio

 

Quelques réflexions qui me sont venues en traduisant la poésie de Silvia Pio

 

Ce qui m’a plu dans la poésie de Silvia Pio, c’est l’atmosphère feutrée qui s’en dégage, la solitude en sourdine (elle colore ses textes, les baigne), la tonalité (et le cœur) tranquille qui semble venir d’une certaine acceptation des remous de la vie. Sous le calme, la profondeur, et une certaine mélancolie aussi, pas du tout morbide, plutôt réflexive, sur ce qui est, et ce qui n’est plus. On se pose quand on lit Silvia Pio, le temps s’arrête, on est transposé dans une intimité sereine, le charme s’opère à travers l’ouverture subtile au lecteur/à l’autre, dans la simplicité (sincérité) d’un langage (qui n’est pas forcément facile à traduire).

Silvia Pio écrit en italien et en anglais. Dans la langue de Shakespeare, elle ré-écrit ses poèmes originellement écrits dans celle de Dante. Comme on peut le voir dans les textes suivants, les versions anglaises ne sont pas des traductions de l’italien, certaines sont plus explicites, plus précises, l’on y sent une recherche, une fouille, comme si le retour sur le texte déjà écrit entraînait un dévoilement plus grand, le désir d’en dire plus. Cette traduction/ré-écriture est en fait une reprise du texte en italien, pour en faire autre chose en anglais. Les versions italiennes et anglaises doivent être lues ensemble, elles font partie du continuum de l’écriture de Silvia Pio. « Poi eleggo tutto questo a poesia »,  « et j’appelle cela poésie », écrit-elle, nous aussi.

(Sabine Huynh)

Sabine Huynh a publié Avec vous ce jour-là/Lettre au poète Allen Ginsberg chez Recours au Poème éditeurs

 

 

Una volta ho detto che l’albicocco era la mia casa 
perché preferivo le sue foglie chiassose 
al silenzio che faceva risuonare i vecchi muri.
Quando l’autunno iniziava a confinarmi all’interno 
guardavo all’albero come si guarda alla riva
alla fine di un viaggio per mare,
al sole da un luogo squassato dalla pioggia.  

Ora che l’albero è morto, sono rimasta senza casa?
Avrei dovuto scegliere una quercia, un castagno selvaggio 
ma anch’essi possono morire, purtroppo.
E c’era un albicocco davanti alla casa, comunque.

Una volta ho detto che l’albicocco era la mia casa  
e ora in queste stanze 
piene di buonsenso, vuote di senso 
mi trovo a vagare.

(Passaggio in Arabia, Marco Del Bucchia Editore, 2012)

 

 

I once said the apricot tree was my home
because I preferred its clamorous leaves
to the silence sounding the old walls.
When autumn began to confine me inside
I would look to the tree as one looks to a shore
at the end of a travel by sea,
to the sun from a place ransacked by rain.

Now that the tree has died, am I homeless?
I should have chosen oak, chestnut from wildness
but they can die, too, I’m afraid.
And it was an apricot tree which stood by the house,
anyway.

I once said the apricot tree was my home
and now in these rooms
full of sanity, empty of sense
I am left to roam.

(translated from Italian by Silvia Pio)

 

Il m’est arrivé de dire que l’abricotier était ma maison
je préférais le bruit de ses feuilles
au silence qui résonnait contre les vieux murs.
Quand l’automne me bouclait à l’intérieur
je fixais l’arbre comme l’on fixe un rivage
au bout d’un voyage en mer
ou le soleil depuis un lieu dévasté par la pluie.

Maintenant que l’arbre est mort, suis-je sans demeure ?
J’aurais dû élire un chêne, un châtaignier sauvage
mais mortels ils le sont aussi, j’en ai bien peur.
Quoi qu’il en soit, un abricotier se tenait devant la maison.

Il m’est arrivé de dire que l’abricotier était ma maison
à présent dans ces pièces
remplies de bon sens, vides de sens
je me surprends à errer.

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)

 

***

Inverno

Paesaggio raccolto si spiega
sul crinale di questa luce in attesa
virile come patriarca e saggio
Distesa di neve per guanciale
file di rami sfiorano il confine
del bianco e dell’umano
Sfuma la nebbia sospesa
svelando profili in ascolto
e la visione del cielo è preghiera
Spiraglio di vento rivela il retaggio del suolo
immobile il momento conduce
verso la schiera dei monti
che custodi stanno di tempo sepolto
Inverno sovrano ritorni
riporti duolo e sgomento
intento lontano
racconti di maniera
e orizzonti già di femminea primavera

(Passaggio in Arabia, Marco Del Bucchia Editore, 2012)

 

Winter

The landscape unfolds
virile like a patriarch, and sage.
On the ridge of this light on hold,
snow for pillow,
rows of branches brush the boundary
of the wilderness white and the human toil. 
Hanging fog softens,
discloses listening profiles,
and the vision of the sky is prayer.
A breath of wind reveals the strength of soil,
this motionless moment leads
to the rank of the mountains,
keepers of buried time.
Winter, you come back sovereign,
bring grief and dismay,
stories of habits,
far away intention,
and horizons of spring.

(translated from Italian by Silvia Pio)

 

Hiver

Le paysage en boule se déploie
sur la crête de cette lumière en attente
aussi viril qu’un patriarche, et sage.
Étendue de neige pour oreiller
un cortège de branches effleure la lisière
entre le blanc et l’humain.
Le brouillard suspendu s’alanguit
dévoilant des profils à l’écoute
et la vue du ciel est une prière.
Un filet de vent révèle l’héritage du sol
cet instant immobile mène
à la rangée de monts
gardiens du temps inhumé.
Hiver, tu reviens souverain
ramenant chagrin et désarroi
un but lointain
des histoires de manière
et déjà des horizons de printemps féminin.

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)

 

***

Scrivo di notte dal letto
taccheggio i frutti del buio
per scambiarli con monete del dire
e dicendo accompagno le ore
le raccolgo in fascio scomposto
le depongo sulla pira di ricordi
e varo nell’oceano del tempo
Poi eleggo tutto questo a poesia

(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013)

 

 

At night I write from the bed
and plunder the fruits of darkness
to exchange for coins made of words.

While herding words I gather the hours
in unseemly bundles
to place on the pyre of recollection.

Or launch into the ocean of time.

Then I name all this poetry.

(translated from Italian by Silvia Pio)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Twinning between the Margutte poets from Mondovì and The Red Shed poets from Wakefield)

 

 

La nuit j’écris au lit
je vole les fruits de l’obscurité à l’étalage
pour les échanger contre la monnaie du dire
et ce disant j’accompagne les heures
s’échevelant dans la gerbe que j’assemble
et que je dépose sur le bûcher des souvenirs

les voilà lancées dans l’océan du temps

et j’appelle cela poésie.

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Livre résultant de l’échange entre des poètes de Margutte à Mondovì et les poètes Red Shed de Wakefield)

 

***

 

Nella gloria del meriggio arioso
come rondine che plana
trasportata dalla vita
la luce ha un’ombra sorniona

Nella stasi del crepuscolo
sospeso tra mondo inconoscibile e cielo
l’azzurro è sfondo d’icona

Nel giubilo degli insetti ubriachi
di fiori e follia
nel tempo del raccolto
non si miete che pena e pianto

(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013)

 

 

In the glory of the airy noon
like a swallow gliding
in the fast lane,
this light has a sly shadow.

In the stillness of the dusk
between the unknowable and the sky:
an icon’s blue background.

In the jubilation of the butterflies
heady with flowers and folly,
in this harvest time
we reap but trouble and torment

(translated from Italian by Silvia Pio)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Twinning between the Margutte poets from Mondovì and The Red Shed poets from Wakefield)

 

Dans la gloire d’un midi aéré
telle une hirondelle qui plane
portée par la vie
cette lumière renferme une ombre sournoise

Dans la stagnation du crépuscule
suspendu entre le monde impénétrable et le ciel
l’azur est un fond d’icône

Dans la jubilation des insectes ivres
de fleurs et de folie
en ce temps de moisson
on ne récolte que la peine et les larmes

 

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Livre résultant de l’échange entre des poètes de Margutte à Mondovì et les poètes Red Shed de Wakefield)

 

***

In un tardo mattino in Belvedere
insieme arriviamo ancora
a portare un grano di ricordo
E torneremo a cercarci
nel selciato pietroso e nel bosso
della tua infanzia
della mia tempia bianca
Segni lasciamo cadere invisibili
per ritrovarli allora nel disegno
dei ciottoli di viale
nei mattoni della torre
e nell’orizzonte
che di noi molto avrà saputo
e conservato
Come seme che torna a fiorire
come frutto a maturare
e residuo a marcire
questa storia un senso
avrà tenuto stretto
a ridosso del vento

(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013)

 

 

In Belvedere

In a late hour together
we arrive once more with a grain of memory.
And again we’ll be hunting for one another
on the stony pavement of your childhood,
in the sappy bush of my temples grey.
Invisible we’ll be dropping pebbles
and finding our way in the cobble design
which lead to the tower:
we’ll be reading the book of its bricks.
The view from here has disclosed
the desires beneath our rinds.
Like seed blooming, fruit ripening and rotting
this story of ours
has grabbed some sense
sheltering it from the winds.

(translated from Italian by Silvia Pio)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Twinning between the Margutte poets from Mondovì and The Red Shed poets from Wakefield)

 

Fin de matinée à Belvedere
nous arrivons encore à porter
ensemble un grain de souvenir
et toujours nous nous chercherons
dans les rues pierreuses et dans le buis
de ton enfance
de ma tempe grise.
Nous semons des signes invisibles
pour les retouver dans le dessin
des cailloux de l’allée
dans les briques de la tour
et dans l’horizon
qui aura su et conservé
beaucoup de nous.
Telle la graine qui fleurit
tel le fruit qui mûrit
et les restes qui pourrissent
cette histoire aura tenu
serré contre elle un sens
à l’abri du vent.

(traduit de l’italien par Sabine Huynh)
(Da terre a terre, Ël Pèilo, 2013. Livre résultant de l’échange entre des poètes de Margutte à Mondovì et les poètes Red Shed de Wakefield)

 

***

Silvia Pio è insegnante di lingua inglese, traduttrice e interprete. Di tanto in tanto organizza laboratori di scrittura creativa. Le sue poesie sono state pubblicate in numerose riviste in Italia e raccolte in due libri, uno dei quali ha una sezione di liriche in lingua inglese. Ha vinto il premio letterario “Cesare Pavese” per poesie inedite. È tra i fondatori di Margutte, un sito web di letteratura (e altro), e si occupa della pagina di poesia. Margutte organizza regolarmente letture pubbliche e altre attività legate alla poesia nella città di Mondovì, situata nell’Italia nord occidentale, dove vivono molti dei fondatori.

Silvia Pio is an Italian teacher of English as a Foreign Language, a translator and interpreter. She also occasionally teaches creative writing. She has written poetry that has been published in a number of magazines in Italy and has had two poetry books published. One of the books has a section of poems in English. She has won the “Cesare Pavese” prize for unpublished poetry. She is a founder of Margutte, an online literary magazine, and is involved in the poetry page. Margutte regularly organize public readings and other activities linked to poetry in Mondovì, the town in north-west Italy where many of the founders live.

Silvia Pio enseigne l’anglais langue étrangère, elle est aussi traductrice et interprète. Il lui arrive également d’animer des ateliers d’écriture. Sa poésie a été publiée dans des revues italiennes et dans deux recueils, l’un d’entre eux contient des poèmes en anglais. Elle a reçu le Prix Cesare Pavese de la poésie inédite. Elle co-anime la revue de poésie en ligne Margutte, dont les éditeurs organisent régulièrement des lectures publiques et des activités poétiques à Mondovì, leur ville de résidence, au nord-ouest de l’Italie.
 




Un numéro de Siècle 21 centré sur la « poésie italienne d’aujourd’hui »

À chaque trimestre qui passe, ce sont de belles retrouvailles qui s’annoncent avec la revue Siècle 21, revue de « littérature & société » indique son sous titre. Comme toujours, ce numéro 25 d’automne/hiver 2014 est de fort belle facture. Au cœur : un passionnant (c’est le moins que l’on puisse dire) dossier consacré aux poésies italiennes d’aujourd’hui, dossier concocté par Jean-Charles Vegliante, récent traducteur de Dante en « poésie Gallimard », et dont les textes ont été traduits dans le cadre du groupe universitaire de travail animé par Vegliante à l’Université Paris III, « Une autre poésie italienne/ CIRCE. Ce groupe de travail, actuellement en pause (très) provisoire, a produit des traductions de nombreux et importants poètes italiens contemporains ici. Jean-Charles Vegliante donne par ailleurs fréquemment une chronique à notre revue. Il est par ailleurs lui-même poète, et on lira avec profit certains de ses propres textes.

C’est un superbe dossier que Vegliante a offert à la revue Siècle 21 et à ses lecteurs, superbe dossier et excellente occasion d’approcher ce qui s’écrit dans l’Italie (hyper) contemporaine, en terres de poésie du moins. Le tout étant précédé d’une fine présentation intitulée « Poésie italienne au troisième millénaire, questionnement et ironie ». Car Vegliante est l’un des meilleurs connaisseurs du sujet. On lira donc de beaux poètes, hommes et femmes, certains et certaines étant apparus dans les pages de Recours au Poème, ainsi Giovanni Raboni, ou Mario Benedetti. Outre ces deux poètes, Vegliante donne à lire dans Siècle 21 des textes de  Zanzotto, Sovente, Cucchi, De Angelis, Valduga, Magrelli, Anedda, Alziati, Testa, Fusco et Cristina Ali Farah. Disons le tout de go : c’est à lire sans plus attendre.

Quant à l’attente, justement… eh bien, l’amatrice de poésie venue d’ailleurs que je suis, aimerait bien avoir sous les yeux une anthologie de cette poésie italienne actuelle ainsi que, pourquoi pas, des recueils bilingues de certains de ces poètes non encore traduits en français sous forme de livre numérique (ou même papier). Pour le moment, ce numéro de Siècle 21 sera bien à sa place dans toute étagère humaniste qui se respecte. En attendant la suite.     

 

Revue Siècle 21.
2 rue Emile Deutsch de la Meurthe, 75014 Paris.

revue.siecle21@yahoo.fr
http//siecle21.typepad.fr
Le numéro : 17 euros




La poésie de Patrizia Cavalli, poèmes précédés d’une présentation de Giorgio Agamben.

 

Sur la poésie de Patrizia Cavalli

par Giorgio Agamben

 

On peut définir la langue de la poésie comme un champ de forces parcouru par les deux tensions opposées de l’hymne, dont le contenu est la célébration, et de l’élégie, dont le contenu est la lamentation. Poussé à la limite, le premier tenseur fracture le langage en cri de jubilation face à la présence du Dieu, le second le destitue et l’épuise en murmure intarissable au pied de l’Absent. Mais, tant que le ductus de l’écriture soutient le geste de la voix, la poésie résulte d’une savante et toujours différente conjugaison des deux tensions.

On a dit que la poésie italienne du vingtième siècle (et peut-être le diagnostic vaut-il pour toute la poésie moderne) est, dans sa ligne dominante, élégiaque. Cela a conduit la critique à constituer son canon en excluant les composantes hymniques (Campana, Rebora) et en mettant au centre l’orthodoxie montalienne, bâtie toute sur le bonheur dénié et sur la privation. De cette façon, cantonnée l’infanterie des mineurs, il était facile de reléguer sur les marges, en reconnaissance ou à l’arrière-garde les grandes variations tactiques de Saba, de Ungaretti et de Sereni, pourtant toujours afférentes au tonos de l’élégie. Comme il arrive souvent, la mise à l’écart de la composante hymnique avait toutefois une conséquence imprévue, qui bouleversait la linéarité du canon : le bonheur de Penna, la voix ténue de Betocchi, mais aussi l’interjection de Caproni et le discord obstiné d’Amelia Rosselli étaient, de toute évidence, irréductibles à l’élégie.

 

Où situer, dans cette cartographie cursive, la poésie de Patrizia Cavalli ? Certainement en dehors de l’orthodoxie élégiaque, mais où ? Un indice immédiat nous est fourni par la langue. L’hymne, dont le paradigme est l’alléluia, incline, de ce fait, à la parataxe et à l’isolement du mot (le cas limite est le Coup de dés, avec sa dissémination des signes sur la blancheur pantoise de la page). Le mot, notait déjà Von Hellingrath dans sa lecture des derniers hymnes de Hölderlin, tend à s’arracher de son contexte syntaxique et, fidèle à son paradigme interjectif, cristallise en monade discontinue et déliée, en nom. L’élégie, au contraire – semblable en cela au très long, ininterrompu « a-a-a-a-a-a… » que, voix à la limite du vivant, Canetti entendit proférer depuis un tas de guenilles sur la place de Marrakech –, tend à la plaintive continuité du lamento, à la liaison hypotaxique des formes et des mots.

Une brève analyse de la langue de Patrizia Cavalli en fait apparaître le geste antithétique : à une maestria incomparable dans l’ourdissage des césures et des rimes internes, qui défont parfois le vers en deux hémistiches, le font presque trébucher, répond un usage de l’enjambement violent autant que salvateur, qui reprend le vers in extremis à partir se sa cassure pour indéfiniment le repousser dans le vers suivant ; à un savoir prosodique stupéfiant, dans lequel la déliaison entre son et sens qui définit la poésie est exagérée à l’extrême, correspond un contre-mouvement qui l’amende chaque fois d’une reprise invisible. Une prosodie incroyablement riche de césures et de staccati, une structuration du discours résolument hypotaxique aboutit à la fin, on ne sait comment, à la langue peut-être la plus fluide, la plus continue et la plus quotidienne de la poésie italienne du vingtième siècle.

Cela veut dire que, dans la langue poétique de Patrizia Cavalli, hymne et élégie s’identifient et se confondent sans restes (ou, peut-être, le seul reste est le moi du poète). La célébration se liquéfie en lamentation et la lamentation devient immédiatement hymnaire. C’est-à-dire que le Dieu de ce poète est tellement et exhaustivement présent qu’il ne peut être que regret ; la laude, ouvertement franciscaine, des créatures est parcourue en contre-fugue par un intime, sombre grommellement, elle est ce grommellement : miserere et osanna.

 

À cette conjugaison poétologique inédite des tenseurs hymne-élégie correspond, au plan ontologique, une habituelle économie du langage et de son sujet. Le moi qui parcourt les scènes implacables de son « toujours ouvert théâtre » parle, au mépris de sa compétence psychologique consommée, depuis un territoire ontologique et éthique tout à fait nouveau ou immémorial, où la maison de la vie, si factuellement présente, se transforme subrepticement en caverne platonicienne ou en antre préhistorique. Ici la langue voit là où le poète est aveugle, parle là où il se tait. Cette langue si perspicace, si obsessionnellement et métriquement occupée à dire « moi », cet ego idiosyncrasique jusqu’à la monomanie, répété et scandé jusqu’à la nausée dans son propre labyrinthe domestique, ce « moi singulier qui n’est qu’à moi », accomplit au contraire le suprême miracle d’inaugurer un champ transcendantal sans moi ni conscience, descelle le « il y a » d’une ontologie brutale et hallucinée, quelque chose comme un paysage éthique primordial, où aucune psychologie et aucune subjectivité ne pourront jamais pénétrer et où, survivant à son extinction, paît distraitement le grand reptile jurassique de la poésie. Ce champ transcendantal, insyllabable par le moi, n’est, en effet, autre que la langue, une langue qui n’est plus ni hymne ni élégie, ni célébration ni lamentation, mais qui, dans sa marche somnambulique, touche et palpe les contours exacts de l’être.

 

Giorgio Agamben

Rome, décembre 2006




La poésie de Paolo Universo, présentée par Danièle Faugeras et Pascale Janot

Paolo Universo (né en 1934 à Pula, en Croatie - alors italienne -, et décédé à Trieste en 2002) n’a pratiquement rien publié de son vivant. Et pourtant, des débuts prometteurs dans le monde des salons littéraires, d’abord vénitiens puis milanais, pouvaient laisser présager une brillante carrière : très jeune, il rencontre, entre autres, Ezra Pound, Raymond Queneau et Giuseppe Ungaretti qui l’honorera de son amitié jusqu’à la fin de sa vie. En 1971, l’estime dans laquelle le tiennent Vittorio Sereni et surtout Giuseppe Pontiggia lui vaut de voir publier treize de ses poèmes de jeunesse dans le premier numéro de ce qui deviendra la très prestigieuse revue Almanacco dello Specchio (Mondadori, 1972) aux côtés d’Octavio Paz, Jude Stefan, Costantino Kavafis, Ezra Pound, Attilio Bertolucci, Giampiero Neri. Mais, sur le point de signer un important contrat de publication à Milan, il renonce, au nom d’une « poésie honnête » (selon l’expression de son aîné et concitoyen Umberto Saba), et rentre à Trieste (ville qu’il déteste au point d’avoir intitulé un recueil de ses poèmes Delenda Trieste) où il se voue alors à une existence littéraire solitaire, excentrique et tourmentée, dont le prix à payer est une condition sociale précaire et la souffrance de voir son humanité niée.

Il se consacre à l’étude et à la traduction de l’œuvre de Rimbaud et à la rédaction d’innombrables variantes de son grand poème en prose, Dalla parte del fuoco – 150 pages d’une incroyable densité et force imprécatoire, saluées par la presse, lors de sa publication posthume en 2005 (Hammerle Editori, Trieste), comme une « Divine comédie contemporaine ». Paolo Universo va se tourner, jusqu’à la fin de sa vie, vers ceux qui, comme lui, sont des laissés-pour-compte de la modernité - les marginaux, les « fous » - et devenir un personnage dérangeant. Les années 70, marquées à Trieste par la fermeture des hôpitaux psychiatriques sous l’impulsion de la pensée et du travail de Franco Basaglia, vont être à l’origine d’écrits satyriques, notamment de La ballade de l’ancien asile (inédit en Italie, traduit en français par Danièle Faugeras et Pascale Janot et publié en 2008, dans la collection PO&PSY, Erès, Toulouse).

De l’œuvre inédite de ce poète, il reste quelques milliers de vers (dont une petite dizaine publiés dans Poesie giovanili 1967-1972, L’Officina, Trieste, 2003), des œuvres plus brèves comme Pensieri per versi (une centaine d’aphorismes tranchants) et Autoritrackt (un autoportrait impitoyable), et un essai sur l’œuvre de Rimbaud.

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Poèmes choisis (1962-1989) :




Poésie

Un espace dédié à la poésie italienne, à découvrir : http://uneautrepoesieitalienne.blogspot.fr/




Maria Pia Quintavalla

Maria Pia Quintavalla è nata a Parma e vive a Milano. Ha pubblicato: Cantare semplice (Tam Tam Geiger 1984, nota L.Candiani), Lettere giovani (Campanotto, 1990, nota M. Cucchi), Il Cantare (Campanotto 1991, nota Nadia Campana), Le Moradas (Empiria, 1996, nota G.Majorino), Estranea (canzone) (Piero Manni, 2000, nota di Andrea Zanzotto), Corpus solum (Archivi del 900, 2002 nota di G.Neri), Album feriale ( Archinto, 2005 nota di F.Loi), Selected poems, (Gradiva, nota di Andrea Zanzotto), China ( Effigie, 2011), I Compianti ( Effigie 2013 /2015 nota di B. Garavelli), Vitae ( La vita felice, 2017 nota di Giuseppe Marchetti) Quinta vez(Stampa 2009) 2018 nota di Maurizio Cucchi).

     Ha curato antologie: Donne in poesia, Presidenza Comune di Milano 1985, 1988, ristampa Campanotto, dall’omonima rassegna; gli Atti convegno Bambini in rima / La poesia nella scuola dell’obbligo Prov.di Milano, 1985, su Alfabeta 1987.

Donne in poesia festival ha sviluppato reading, antologie, seminari, interviste, ricerca sul secondo novecento, fino alle recenti rubriche “Le Silenziose” ( Book City 2013, 2015, 2017 Milano ) sulla ristampa di poetesse contemporanee,  Essere autrici /essere curatrici, o  Muse, Autori, Resurrezioni, Casa della cultura, Milano,e Scrivere al buio. Casa della Poesia, Milano.

    Presente in antologie della poesia italiana, tra cui:Trent’anni di Novecento, a cura di A.Bertoni, Book 2005, Passionepoesia, CFR 2016, e numerose altre. Vincitrice a premi Cittadella, Città S.Vito, Alghero Donna, Internazionale Nosside, Marazza,Violetta di Soragna, Contini,Montano, Ponte di legno, Alda Merini, Città di Como, Europa in versi, Metauro, Alto Jonio,cinquina al Viareggio 2000.

   Traduzioni: in l.tedesca Schema, Univ.Tubinga 1988; in spagnolo, Certa, Barcelona 2000 e Cuadernos del matematico2007, Barcelona; in inglese, Gradiva e Traduzione / Tradizioni 2007,  Yale Italian Poetry, P.Valesio 2005, New York; in croato Ed. DHS, Zagreb 2004, in rumeno, “Notti di Curtea des Arges”, dal festival Orient Occident, Romania, 2008, in francese Une autre poésie italienne, a cura di J.Louis Végliante, Sorbonne 3, Paris, 2015, Terre des femmes.2016

   Cura laboratori sulla lingua italiana scritta, a Lettere, Università degli studi di Milano. Sul testo poetico collabora a Book City, libera Università delle donne, Casa della Poesia Milano. A Parma ultima iniziativa,ha curato Coppie del Novecento in poesia, Biblioteca Palatina 2018.

 

Poèmes choisis

Autres lectures




Pour un poète italo-iraquien disparu : Hasan A. Al Nassar

Hasan A. AL NASSAR

Hasan A. AL NASSAR

Tra le braccia del soldato
non vedo una rosa

Hasan A. AL NASSAR (mort à Florence la nuit de Noël 2017, à 63 ans) :

La nouvelle est arrivée, brutale, repliée sous un lien envoyé dans le message d’une amie : "è morto anche lui" ; et, au bout du lien, ce titre : L'addio ad Hasan Al Nassar, poeta tra un vinaio e l'altro (CdS, éd. "Corriere fiorentino" - Cronaca, 28-12-2017). Que dire d'autre ? ce rapport assez systématique avec les marchands de vin (même sa notice sur it.wikipedia renvoyait à la Casa del vino de Florence – du reste désactivée) m'a toujours paru un peu choquant, mais il est mort en état d'ivresse sévère, c'est vrai. Il avait fui l'Iraq de Saddam, juste avant l'intervention américaine, en déserteur, avait repris des études à Naples et avait été "adopté" par Florence – poursuit le journal, avec un peu plus de compréhension… Oui, adopté convient mieux qu’intégré, dans son cas. Que dire d'autre ? Avec Ungaretti (sur l'ami suicidaire Mohammed Sceab) : qu'il ne savait pas, peut-être, pour trouver cette paix qu'on nomme adaptation, "déployer / le chant / de son abandon" (In memoria, 1916) ; et que "tout à coup / il est rentré chez lui" (Roman cinéma, 1919). Ou encore, avec son recueil principal, "Bûchers sur l'eau de Babylone", que "les poisons de la ville occidentale / [le] poursuivent" encore, "là où un coeur se noie / dans le brouillard d'Orient".

Il nous a laissé avec une élégance un peu rugueuse, en italien, Poesie dell'esilio (Florence 1991), Roghi sull'acqua babilonese (Florence, 2005) et Il labirinto (Savone, 2015).

Le poète exilé Al Nassar (comme il aimait à se présenter lui-même) est présent aussi dans Ai confini del verso. Poesie della migrazione in italiano, importante anthologie de l'écriture italophone procurée par Mia Lecomte (Florence, Le Lettere, 2006), et dans la publication en ligne du centre CIRCE "Une autre poésie italienne" (avril 2017).

Poésie de l'exil

Pas de pain ; ni gorgée d'eau, ni feu extrême ;
il n'y a que deux présences : l'exilé et l'exil.

Poesie dell'esilio, 1991

 

* * *

Jarres pleines

Le pays te dira qu'il est vaste.
Les mers te diront qu'il n'y a pas de passe pour faciliter l'accès.
Pas non plus de feu aux frontières.
Si le vent aboyait sur ton visage.
Que roulent les jours et ton refuge triste !

Ceci est l'épi de la terre,
ceci est l'éternel qui dort joyeux
et tu ne ressembles à aucun oiseau :
tu ne sais pas voler,
tu es les villes qui hurlent féroces
tu es l'infini aux limites de la mort.

Tu suis le blé sans ailes
du trottoir à l'exil
du paradis aux flammes
ou du feu au feu…

 Ton ciel sur le bureau où sont les soldats
et dix d'entre eux en attente
(immigré tu n'emportes pas de femmes dans ton Coran,
tu n'emportes pas de jarres pleines)
ils s'en vont avec des lattes croisées.
Le premier jour tu te couds le vagissement,
te cousirent les bédouins soldats
à part juste quelques-uns d'entre eux.
Je n'ai pas dit qu'ils sont dans notre sang.
Je n'ai pas dit que leurs casques ronds sont un présent du soir.
Je n'ai pas dit qu'une terre interdit à ses enfants
d'entrer dans un jardin :
c'est une terre d’étrangers sauvages.

Et tu suis le blé sans ailes
du trottoir à l'exil
du paradis aux flammes
ou du feu au feu...

 

* * *

 

Ruine 

[...]

- Voici arrivé
le calme
pour tuer le rêve
des jours faméliques ;
c'était le dernier
battement qui criait
dans le sang
(Je veux une Patrie, je veux
un arbre sous lequel
puissent s'étendre les hommes
errants).

extait de Roghi sull'acqua babilonese, 2005

 

* * *

 

Dans les bras du soldat
je ne vois pas une rose

[. . .]

Pourquoi mon âme
dort-elle tranquillement,
pâle dans le matin ?

inédit 2016

 

 


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L’écho de l’écho, le carnet de haïku de l’AFAH N°12 – Novembre-Décembre 2023

En écho décuplé à l’écriture contemporaine du haïku, ce douzième numéro dirigé Danièle Duteil s’avère le point final d’une entreprise commencée par sa directrice de publication au cœur de la crise Covid, fin 2020, pour perpétuer un lien aux livres, aux poètes, aux éditeurs en ces temps critiques…

Mais comme le rappelait son éditorial en cette période de fin d’année 2023 : « [C]omme je l’ai annoncé dans L’écho de l’étroit chemin N° 45, septembre 2023, l’AFAH, Association Francophone pour les Auteurs de Haïbun, va être, faute de relève, dissoute – à moins que quelqu’un se décide en dernière instance ! – le 9 décembre 2023, au cours de l’assemblée générale extraordinaire. Avec elle, cessera la parution de L’écho de l’étroit chemin, le journal du haïbun et la présente publication. Deux pages se tournent donc, mais je n’éprouve pas de regret, c’est ainsi. En tant que responsable de l’une et l’autre revue, j’ai accompli la tâche que je m’étais fixée avec passion et du mieux que j’ai pu. »

Saluons alors, comme il se doit, cet exemplaire exceptionnel, qui offre une image fidèle du travail de collecte, de lecture et d’écriture mené à la fois avec patience et ferveur et qui donne un éclairage sur la profonde unité comme sur l’étonnante diversité de cette pratique de rédaction, ce mode d’écrit de tradition d’abord asiatique, fragmentaire, concentré à l’essentiel, qui s’est généralisé, par-delà les frontières entre Orient et Occident, exprimant au plus près, par son économie de moyens, un rapport au monde dont le grand critique et théoricien structuraliste Roland Barthes livra déjà une analyse personnelle de cette façon délicate, sensible, éphémère, de suggérer le plus par le moins : un minimum de signes pour un maximum de sens…

Signes d’une saisie du présent, d’une évocation du passé, d’une méditation sur le temps qui passe, la mémoire, l’oubli, les absents et les présents, les courts vers traduisant cette pensée à la fois d’un art de vivre ancien et d’une contemporanéité plus large où le partage de sa pratique dit quelque chose de notre présence au monde, jusque dans le détail insaisissable, le passage imperceptible, l’épiphanie de l’instant saisi au vol, sa beauté, son éclat, sa saveur, les recensions de ces brefs poèmes se dégustent comme des quintessences de vie dans cette troublante relation entre finalité et finitude qui vient nourrir l’écriture sur le bord de l’effacement, dues au travail minutieux de Danièle Duteil et de son équipe : Janick Belleau, Marie Noëlle Hôpital, Pascale Senk, Monique Merabet, et ceux qui ont joint leurs contributions : Georges Chapouthier, Jean-Paul Gallmann, Philippe Macé, Philippe Quinta…

Relevons notamment l’analyse si justement développée dans ce dernier opus de Scatti di Luce / Instantanés de lumière de Marilyne Bertoncini, Alma Saporito et Francesco Gallieri qui met en exergue le travail de traduction des poèmes de l’italien au français comme du français à l’italien, double épure de la poésie à la fois italienne et française, dans le jeu de miroirs, de miroitements même où les mots en échos aux photographies de Francesco Gallien sondent tant le mystère de la création que l’énigme de la nature, à travers l’image décisive du reflet dans l’eau abolissant encore les limites de nos représentations.