Entre Plovdiv et le monde : Rencontre avec Anton Baev

Anton Baev est l’une des voix les plus importantes de la littérature bulgare contemporaine. Poète, romancier, essayiste, il explore les passages entre mémoire individuelle et mémoire collective, entre la Bulgarie et le monde. Il est aussi un passeur, fondateur d’un festival littéraire à Plovdiv et traducteur attentif des autres.

Pour commencer, pouvez-vous nous donner une sorte de carte du territoire : à quoi ressemble aujourd’hui la littérature bulgare ? Quels en sont les grands courants, les voix qui comptent, les tensions ou les enthousiasmes ?
Sur la carte de la littérature mondiale, la Bulgarie, bien sûr, est un très petit segment, probablement passé inaperçu jusqu'à récemment - non pas à cause de la littérature elle-même et de ses principaux auteurs, mais à cause des longues années derrière le rideau de fer, dans lesquelles le pays s'est retrouvé après la Seconde Guerre mondiale. À ce jour, la littérature bulgare n'a pas eu de prix Nobel, à l'exception d'Elias Canetti, un Juif bulgare né à Roussé mais émigré enfant. Cependant, Canetti revient lui aussi à Roussé dans sa prose. Comme le dit le dicton, où que l'on aille, on rentre toujours chez soi. Mais dans la langue, ce voyage est différent, bien sûr.
Par littérature bulgare d'aujourd'hui, vous faites peut-être référence à la période postérieure à l'an 2000 ? Si oui, je dirais qu'elle est probablement en quête d'identités européennes, d'une part, et qu'elle connaît, d'autre part, une forte vague historique, un tournant vers une nouvelle lecture du passé.
Le passé qui a le plus souffert de la propagande communiste et de la censure, car il n’a pas été éclairé de manière factuelle ni enseigné de manière objective dans les écoles et les universités.
Georgi Gospodinov est l'une des voix européennes les plus reconnues de la littérature bulgare contemporaine, et se situe précisément dans le paradigme littéraire européen. La traduction est plus complexe pour les écrivains qui explorent les aspects historiques et psychologiques du folklore ; pour eux, la traduction représente un véritable défi, tant pour les traducteurs que pour les lecteurs.
Mais à mon avis, c'est là que réside la littérature authentique de chaque nation - celle qui n'est pas destinée à une lecture rapide, ni à une traduction rapide, mais à une lecture tout au long de l'histoire de l'humanité.

Entretien autour du roman roman d'Anton Baev Maria d'Ohrid, qui coïncide avec la Journée du souvenir des victimes du communisme. 

Vous écrivez à la fois de la poésie, des romans, des essais. Pourquoi ce besoin de traverser les genres ? Qu’est-ce que cela vous permet d’explorer différemment ?
Question intéressante. Elle est liée à la genèse des genres, je pense. Pourquoi écrivons-nous de la poésie ? Ma réponse est : pour préserver l’instant, l’émotion. Pouvons-nous écrire le même poème aujourd’hui et dans une semaine, un mois, un an, des années ? Non, bien sûr que non. Nous pouvons écrire mieux ou moins bien, mais jamais pareil.
Avec la prose – la nouvelle, la nouvelle, le roman – c'est différent. La plus courte des nouvelles peut contenir même la vie la plus longue. Le roman le plus long peut réduire le temps à une journée ou même à une heure.
Mais quel est l'essentiel pour qu'elles se produisent ? À mon avis, construire un monde possible mais imaginaire, un monde qui nous attire, ne serait-ce que le temps de la lecture, qui nous arrache à l'ici et maintenant, sans attaquer directement le cœur, à mon avis, le but principal de la poésie.
En ce qui concerne les essais, ce sont des tentatives de lecture, c'est l'écrivain qui a chaussé les lunettes du lecteur, changé d'optique, essayant d'expliquer ce que la poésie capture dans l'instant et ce que le roman construit comme monde réfléchi.
À mon avis, un écrivain sérieux doit souvent franchir cette ligne : écrivain/lecteur.
Et bien sûr, est-il nécessaire de citer des exemples ? De Baudelaire à Eliot, de Flaubert à Fowles, si l'on se limite au sud et au nord de la Manche. À la naissance de la littérature mondiale se trouvent des poètes-philosophes tels que Lao Tseu, Confucius en Orient, le Pentateuque et les tragédiens grecs, sans qui, me semble-t-il, la littérature européenne ne serait pas ce qu'elle est.
Mes intérêts pour les études littéraires et, plus généralement, pour les sciences humaines, sont, je dirais, professionnels, même s'ils n'en sont jamais devenus une profession. Mais il arrive parfois dans la vie que la profession s'écarte des objectifs professionnels.

Anton Baev présente son nouveau roman.

Dans vos livres, on sent souvent une attention à la mémoire, à la ville, au mythe, au sacré. Quelles sont, selon vous, les grandes thématiques qui traversent votre œuvre ?
Merci pour votre observation extrêmement précise. En écrivant, nous ne nous faisons probablement pas une idée précise de la force centrifuge de notre écriture. C'est pourquoi je disais il y a un instant qu'il est bon pour l'écrivain de se mettre à la place du lecteur, de changer de perspective. Si je peux recommander quelque chose au jeune écrivain, c’est de passer plus de temps à lire ses propres écrits qu’à les écrire. Ce franchissement du seuil d’un côté à l’autre n’est pas seulement disciplinant, il m’a aidé à comprendre ce qui me manque, ce que je ressens mais que je ne peux pas encore exprimer. Bien sûr, il existe des auteurs bien plus importants qui peuvent vous raconter quelque chose de complètement différent. Je partage ici mon expérience. Au fait, j'envie le lecteur, pas l'écrivain. Le lecteur est la figure pure de la littérature. L'écrivain est celui qui est le plus inventé, le plus fabriqué, le plus médiatisé, etc. Je me considère comme un lecteur intelligent et doué. C'est pourquoi j'écris des essais, des articles, des études et des monographies littéraires. Et peut-être parce qu'il n'y a personne pour les écrire (rires). Cela demande une préparation bien plus sérieuse que d'écrire un best-seller.
Je ne suis pas sûr qu’une poésie significative puisse naître sans mythe et légende, mais je suis sûr que sans mythe et légende il n’y a pas de poète significatif.
Ce sont deux choses différentes. Vibrer autour du mythe, de la légende, de l'historique dans les textes poétiques, et créer un mythe et une légende sur soi-même. C'est difficile à expliquer dans une interview ; j'ai consacré une monographie entière à ce sujet. Mais en résumé, la formation romantique se fonde sur la grande poésie et la figure mémorable du poète. En fin de compte, nous nous souvenons de deux types de poètes : les prophétiques et les romantiques. Mais bien sûr, vous pouvez me réfuter.
En ce sens, la mémoire est importante, non pas comme souvenir fugace, mais comme fusion, comme saut dans le temps. Dans nos rêves (d'ailleurs, le sommeil le plus long dure entre 5 et 8 minutes), nous faisons exactement cela : nous nous libérons du temporaire, du temps linéaire. Ce transfert/saut n’est possible que dans les rêves et dans la poésie, plus généralement dans l’art, bien sûr. Mais de la même manière, le mythe ne se réfère pas à une époque spécifique, la légende non plus, même si elle est historiquement fondée. Et tout ce qui n’est pas quotidien est sacré, c’est en quelque sorte au-delà et a décidé de nous toucher à travers ce livre, à travers cette peinture, cette pièce, cette musique, cette danse. Il s’agit d’ailleurs d’une sublimation de notre instinct suicidaire, mais j’ai essayé de l’expliquer en détail dans une autre de mes monographies. Il me semble que, pour l'instant, cet instinct est établi chez les humains et les dauphins. Il nous reste à découvrir l'art des dauphins pour confirmer cette thèse.
Quant à la ville, vous le dites parfaitement, mais j'aimerais ajouter quelque chose. Je m'intéresse à la ville non pas en tant que géographie, mais en tant qu'êtres humains, en tant que citoyens, et il me semble qu'ils sont très différents dans chaque ville. C'est pourquoi j'utilise beaucoup de villes dans ma prose. Dans ma poésie, les villes sont plutôt des symboles.
Mais la ville est mouvement, la ville est mouvement – ​​y compris d'une ville à l'autre, changeant d'histoires, de cultures, de personnages. Dans un de mes romans, l'action se déroule dans la ville natale de mon père, Yambol. Je n'ai pas mentionné le nom complet de la ville, seulement sa première lettre – Ya. C'est aussi la dernière lettre de l'alphabet bulgare. Voici comment fonctionne le symbole, par exemple.

 

Festival international de poésie « ORPHEUS » – PLOVDIV 2025, et son directeur Anton Baev. https://orpheus-plovdiv.eu/about/?lang=en

Quel rôle la poésie joue-t-elle aujourd’hui dans le paysage littéraire bulgare ?
Minime, je dirais, si l'on en croit la diffusion des recueils de poésie. Et énorme, si l'on en croit les tentatives de poésie sur les réseaux sociaux. Et c'est le plus étrange. Des centaines de personnes qui ne lisent pas de poésie, même de la bonne poésie, essaient d'écrire de la poésie, de la mauvaise poésie, bien sûr, pas de poésie du tout. Pourquoi le font-ils ? Probablement pour s'exprimer à un moment précis. L'instant – c'est l'aimant de la poésie, il peut vous tuer, en fait, il vous tue, mais dans un cas, il vous tue, et dans le meilleur des cas, plus lentement, vous laissant l'espoir d'une suite. Et peut-être que je vais me répéter, mais je vais souligner que l'auteur doit aussi être un lecteur, ce n'est qu'alors qu'il trouvera la bonne dioptrie dans l'écriture. La situation en Bulgarie en matière de prose n'est pas différente. Nombre de livres sont morts-nés. Mais si l'on établit un parallèle avec le romantisme en Angleterre, par exemple, un mouvement entier est identifiable grâce à six ou sept auteurs et une quarantaine d'ouvrages, parmi des centaines d'autres tombés dans l'oubli. Sans compter que certains emblèmes n'ont pas été émis du vivant de leurs auteurs. Rien de nouveau donc.
C'est comme si la poésie d'aujourd'hui (à un moment donné) n'avait d'importance que pour les générations suivantes, elles la découvrent.
Qu’est-ce que la poésie vous permet de dire que la prose ne permet pas?
Je crois avoir partiellement répondu à cette question. Mais je le dirai brièvement : la prose ne peut sauver l'instant, ni le sentiment. Seule la poésie le peut.

Vous êtes aussi l’un des organisateurs d’un festival littéraire. Pouvez-vous nous en parler ?
C'est avec grand plaisir que je l'ai créé il y a neuf ans, mon épouse Elka Dimitrova, directrice de l'Institut de Littérature de l'Académie bulgare des sciences, et moi-même. Nous avons créé le Festival international de poésie « Orphée ». À ce jour, il a réuni exactement 100 participants venus de plus de 30 pays. Nous avons choisi le nom d'Orphée - un roi thrace légendaire, poète et chanteur, tué, selon la légende, par les Bacchantes, selon l'histoire, par les Grecs, en tant que figure culturelle mondialement reconnaissable de l'Antiquité. Le festival publie chaque année deux livres multilingues : l'un avec de la poésie et l'autre avec des essais des participants, dans leur langue maternelle et traduits en anglais et en bulgare. Le festival décerne également plusieurs prix dans différentes catégories, annoncés à l'avance sur le site www.orpheus-plovdiv.eu
Si vous me permettez de souligner que les participantes à la première édition du festival en 2017 étaient les poétesses françaises Nicole Barrière et Laure Cambeau, félicitations à elles! J'ai vraiment envie de continuer avec les participations françaises, la France, surtout depuis la modernité, a été un phare dans la poésie européenne. Personnellement, j'ai toujours vu ce phare.
Les portes d'Orphée sont grandes ouvertes, mais chaque année, douze poètes de différents pays y participent. Les douze apôtres de la poésie, pas besoin d'exagérer leur nombre, n'est-ce pas?
Quelle est votre vision du rôle d’un festival aujourd’hui : promouvoir la littérature nationale, créer des ponts, inventer des formes de rencontre?
À vrai dire, les efforts déployés pour créer et maintenir un festival international de poésie sans interruption sont considérables, du moins pour la Bulgarie. Notre équipe se compose de quatre personnes. Je n'inclus pas les traducteurs, bien sûr.
Et puisque je suis le père d'« Orphée », je me permets de l'admettre : l'objectif est de réunir en un même lieu, dans une même ville historique et à une même époque, des poètes qui sont aux mains de l'histoire. Ce que sera leur histoire dépend de l'histoire elle-même, y compris de la petite histoire du festival, je l'espère.
Mais surtout - de nouvelles amitiés, écouter de la poésie, car la poésie est avant tout rythme, musique, la première métaphore est la danse du sauvage, ainsi que la peinture rupestre, donc la poésie est possible non seulement dans n'importe quelle langue, mais même sans traduction, si l'interprète est bon. Contacts continus, traductions, publications dans des revues étrangères, livres, et qui sait ce que la vie nous réserve encore... Mais si je dois être précis, je ne souhaite en aucun cas promouvoir une littérature nationale. C'est pourquoi les participants bulgares à chaque édition de mon festival sont au maximum deux. En Bulgarie, nous avons pour tradition de valoriser nos invités plus que nous-mêmes tant qu’ils sont nos invités.
Vos œuvres ont été traduites dans plusieurs langues. Qu’est-ce que cela représente pour vous, être traduit ?
Tout d'abord, permettez-moi de remercier mes traducteurs. Sans eux, nous restons enfermés dans nos propres langues, et le bulgare est l'une de ces langues marginales. La traduction est un pont vers un autre rivage, vers une personne qui ne connaît pas votre langue, une tentative de franchir une frontière en général. Mais le plus important, tant dans l'original que dans la traduction – du moins en poésie – est de toucher un cœur. Que Dieu y pénètre, s'il l'a dit. Tout le reste n'est que tentative d'atteindre quelqu'un que nous ne connaissons pas, mais dont nous espérons qu'il nous aimera. Heureux les traducteurs! Ils essaient de préserver notre moment pour d’autres époques et d’autres régions du monde.
La traduction est-elle une forme de recréation ?
Je ne pense pas. Je pense que c'est une question d'empathie, s'il s'agit d'un texte poétique.
Quelle est, selon vous, la responsabilité d’un écrivain contemporain ?
Le rôle de l'écrivain dans la société s'amenuise hélas. Les auteurs à succès n'ont aucune influence, et même une influence inverse : ils minimisent l'écrivain, l'ostracisent.
C'est pour cela qu'on a inventé le best-seller, les charts, le happy end. Il n'y a pas de fin heureuse dans la vie, c'est évident. Et c'est là, me semble-t-il, la tâche de l'écrivain : dégriser, poser, opprimer, si vous voulez. L'écrivain européen, me semble-t-il, devrait se lancer dans le journalisme, le publicisme. Oubliez l'opposition de Goethe selon laquelle le journaliste est un chien. Qu'il soit un chien, mais qu'il aboie. Il ne veut pas rester dans sa tour d'ivoire. Il y est probablement plus à l'aise, il n'y perdra pas les lecteurs qui ne partagent pas ses positions politiques et sociales. Mais les temps ont changé. Ce n'est plus l'époque de Goethe.
Nous sommes dans un nouveau 1968. Et nous avons besoin d’écrivains à suivre, pas seulement à lire au lit le soir.
Que voudriez-vous que le lecteur garde, en refermant vos livres ?
L'émotion, l'univers dans lequel je les ai transportés. Et si le livre est bon, il sera relu. C'est un test infaillible pour savoir si c'est un bon livre.
Au fait, il y a deux autres tests : le livre doit être adapté à la lecture rapide et lente.
Merci pour ces questions intéressantes !
Recours au poème vous remercie cher Anton Baev.

Présentation de l’auteur




Yves di Manno, Terre sienne

Yves di Manno, je le connais comme traducteur. Je lui dois la découverte de Georges Oppen, d’Ezra Pound et de William Carlos William. Ce n’est pas rien. Qu’il soit poète ne saurait surprendre. Seul un poète peut traduire un autre poète. Aussi, tombant au Marché de la poésie sur ce recueil, je n’ai su résister. Voilà pour l’anecdote. Maintenant, nous sommes en juillet. Je suis en terrasse à Paris et j’ouvre le recueil.

Des vers brefs, sans verbe, avec des jeux de parenthèses qui donnent une une couleur à l’hiver. Apparaissent une terre, de la pluie, un pré, des herbes. Je devine l’œil, l’esprit du poète cherchant à capter l’indicible qui dore le moment qui passe. Puis, je m’interroge : est-ce un paysage ou une peinture (chevalet, carré, triangle viennent de se glisser dans le poème) ? Après tout, il y a des couleurs simples (noir, vert et on se souvient du titre : « Sienne » qui appelle aussi l’Italie et sa peinture). Et déjà une preuve surgit sur un vers : le mot pinceau. Nouvelle interrogation : s’agit-il d’un tableau ou d’un livre d’art, puisqu’il y a des pages ? J’hésite, tandis que le poème me parle d’une chair, d’un œil étroit, d’un corps mutilé, puis de « chantiers abandonnés / hissant dans la nuit claire / leur outils » (p. 30). Et à nouveau le vert, le noir, des fourrés, de l’humus et « ces plaies plus que ces plaintes ». Le silence a gagné en épaisseur. Fin du premier poème.

Un autre arrive. Il enchaîne des spirales visuelles l’une après l’autre, puis affirme : « la terre comme porte // (mais ne donnant / sur rien » (p. 44, la parenthèse ne se referme effectivement pas). Plus loin, surgit une chevelure « (ou une dune / mordorée » (p. 46) qui apporte une douceur « bleutée ». Mais cela reste fragile comme « le sol d’un / grenier vacillant » (p. 48).

Yves di Manno, Terre sienne, Isabelle Sauvage, 2012, 72 pages, 14 €.

Se dressent sous mes yeux un tableau noir et une ligne blanche. La noirceur gagne, une noirceur « aux confins d’une // autre ténèbre » (p. 56), que rien n’arrête, ni les volets entrouverts, « ni le visage apparu » (p. 58), ni la traînée verte « des talus d’herbe sèche » (p. 59), ni les autres choses qui sont comme des « oriflammes / en loques » (p. 62). Tout est sillonné « par le noir // du pinceau » qui enferme « la vision // dans les plis / du papier ». Ainsi sommes-nous les vivants spectateurs d’une nuit sortie d’un « jour ayant dû // ignorer le corps qui la signe… » (p. 67). Derniers vers.

Pour conclure, dévoilons le secret de fabrique de cet étrange recueil : oui, il s’agit bien de poèmes sur deux volumes de livres d’art. Je le savais (l’éditrice me l’avait appris et la dernière page le rappelle). J’ai voulu l’oublier pour mieux baigner dans la temporalité visuelle dans laquelle nous entraîne Yves di Manno et mieux apprendre ce qu’on vit quand on voit.

Présentation de l’auteur




Fioretti de l’aube franciscaine / Fioretti dell’Alba Francescana — de Marilyne Bertoncini

Le titre de ces poèmes fait référence au  livre médiéval : I Fioretti di san Francesco ; ces « petites fleurs » sont un  ensemble d'anecdotes, miracles et histoires merveilleuses inspirés de la vie de saint François d'Assise (diacre, mystique, et fondateur de l'ordre des Frères mineurs ) en 1210, vivant dans la prière, la pauvreté, la joie confiante, et l’amour pour la création à laquelle l’homme appartient tout comme les plus humbles des créatures,  les pauvres, les malades, les exclus.

 

En 1226, au milieu de très grandes souffrances, Francesco d’Assisi – auteur de prières et poèmes inspirés de - compose son "Cantique des Créatures" ; Le Poverello d’Assisi  mourra le 3 octobre de la même année et sera canonisé en 1228, devenant Saint François d’Assise, chevalier du Christ et de Dame Pauvreté.

La vie et l’œuvre poétique et mystique du saint inspire à Olivier Messiaen une composition musicale, sous-titrée Scènes Franciscaines, retraçant 5 moments de la vie du  saint qui prônait la simplicité et qui  « parlait aux oiseaux ».  

Les 5 poèmes que je propose dans leur version bilingue correspondent  à une commande d’Elisa Pellacani, artiste et éditrice italienne avec laquelle je collabore, et dont Recours au Poème avait  présenté le travail en 2019. https://www.recoursaupoeme.fr/poesie-vetue-de-livre-elisa-pellacani-et-le-livre-dartiste/

Elle organise chaque année à Barcelone, en avril, pour la San Giorgio,  un festival du livre d’artiste, pour lequel elle réalise un catalogue largement illustré des œuvres qui y sont exposées, venues du monde entier, , accompagné de nombreux textes : j’avais en 2023 rédigé la préface de l’édition  Garden books. Libri d'artista, giardini della mente. Cette année, Elisa m’avait chargée de proposer 5 poètes, réalisant chacun, pendant 5 semaines, un poème célébrant la Joie, thème du festival 2025 : LIBRI DI GIOIA.

L’ensemble des textes -  de Marc-Henri Arfeux, Elizabeth Guyon-Spennato, Marilyse Leroux et Muriel Verstischel - que j’ai traduits, a été manuscrit par Elisa dans un livre d’artiste en forme de papillon, et reproduit dans le catalogue sous le titre « Le Battement des ailes d’un papillon ».

∗∗∗

 

Pour Elisa Pellacani

1 –

à l’aube
tendre la main

cueillir la joie
dans les trilles du platane

puis saisir dans ma paume
le doux ombrage des nuages

humer dans l’air limpide
le clair matin qui vient

et

devenue source de joie
les diffuser moi-même  comme

ténue

la fumée du café dont l’arôme
emplit l’âme

d’un sens de plénitude.

all'alba
tendere la mano

cogliere la gioia
nei trilli del platano

poi afferrare nel palmo della mano
la dolce sfumatura delle nuvole

annusare nell'aria limpida
il mattino che arriva

e

diventata fonte di gioia
trasmetterli come

sottile

il fumo di caffè il cui aroma
riempie l'anima

di un senso di pienezza.

*

2 –

Chaque matin est un miracle
quand les yeux s’ouvrent sur le monde

Mon horizon est le platane –
derrière l'éventail de ses branches
l'horizon fait son cinéma
et profite de la dentelle noire
qui danse avec les nuages

pour me faire rêver de montagnes

Ogni mattina è un miracolo
quando si aprono gli occhi al mondo

Il mio orizzonte è il platano –
dietro il ventaglio dei rami
l'orizzonte fa il suo cinema
e si approfita del ​​pizzo nero
che balla con le nuvole

 per farmi sognare le montagne

*

3 -

j'entends les goélands ce matin au réveil -
je sais qu'il fera gris
il y aura du vent

mais leur clameur me porte à Sète
invariablement

De même que le cri aigu des martinets
fera exploser le bleu du ciel d'été
en fragments de mémoire Parme

 

Sento i gabbiani questa mattina al risveglio-
So che sarà grigio
ci sarà vento

ma il loro clamore mi porta a Sète
invariabilmente

Proprio come il grido acuto dei rondoni
farà esplodere l'azzurro del cielo estivo
in frammenti di memoria Parma

*

4 -

Février - cinq heures du matin
— un instant hors du temps —

parfum de foin frais et
vrombissement d'insectes

Furtives des silhouettes
dans la nuit de la ville
rasent l'herbe sur la place
puis disparaissent

Et l'odeur qui rémane
ramène de l'enfance

— le temps d'un souvenir —

les bottes de foin
dans lesquelles on s'enfonce
dans le grésillement
des grillons de l'été

 

Febbraio - cinque del mattino

 — un momento fuori dal tempo —

profumo di fieno fresco e
ronzio di insetti

Silhouette furtive
nella notte della città
tagliano l'erba in piazza
poi scompaiono

E l'odore che rimane
ramenta l'infanzia

— l’attimo di un ricordo —

balle di fieno
in cui si sprofonda
nello sfrigolio
dei grilli estivi

*

5 -

matin gris sur le platane -
la cage de branchage
chargée de fruits jaseurs
est un orchestre en lambeaux
d'aile noire
qui s'essaie à voler
puis soudain se recompose
et laisse un grand silence
suivre l'ombre qui part

le jour peut se lever
-  drapeau d’espérance

 

mattina grigia sul platano -
la gabbia dei rami
carica di frutti rumorosi
è un'orchestra in brandelli
di ali nere
che tenta di volare
poi all'improvviso si ricompone
e lascia un grande silenzio
seguire l'ombra che fugge

 il giorno può sorgere
- bandiera di speranza

(publié en Italie, dans Book of Joy, d’Elisa Pellacani, ed. Consulta, 2025)

Présentation de l’auteur




Voix du Kurdistan : Cîhan Roj, poète du vent et de la mémoire

Cîhan Roj, né en 1965, est un poète et romancier kurde. Il a commencé à écrire en 1993, et la même année, ses poèmes et nouvelles ont été publiés. Au total, 22 de ses livres ont été publiés : 11 romans, 6 recueils de poésie, 4 recueils de nouvelles et un essai. Son roman intitulé Perde a été traduit en turc.Il a écrit de nombreux articles sur la littérature kurde et ses expérimentations littéraires dans divers journaux, magazines et sites web en langue kurde.

L’émission « Wêjevan » sur Radio Rûdaw, qui a consacré 15 semaines à La littérature moderne kurde, est l’une de ses contributions majeures. De plus, il a participé à un livre sur Cegerxwîn, à l’ouvrage Kawayê Min, ainsi qu’à une anthologie de nouvelles publiée par la municipalité d’Amed.Au début de son roman Perde, Cîhan Roj écrit : « Nous cherchons nos rêves dans notre langue, et dans nos rêves, nous cherchons notre langue. » Il met particulièrement l’accent sur la « mémoire », afin que les détails et les éléments culturels restent vivants. Lors d’une interview en 2015, il a souligné le lien entre la littérature et l’absence, affirmant que la langue et la littérature kurdes, en tant que couleur unique, occupent une place importante dans la littérature mondiale.Au début de son ouvrage La littérature moderne kurde, il écrit :

Comme l’âme de Gilgamesh, tourmentée, comme Siyabend à la poursuite du destin…

Et au début de l’un de ses romans :

De l’âme et du courage de qui vient la force d’aimer, qui peut faire en sorte que l’on aime…

Avec ses écrits profonds et son langage coloré, Cîhan Roj occupe une place particulière dans la littérature kurde.

 

The other door : présentateur Helim Yüsiv, invité Cîhan Roj

Présentation de papier et pluie par Cîhan Roj

Ce poème, originellement écrit en kurde, s’inspire de la richesse des traditions orales et poétiques du peuple kurde, où la nature – la lune, le soleil, la pluie – et les émotions humaines s’entrelacent pour tisser des récits universels. Les images du « papier et de la pluie » ou de la « fée née d’un doux sommeil » reflètent une sensibilité kurde, où la poésie devient un refuge pour l’amour, la mémoire et l’espoir.  La référence à « un pays divisé en quatre » évoque la géographie historique du Kurdistan, fragmenté entre plusieurs nations, et célèbre la résilience culturelle à travers l’écriture. Ce poème est porté par une musicalité et des métaphores enracinées dans les chansons folkloriques kurdes.

∗∗∗

 

PAPİER ET PLUİE

L’un s’arrête, lisant un écrit sur du papier face à la pluie, l’autre ramasse le papier sorti de la boue,
Un autre encore a froissé le papier, brisé le cœur du papier, pierre et bois, nuit et oiseau blanc sont
devenus papier pour lui ; son écriture est liée aux lignes tracées ; elle coule des chansons, de l’amour et
de la passion, des regards d’une mère, des histoires d’un pays divisé en quatre, elle s'immisce dans 
l’aube, et alors chacun, avec un éclat de soleil, tisse un papier !
L’état de mon cœur est un tourbillon ; il est dans la nuit, dans le crépuscule, dans les soirées grises, les
rochers boisés, sans serment ni promesse, il attend un papier marqué d’un arc-en-ciel, un papier né
du doux sommeil d’une fée, la fée dont le cœur est fait des mêmes mots et paroles, chaque mot y
prend vie et âme, s’envole de ce secret, arrive et remplit le cœur d’un homme de lettres et de poèmes.

 

BI ŞEWLA XWE HÎV E, BI TEHMA XWE MEY

Yek sekinîye nivîsa li kaxiza li ber baranê dixwîne, yek radihêje kaxiza ji nav herîyê dertîne,

yeka din pel kirîye kaxiz, dil kirîye kaxiz, kevir û dar, şev û çivîka spî jê re bûne kaxiz; nivîsa  wê ref girêdaye;
ji kilaman de tên, ji eşq û evînê de tên, ji nihêrînên dayikekê tên, ji çîrokên welatekî çar parî tên, tên û li şefeqan
her yek jê bi pencikekî royê re kaxizekê diteyîsîne!
Halê dilê min e gêjgerînek e; li şevê ye, li şefeqê ye, li êvarên gewez, zinarên bi dar, bêy sond û qesem
li benda kaxizek bi reşbelek e, kaxiz ji xewa şîrîn a perîyekê hatî ye, perîya dilê wê heman peyv û gotinan e,
her gotin li wir bi ruh û can dibe, ji wir bi firê dikeve, tê û dilê meriv bi name û bi şîyîr dike.

1
Où que tu sois,
Dans n'importe quel instant,
L’amour là-bas est verdoyant, florissant.

2
Tu es un poème,
Avec l’éclat de la lune, le goût du vin,
Avec ta voix et ta mélodie, tu es une chanson des nuits d’automne,
Tu te répands dans chaque vallée, chaque ravin, montagne, toit,
Tu arrives jusqu’à mon cœur.

3
Les épopées sont mortes,
Les frayeurs ont disparu,
Les sortilèges sont brisés,
Les rêves sont partis avec l’eau,
Il ne reste que toi où le poème s'écrit.

 

1

Tu li ku bî
Li kîjan zemanî bî
Eşq li wir hêşîn, şên e

2

tu şîyîrek î
bi şewl hîv bi tehm mey
bi deng û newaya xwe stranek şevên payîzê yî
belav dibî li her gelî, newal çîya û baniyan
tê heya kezeba min

 3

destan herikîn
saw neman
sêhr betal bûn
xewn çûn ava
tu mayî li şîyîrekê

 

 

 

Présentation de l’auteur




Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques

l’éros des étoiles s’éteint dans la peur
et les puits de l’inconscient se dressent
avec leur perplexité pleine de bitume

Ce nouvel ouvrage d’Ara Shishmanian est en réalité une sélection mise à la disposition des lecteurs francophones dans une traduction de Dana Shishmanian révisée par l’auteur, des trois recueils en roumain du cycle Onirice entamé en 2022. On y retrouvera les mêmes élans dans l’inconnaissable, les mêmes audaces de langage que dans La Létale de la lune(2024). Si les rêves ou plutôt les « rêveries », ces rêves éveillés, sont en effet un matériau courant pour les écrivains, parfois revendiqué comme chez Rousseau ou Gérard de Nerval, il est des poètes – Rimbaud, Lautréamont, les Surréalistes – capables de s’affranchir de toute logique et de transcender la réalité (celle suivant laquelle, par exemple, un chat miaule et n’aboie jamais).

L’exercice est bien sûr difficile, le risque de tomber dans l’abscons, dans l’absurde, le pur non-sens est lui, bien réel, mais quand il est réussi comme chez les auteurs précités leurs écrits obligent le lecteur à sortir de sa routine, accepter un univers où tout est perverti : ce n’est pas seulement en effet, comme dans la littérature fantastique, qu’on y raconte des histoires certes incroyables mais conservant une logique interne, c’est qu’il n’y a même plus d’histoire ni de logique, seulement des images qui défient le sens commun et qui néanmoins – si l’exercice est réussi – « font sens ». Ara Shishmanian, qui préfère pour sa part à « rêverie » les néologismes « arrêve » ou « urrêve », est orfèvre en la matière.        

Verbatim :

  • et à nouveau ces regards semblables à des cordes qui nouent mes chevilles • mon index me brûle – et la glace fait fondre le hurlement que j’essaie de montrer • et le couteau se transforme en sourire • et ma grotte attire tous les fruits qui me répugnent • et le vide me guide tel un mort reconnaissant • car le monde n’est que l’entrepôt où se fut empilé tout ce qui m’est dû – tous les objets volés et les vies que je n’ai pu vivre • ou ce zéro-miroir où sont rassemblés tous mes malheurs • et ce chien non négociable dont le fidèle désastre m’a toujours accompagné •

Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques, traduction du roumain par Dana Shishmanian et Ara Alexandre Shishmanian, Paris, PHOS (ΦΩΣ), 2025, 156 p., 12 €.

Le texte se présente ainsi, comme une suite de quatre-vingt-dix paragraphes titrés et numérotés scandés par des « • », sans majuscules, avec de nombreux « – », construisant un long poème de vers libres (où l’on préférera peut-être voir plutôt de la prose poétique). Un homme que l’on devine âgé dresse une sorte de bilan de sa vie, dans l’attente de la fin : oh ! mort, tu me hanterais comme un arbre invisible

Une telle déréliction s’accompagne de la conviction chez le poète que, si bien entouré qu’il soit chacun d’entre nous est irrémédiablement pris dans la corde violacée de la solitude, […] écho de l’âme profonde, sachant par ailleurs que son pessimisme radical (je prophétise mon angoisse perdue dans le bordel des oublis)  englobe l’humanité entière (• toute cette frange toxique de l’autre •) et que l’amour y tient peu de place.

voici la fille absurde avec ses seins blêmes • peut-être morte déjà – émergeant d’un miroir étranger • avec ses seins blêmes et durs – des prunes bizarres que l’on peut mâcher sans fin • et dans l’éclat obscur – le néant brisé où l’oubli avec son mirage trouble semblait me raconter son obscénité timide comme le reste d’un fantasme • et peut-être un soldat – ou deux ou trois – sortaient d’elle avec leurs uniformes rouges de sang • telles des croûtes de pain mâchées par une ultime guerre • des croûtes de pain ou des tablettes de chocolat déflorées •

De rares entractes, d’autant plus précieux, viennent éclairer un univers si sombre :

  • une barque passait à travers ma fenêtre en battant lentement des ailes – qu’elle était douce cette folie d’un sourire • plus douce – bien plus douce qu’un pot de confiture

On admire, au passage, la trivialité inattendue de la métaphore « pot de confiture » qui clôt le paragraphe 47 (« le chapeau plein les yeux »), à la mi-temps du livre.

Le poète, il est vrai, n’a pas peur des mots et ne recule pas devant les mots crus (bordel, ci dessus), les images directement sexuelles (la fellation des ténèbres ; l’érection de la mer ; la masturbation féministe des tombeaux ; des rivages de sperme ; mon éjaculation, sperme atomique ou enfer échoué ; les hospices m’envoient des folles en robe blanche pour les baiser), les précisions anatomiques (eurydice [sans majuscule] au vagin de lys blanc). Mais il ne s’agit là que de rares notations destinées à prouver que rien n’est interdit pour qui entend brûler la poésie avec des vers.

 Si une telle poésie est par essence source d’infinies énigmes, certaines formulations se réfèrent à la science la plus actuelle, telle : • voici une route déchiquetée d’où émergent les franges d’une femme quantique • ou les traces équivoques du chat de Schrödinger • À cet égard, on se référera utilement à la préface de Dana Shishmanian qui révèle la philosophie sous-jacente du recueil, une « méontologie » témoignant d’un monde où rien n’embrasse le commencement de nulle part sur le coussin nostalgique de jamais.

Le lecteur de La Létale de la lune retrouvera ici des obsessions chères au poète, ce titre  réapparaissant d’ailleurs au passage : • la fixité de cristal de la panique – de l’étrangère – la létale de la lune qui me regarde avec des yeux de sibylle saccagée • Le mot « lune » revient à maintes reprises, jusqu’à la fin : • hostile s’effondre la lune longuement attendue en féroce solitude

De même l’adjectif « létal » ou le substantif correspondant : – un mensonge à la létalité gelée • Cependant, comme dans l’ouvrage précédent, c’est le qualificatif « bleu » qui revient avec le plus d’insistance, au détriment des autres couleurs. Je suis malade de solitaire et de bleu […] • et à nouveau le bleu pleure sur mon visage. Il serait sans nul doute intéressant de percer le mystère d’une telle fascination pour le bleu (qui n’est pas que le bleu de l’âme), si cher à Jean-Michel Maulpoix (Une histoire de bleu, L’Instinct de ciel).

Et toi poète, sculpteur de cernes, héraut des dés, pantin onirique […] qui aspire notre chair des mystères, si tu crains peut-être le néant, c’est que tu ne fais pas suffisamment confiance aux livres qui ne sont pas, comme tu le crois, des sources asséchées où nous ne pourrions plus boire que les épis de la sécheresse

  • le mannequin du poète veille sur l’agonie des syllabes

Présentation de l’auteur




Alberto Comparini, palimpseste

2.1.

les passages piétons les voitures débordant en double file les feux verts clignotants
cette hâte adolescente de vouloir à tout prix vaincre l’attente lourde du lendemain
après les convocations pour le stage d’été les entraînements les matchs les suicides
les dernières coupures tout s’achève dans un virage serré près du carrefour la force
centripète de la route ne suffisait plus le frottement dynamique cède à l’inertie
de la moto l’énergie cinétique se conserve ton corps devient pur mouvement
en une fraction de seconde tu es figé tu heurtes la tête le genou la poitrine

2.8.

tu composes le 0103621526 il s’était fait tard à la maison le téléphone fixe de la cuisine
avait longuement sonné c’était l’heure du dîner de l’autre côté du combiné on entendait en fond
le générique de Otto e mezzo quelqu’un avait baissé le volume de la télé à l’écran défilaient
en silence des publicités muettes jusqu’à l’explosion soudaine d’une voix confuse de mère ou fille
bonsoir ce n’est pas moi Alberto a eu un accident de moto il est vivant il ne respire pas très bien
après la chute il a dû perdre son portefeuille maintenant il est en état de choc il n’arrive pas
à bouger les jambes il est agité inquiet instable il répète à tous qu’il veut encore jouer au basket

3.8.

un an après l’opération la rééducation du genou gauche est
terminée le tonus la masse la mobilité du membre ne sont pas
suffisants pour reprendre l’activité sportive il faut attendre l’avis
de l’orthopédiste n’est pas positif dans l’autre jambe tu ressens
une douleur aiguë elle est intermittente elle continue de croître
en même temps qu’une autre vie entre la tête et le col du fémur

5.9.

tout a un prix même les trajets en train régional les vols low-cost de dernière minute
ces jeûnes collectifs dans les cabinets les discussions vos silences et mes demandes
pour un second avis après le dernier contrôle raté tu comprends ce que deviendra
ton corps une fois obtenu le prêt d’honneur à la banque de l’os cette cicatrice
une vieille blessure ta mémoire diluée dans une perfusion analgésique

8.8.

au moment de la sortie tu reçois le protocole de départ
un symptôme constant du mal obscur est le syndrome
du membre fantôme tu en perçois tout de suite la position
la douleur va et vient elle est épisodique il serait risqué
d’intervenir encore sur le fémur les décharges tendent
à croître elles traversent entièrement le corps du patient

Présentation de l’auteur




Roselyne Sibille, Une libellule sur l’épaule

Roselyne Sibille depuis longtemps nous offre une poésie contemplative à déguster en silence, un silence descendu en nous grâce à ses mots  nous guidant vers une expérience et une qualité d’être au monde. Comme le souligne Florence Saint-Roch dans sa postface, suivre les pas de Roselyne, pas devenus mots par la magie de la complicité de la poétesse avec l’environnement traversé et observé, « suscite une joie merveilleusement surgie, qui nous enchante et devient notre respiration. »

Par la présence des rizières et de l’eau, le lecteur devine que les poèmes naissent de promenades et d’un séjour en Asie. Et se couler au fil de l’eau, devenir l’eau tient du prodige :

              On trouvera les passages dans les rêves  
              de la rivière

Et les passages on les trouve aussi grâce aux odeurs :

Seringats      sureaux
glycines        lilas

Grâce à leur parfum
nul besoin de plan
pour m’orienter

Roselyne Sibille, Une libellule sur l’épaule, Collection Grand Ours, éditions l’Ail des Ours, 70 pages, 8 euros, avec des Illustrations (très bleues !) de Sophie Rousseau et une postface de Florence Saint-Roch.

Toute sensation, tout ce qui passe par le corps, assimilé, vibré, est restitué en mots, y compris ce qu’absorbe ou ce dont se nourrit la poétesse, bien souvent le paysage, comme bu. Dans le livre il apparaît souvent gris et brumeux. L’élan du regard est celui de devenir, de se fondre avec la réalité des éléments, jusqu’à se mêler aux sèves des arbres, d’accéder à leurs cimes et au-delà, accéder au ciel, avec la conscience aigüe du cosmos qui le contient, auquel la poétesse se sent pleinement appartenir. Ainsi : les lieux deviennent de l’air. La magie de l’évaporation physique et météorologique va de pair avec la forme de lâcher prise et d’oubli de soi qu’atteint Roselyne Sibille en se promenant.

Dans ce livre il est aussi un autre enjeu, assumé, avoué : je cherche une écriture plus nombreuse. C’est l’enjeu d’une conscience augmentée, d’une métamorphose en langage poétique, celui d’une traduction :

Sur l’île de mes mots
le ciel est blanc
et la montagne attend

Si le thé devient mon encre
je pourrai peut-être
descendre dans la couleur

On ne le sait peut-être pas, mais Roselyne Sibille a suivi une formation de géographe avant de poursuivre une carrière de bibliothécaire. Elle voit donc des cartes géographiques dessinées par les lichens et les rocailles, mais l’alphabet est aussi incorporé dans la lecture du paysage, et de cette manière R.S. tient ensemble les deux bouts de ses inclinations pour habiter le monde en poète.

Oiseaux, lucioles, abeilles, grillons, sauterelles, libellules, ces apparitions merveilleuses matérialisent le jaillissement de la vie, ressenti à l’intérieur en même temps que vu, et qui est toujours associé à un besoin de le traduire en mots, qui passe par l’expérience de l’envol, du rapt, et c’est alors qu’un chant s’élève, la poétesse passe ensuite le relais :

Avec le reflet des nuages
      la grenouille rousse
          écrira le poème

Et c’est bien comme une intention discrète et toute en délicatesse qui se dessine derrière la poésie de Roselyne Sibille. En cheminant elle s’augmente, se dilate, s’envole, et nous augmente aussi par l’expérience que nous faisons en la lisant. Elle nous tend la main, pour qu’à notre tour nous cheminions et partagions ces sensations, ce sentiment à la fois paisible et exalté de rayonnement intérieur, jusqu’à atteindre une qualité d’être et de vivre tout en fluidité.

Page 25, la poétesse affirme : la nature écrit.  Et c’est bien ce que les Indiens d’Amérique et les peuples autochtones nous rappellent, eux qui le savent depuis la nuit des temps. Il faut savoir lire les signes qu’elle nous montre, lire son histoire à même la végétation, les roches et leurs accidents, ils sont des témoins, ils racontent d’anciennes histoires, des histoires dont nous sommes le résultat et nous savons l’importance pour l’humain de savoir d’où il vient afin de choisir où il va. Comme le dit R.S. très justement, cette histoire est écrite par l’effet du temps qui passe : Le temps signe.

Il y a parfois comme des notes discrètes de mélancolie dans ce livre, avec la conscience plus large d’un monde en souffrance :

L’âpreté de l’histoire
s’est enfoncée entre les pierres
La montagne respire doucement

Sur la planète en pleurs
la lune passe sa douce main
Je tourne vers elle mon visage

Parfois le poème témoigne de ce que d’aucuns appelleraient hallucinations visionnaires :

La pleine lune
a étendu ses draps entre les arbres

 Sa lumière coule dans la rivière avec les mots
frissonne
crée et perd le poème

En conclusion, je dirais qu’à l’instar de Roberto Juarroz, un poète que R.S admire, elle nous offre une poésie verticale, limpide ; et dans les tumultes belliqueux du monde, elle nous offre un espace d’apaisement, sinon de  guérison.

Présentation de l’auteur




Chronique musicale (16) : Entrons dans le Labyrinthe de Feu ! Chatterton

Allons voir, entrons donc dans ce quatrième album studio tant attendu de Feu ! Chatterton, aux détours des treize chansons de ce Labyrinthe ayant supplanté son édifice prédécesseur à la fois si somptueux et si délicat, Palais d’argile, comme jalons d’une réinvention du vocabulaire musical des cinq artistes du groupe aussi pop, électro que poétique que nous ne présentons plus, encore unis comme les doigts de la main pour présenter un visage original, un monde nouveau selon le titre d’une des compositions phares de l’ancien opus aux portes aussi mythiques que vivantes de ces couloirs labyrinthiques flambant neufs où se perdre pour mieux se retrouver, moins un décorum antique où Thésée et le Minotaure viendraient indéfiniment s’affronter qu’un fil d’Ariane qui nous relie tout un chacun au dédale de vivre sans brûler nos ailes aux textes pleins de fantaisie mais aussi d’humanité d’Arthur Teboul comme à ceux d’illustres ainés tels Aragon dont les oripeaux modernes et technoïdes trouvés par les musiciens ne cèdent rien à la profondeur du poème…

Feu ! Chatterton - Le Labyrinthe (prod. Alexis Delong et Feu! Chatterton)

Nourri par tant de lectures, réécrivant à loisir sa propre poétique, le parolier de « l’incandescent cadavre pour vous servir », entre références à la littérature surréaliste et clins d’œil à la chanson française, ne fait-il pas la confidence dès la première chanson, Allons voir, dans la veine la plus lyrique et la plus rêveuse de Feu ! Chatterton, que les livres ont toujours été parcourus qu’en tant qu’invitations à vivre, véritable expérience sensible ayant porté les cinq arpenteurs de tournées populaires à la générosité ouverte aux rencontres d’un public sans cesse plus divers et plus fervent : « Tu rêves d’un grand pays / D’une vie qui enivre / Comme celles que tu lis / Dans les pages des livres » … Et s’il est « temps de vivre » comme le sonne cet hymne au courage, franchissons alors les seuils du titre éponyme de cette architecture aux morceaux comme autant de pièces de puzzle éparpillées aux angles aussi perdus qu’éperdus, Le Labyrinthe qui transforme le superbe royaume tout de force et de fragilité mêlées en voyage où s’allient alors vies rêvées, vies osées, vies autres, le pari consistant moins à « chercher l’issue » qu’à consentir à se perdre, se trouver dans la peinture du décor mythologique, dans la parole-chant qui s’élève à contre-ciel, cet envers du lieu transfiguré, vision naissante : « L’enfant qui chantait / A défait le lien ».

Ce qu’on devient · Feu! Chatterton Labyrinthe ℗ 2025 Universo Em Fogo

Ode à l’enfance mais également trajectoire(s) de l’existence, Ce qu’on devient amorce la musique d’Une autre histoire de Gérard Blanc moins en éloge des nouveaux départs qu’en interrogation sur les chemins que l’on prend dans les couloirs des destinées, une question sur le devenir où la danse des enfants « sous la pluie » du refrain chorégraphiant une insouciance mélancolique ricoche à l’infini le regard : que faisons-nous des commencements si prometteurs ? Nous reconnaîtrons-nous encore à travers le miroir de ce que nous faisons de nous-mêmes au fil de nos « histoires » qui auraient pu être « autres » ? En écho, À cause ou grâce relance l’énigme cruelle entre la vitale utopie des élans et la fréquente désillusion des épreuves, entre spleen baudelairien et idéals en partage peut-être ? « Elle est violente / Cette folle espérance / Et comme il fait mal / L’idéal » ! On se prend à songer tant à la révolte de la « vie violente » de Pier Paolo Pasolini qu’à l’image de la « liberté » toute d’espoir de Paul Eluard, comme si malgré les défaites du réel, la poésie restait moins une injonction à prendre les armes qu’à les retourner grâce aux facultés de l’imagination, les incliner sensiblement, Baisse les armes dans l’éclat brillant d’une larme tirée d’un « vers français » de la poésie de Léo Ferré, à laisser venir une réponse possible du cœur touché dans le mille…

L’étranger · Feu! Chatterton Labyrinthe ℗ 2025 Universo Em Fogo.

Tel un projectile lacrymal alors lancé à tue-tête, en salut fraternel à la formule de Jean Ferrat, « Je ne chante pas pour passer le temps », où le sens de la finitude rejoint la finalité d’un univers plus grand qui nous dépasse et nous relie pourtant, Cosmos song paraît se conclure également en hommage à la plume de Christian Olivier entonnant son refrain « Je chante » comme à l’élégance d’Alain Bashung ayant mis en scène son propre effacement en manière de resplendir : « Je ne chanterai plus bientôt / Je ne chanterai plus non non / Je ne chanterai plus / Mais pour l’instant je chante, je chante » ! Alors désespoir du néant ou rage de vivre, des nuances en clair-obscur se précisent plus nettement dans cet autre volet des sept chansons restantes, pas moins de sept portes ouvrant sur des combats sur soi-même vers les autres que l’on cherche mais ne trouve pas toujours, Mon frère : « Où étais-tu mon frère / Quand j’avais besoin de toi ? / Ici-bas en enfer / Je n’t’ai pas trouvé »… Autre auquel l’on songe au moment où le tragique s’immisce avec le départ et le deuil métaphorisés en Mille vagues d’émotions qui nous traversent face au scandale de la fin que l’on n’ose s’avouer : « Un soir de déveine / Foutu hasard / Enfin, c’est comme ça / La vie est soudaine / Surtout quand elle s’en va »…

Gardons encore pour nous alors L’Étranger, ce joyau du poème de Louis Aragon : « J’arrive où je suis étranger » où la conscience lucide de l’éphémère, du précaire, du fragile de toute vie sert de passage à témoin de la poésie fraternisant par-delà les frontières sous le rythme d’une techno-électro mettant à l’épreuve l’écriture surréaliste pour mieux révéler son universelle modernité, enfonçant encore plus loin le voyage entre palais, dédales et désormais L’Alcazar, autre enceinte aussi fortifiée que friable où les maux et les biens de l’équilibre à deux se conjuguent jusqu’à l’indistinction : « Dans les jardins de l’Alcazar / Le bien / Le mal / Comment savoir ? » Et quand l’armure cède, s’élève le son enfoui du poème de Léo Ferré : « Le Carrousel du temps perdu », dont l’adaptation d’Arthur Teboul donne la saveur du souvenir en vertige des amours disparues, Le Carrousel ou l’oubli d’une image aussi évanescente que le sillage d’un disque rayé : « C’est un vieux carrousel qui ne veut plus tourner » !

Vestige également d’arts ancestraux, entre sculpture d’absolu cinématographique de Stanley Kubrick et peinture de volume d’Outrenoir de Pierre Soulages, l’avant-dernier morceau Monolithe se découvre comme une plongée dans le sous-sol d’un musée où les trésors du temps forment l’écriture de la quête de toute recherche artistique voulant faire sourdre la lumière des ténèbres mêmes de notre condition commune, une odyssée nietzschéenne au fil des âges à renaître alors à l’innocence du devenir : « Au niveau deux sous zéro / Nous sommes descendus / La nuit nous attend / Elle n’attend plus que nous / Redeviens l’enfant / Que tout se dénoue / Que tout se dénoue » ; ultime issue alors entre vœu d’enfance intacte à retrouver et feu des cynismes adultes à défier par temps de pluie où les enfants pourraient à nouveau danser, c’est Sous la pyramide que se clôt l’itinéraire, d’une itinérance peut-être moins aux pieds du Louvre ou des sanctuaires d’Égypte que face peut-être aux bûchers de nos vanités, de tous les « rois maudits » ou des pantins bénis et leurs simulacres de sacre du vide, ne serait-ce pas en définitive ce rapport au pouvoir à dénouer, en chacune et chacun de nous, pour trouver la sortie du Labyrinthe, se hisser ainsi vers les sommets d’un « idéal » qui ne fasse plus « mal », mot de passe aux rêves des humanités n’ayant pas entièrement renoncé ?




Chronique du veilleur (61) : Thierry Metz

Une dizaine d'années sépare seulement la date de publication (1988) du premier livre de Thierry Metz, Sur la table inventée, de son suicide, à 40 ans, en 1997. Durant cette décennie, Thierry Metz a vécu beaucoup de drames, celui de la mort accidentelle de son fils Vincent, âgé de 8 ans, en 1988, étant le plus terrible de tous.

 

Sa solitude et ses souffrances n'ont fait qu'augmenter. Son écriture poétique les a suivies, saisies, comme  un apprentissage sans cesse repris du tragique de l'homme. En apprenant la maçonnerie, le poète s'éprouvait physiquement et spirituellement. Il nous dit :

         Je n'ai  pas été maçon pour rien et je n'y suis pas venu pour la seule nécessité. J'ai vite appris que les murs du livre et de la maison sont percés d'ouvertures. C'est ce qui permet d'y revenir.

On voit sur les pages ces ouvertures, des brèches qui souvent saignent comme des plaies. La langue poétique de Thierry Metz est devenue, au fil des manuscrits, plus aiguë, plus trouée de silences, comme si l'indicible la criblait, la perforait d'une lame implacable.

 

Thierry Metz, Lettres à la Bien-aimée et autres poèmes, Poésie / Gallimard, 2025, 10 € 30.

Ecrire    ayant vu mort    l'enfant
               n'est plus écrire.

                   Mais
                   j'ai vu    ce mot   inhumain
                  dit
                  avant

                   s'ouvrir
                   et disparaître.

                   Dehors.

Dans Lettres à la Bien-aimée, le poète s'adresse à Françoise, son épouse, la mère de Vincent. Il la regarde s'occuper de ses deux autres fils. C'est la vie qui va, avec ses occupations quotidiennes, bien simples et bien claires, des rituels domestiques, qu'il faut bien accomplir. Il va quitter la maison, vivre un temps sans domicile fixe, s'étourdir dans l'alcool, séjourner dans des hôpitaux psychiatriques.

                  Je n'écoute plus de musique. Plus le temps. Plus envie. Le peu d'or que je recueille est la voix de celle qui fait le ménage dans les escaliers, dans les toilettes. Elle chantonne. Pour essayer de sortir de tout ça, pour ne pas  y penser.
                  Je ne la connais pas.
                  Sauf qu'elle a une voix. Qu'on voit de loin.
                  Qu'on peut toucher comme un mouchoir.

Que dire à celle qui porte ce même poids de douleur ? La poésie a-t-elle encore un petit peu d'efficience ? Thierry Metz parle d'une « écriture à l'oeil crevé ». Il semble livrer avec elle et en elle un combat ultime, où il sait bien ce qui l'attend, prêt à anticiper la funeste échéance. C'est là ce qui rend cette œuvre poignante dans l'histoire de notre  poésie contemporaine, quand le poète s'écorche aux limites d'un mur infranchissable que le destin a jeté devant lui, et nous dit qu'il n'a d'autre choix que de s'y heurter sans fin :

                  J'ai vidé la page pour que tu puisses entrer.
                  Pour que tu t'habitues aux couleurs de chaque mot.
                  Assieds-toi près du centre, à côté de ma main.
                 Demain je n'aurai pas fini.

Présentation de l’auteur




Lorna Crozier — God of Shadows, une cosmogonie du divin

Présentation et traduction de Jean-Marcel Morlat

Lorna Crozier (http://lornacrozier.ca/page0/page0.html), qui vit sur l’île de Vancouver, est née en 1948 à Swift Current, en Saskatchewan, où elle a passé son enfance. Elle est professeure émérite de l’Université de Victoria. Officière de l’Ordre du Canada, elle est reconnue pour son immense contribution à la littérature canadienne et est la lauréate de cinq doctorats honorifiques. Elle est l’auteure de nombreux recueils de poésie dont Inventing the Hawk (qui lui a valu le Prix du Gouverneur général en 1992). Elle a aussi publié deux récits biographiques, Small Beneath the Sky et Through the Garden: A Love Story (with cats). Avec son mari le poète Patrick Lane (décédé en 2019), elle a dirigé les recueils Breathing Fire: Canada’s New Poets (1994) et Breathing Fire 2 (2004). Elle a également compilé et dirigé Best Canadian Poets, 2010. En 2018, elle a reçu le George Woodcock Lifetime Achievement Award.

GOD OF WATER

Her signs are willow wands and pitchers molded from mud in the shape of shore birds. She calleth forth water and she maketh it disappear. She knows the fountain of youth; she knows the dried well where the old ones gather and toss into the dark the thin coins of their given names. She blackens the River Styx and gilts the mouth of the stream that flows through the gates of heaven. Mostly she’s this colour: Agean blue, Danube blue, Nile blue, South Saskatchewan blue, Pacific and Atlantic blue. None of them blue. That crow sent out to find dry land? It saw no end to water. It landed on her wrist as if it were Bedouin-trained, then went off again. Praise to her ears is the beat of its wings. And the thou, thou, thouhitting shingles and the tautness of tents, all around her the rivers running. That was the best of times, the undamnedrivers running.

Dieu de l’EAU

Ses panneaux sont des baguettes de saule et des pichets modelés à partir de boue ayant la forme d’oiseaux de rivage. Elle invoque l’eau et la fait disparaître. Elle connaît la fontaine de jouvence ; elle connaît le puit asséché où les anciens se rassemblent et lancent dans ses profondeurs les pièces émoussées où sont inscrits leurs prénoms. Elle ensanglante le Styx et recouvre d’or l’embouchure qui coule par les portes du Paradis. Elle est principalement de cette couleur : bleu égéen, bleu Danube, bleu du Nil, bleu de la Saskatchewan Sud, bleu Pacifique et Atlantique. Aucun d’entre eux n’étant bleu. Ce corbeau envoyé pour découvrir la terre ferme. Il atterrit sur son poignet comme s’il eût été entraîné par les bédouins, puis il reprit son envol. Louange à ses oreilles que son battement d’ailes. Et les toi, toi, toi, frappant les bardeaux et les tentes tendues, tout autour d’elles les rivières coulant. C’était la meilleure des époques, les rivières délivrées de la malédiction qui coulent.

∗∗∗

GOD OF THE DISREGARDED

There’s a shine on the boy’s belly where the mouth of this god kissed him. No one has kissed him there before. Only the wind fingers the old woman’s hair (how she longs to be touched), opens her unbuttoned jacket. Because people in the city have stopped noticing the seasons, snow stops falling. Birds rattle the bushes so they’ll be seen. A grey jay calls. On the way to the party the stench in the subway was so bad the couple held scarves over their mouths and nostrils until their stop at Bathurst. On the way home eight hours later—it was New Year’s Eve, there was a crowd—they got in the same car. The heap of clothes that was a man still lay on the floor. God of the disregarded made the revelers, vigorously drunk and void of pity, step over, step over, in and out.

Dieu des CRÉATURES NÉGLIGÉES

Il y a un éclat sur le ventre du garçon là où la bouche de ce dieu l’a embrassé. Personne ne l’a embrassé à cet endroit auparavant. Seul le vent touche la chevelure de la vieille femme (ô comme elle désire être touchée), ouvre sa veste déboutonnée. Comme les gens de la ville ont arrêté de remarquer les saisons, la neige a cessé de tomber. Les oiseaux secouent les buissons afin d’être remarqués. Un mésangeai du Canada appelle. Sur le chemin de la fête, l’odeur du métro était si nauséabonde que le couple s’était recouvert le nez et la bouche jusqu’à leur arrêt à Bathurst. Sur le chemin du retour, huit heures plus tard – c’était la veille du jour de l’An, il y avait une foule –, ils sont montés dans le même wagon. Le même homme, véritable tas de vêtements, était toujours allongé par terre. Le dieu des créatures négligées a forcé les fêtards à l’enjamber, à l’enjamber, à aller et venir.

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God of PUBLIC WASHROOMS

You see her sometimes in the face of the woman who pushes the bucket on wheels with its mop, its slosh of water, its bottles of cleaning fluids and rags. When your eyes meet in the bank of mirrors, something sparks and flutters in your breast like a siskin set on fire. This is a rare encounter. Usually you don’t look at her. You’re embarrassed by the tasks she executes in the row of cubicles tall and narrow as confessionals. Her head is lowered, she has work to do. Sometimes you see this god when she squats on a stool by the entrance, in her lap a collection basket. For your coins you get a folded square of paper you never read. The toilet flush is a water-logged bell that summons her inside. You wish you’d used the stall to release a paper bag of yellow butterflies, to leave on top of the tank of the American Standard a swaddled Bethlehem baby; at the very least, to write on the metal door the verse of a psalm that will convince her of your specialness, your lyrical devotion, as she scrubs all natural signs of you away.

Dieu des TOILETTES PUBLIQUES

Vous la voyez parfois sous les traits de la femme qui pousse le seau à roulettes à l’aide de son balai à franges, son eau clapotante, ses bouteilles de détergent et ses chiffons. Lorsque vos yeux se croisent dans la rangée de miroirs, quelque chose se déclenche en vous et fait palpiter votre poitrine tel un tarin des aulnes enflammé. C’est une rencontre rare. D’habitude, vous ne lui accordez aucun regard. Vous éprouvez de la gêne face aux tâches qu’elle accomplit dans la rangée de cabines aussi hautes et étroites que des confessionnaux. Elle a la tête baissée et du travail à faire. Parfois, vous voyez ce dieu accroupi sur un tabouret près de l’entrée, un panier de collecte sur les genoux. En échange de vos pièces, vous recevez un morceau de papier plié que vous ne lisez jamais. La chasse d’eau des toilettes est une cloche remplie d’eau qui l’appelle à l’intérieur. Si seulement vous aviez utilisé la cabine pour libérer un sac en papier rempli de papillons jaunes, pour laisser sur le réservoir un bébé de Bethléem tout emmailloté ; à tout le moins, pour écrire sur la porte métallique le verset d’un psaume la convainquant de votre caractère unique, de votre dévotion lyrique, alors qu’elle efface toute trace naturelle de votre passage.

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God of SLOUGHS

You can tell she’s a western god or she’d be called the god of ponds. Sloughs are not romantic. You can’t imagine someone serenading offshore, tossing petals in the wake. One out of ten on the prairies is alkali, white crusting around the edges. She got the idea from the god of frost though alkali to its advantage survives the heat. You can’t drink from a slough, but ducks paddle in the reeds, the eggs of red-winged blackbirds balance in the swaying bulrushes and the sky falls into it as it would into nicer water, clouds stiffening and flattening like starched handkerchiefs a laundress from long ago hangs out to dry.

Dieu des MARAIS

On voit bien qu’il s’agit d’un dieu occidental, sinon on l’appellerait le dieu des étangs. Les marais ne sont pas romantiques. On ne peut pas imaginer quelqu’un chantant une sérénade au large, jetant des pétales dans le sillage. Dans les prairies, un marais sur dix est alcalin et bordé d’une croûte blanche. C’est le dieu du gel qui a planté cette idée en elle, bien que l’alcali ait l’avantage de résister à la chaleur. On ne peut pas boire dans un marais, mais les canards pagaient dans les roseaux, les œufs des carouges à épaulettes se balancent dans les joncs ondulants et le ciel y plonge comme dans une eau plus agréable, les nuages se raidissant et s’aplatissant tels des mouchoirs amidonnés qu’une lavandière des temps jadis aurait mis à sécher.

 

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God of GUILT

So many, so many supplicants, they’re close to needing a heaven of their own. A place of wallowing and muck. The groom who abandoned his high school sweetheart at the altar, the woman who gave up her sixteen-year-old cat so she could move into a luxury apartment, the man who drove his mother to the home and never went back—these are the worshippers though their faith is brittle and brief. They expect the gods to forgive them. Deep guilt, authentic guilt belongs to the good of heart and spleen. What have they done? No one knows. They don’t brag about their sins. They don’t move on. If their souls could be scanned, the gods would see a luminous opacity, an accumulation like hoarfrost thickening on a windowpane light struggles to shine through.

Dieu de LA CULPABILITÉ

Ils sont si nombreux, si nombreux, ces suppliants, qu’ils ont presque besoin d’un paradis qui leur soit propre. Un lieu où se vautrer dans la boue. Le marié qui a abandonné son amour de lycée devant l’autel, la femme qui a abandonné son chat de seize ans pour pouvoir emménager dans un appartement de luxe, l’homme qui a conduit sa mère à la maison de retraite et n’est jamais revenu : ce sont là ses fidèles, même si leur foi est fragile et éphémère. Ils attendent des dieux qu’ils leur pardonnent. La culpabilité profonde, la culpabilité authentique appartient aux gens de cœur et au spleen. Qu’ont-ils fait ? Nul ne le sait. Ils ne se vantent pas de leurs péchés. Ils ne passent pas à autre chose. Si leurs âmes pouvaient être scannées, les dieux y verraient une opacité lumineuse, une accumulation comme du givre s’épaississant sur une vitre que la lumière peine à traverser.

 

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God of PAIN

On a scale of 1 to 10, how bad is it? How are you to know? Is 10 a decapitation or a hornet sting? Is 3 a penis rubbing the atrophied walls of an old vagina? Does the 3 drop to 1 if the woman comes? This god is the loneliest. No one wants him. You stand corrected—he created masochists after all. At the festivals a hundred or so of the worst of them turn up to carry his effigies from cemetery to chapel. Sometimes he takes the form of a horse’s bowel tied in a knot, other times ripped rotator cuffs shown on x-rays carried like stiff flags on poles. There are clinics in his name. Big pharmaceuticals get rich. People plead with him to shift the suffering of their beloved to them. He won’t do it. What you own you own, he tells them; that’s true for pain more than any other thing. Finally agony is all that’s left, no matter who you were before it started, what good you did: the nameless poet, presumed to be an Irish girl, who wrote “Donal Og”; the mother who paid for groceries for her six fatherless children by whittling birds; the inventor of the touchless car wash that saves you from getting drenched. This divinity molds a new you out of burns and aches and shattering, and leaves you with it. He watches over, yes, you bet, but his eyes are cold.

 Dieu de LA DOULEUR

Sur une échelle de 1 à 10, à quel point est-ce grave ? Comment le savoir ? Est-ce que 10 correspond à une décapitation ou à une piqûre de frelon ? Est-ce que 3 correspond à un pénis frottant les parois atrophiées d’un vieux vagin ? Est-ce que le 3 tombe à 1 si la femme jouit ? Ce dieu est le plus solitaire. Personne ne veut de lui. Vous vous trompez : après tout, c’est lui qui a créé les masochistes. Lors des festivals, une centaine des pires d’entre eux se présentent pour porter ses effigies du cimetière à la chapelle. Parfois, il prend la forme d’un intestin de cheval noué, d’autres fois, ce sont des coiffes des rotateurs déchirées, visibles sur des radiographies, portées comme des drapeaux raides sur des poteaux. Il existe des cliniques qui portent son nom. Les grandes entreprises pharmaceutiques s’enrichissent. Les gens le supplient de leur transférer les souffrances de leurs proches. Il refuse. Ce qui vous appartient vous appartient, leur dit-il ; cela vaut pour la douleur plus que pour toute autre chose. Finalement, il ne reste que l’agonie, peu importe qui vous étiez avant qu’elle ne commence, peu importe le bien que vous avez fait : la poétesse anonyme, présumée être irlandaise, qui a écrit « Donal Og1 » ; la mère qui payait les provisions pour ses six enfants orphelins de père en sculptant des oiseaux ; l’inventeur du lavage de voitures sans contact qui vous évite d’être trempé. Cette divinité façonne un nouveau vous à partir de brûlures, de douleurs et de brisures, et vous laisse avec. Il veille sur vous, oui, bien sûr, mais son regard est froid.

 

 

Lorna Crozier - Festival Calgary Spoken Word, 2014.

Note 

 

1. Allusion à un poème anonyme du XVIIIe siècle dont la traduction la plus connue en anglais est celle de l’écrivaine irlandaise Lady Augusta Gregory (1852-1932).

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