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Salah Al Hamdani, Le Début des mots et autres poèmes

Je vous appelle dans cette aube blanche dépourvue de neige. Vous qui habitez le même matin
que moi, qui voyez le même ciel que moi. Cela fait trente ans que j’essaie de vous rejoindre
avec mon exil.

Ma jeunesse, mes belles années, je les ai enterrées auprès de vous, je les ai
comptées, je les ai mastiquées et recomptées pour fabriquer des souvenirs.

Ma vie d’autrefois ne racontait rien d’important. En Orient, avant cette plongée dans votre
histoire, votre civilisation, ma vie n’avait pas d’autre forme que la prison, l’angoisse et les
pleurs.

En 1975, mon bateau a jeté l’ancre dans les gencives de votre ville, de vos rues. Avec vos
chiens, vos poètes, vos écrivains, vos artistes et vous-même, ma vie prenait l’apparence du
rêve. J’ai alors tellement dissipé de joies sur les murs de Paris, sur vous, sur votre nuit et sur
vos matins.

Je ne voulais rien perdre. Donner sans compter, mais ne rien gaspiller, tout consommer pour
vivre l’instant. Durant ma convalescence, après Bagdad, pour m’habituer à l’absence de la mère, j’écrivais des poèmes.

J’ai suivi les chemins fébriles de toutes ces années, grêle de froid qui s’écrase en sanglots
amers. Tous ces sanglots de vos histoires s’écoulaient en moi avec sécheresse.

Tout le marbre des monuments, figurines, statuettes, effigies, bustes babyloniens, mes nuits,
mes fleuves et mes appels à la souveraineté ont été dérobés de mon corps au grand souk de
l’Orient, par Napoléon-Saddam.

Dans mon pays natal, on allait à la mosquée, on se mettait en rang devant Allah et on disait
bonjour à la mère de celui qu’on avait exécuté la veille à mains nues. On nourrissait les
mensonges, on faisait le ramadan le jour et on se saoulait le soir. Les discours autour du livre
saint étaient raffinés. La nourriture l’était aussi. Les morts et les victimes avaient la couleur du
sable de l’Orient.

On y était les champions innommables de la conjugaison du verbe tuer : Je tue, tu tues, il (elle)
tue, nous tuons, vous tuez, ils (elles) tuent. On avait inventé le zéro à seule fin de
comptabiliser tous les morts. Nous sommes les champions dans notre manière de faire nos
choix entre nos cadavres et ceux des autres.

Je vous appelle de très loin, de mon cimetière et de ces morts pour rien. Je vous écris de mes
champs de victimes, de ce silence amer, de la lâcheté de tous les dieux des hommes.
Le mal de vivre loin des miens m’affole. Je n’ai pas grand-chose pour menacer ma nuit, ni
inquiéter ma tumeur en pleine obscurité, sinon prononcer le nom de la lumière des steppes à
haute voix :

Madinat Al-Salam, Bagdad mon amour
je suis heureux que le boucher de tes enfants, Saddam soit mort

Oh ! Malheur de ma mère, dis-moi quel bourreau sera le suivant...

Dans ma chambre, l’autre soir, j’ai souri à un aigle venu me couver de ses ailes déployées,
comme un nuage noir sur un jardin d’hiver. Ma nuit est toujours la même, moi, le silence et
cette idée de posséder le jour.

Extraits de Bagdad mon amour (suivi de) Bagdad à ciel ouvert, Editions du Cygne, Paris, 2024

Présentation de l’auteur




Steve-Wilifrid Mounguengui, Cahiers d’adieu à la mélancolie

Regarde par où je vais 
Tous ces territoires et ces rivières 
De la Lozère à l'Aveyron 
Des berges de la Rimeize aux gorges de la Jonte
Tant de ciel et de terre
J'ai planté ma tente au bord du Tarn
Le canyon a drainé le chant de la rivière 

 

La rumeur de mes propres pas empoigne le vide des pensées. J’avance et les heures sur la route
me reviennent. Elles charrient nos silences. Les plans sur la comète. Toi et moi faisant et
refaisant le monde. Il y a des choses qui naissent de la lumière, entre les lignes, la clarté espérée.
Les odeurs de la forêt réveillent une ivresse qui remonte à l’enfance. L’odeur du sapin est
une douce chanson. Les odeurs et les parfums suffisent pour recomposer la prose d’une vie. Toi
aussi, il te suffit d’une odeur pour retrouver le paysage de ton pays d’enfance, l’atelier de ton
père, ses gestes sur le bois, ses mains dans ta chevelure, sa voix apaisante. Je ne songe plus au
passé. J'oublie et ne garde que l'essentiel, dans cette présence qui puise en elle-même, dans cette
transparence absolue du moment. Je perçois tout avec une étrange acuité, mon corps, les
battements de mon cœur. Tout ce qui, en cet instant même, me relie au vivant. Je suis vivant.
C’est un peu plus que le cogito mutilé de Descartes. Je ne suis pas emmuré dans ma tour d'ivoire,
encore moins réductible à un esprit insulaire. Je suis aussi un corps qui respire, sent et ressent
le monde autour et en moi. Un être relié aux hêtres, aux saules, à la pierre, à tout ce qui respire,
au pouls indéchiffrable du minéral que seuls perçoivent ceux qui façonnent la pierre. Un être
vivant, car vivre c’est être fondamentalement relié à tout ce qui est, même au minéral.

Tu me traverses
Comme une ombre
Comète lancée dans l'espace 
Visage fugace aux confins de l’éternité

 

Il nous suffisait la mer, le vent après le sillon de la route. Un éclat de liberté ou peut-être
d'amour. Un élan au bout des lèvres. Et tes yeux comme autant de voyages, de méandres sur
l'océan. Il suffisait d’un rien, d'un regard profond dans l'abandon d'une nuit, de ta respiration et
des pulsations brûlantes du désir. 

J'ai su que tu ne renoncerais pas dans le tremblement de tes mains, dans la lumière matinale du
Morvan, dans la brume du Pays d'Ouche, quand la rivière est une blessure d'argent dans la
vallée. Tu m'es devenue souffle, luciole dans le bord des nuits, prière entre deux trains. Ne
respirant qu'à l'abordage des quais où je devinais ta silhouette. Entre tes seins, je sentais enfin
battre le pouls du monde.

Il suffisait que tu sois entre la mer et moi, tout près du ciel. Souviens-toi les goélands sur la
façade blanche de la roche à Tréport ou quelque part au Pays de Caux. Tu étais déjà toi, le songe
et le mirage, promesse d'oasis, rêve de sable, indéfectible amour. Ton corps enroulé autour de
mon corps et mes doigts allaient se perdre dans ta chevelure où se brisait en éclats d’or la
lumière du soleil des fins d'après-midi.

 

Écrire
Saisir l'éclaircie
Entrer dans le royaume
Ma mémoire un miroir sans tain

 

J'ai écrit, souvent des fragments. Quelle langue sinon celle du poème pour accueillir la dérive.
Quelle langue pour abriter la nuit. Je fais l’inventaire des paysages, des odeurs, des couleurs.
Une vie entière à cartographier l'absence, à dessiner les contours du pays d’enfance.
Une vie à rassembler les morceaux d’un chant, d’un visage, d’un pays qui se refuse à franchir
le seuil du songe. Je suis le fils des femmes qui dansaient, qui chantaient en entrant dans la
rivière. Et je porte ici la rumeur d’un pays qui s’éloigne et qui vit au fond de moi.

 

Nos chemins nous ont dispersés comme des étoiles jetées dans le ciel infini. Je songe à toi, à
ton visage enfoui dans le ciel. Ton ombre derrière les brumes porte l’épaisseur des absences.
Cette nuance de lumière qui n’appartient qu’à toi. Je la dessine entre les signes, les lignes, les
pages. Lumière basse qui porte ta voix, ton sourire perlé à la lisière de ma vie, pareil aux
éoliennes dans le lointain d’une nuit. Tu me reviens, traversant les forêts de silence,
écho inlassable. 

Je jette sur nos sillons des poignées de ciel
Lui seul peut faire mûrir des étoiles pour éclairer nos vies déracinées
Émerveille-toi de l’étincelle mon amour
Elle est l’enfance de la flamme qui éclaire une vie
Émerveille-toi de nos éternités brèves

 

Aucun deuil ne te prépare au deuil. Oser ouvrir la porte et s’en aller vers aucun lieu. Partir
simplement, s’abandonner au temps et au chemin. Ce qu’il reste de lumière, derrière les
silhouettes de l’aube, est une chanson.

Il grêle sur nos années. Saisons d’orage, mer désertée. Navires échoués sur le rivage. Toi aussi
tu scrutes les horizons lointains et tu espères derrière chaque mirage.

N’oublie pas mon amour. Ne m’oublie pas même si le temps s’allonge quand il neige sur nos
belles années. Le lierre s’enroule sur l’infini. Nos citadelles en lambeaux s’agitent au vent qui
tremble. 

Ta nuit est semblable à la mienne. Je me tiens entre la noirceur des limbes et les rives de
l’abîme. J’écris cet exil, encore cet exil. Des cloches aboient, émaillent le silence. Elles
viennent de l’évanescence des jours.

 

Présentation de l’auteur




Une maison pour la Poésie 4 : La Péninsule — Maison de Poésie en Cotentin : entretien avec Adeline Miermont Giustinati

La Péninsule-Maison de poésie en Cotentin a été créée en 2022 sous l'impulsion d'Adeline Miermont Giustinati et de la Factorie-Maison de poésie en Normandie (Val-de-Reuil), unique structure de ce type sur le plan régional jusque là. C'est dire que ce lieu a été accueilli avec bonheur sur le territoire « bas-normand ».

Une orientation très contemporaine et féministe (tournée vers le matrimoine et les écritures de femmes) a été décidée, ainsi qu'une volonté de mettre en valeur la création sonore, la performance et les croisements avec d'autres pratiques artistiques. 

Journées Européennes du Patrimoine, lectures, soirées, ateliers d'écriture pour enfants et adultes, podcast, sont un échantillon des domaines mis en avant par cette Maison inventive et riche.

Adeline Miermont Giustinati, maîtresse d'œuvre, a répondu à nos questions.

Chère Adeline, peux-tu nous parler de la Maison de poésie du Cotentin, et de l’association qui porte cette belle entité ? Quelles sont les actions que tu mènes ?
La Péninsule-Maison de poésie en Cotentin a été créée en 2022 sous mon impulsion et celle de la Factorie-Maison de poésie en Normandie, située à Val-de-Reuil, dans l'Eure. Nous avons commencé une activité sans « maison » à proprement parler, en s'associant à divers lieux culturels de Cherbourg. Le premier événement a eu lieu en janvier 2022, avec une soirée organisée dans le cadre du festival « Les Poètes n'hibernent pas », et une lecture-concert de Laure Gauthier (devenue marraine de la Péninsule) et Olivier Mellano. J'ai continué de mener une activité en proposant des ateliers d'écriture et de découverte de la poésie actuelle réguliers et en organisant des lectures-rencontres à des moments-clés de l'année : Les Poètes n'hibernent pas, le Printemps des poètes, le 8 mars-Journée de lutte pour les droits des femmes, les Jounées du Patrimoine et du Matrimoine. J'en profite pour préciser avoir donné une couleur féministe à la Péninsule, c'était quelque chose de très important pour moi.

Adeline Miermont Giustinati.

Depuis l'été dernier, l'association s'est implantée dans une friche d'artistes, située dans un ancien hangar de construction de bateaux, sur les quais de Cherbourg, où je jouis d'un atelier partagé pour travailler ainsi que d'espaces communs pour les ateliers d'écriture et les événements. Ce lieu s'appelle La Cherche, et j'y trouve une belle énergie, un esprit collégial et multidisciplinaire. Par ailleurs, en janvier dernier, j'ai accueilli ma première poète en résidence, en la personne de Nat Yot, en partenariat avec la Factorie. Enfin, j'ai créé un podcast, L'Oreille de la Péninsule, hébergé par Arte Radio, où je diffuse des interviews et des poèmes sonores que l'on m'envoie. Le prochain sera d'ailleurs diffusé le dimanche 10 mars, à 21h, avec beaucoup de textes d'auteurices talentueux.se.s, sur le thème de la « nuit ».
Pourquoi une association, qu’est-ce que l’entité associative apporte ?
C'était la meilleure façon pour moi de démarrer une activité, d'avoir un statut, simplement, sans lourdeurs administratives, et sans investissement particulier. Le côté collégial,  participatif, était aussi une valeur essentielle pour moi, cela me paraissait évident, et cela permet à toutes les personnes qui souhaitent s'impliquer, de près ou de loin, à la structure, de l'intégrer et de la quitter, très simplement et librement. Il est également possible d'obtenir des aides, des financements publics, avec le statut associatif, afin de continuer l'activité et surtout de la développer. C'est une donnée essentielle.
Comment vit ton association, et est-ce facile, en ce moment ?
Non ce n'est vraiment pas facile, j'ai l'impression que ça ne l'est pour personne, particulièrement dans le domaine culturel, et encore moins pour la poésie, qui est au bout du bout de la chaine... J'ai fait beaucoup de demandes de subventions à l'automne dernier, et suis en attente de reponses. Je ne me fais pas trop d'illusion car La Péninsule est une jeune structure et, hormis les ateliers d'écriture, elle n'a pas une activité régulière, tout au long de l'année. Je m'investis au maximum mais j'ai d'autres activités, notamment pour gagner ma vie, ainsi qu'une famille, j'espère agrandir l'association afin de constituer une vraie équipe. Cela fonctionne malgré tout jusqu'à présent, lentement mais sûrement, grâce aux adhésions, aux dons, au produit des ateliers, et à la confiance renouvelée de la Factorie et des lieux où l'on organise des événements (La Bouée, l'Autre lieu, la Cherche) et qui nous font souvent profiter de leur matériel, de leurs bénévoles. Ce n'est pas négligeable.
C'est comme cela que l'on tient et que l'on avance, grâce à la solidarité inter-associatives et aux énergies mises en commun. Je crois beaucoup en ça. Je trouve que c'est un fonctionnement assez sain, même si on galère... Mais comme le dit la devise de La Cherche : « Tout seul on galère, ensemble on galère mieux !
Quelle est votre programmation pour le Printemps des poètes ?
L'an dernier j'avais animé des ateliers d'écriture tout au long du mois de mars, sur le thème « frontières » et invité la poète-slameuse Rouge Feu pour une performance dans le cadre du Printemps des poètes et du 8 mars et festival cherbourgeois « Femmes dans la ville ». Par manque de fonds, je n'invite pas d'auteurice cette année, mais il y aura des ateliers avec un podcast à la clé des textes produits, sur le thème « grâce à ». Les participants seront invités à écrire des textes rendant hommage à une personne, un.e poète, un.e artiste, qui l'a marqué.e dans sa vie. 
C'est la façon que j'ai trouvée, malgré tout, pour participer à ce Printemps, dont je trouvais le thème assez peu inspirant. Finalement, c'est un événement auquel j'adhère assez peu, que je trouve à côté de la plaque, très « parisiano-centré », même s'il permet à beaucoup de poètes de mener des actions (et ça, ça reste essentiel). Je privilégie, avec la Péninsule, le festival « les Poètes n'hibernent pas », le 8 mars et les Journées du Patrimoine et du Matrimoine. Nous allons également participer au festival de musique de chambre « La Hague en musique » cet été, avec des lectures de poétesses, toutes époques confondues, en mettant l'accent sur des autrices oubliées. Et en 2025, la Péninsule devrait aussi s'associer au festival « Poesia », organisé là aussi par la Factorie.
Est-ce que le Printemps des poètes offre une visibilité à la poésie et à vos programmations ?
Je pense que c'est effectivement une belle vitrine pour la poésie contemporaine, avec la possibilité aux auteurices actuel.le.s de travailler avec les médiathèques, les écoles, les maisons de poésie, les théâtres..., avec un budget annuel dédié à ces manifestations. Cela permet aux poètes et à la poésie d'exister. Mais il n'y a pas que le Printemps des poètes, beaucoup d'inititatives sont menées tout au long de l'année par tous les acteurs de ce milieu fragile mais extrèmement dynamique. Citons bien sûr le Marché de la poésie à Paris, le festival Voix Vives en Méditerrannée à Sète, pour les plus connus, mais également Midi Minuit à Nantes, Poema à Nancy, Poésie et davantage à Alençon, Les Poètes n'hibernent pas en Normandie, le Marché de la poésie de Lille, Traces de poètes à l'Isles-sur-la-Sorgue, Et Dire et Ouïssance près de Rennes, et beaucoup d'autres car il y en a énormément. Mais pour revenir au Printemps des poètes, je pense qu'un mouvement de mutation et de refondation de cet événement est nécessaire, un mouvement dans ce sens à pris forme le mois dernier suite à la tribune signées par 1 200 poètes et acteurs littéraires contre la nomination de Sylvain Tesson comme parrain de la manifestation 2024. Beaucoup de voix se sont élevées, j'ai personnellement et avec la Péninsule, signé cette tribune et pris part au débat. Je pense que tout ce mouvement est très sain, cela a permis aux auteurices de s'exprimer, d'exister sur la scène littéraire et médiatique, de réfléchir sur la place du poète aujourd'hui et même de se positionner dans la sphère politique.

Des projets ?
Il s'agit essentiellement de continuer les partenariats existants et de réitérer des manifestations que nous avons déjà organisées comme les Poètes n'hibernent pas, le 8 mars, la soirée Matrimoine en septembre. Comme nouveaux projets dans les tuyaux, il y a cette participation à « La Hague en musique », cet été, ainsi que la participation de la Péninsule au festival Poesia en 2025, toujours avec la Factorie. Par ailleurs, j'aimerais continuer l'accueil d'auteurices en résidence à Cherbourg, comme je l'ai fait en janvier dernier, mais aussi à un autre moment de l'année, dans le Cotentin au bord de la mer. C'est un projet en cours, pour 2025, que je travaille avec le poète Eric Chassefière, qui a rejoint l'association, avec sa femme l'artiste Catherine Bruneau, tous les deux sont basés à Montpellier mais ont un ancrage dans le Cotentin, dont ils sont tombés amoureux il y a bien longtemps. Enfin, je vais continuer de créer des podcasts pour mettre à l'honneur la poésie sonore, les ateliers à la Cherche, mais aussi dans les écoles, les prisons et les hôpitaux, et organiser quelques scènes ouvertes et des projections de vidéopoème. Tout ça est, je l'avoue, assez ambitieux, en parallèle de mes activités de rédactrice-relectrice à mon compte et d'autrice. Je serais tout à fait heureuse si je réalise la moitié de ces objectifs !
Merci Adeline ! 

Présentation de l’auteur




ANIMAL — POÉSIE D’AUJOURD’HUI | HIVER 2023

La revue Animal "sort de sa tanière deux fois par an. Un numéro de printemps sous format numérique, sur www.revue-animal.com, avec 6 auteur·es de l’écrit et un·e artiste visuel·le. Un numéro pour l’hiver, sur papier, où les auteur·es du printemps sont rejoint·es par sept autres."

Un format papier, A3, donc, pour ce numéro d'Hiver 2023, conséquent, lourd au poids et grâce à un sommaire qui pèse : Noms et contributions se succèdent sur ces larges feuillets habités par une typographie sobre et lisible, et des pages noires et blanches pour ponctuer le tout, pour le plus grand bonheur du lecteur qui tient d'abord un très beau volume en main, et a envie de le regarder avant de le lire, de découvrir les contributions et les de Denis Laget imprimées en couleur sur papier brillant.

Le numéro de Printemps succède au numéro d'hiver, qui est à découvrir en première partie, avec Ivar Ch’Vavar, LE PARFOND DE LA DAME EN NOIR, Denis Laget, ASPHODÈLES ET COMPAGNIE, Vincent Tholomé, L’EXISTENCE cahier central, Emmanuel Laugier, CIRCLE Anita J. Laulla D’ABORD LA NUIT PUIS LA NUIT, Véronique Pittolo, HÉROS ET ANIMAUX IMPATIENTS, et Laura Tirandaz, J’ÉTAIS DANS LA FOULE.

C'est dire ! 

Une revue est un lieu de rencontres,
une cabane aux portes et fenêtres ouvertes
sur les mondes qui peuplent le monde.

Pas de chapelle ici, ni élevage en batteries, mais du souffle, des pattes et des poils, des forêts, des collines et des plaines à perte de vue.

 

Animal n° 3, Hiver 2023, 219x300, https://www.revue-animal.com/

Un abonnement à 45 euros pour deux numéros, un numéro unique à 25 euros, et un Comité de lecture riche et réactif, Franck Doyen, Sandrine Gironde,, Jean-Marc Bourg, Mathieu Olmedo, équipe qui veille à ce que les numéros soient distribués en librairie, et à ce que le site internet de la revue soit en entière complémentarité avec le volume papier.

Edité par l'association Lettres verticales, soutenue par le CNL, La DRAC Grand Est et la Région Grand Est, on ne peut que souhaiter que cette aventure continue longtemps ! 




Revue A L’Index n°48

Un premier numéro paru en 1999, point de départ d'une longue et belle histoire, pour cette revue au format généreux, et aux contenus non moins prodigue. 48 volumes donc, de pages qui mêlent prose et poésie, même si à l'origine ce périodique ne proposait que de la poésie. Un chemin dont nous ne pouvons que nous féliciter, car les découvertes sont nombreuses, variées, riches. 

La particularité d'À L’Index est qu'elle travaille en lien avec des dessinateurs et illustrateurs, et surtout qu'elle se présente sous forme d'anthologie,  qu'elle consacre à intervalles réguliers des numéros à un auteur qu’elle choisit, des numéros qui s'inscrivent dans le série Empreintes, et qu'elle publie une fois par an, des titres de poésie en bilingue.
C'est dire la prolixité de cet espace d'écrits, qui montre combien partager, ouvrir, offrir, la littérature, est essentiel. 

Pour ce volume n°48, le sommaire se déroule après un édito du Directeur de Publication Au doigt & à l’œil  par Jean-Claude Tardif, des textes inédits de Jean-Pierre Chérès, Luis Porquet, Paola Bonetti, des traductions : Laurence Fosse, Dominique Masson, Alexandre Zotos, et bien d'autres, des textes en prose et des poèmes de Gérard Trougnou, Michaël Gluck, Parviz Khazraï, Françoise Canter, Florentine Rey, Raymond Farina... 

Un volume dans le volume, Jeu de Paumes - Petite anthologie portative servi par Sahar Ararat - Patrick Beaucamps - Éric Chassefière - Guy Girard - Hubert Le Boisselier - Gérard Le Gouic - Philippe Martinez - Roland Nadaus - Claude Serreau – Claude Vancour.

Des nouvelles, avec L'accident de mémoire de hérisson, de Jean-Claude Tardif et Là-bas, en bas, tout en bas de Christian Jordy, des Notes éparses de Philippe Beurel

On en peut pas dire que l'on s'ennuie, on ne peut pas dire non plus que le Comité de rédaction cède à la facilité, car la somme de travail est remarquable, et le résultat époustouflant. 

A avoir près de soi pour de nombreuses soirée, et y revenir !




DOC(K)S, la Revue : Entretien avec François M.

C’est en 1976 que DOC(K)S paraît pour la première fois, orchestrée par Julien Blaine qui en assume la direction et l’édition jusqu’en 1989.  Julien Blaine choisit de transmettre la publication de DOC(K)S et propose la direction et responsabilité éditoriale en 1990 à Akenaton (P. Castellin, J. Torregrossa) groupe de poètes basés à Ajaccio et engagé depuis le milieu des années 1980 dans une démarche intermedia. Depuis le décès de P. Castellin  en octobre 2021, François M. du collectif Poésie is not dead en reprend la destinée avec son acolyte Xavier Dandoy de Casabianca des éditions Eoliennes basées à Bastia. Il a accepté de répondre à nos questions. 

François, peux-tu évoquer la revue Doc(k)s ? Sa date, et la raison de sa création ? Sa vocation ?
Doc(k)s est une revue unique et singulière dans l’univers de la Poésie Contemporaine. C’est un laboratoire expérimental des langages poétiques. Elle est aujourd’hui la plus ancienne et la dernière revue internationale de poésie vivante qui mixe les différentes formes de Poésies Expérimentales : Poésies Concrète, Visuelle, Sonore, Action/Performance et Numérique. Doc(k)s se situe auprès des Avant-Gardes du XXième siècle (Futurisme, Dadaïsme, Surréalisme, Situationnisme, Lettrisme, Fluxus, etc).

Créée à Marseille par le poète Julien Blaine en 1976, elle s’ancre dans le territoire Corse depuis plus de 30 ans avec la reprise à Ajaccio par le groupe intermédia Akenaton (Philippe Castellin et Jean Torregrosa) en 1990 et, désormais depuis 2022, à Bastia par les Editions Eoliennes en collaboration avec le collectif Poésie is not dead basé à Paris.

François Massut, "apothicaire et herboriste de Poêsies Expérimentales", nous présente le collectif protéiforme Poésie is not dead, l'histoire de la revue de langages poétiques Doc(k)s, et la soirée po(l)étique qui les réunit au Générateur le samedi 25 novembre 2023 : DOC(K)S NEVER DIES. Un rendez-vous aux multiples formats où alterneront poésies vivantes, performances, lectures-actions. Une occasion pour Poésie is not dead de présenter le premier numéro de la 5ème série de la revue Doc(k)s, revue dédiée aux langages poétiques. Avec les Poètes-Artistes : Julien Blaine (créateur de la revue), Joël Hubaut, Aziyadé Baudoin-Talec, SNG Natacha Guiller, Yoann Sarrat, Martin Bakero. Poésie is definitely not dead ! Musique : DJ Reine - Disto Wow

Tu as repris cette revue. Comment et pourquoi ?
Je connaissais bien Philippe et Jean que j’avais rencontrés il y a plusieurs années à Ajaccio et que j’avais invités à plusieurs événements à Paris et à Charleville-Mézières notamment pour une rétrospective de Doc(k)s en 2018 au Musée Arthur Rimbaud. J’avais aussi participé à plusieurs numéros de la revue alors que je ne publie quasiment rien de mon travail personnel mais l’univers de Doc(k)s dans l’écosystème poétique m’a tout de suite plu.
Après le décès de Philippe Castellin en octobre 2021, la question de la continuité de Doc(k)s s’est posée.  Il y a des propositions qu’on ne peut pas refuser. Jean et Julien m’ont proposé de les rejoindre en février 2022 à Ventabren chez Julien et c’est à l’occasion de ce week-end qu’ils m’ont fait cette proposition. J’ai accepté tout de suite en leur mentionnant que je souhaitais travailler en duo et j’ai tout de suite penser à Xavier Dandoy de Casabianca, poète visuel mais aussi éditeur en Corse qui a créé la maison d’éditions Eoliennes basée à Bastia. Il était fondamental que la revue reste ancrée en Corse et de pouvoir travailler en duo. On est plus intelligent collectivement que seul.

Comptes-tu continuer sur la même ligne éditoriale ? Qu’y aurait-il de nouveau ?
Oui dans la continuité tout y apportant des innovations. L’aspect international est fondamental et qu’il faut continuer à développer, tout en découvrant les nouvelles voies/voix de la poésie tant en France qu’à l’étranger.  Ce mix entre les poètes/poétesses d’ici et d’ailleurs est une vraie richesse.
Nous voulons continuer aussi avec Xavier l’aspect intermédia / multimédia en intégrant désormais une carte USB (les anciens numéros avaient un DVD et CD depuis le milieu des années 90, Doc(k)s a été la première revue internationale et est la seule revue aujourd’hui au monde qui intègre ce support physique multimédia) pour les œuvres de poésie sonore, poèmes numériques, poèmes actions / performatifs et vidéos-poèmes.
Il y aura toujours une partie « Open » où nous recevons les recherches / expérimentations en cours ainsi qu’un dossier dédié à un « mouvement » ou « groupe » ou à « un pays » de poètes / poétesses contemporains ou uniquement à une poétesse / poète. Pour l’édition 2024, nous avons une partie « Open », un dossier dédié au mouvement international « Language is a virus » qui s’est développé durant la crise de la Covid 19, et un dossier spécial Akenaton. En 2025, je sais déjà qu’il y aura un dossier spécial autour de l’œuvre de Michèle Métail et un autre dédié à un poète étranger.
Enfin, Xavier a souhaité, et je trouve que c’est une excellente idée, d’ajouter une section dédiée à la typographie également, ce qui est une nouveauté dans la vie de Doc(k)s qui fêtera ses 50 ans en 2026 !!!!

Que penses-tu du paysage des périodiques aujourd’hui ?
Le paysage est très actif, et je suis toujours surpris aujourd’hui de l’énergie et de la vitalité des revues de poésie.
Les partisans des causes perdues sont les vrais invincibles.
Comment sont-elles distribuées, et d’ailleurs le sont-elles ? N’est-ce pas trop difficile de perdurer ?
Elles sont distribuées via des abonnements mais également lors d’événements spécialisés : salon de la revue (Paris, Marseille), Marchés de la poésie (Paris, Bruxelles, Lille) et de soirées ad hoc dans des librairies ou autres espaces officiels ou alternatifs.
C’est très difficile de perdurer pour des raisons économiques, Doc(k)s par exemple n’est plus soutenu par le CNL alors que réaliser une revue en 2024 de 500 pages en couleurs avec un support physique (carte USB) est un réel défi et une folie mais c’est une nécessité.
L’autre complexité est de garder son énergie car cela en prend beaucoup.

Présentation de l’auteur




IN PRINCIPIO ERAT VERBUM. UKRAINE : LA POÉSIE EN GUERRE

Ces textes sont tirés d'une anthologie bilingue, IN PRINCIPIO ERAT VERBUM. UKRAINE : LA POÉSIE EN GUERRE. Anthologie bilingue Ukrainien-Français / sous la rédaction de Volodymyr Tymtchouk (rédacteur en chef), avec Marie-France Clerc, Veronica Halytchyna, Tetiana Katchanovska, Olena O’Lear, illustré par Volodymyr Stassenko. Ils nous ont été confiés par Viktoriya Matyusha, interprète et directrice d'agence littéraire ukrainienne réfugiée à paris avec ses quatre enfants. Son mari, Pavlo Matyusha, auteur et homme d'affaires, a décidé de rejoindre l'Ukraine pour se battre. A cette heure il repart à la guerre...

IN PRINCIPIO ERAT VERBUM. UKRAINE : LA POÉSIE EN GUERRE. Anthologie bilingue Ukrainien-Français / sous la rédaction de Volodymyr Tymtchouk, illustration par Volodymyr Stassenko. Lviv : Editions Astrolabe, 2024. 400 p., 

Volodymyr Tymtchouk
Des changements…

 

Elia a tout changé

A plusieurs reprises

En quittant Odessa pour Kyiv
En abandonnant le russe pour l’ukrainien
En laissant son violon pour un salon de massage
Sans compter son coiffeur, son styliste et son nutritionniste

Et quand, depuis son balcon dans Obologne1, on a vu, à l’œil nu, des Grad déployés
sur la tête de pont de Lioutij lancer des roquettes en direction du terminus des Héros du Dnipro

Elia a tout changé

De nouveau

En quittant le métro pour un train d’évacuation
En abandonnant son parler pour un discours intensif en délire
En laissant son violon de famille pour une valise grise
qui abrite à peine quelques peignes, quelques jolies petites robes toutes neuves ou tout comme et un livre de recettes

Seuls quatre sphynx en leur premier voyage ne changent pas d’habitudes et réclament à coups de miaou leur pitance et d’aller aux WC inaccessibles par le couloir encombré d’un wagon à compartiments.

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Point unique
Cette fois leur voyage n’est pas un aller simple : des forêts de plaisance autour de Pouchtcha-Vodytsia seront l’ultime demeure du RuSSe
— Rechargez, mes frères !

Lviv
7 mars 2022, 13h40–14h05
Traduit par Tetiana Katchanovska, relu et corrigé par Marie-France Clerc

 

1Obologne est un quartier résidentiel du nord de Kyïv. Lioutij (tête de pont de) est situé sur la rive droite du Dnipro, au nord de Kyïv. Ce lieu hautement symbolique pour les Ukrainiens évoque les héros du Dnipro qui y percèrent les défenses allemandes à l’automne 1943. Pouchtcha-Vodytsia est un quartier et une station forestière au nord-ouest de Kyïv.

∗∗∗

Pavlo Matioucha

 

ma maison est désormais un souvenir
j’y reviens après avoir erré à travers la guerre
des femmes à bras nus
y viennent
et pétrissent la pâte
pour le pain parfumé

des enfants y viennent
avec leurs parents
qui ne se sont pas encore fait tirer dessus à Boutcha
à cinq mètres de distance
et qui ne respirent pas encore par un tube
au 17ème hôpital
comme leurs poumons
n’ont pas encore été perforés par des balles
et leurs os pelviens
n’ont pas été écrasés

tu viens aussi de temps en temps
je peux sentir ton arôme
et je peux voir tes coups d’œil
plonger dans mes pupilles

dans mes souvenirs un robinet ne coule pas
le sang ne coule pas
une alerte vibrante du portable ne pleure point
jusqu’à la mort de la batterie
parce que l’appel est répondu
je prends une douche et aucun cri
ne s’égoutte du pommeau

dans mes souvenirs
des sacs de sable bouchent mes oreilles
des tapis épais barricadent mes yeux
une défense complète
de la réalité

dans mes souvenirs il n’y a pas de guerre
je ne veux pas une maison de souvenirs
je veux le feu de guérison

 

13 mars 2022, 11h30
Auto-traduit par Pavlo Matioucha, relu et corrigé par Jean-Philippe Tabet

∗∗∗

Tetiana Vlassova

  

Le vingt-quatre février, c’était hier.
Depuis ce temps-là, je ne me souviens de rien.
Et bien que je tremble toujours à l’aurore —
Je ne me souviens de rien. Je ne me souviens de rien.

J’ai oublié ce que c’est de guetter la sirène.
Courir à l’abri devant ceux qui courent devant moi par dizaines.
Regarder l’enfance se changer en vieillesse.
Tout cela, par bonheur, ne m’a pas marqué.

Des missiles et des bombes — pas dans les films mais tout près, soudain.
Les premières maisons brisées et les premières pertes sans fin.
Je ne me souviens plus de ce qu’il y avait là: la peur ou bien la fermeté.
Je ne me souviens plus combien de temps on pleurait et pour quoi on priait.

Je ne me souviens plus combien le ciel était clair à cause des explosions et des incendies.
Je ne me souviens plus combien on avait peur et comment on partait sans envie.
Non plus des chars aux inscriptions sataniques roulant à travers les villages.
Je ne me souviens plus de rien sauf de la haine et de la rage.

La rage, la haine, parfois l’angoisse.
Ce n’est qu’au jour de la victoire que ma mémoire reviendra à sa place.
Lorsque tous ceux qui sont partis rentreront chez eux —
Leur mémoire reviendra et le fera peu à peu.

Lorsque toutes les choses maudites et horribles resteront dans le passé —
Je n’oublierai aucune nuit, aucune minute passée.
Je n’oublierai aucun coup de fusil, aucune mort.
Ma mémoire rentrera d’un pas ferme et fort.

Ma mémoire absorbera tout ce qui s’est passé.
Je n’oublierai aucun enfant, tué ou blessé.
Tandis que nos villes se mettront à renaître de leurs cendres,
je n’oublierai aucun cri, aucun regard.

Je n’oublierai aucune journée de ce printemps.
Je n’oublierai aucune journée de cette guerre.
Le vingt-quatre février s’est passé hier.
Depuis ce matin-là, je n’oublie rien.

 

Kyїv
14 mars 2022, 21h36
Traduit par Veronica Halytchyna, relu et corrigé par Inha Yatsenko, Jérôme Constantin

∗∗∗

 

 

 

Viktoriya Matyusha est interprète de conférence. Elle a créé en 2019 l’agence littéraire OVO, qui représente des auteurs de littérature contemporaine ukrainienne.

Installée avec ses enfants à Paris depuis le début de la guerre, elle est depuis également interprète auprès des institutions de l’Union européenne.

Volodymyr Tymtchouk

43 ans, Lviv.
Officier des Forces Armées Ukrainiennes, pédagogue, homme de lettres.
J’ai organisé la Journée mondiale de la poésie pour l’Ukraine.
Prix Bohdan-Khmelnytsky, et plus.
La poésie devient le mot et la Parole.
Avec l’Ukraine nous créons un nouveau monde.

Pavlo Matioucha

38 ans, Kyïv.
Écrivain, traducteur, financier.
Officier mobilisé des Forces Armées Ukrainiennes (FAU).
Je soutiens les personnes autour de moi et les FAU.
La poésie multiplie par millions les émotions d’un seul.
L’Ukraine est la protectrice du monde libre !

Tetiana Vlassova

Kyïv.
Poétesse, chanteuse, soliste du groupe VLASNA, fondatrice de l’agence RP « Move in Movie ».
Je lutte sur le front d’information et le front créatif, je fais du bénévolat.
La poésie n’est pas seulement fonctionnelle ; elle a aussi une grande responsabilité, car en période d’émotion intense, la poésie doit la reproduire avec précision, empathie, sincérité.
Je voudrais transmettre la vérité. Sur le monde entier et sur chaque personne.

 

Marie-France Clerc

78 ans, La Cadière d’Azur, France.
Écriture, lecture, famille, amis.
Cinq Zinnias pour mon inconnu, 2016 ; Silences en forêt, 2018 ; Un possible voyage, 2020.
La guerre a réveillé mon passé familial : des barbares sont de retour !
La poésie aide à rester vivant ; partage des valeurs ; témoigne ; donne de l’espoir.
Des Ukrainiens meurent pour votre Liberté!

 

Jérôme Constantin

36 ans, région parisienne.
Professeur de lettres qui a travaillé plusieurs années en Ukraine.
La guerre en Ukraine m’a choqué au point que je suis parti là-bas pour aider.
La poésie permet d’exprimer l’indicible de la guerre.
Mon message au monde : les démocraties occidentales doivent de toute urgence intervenir militairement en Ukraine.

 

Veronica Halytchyna

23 ans, Boutcha, oblast de Kyïv.
Traductrice, musicienne.
J’ai ressenti de l’espoir. J’ai passé une semaine au sous-sol, et j’ai dû fuir mon foyer pour la deuxième fois, cette fois-ci pour arriver à Transcarpathie.
Concours de traduction littéraire de l’Université nationale Petro Mohyla en hommage à M. Vinhranovsky, nominations « Poésie » et « Prose » (français).
La poésie crée du sens.
Cette guerre est importante non seulement pour l’Ukraine, mais pour le monde entier.

 

Tetiana Katchanovska

51 ans, Kyïv.
Тraductologue, enseignante-chercheuse au Département de théorie et de pratique de la traduction des langues romanes M. Zerov, Université nationale Taras Chevtchenko de Kyïv ; membre du Bureau de l’Association des professeurs de français d’Ukraine.
J’essaie de contribuer de mon mieux à la victoire de l’Ukraine et du monde libre.
La poésie s’oppose aux monstruosités esthétiques et idéologiques.
Poutine doit être traduit devant la Cour de La Haye.

 

Jean-Philippe Tabet

65 ans, Ottawa, Canada.
Formateur professionnel certifié.
Notre humanité n’est jamais acquise.
La poésie nous redonne notre humanité.
N’ayons pas peur !

Inha Yatsenko

Kharkiv.
Enseignante à l’Université nationale Vassyl Karazin de Kharkiv et à l’Alliance française de Kharkiv.
Chevalier des Palmes académiques.

 

 




Iryna Beschet­nova, l’Ukraine, encore…

Réfugiée en France, Iryna Beschet­nova est née à Khar­kiv, en Ukraine, où elle a travaillé en tant que Respon­sable Litté­ra­ture et Drama­tur­gie au Théâtre Jeune Public, et en tant que comé­dienne et metteuse en scène aux théâtres indé­pen­dants. Etudiante en Master à l’Aca­dé­mie de la culture d’État de Khar­kiv, pour la spécia­lité Arts de la Scène, elle a dû tout quitter, à cause de la guerre... Elle nous a confié ces poèmes, tirés d'un manuscrit, 200 grammes de poèmes, écrit pendant ce choc qui s'éternise, cette guerre, sans nom, sans fin...

∗∗∗

Guerrier(s)

Salut à tous et à toutes
j’étais chez mon frère hier
son état n’a pas de changements mais
il est stable
Serghii a reçu une prothèse de son œil droit
l’œil gauche a déjà été opéré
la cornée commence à prendre racine
la rétine a été redressée
cette opération n’est pas la première d’Olegh
mais y a désormais l’infection dans son corps
les médecins tentent de la soigner
dans ses jambes y a des maux fantômes graves
on cherche traumatologue pour Andrii
pour mieux s’occuper du genou
le genou et les yeux sont maintenant la priorité
l’état de sa vue n’a toujours pas changé mais
on ne perd pas l’espoir
aujourd’hui Nazar a été opéré de la hanche l’intervention a été difficile
il s’agit de sa seizième chirurgie
et y aura plusieurs autres prévues
après tout Roman se porte mieux
il peut toujours pas voir mais
il a dépassé le stade de l’acceptation
il y a une semaine Boghdan est sorti du fauteuil roulant il est progressivement préparé à recevoir des prothèses il se porte bien
sa voix est plus gaie
il passe le bonjour à tout le monde
il se dit très fatigué mais pourtant
il se sent
n’est pas seul

∗∗∗

Village de Groza

Toc, toc, toc...
Hommes et femmes
portant des foulards noirs
arrivent au cimetière de Groza,
voiture après voiture.
Toc, toc, toc
Pasha enfonce un pieu en bois dans le sol...
Ils mesurent le nombre de mètres
dont ils ont besoin
pour leurs proches : sœurs, frères, oncles,
neveux, parents, grands-parents...
Pasha a perdu son père, sa mère et grand-mère d’un seul coup.
Toc, toc, toc...
Durant une journée, les russes ont tué cinquante-deux personnes du village.
Pas toutes ont été identifiées.
Certains corps n’ont toujours pas été retrouvés,
ce qui signifie que le nombre de massacrés
peut s’alourdir.
Toc, toc, toc...
À côté de Pasha
sa femme tient une pancarte au dossier transparent avec un marqueur dessus :
Occupé 3 personnes de Nesterenko

∗∗∗

fille prodigue

ce poème
est écrit dans une langue inconnue

de la planète où j’suis née j’ai grandi
j’ai jamais vécu

où j’ai brûlé des fleurs
que j’avais à peine vues
j’ai ri sans comprendre les blagues
je n’ai pas choisi qui aimer
qui haïr
je ne soupçonnais pas la réalité de machinations d’images
de plans
et de sentiments
et je me suis réveillée
quand ma planète a explosé

maintenant j’apprends les paroles comme
palyanytsya Semenko
guerre refugiée

grad smertch plaie mortelle

et certains que j’oublie comme
je suis pas politique
et les nations fraternelles

∗∗∗

 

réflexions

- ( peut-être, sur la façon dont j’ai vécu dans le métro de Kharkiv pendant 10 jours et 10 nuits )

- ( peut-être, à propos de la marche le long des traverses dans le tunnel du métro jusqu’à la gare )

- ( ou peut-être sur comment il n’était pas clair si le train voulait ouvrir ses portes à la ville Poltava, où ma fille m’at- tendait, et en général, où il allait, ce train )

- ( et si sur comment à Poltava un mec m’a conduit gratuit de la gare, j’avais peur qu’il soit maniaque, mais il a fondu en larme et m’a donné de l’argent. Il s’appelait Edyk )

- ( ou sur comment nous attendions les trains à Poltava, et nous parlions à une femme inconnue, et quand un train bondé est arrivé et n’a pas voulu ouvrir la porte, et cette femme, elle a dit que nous étions ses proches

( fille et petite-fille ), et puis ensemble nous sommes montées dans le vestibule pour y passer 18 heures, et les gens étaient allongés dans les couloirs, et tout
le monde enjambait un soldat fatigué, et il n’y avait pas de lumière dans les toilettes, et il n’y avait pas de lumière du tout, à cause de ce couvre-feu imposé ; elle s’appelait Svitlana )x

- ( peut-être, comme tout le monde avait peur du bruit d’un train qui passait, pensant qu’il s’agissait de fusées )

- ( ou peut-être vaudrait-il mieux raconter sur une femme qui a commencé l’accouchement dans la voiture voisine, et que l’ambulance l’attendait à la gare de la ville Zdolbou- niv, et j’étais heureuse que nous arrivions bien plus tôt que je le pensais, car c’était très incommode de dormir assise à côté des WC, nous devions nous lever tout le temps, car le matin tout le monde y allait, mais avant cela nous étions assise dans le vestibule sous la porte, et de l’eau coulait le long de la porte donc sous nous tout était mouillé, et j’avais aussi peur que la vitre de la porte puisse être tirée )

- ( ou mieux encore, comme à Lviv nous sommes restées chez des inconnus, suite aux conseils d’une femme que nous connaissions pas )

- ( et peut-être, comme c’était étrange à Lviv de ne pas marcher vite et de ne pas se pencher, et d’apprendre à ne pas avoir peur des sons forts )

- ( et aussi, comme j’ai fondu en larmes dans un café parce que j’étais dans le café et que les autres, ils sont restés loin et à ne plus pouvoir faire ainsi )

- ( et peut-être, comme on roulait avec un chauffeur à travers les montagnes et les postes de contrôle, et qu’il nous a dit ce que disent les diseuses de bonne aventure : la fin de la guerre viendra dans 3 semaines )

- ( ou, par exemple, comme en Slovaquie, j’ai finalement acheté un jean, car je n’avais qu’un sac à dos avec un seul plaid, et j’étais dans les mêmes immenses joggings dans lesquels je vivais jour et nuit à la station de métro de Kharkiv )

- ( et puis, comme le lendemain nous partions pour Bratislava, et il y avait trois femmes slovaques dans le coupé avec nous, nous parlions un mélange des langues, et elles ne croyaient pas que nous étions réfugiées, que nous étions en guerre, et nos photos de notre maison détruite, elles avaient déjà vu, ces photos, donc elles étaient fausses, elles dataient de 2014, et s’il y a quelque chose, ce n’est pas poutine, mais les Banderistes, et quand on s’est approché de la ville de Poprad, elles étaient contentes de nous montrer leur jolie maison près de la gare )

- ( ou bien, comme on a rencontré par hasard mon ancien professeur d’anglais, venu de Manchester pour faire du bénévolat à la frontière. Il s’appelait Bryan )

- ( ou mieux, comme à Vienne, les masques anti-covids étaient obligatoires partout, et c’était étrange parce que la guerre avait mis tout cela de côté, et quand dans un McDonald’s on m’a exigé un certificat anti-covid,

et que j’ai dit que nous étions réfugiées, cette Philippine s’est immédiatement adoucie et a commencé à pleurer parce qu’elle était elle-même réfugiée )

- ( et à la fin, peut-être : comme nous nous sommes envolés pour la France et avons été accueillis par mes amis )

Non, désolée, j’ai rien à vous raconter...

Présentation de l’auteur




Muriel Augry, Suite parisienne, extraits

 

Les lucarnes se hissent sous le ciel safran
A l’angle droit elles embrassent les nuages
De l’ angle gauche elles chahutent les écharpes de vent

Un cordon rutilant serpente
nargue les bâtisses
Histoires croisées
sous l’œil clément de la basilique

Les badauds se frôlent dans l’île de convoitise
en vagues séculaires
Le temps s’effiloche
au gré des déambulations
Sous le ciel safran

La dame bleue

La Seine joue sous les ponts
sans partition
une ritournelle
Elle porte dans ses flots
l’enfant à naître
le vieillard en devenir
Elle cache dans ses flancs
l ‘exilé de l’aube
Dame bleue
Dame grise
elle tend ses rives
pour une éternité
à l’ hôte de passage
Mais ce soir la Seine a revêtu des habits de gala
une péniche s’est invitée
à la recherche d’un compagnon de danse
la lune a allumé ses feux
le spectacle peut commencer

La bohème

La bohème n’a pas de terre
la bohème a un air
une note
une lettre

une ivresse
une étreinte

elle se chante
danse à la surface de la nuit
reprend souffle à la source du jour
A bras le corps elle dessine
ses contours
fuyantes limites
Odeurs de lointains

L’éloge des chimères

Les toits s’allument au grand soir
l’un suivant l’autre
En monologues ou dialogues
prières ou querelles
ils entonnent la mélodie du quotidien
l’éloge des chimères
en détaillent le déroulé menu
sur le cadran
inflexible
Les toits dressent la table
et attendent l’invité
à la ride joviale
Au sous-sol
le taciturne
demeure exclus des festivités
Les toits se racontent leur passé
nostalgies contagieuses
éphémères douleurs
En hommage

Sous la brillance de lune

Une pyramide de verre
à travers la vitre
casse la nuit
Les siècles courent à gorge déployée
dans la cour de pierre
Les réverbères saluent le promeneur
d’ailleurs
Le musée dort
L’heure est à l’écho
Aux souffles intermittents
Aux reflets de l’audace
Sous la brillance de lune

Un dancing s’allume

Arpenteurs
Inventeurs
ils franchissent les murs de leur chambre
pour toucher aux confins de l’inconnu
Place de Clichy la Butte s’agenouille
et prêche
et déclame
et chante
La brasserie accueille l’errance à sa table
la nourrit
Une boule de billard perd le Nord sur la rive droite
Un dancing s’allume dans la nuit solaire
Les coupes s’entrechoquent
au carrefour des arrondissements d’une ville
aux amours croisées

 

Présentation de l’auteur




Fabien Reignoux, Quatre poèmes

Plusieurs yeux plus contre le béton dont se désarme la main en corailleuses
déchirances rance le temps s'assiège
Peintures écaillées
Coups de gris
Mauvais temps
Ce sont les alertes vaincues du surmenage, quelqu'un parle et se lamenterait cent
fois si la fuite en bas n'arrachait sa peau et vaine
Bruits rouleurs
Lourds faux
Puits d'os
Regarde ces énormes carrés rouillés auxquels périt un constant instant consom-
mateur dont s'enfantent
Autres morts
Lointains ailleurs
SOS ténébreux
Le rail s'enfuit passe la ville trouve dans son regard absorbé la couleur sent
tressaillir devant le temps ses cils
États de misères
Absurdes sens
Fils époux
Mais bientôt parce que tout est dans un jour l'œil aura du lendemain la fade cendre
au cœur et finira de battre sous les neiges enfui belles d'inutile prison
Vents passeurs
Charrons poreux
Rets d'hormis

*

 

C'était près de ces nuits qu'ils marchaient
Le ciel étonnamment clair
Des morceaux de feuilles se déchiraient sous leurs pas
La veste bleue lui glissant aux coudes et la bretelle du sac
Glissait
Écoutant ils firent le dernier pas
Mais dans l'air froid leurs mains
Ne se rencontrèrent
Ils pensaient Peut-on imaginer peut-être que nos mains se touchent
Mais dans l'air froid ils n'auraient rien dit
Dans les millions d'années jamais ils ne se seraient dit une parole
Sous le ciel étonnamment clair
Sous la pollution lumineuse d'une grande cité trop proche
Eux trop près du monde

Un hurlement pouvait tuer

Se rêvaient seuls
Leurs yeux clairs regardaient leurs corps
Sans y paraître
Mais silencieux ils ne se toucheront pas
Ils ont passé trop de temps debout l'un près de l'autre
Ces perdus
Se rejoignent et ne seront pas
Tous deux
Ne seront pas

*

 

La table la chaise face à la fenêtre c’est où passe le jour.
Le jour éclaire tout,
Le jour, c'est la mémoire d'une nuit très longue froide mortelle
Les noms

S'il regarde par la fenêtre,
Le jour est un long moment et vertigineux de survenues,
Dont toutes les lumières les plus lointaines voltigeront et
Lui passeront de leurs doigts l'ancienne invisible braise
Que brûlèrent tant de lèvres

Sur les siennes il passe alors un charbon froid et noir
Il frappe lourdement le volet dans la croisée dont le verre se fend et
Lui a fait crisser les dents
Noires de cette chair ancienne du monde qu'est le charbon
Ce goût cette force en son corps
Vont toucher aux chairs vives
Elles sont les braises nouvelles des jours
Aux volets clos
Aux mains ouvertes pendant le long de la chaise puis
Puis soudainement serrées sur la table et
Il tient amoureux ce qu'il aime par-dessus tout sans tout en aimer
Comme on sent l'amour sans le connaître
Des nuits et des nuits tiennent entre ces deux mains serrées
Qui n'enferment rien que de libre et
D'où revit

*

 

Ils l'ont pris
L'ont noué sur un arbre
Un vieux pin aux branches maigres, au tronc maigre
Avec un lierre épars
Ils ont tiré leurs flèches et l'ont percé dans son corps
Il mourait devant eux, triste

Puis, ils l'ont
Détaché
Lui était mort.

Longtemps après, sur le corps du pin
L'on pouvait voir chaque hiver
Les longues coulées blanches de sève sèche
Pleurées de sous l'écorce en quelques points que la flèche a touchés

C'était aussi comme la cire d'une bougie mourante
La glace plue aux corps abandonnés
Le regret d'un vieux complice
Les larmes honteuses au vent trop aride
Que pleurent les survivants
Quand ils revoient la mort

 

Présentation de l’auteur