Xavier Makowski, Chasse-Ténèbres

Voici un livre à apprivoiser ! Plein de mots à découvrir, mots du terroir, mots érudits, surprenants, déroutants, intimidants. Insolites. Tout un décodage du Verbe, que Xavier Makowski appelle « des mots à épingler comme des espèces rares et à libérer dans cette polyphonie, cette cacophonie de chasses-ténèbres. » Les mots pour le dire, les mots pour chasser les ténèbres, d’où le titre du livre, qui fait référence à une ancienne pratique paysanne musicale pour chasser les mauvais esprits de l’hiver avec des instruments qui peut-être furent tout d’abord des flûtes, sifflets, et râcleurs puis sans doute plus tard des mandores, galoubets, ou busines, sans oublier la toutouro dont une note à la fin du livre dit qu’elle était la trompette d’Aubagne ou de la Saint Jean. Trompettes en terre cuite trouvées sur le Mont Ventoux et ténèbres terriennes : nous voici au cœur du livre.

 

Pour comprendre ce long poème publié dans un format carnet d’écolier ou journal de bord, il faut tout d’abord pénétrer dans l’intimité des ténèbres qui ont entouré Xavier Makowski à l’été 2022. Une intimité dont il n’est pas coutumier, car il n’aime ni se vanter ni se plaindre, ainsi que le montrent ses œuvres plastiques https://www.xaviermakowski.com/ tout imprégnées de philosophie et d’anthropologie. Mais, telles les Parques, trois fatalités se sont abattues sur lui. En parallèle, la maladie d’Alzheimer qui fait perdre l’usage de la parole rationnelle et laleucémie lymphoïde chronique. La mort a pris la mère et menace le fils, cette menace se doublant d’un désastre écologique, soit les incendies de l’été 2022 ou « tout a brûlé » en Provence.  

Trois destins divisés en sept histoires dont la narration est un tissage entrecroisé dès le début et dont les acteurs se retrouvent ci-dessous, ci-dessus la trame, depuis la première partie intitulée « Annonce » jusqu’à la dernière partie intitulée « Terrienne. » Il y a aussi une mise en déséquilibre entre la caillasse de Sisyphe qu’il faut conquérir comme le fit Tom Simpson, le cycliste britannique mort en 1967 au sommet du Mont Ventoux et la sensation de tomber dans un « creux » qui suit un cauchemar souvent hypnopompique.

Xavier Makowski. Chasse-Ténèbres. Saint Pierre : Le corridor Bleu, 2025. 142 p. ISBN 9782493214065.

Ces drames en forme de miroir nous emmènent dans la danse des mots. Certains ont surgi de l’enfance normande de la mère, juste avant que la maladie ne la prive de l’usage de la parole, rappelant de delicieuses evocations culinaires ou visuelles (clopoing, berne, mucre, tue-vaque, teurgoule). D'autres sont liés aux thérapies du cancer (Gümprecht, Vénétoclax, Gazyvaro) ou viennent d’erreurs syntaxiques, orthographiques ou typographiques (bien malgré que, languécrasénoire, lanima, Voisincollabo). D’autres encore procèdent par onomatopées ou allitérations. Les langues ainsi inventées se brouillent tout autant que les lieux confondent le réel (Provence, Normandie, hôpital) avec les lieux imaginaires d’un personnage fantoche, l’apprenti-plaquiste.

Écrit en une nuit de canicule et d’insomnie, dans un état hypnagogique jumeau de l’intuition créatrice, ce long poème forme un récit « bricolé » qui se décompose au gré des pages, tel une bande dessinée, en pellicules individuelles. Il s’y mêle les souvenirs personnels de l’auteur, les souvenirs racontés par sa mère, des rêves, et des réalités intérieures et extérieures. Le rythme de ces narrations est aéré mais, passant d’une réflexion à une autre, constitue un continu narratif où s’entrechoquent personnages, endroits, et événements qui jouent à cache-cache au fil des pages. Ce continu force le lecteur à concevoir la vastitude du récit, tout en notant les pensées individuelles, réflexions sur l’art, vignettes prises sur le vif, ou observations du quotidien qui découpent l’action et forcent le lecteur à changer de vitesse. Le tout est de ne pas perdre le fil directeur.

L’ironie est une technique importante pour Xavier Makowski. Le trickster (tricheur, filou, coquin, bouffon) des tribus natives d’Amérique du Nord, le Brer Rabbit des griots africains et des récits afro-américains n’ont pas de secret pour lui. L’ironie ainsi comprise n’est pas l’ironie occidentale directe, parfois cinglante, toujours amusante, toujours rapide. Elle n’est ni la raillerie ni le sous-entendu. L’ironie chez Xavier Makowski est indirecte, distante, elle est une forme de résistance à l’adversité, comme l’ont si bien dit les écrivains de l’Europe de l’Est pendant la guerre froide. Et si elle fait contrepoint à la gravité du sujet, c’est pour amener le lecteur à une vision philosophique et apaisée. Ainsi l’énigmatique apprenti plaquiste qui intervient de temps en temps dans les histoires vécues, fournit-il des digressions amusantes tout en définissant le contrepoint entre continu et séparation et en renforçant l’effet de miroir des sept histoires. Même la danse des mots est un clin d’œil au langage, une forme d’ironie subtile vis-à-vis de la réalité, un signal que le lecteur ignorerait à son détriment et qu’il doit commencer par apprivoiser afin de comprendre comment le « chasse-ténèbres » exorcise tout ce qui fait mal et qui grince.

∗∗∗

Chasse-Ténèbres - Xavier Makowski extrait 1/2 - (p.93)

 

ce serait ici
au point le plus haut
qu’on déciderait de construire
un observatoire météorologique
ce serait en fouillant ici
pour faire les fondations qu’on découvrirait
les fragments de trompettes en terre cuite
le poète y verrait un nid de rapaces enfoui
et ce serait sur ce lieu rituel qu’on érigerait
une station d’outils complexes
pour prendre toutes sortes de mesures
des mesures climatiques pour mesurer
mesurer par exemple la force du vent

 

Chasse-Ténèbres - Xavier Makowski extrait 2/2 - (p.106)

ça fait des groupes de mots
coiffés de sombreros
des chasse-ténèbres
au carnaval de jour
comme pour renverser la nuit
ce petit orchestre mariachi
à l’ombre des platanes malades
et l’apprenti plaquiste
qui ricane de sa trouvaille
entonne son petit vacarme
griffu

                               Ay, ay, ay, ay
                               Canta y no llores

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (59) : Marie Alloy

Marie Alloy est peintre et graveur, elle est venue directement et naturellement à la poésie, qu'elle aime au point d'éditer les manuscrits qu'elle préfère. Sa maison d'édition est d'une qualité tout à fait remarquable.

Marie Alloy peintre rédige un journal d'atelier, ressent la nécessité, non pas d'expliquer les œuvres qu'elle peint, mais de les accompagner de méditations, de chants poétiques.  Noir au fond, magnifiquement illustré par elle-même, nous fait entrer dans son univers intérieur, d'une grande richesse d'âme et de vision. Jour et nuit, lumières et couleurs, animent puissamment ce livre. On ressent une profonde sollicitude envers ce monde souffrant, le poème évoquant les « enfants de toutes guerres » en est la preuve.

Le livre s'adresse aux lecteurs inconnus, à ces vies «  passagères », auxquelles elle confie le meilleur de son art :

                  nous vous offrons ces fruits
                  ces oranges ces carmins
                  ces ombres bleuissantes
                  et leurs douleurs secrètes
                                   pour les dissoudre dans la toile

 Marie Alloy, Noir au fond, Voix d'encre, 19 euros.

Un tableau montré dans l'atelier, c'est « une fenêtre sur le printemps », ouverte comme un cœur pour le partage des joies et des peines. Peut-être, suggère-t-elle aussi, est-ce « un pacte (…) signé des yeux / avec la candeur de notre enfance. »  La lumière « s'éprend » des couleurs sur la toile  et « le sens s'attrape au vol sur la page ». N'est-ce pas le même élan, la même quête, qui pousse l'esprit et le regard, la main qui laisse des traces de couleurs ou d'encre ?

Le silence, comme une aube de neige, entoure Marie Alloy  dans les plus belles pages, à l'orée de l'indicible :

 

                                       L'unique lumière
                                       c'était ce silence qu'en hiver
                                       la peinture reçoit  d'un regard clair
                                       d'un geste pur

                   La couleur
                   cet onguent contre le chaos
                  levait les frontières

                   Il n'y avait rien à prendre rien à retenir
                   sinon ce vertige  cette vapeur du monde

                  dans le renversement des mots et des choses

 

Comme l'inexplicable est beau alors, à l'image de « la douce enfance » qui « garde en elle / sa neige en feu » !

 

Présentation de l’auteur




Ce qui reste, le ressac numérique d’une poésie en partage

Fondée par Vincent Motard‑Avargues et aujourd’hui co‑éditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud‑Marcheteau, la revue en ligne Ce qui reste s’est donné pour mission de « reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres » : chaque semaine, un poète et un artiste visuel se répondent dans un cahier numérique publié en libre accès. Ce rythme court, allié à un parti‑pris de lenteur revendiqué dans l’éditorial récurrent « Ralentir », installe un tempo singulier au sein de la constellation des revues francophones.

Dès la page d’accueil, trois onglets suffisent — Librairie, À propos, Archives — auxquels s’ajoute un discret appel au don : la navigation dépouillée fait la part belle à la page pleine, où le texte se détache sur un fond monochrome accordé aux œuvres graphiques. Ici, pas de dispersion : la lecture à l’écran mime la page du livre, tandis qu’un simple clic conduit vers la version feuilletable sur Calaméo ou Issuu, voire vers une souscription papier chez l’éditeur ami, Écheveaux éditions. 

Chaque numéro se présente comme un dossier monographique : une courte note éditoriale rappelle la raison d’être de la revue ; le bloc de poèmes alterne avec une galerie d’images ; une mention « Pour souscrire au livre papier » prolonge l’expérience hors‑ligne ; les mentions légales (ISSN 2497‑2363) ferment la marche.

La rubrique Archives regroupe à ce jour près de 400 dossiers classés par auteur, consultables directement ou via Calaméo. La Librairie propose les tirages papier les plus demandés — signe qu’un lectorat fidèle accompagne la revue du pixel au papier.

Le dernier numéro, de février 2025, offre une thématique déjà éminemment poétique, La Mer entre les Terres. Il réunit la poète anglo‑israélienne Jennie Feldman (extraits de No Cherry Time, Arc Publications, 2022) traduite par Gilles Ortlieb, et les peintures atmosphériques du photographe‑peintre Jacques Bibonne. Entre l’anglais et le français circule une mémoire de la Méditerranée : ports, plages, stations ferroviaires deviennent autant de seuils où « la déferlante » menace mais n’engloutit jamais. Le cahier (26 pages) ménage de larges respirations visuelles ; une typographie à chasse élargie épouse les aplats minéraux des toiles, tandis qu’une palette de gris bleutés évoque l’écume. La notice finale annonce une version imprimée, confirmant la stratégie de la revue : tester le poème en ligne avant de le confier au papier.

À l’heure où la profusion numérique menace la lisibilité, Ce qui reste choisit le ralentissement et le cadre serré : un poète, un artiste, un cahier. Rien de plus — et c’est assez pour que le lecteur avance sans bruit « vers ce qui restera lorsque toutes les revues se seront tues ». Une promesse de durée inscrite dès le titre ; une esthétique de la parcimonie qui fait mouche ; un modèle hybride (web + papier) qui pourrait bien tracer un sillon durable dans le paysage mouvant des revues de poésie contemporaines.




Terre à ciel : constellations pour une poésie d’aujourd’hui

Fondée en 2005 par la poète et passeuse Cécile Guivarch, Terre à ciel s’est rapidement muée d’un carnet personnel en une revue collective ; aujourd’hui, elle est animée par une équipe élargie : Françoise Delorme, Clara Regy, Sabine Dewulf, Isabelle Lévesque, Florence Saint-Roch, et Olivier Vossot... tout en gardant son principe d’"hospitalité artisanale". La devise qui barre sa page d’accueil — « Poésie d’aujourd’hui » — dit bien son ambition : refléter, chaque semaine, la pluralité des voix contemporaines, qu’elles viennent du terroir francophone ou du vaste « voix du monde ».

L’interface privilégie la lisibilité : menu latéral fixe, police sans‑sérif claire, et rubriques hiérarchisées comme autant de portes d’entrée - Un ange à notre table : publication de poèmes inédits d’un auteur invité, souvent accompagné d’un bref autoportrait, Terre à ciel des poètes : fiches bio‑bibliographiques fouillées, nourries d’entretiens, Voix du monde : traductions inédites, parfois multilingues, L’arbre à parole : focus sur l’oralité (lectures, vidéos, podcasts), Hep ! Lectures fraîches ! – chroniques critiques courtes, attentives aux parutions discrètes (rubrique apparue en 2023), Paysages, Bonnes feuilles, Mille‑feuilles, À l’écoute ... autant de ramifications qui organisent la revue comme un herbier vivant plutôt qu’un sommaire figé.

Chaque page s’achève sur un bloc Terre à ciel a reçu, véritable liste de dépôts en librairie qui tient lieu de veille bibliographique.

Depuis 2019, l’équipe publie, en marge du flux continu, des dossiers thématiques numérotés. Les plus récents donnent une belle image de ce travail remarquable : La poésie ne fait pas genre (avril 2024), Le poème nous fait signe (juillet 2024), Pour que la vie jaillisse (décembre 2024).

Ces dossiers servent d’instantanés critiques : un éditorial, une brassée de textes, un bouquet d’articles critiques et d’entretiens. Le n° 21, dont le titre emprunte à René‑Guy Cadou, s’ouvre sur une méditation : « Quoi de plus intense, de plus secrètement vivant ? » avant de convoquer Ron Rash, Fabienne Ronce, Sabine Dewulf et une sélection d’éco‑poètes autour de la question du souffle vital. Le sommaire, volontairement foisonnant mais lisible grâce aux ancres internes, alterne poèmes, notes de lecture, et Lignes d’écoute — rubrique où Sabine Dewulf fait dialoguer un livre et une œuvre d’art sonore.

Enfin, et pour rendre compte de la spécificité de cette belle revue, Terreàciel se définit d’abord comme une revue‑site : son architecture arborescente privilégie la circulation par rubriques, ce qui autorise des mises à jour constantes et l’ajout d’entrées au fil de l’eau. Sa temporalité combine un flux hebdomadaire de publications (lectures fraîches, inédits, entretiens) et des dossiers numérotés paraissant deux fois par an — les n° 19 à 21 ont jalonné la période 2024‑2025. A cette richesse de contenu s'ajoute une ouverture manifeste : la rubrique Voix du monde  multiplie les traductions inédites tandis que Un ange à notre table accueille de jeunes auteurs francophones, créant un dialogue constant entre horizons linguistiques et générations. Pilotée par une équipe collégiale et bénévole, chaque section porte la signature d’un responsable (critique, traducteur, artiste sonore), gage d’expertise et de diversité de points de vue. 

Polyphonie donc (centaines d’auteurs indexés), porosité des genres (poème, essai, image, son),  chronique de l’actualité éditoriale et aventure d’un laboratoire poétique permanent : Terre à ciel compose une géographie sensible où le lecteur circule, non pas de numéro en numéro, mais « de la terre au ciel » — c’est‑à‑dire de la rumeur du monde au battement intime du poème.




Sophie Loizeau, Les Moines de la pluie, Tom Buron, Les cinquantièmes hurlants

Faces, pièges voire attrape-nigauds par Sophie Loizeau

D’un oiseau l’autre, d’une poésie à la narration, le « Je » de Sophie Loizeau - la si bien nommée - se métamorphose – par exemple – en effraie : « J’enfile une tunique alourdie de mousses, de lierre, de fleurs, et un loup en plumes blanches et or. Le costume en soi ressemble à un amoncellement de déchets verts – pas comme le loup qui est luxueux. Le masque du printemps dans toute son ambiguïté ».

Et c’est ainsi qu’entre récits, contes, poèmes toute une volière humaine mélange ce qui s’agite en érotisme, fantasmagorie, un peu d’horreur et beaucoup de magie (verbale – mais pas seulement). Entre une « Vieille femme dans le berceau » et « Vulves » tout vagabonde d’un château l’autre comme écrivait Céline. Mais de tels édifices vont bien ici. Tout se répond dans ce monde forestier : mouettes, biches, renardes, moines de la pluie permettent (même si ce ne sont pas les seuls permettent des rencontres même si elles n’ont pas lieu face-à-face merveilleux mais des miracles renaissent.

Sophie Loizeau puise dans l’ici comme dans les mythes une manière ludique e(t humoristique pour entrer en  esprit d’animaux plus ou moins grâce à la densité d’une langue qui va sa liberté dans ce livre présenté habilement en chapitres.

Out va au lecteur qui voyage entre diverses tensions et tentations là où la poésie donne au besoin des frictions à la fiction. Mais le tout reste homogène sans oublier les plaisirs de la mise en abime du réel que celui de la langue. Et qu’importe les mares où elles s’ébroue pour invoquer au besoin disparu(e ) ou fantômes allongés (parfois sur la narratrice-auteure) ou debout. Parfois le jeu des corps fonctionne, parfois – évrit l’auteure – « la synchronisation déconne ».

Certes ici la vie est un ensemble de gains et de pertes sans que le lecteur s’en plaigne. Il souffre au besoin d’un pil, mais le plaisir imbibe son cerveau par les massages mentaux et stylistiques d’une telle fée des songes.

Sophie Loizeau, Les Moines de la pluie, Éditions Le Pommier, 2024, 213 p., 18 €.

Chacun d’un texte à l’autre espère sa venue même si parfois (telle une séditieuse) abuse de l’ellipse. Mais comment lui pardonner et qu’importe les dénouements d’une telle créatrice manipulatrice parfois jusqu’à l’hurluberlu. Nous rêvons de roder autour d’elle maitresse femme accomplie nous en sommes aussi d’un autre genre qu’elle : l’hurluberlué.

∗∗∗

Aux sandales du voyant

Tom Buron creuse une place pour le silence intérieur puisqu’en chacun de nous veille l’enfant à la langue tue. L’enfant à qui - afin qu’il ne voit pas la souffrance - on a toujours si mal bandé les yeux. L’auteurs à l’inverse reste le voyant.

Dès lors pas besoin de prendre la pause en un  tel livre. Laissons-nous aller. Le monde éclate il n’a pas de frontière : mais se barattent les ténèbres. Toutefois pour Buron  ce qui ne pouvait s’accepter mais qui demeure et ne finit pas. Le monde avait donc perdu sa mesure même si l’enfant rêvait de s’arracher au temps.

Chaque lecteur veut toutefois les mots, on espère jusqu’à la prochaine émotion – joie ou douleur, jusqu’au prochain silence même si l’écriture qui n’accomplit jamais mais elle a besoin d’espérance sauf retourner jamais

Demeure l’inconnu. Il permet de révéler l'obscur noyau d'un secret  Nous n’en saurons ne saura rien sinon quelques indices, quelques traces. Comprendre simplement que les corps ne font plus corps Mais Buron les remet en cause parce qu'il demeure la chair de l’être en exhiber les stigmates, les énigmes -  matière inavouée dans ses points de fuite.

Il faut donc la laisser parler sa langue obscure. Elle joue toujours à l'extrémité d'une représentation qui avance à tâtons dans l'inconnu loin du poids immense des livres, des Talmud et des Bible et même de Blake.

Cette aube-crépuscule appelle sans cesse  ce que les mots repousse en croyant la parler. Impossible de penser la poésie autrement là où elle est arrosée par le sang du mystère  qui en nous privant parfoi  de repères nous offre un nécessaire saut dans le vide. 

Tom Buron, Les cinquantièmes hurlants, Collection Blanche, Gallimard, 2025, 17 €.

Nous pouvons le comprendre au mieux on peut entendre ses échos.  La carapace de l’être éclate. Quelque chose peut surgir : de l'ordre de la joie, une dernière attente : “ qu’en sera-t-il de nous ? ”  reste une question ouverte.

Et la poésie  demeure la sentinelle égarée qui tente chaque fois le saut dans l’impossible. Ombre et lumière se mangent là où ne subsiste que la folie du croire, du croire voir. Folie de la couleur parcimonieuse aux échancrures de noir.

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Daniele Beghè, La lettre à Silvia

Le poète Daniele Beghè, que nous avons publié dès son premier recueil, Galateo dell'abbandono (Manuel de l'abandon)  vient de disparaître - victime d'une "longue maladie" qui a interrompu avec autant de brutalité que de cruauté un parcours ascensionnel et lumineux comme le passage d'une comète : son oeuvre, produite sur une dizaine d'années seulement (grand lecteur de poésie, il s'était mis tard à l'écriture, à la suite d'un accident qui l'avait longuement immobilisé) de 2015 à 2025, laisse un impact très fort sur les poètes qui l'ont lu et connu, très largement au-delà de Parme, sa ville natale, qu'il n'a jamais quittée, et à laquelle il apportait son ouverture d'esprit, son regard aiguisé  - tendre et ironique - pour décrire le monde tel qu'il est, tel qu'il déchire et panse. Par lui, j'ai rencontré le groupe des poètes qui forment ce qu'on peut appeler L'Officina poetica de Parme - des poètes ouverts à tant de chemins poétiques et solidaires, comme il l'était lui-même : il ne manquait jamais de m'envoyer poèmes et livres de jeunes poètes qu'il estimait et soutenait. C'est l'une d'entre eux, Silvia Patrizio, qui a écrit pour nous tous, amis et lecteurs,  l'émouvant adieu que j'ai traduit et que je vous livre, avec un extrait de son dernier livre, Chicane.

 

 

 

Traduction Marilyne Bertoncini

10 avril 2025
Pour Daniele et pour nous tous…

À Silvia,
Rappelle-toi aussi…

Depuis les balcons de l'auberge paternelle
jette deux vaches et un culatello1

 Silvia, pour tout, c’est grand merci

 

 

 

Quand Chicane est sorti, Daniele m'a écrit ces quelques lignes de dédicace. Nous savions déjà pour la tumeur mais il tenait si fort à nous léguer, à tous, ses mots. Il me répétait qu'il n'avait pas beaucoup de temps, qu'il devait y arriver... Il s’y est consacré avec détermination, émerveillé et reconnaissant envers toutes les personnes qui ont cru en lui. Et en me faisant l’honneur de m’impliquer dans un acte créatif si intime et, en fait, tellement chargé de passages compliqués. Par exemple, la lettre h... Rien à faire, il l’oubliait toujours. Il me disait qu'elle était surévaluée... J'ai réalisé que le génie et la grammaire ne font pas forcément bon ménage.

Dans cette dédicace, il y a tout de lui : son regard ironique, sa légèreté profonde, le respect des choix de chacun d’entre nous, qu'il n'a jamais vécu de façon superficielle - combien de fois avons-nous parlé du fait que je sois végétarienne, de la philosophie et de son rapport inébranlable à la poésie, de ma passion pour le bouddhisme ancien. Il m'a donné l'un des livres les plus incisifs et définitifs sur le sujet :  Le bouddhisme pour les moutons. Je le recommande à tout le monde.

À un moment donné de notre amitié, il est devenu Hermès, le messager des livres. Il passait à la Mondadori, chez Mimmo, pour récupérer les livres que j'avais commandés, il les lisait avant de me les donner, et bien sûr il les annotait copieusement ... J'ai payé un tas de livres à un prix majoré : il ajoutait au reçu les frais de collecte, de livraison et d'édition critique effectuée par lui.

C'est / le marché hideux.2

Mais il me parlait aussi beaucoup de lui, des Brioschi Boys, des voyages à vélo, de l'amitié, de la « légèreté critique » - celle qui sait voir, du luxe de la pensée dont il faut toujours prendre soin...

Il y a, intimement mêlée dans cette dernière phrase si pleine de joie, la profonde gratitude qu'il avait pour la vie et qui ne l'a jamais abandonné. Daniele est resté en vie jusqu'à la fin...

Je crois que, s'il le pouvait, il aimerait dire à nous tous qui l'avons accompagné et à toutes les personnes qui nous ont soutenus, même sans le connaître :

MES AMIS, C'EST POUR TOUT, GRAND MERCI

Silvia

(première publication sur la revue en ligne Atelier, 4 décembre 2024)

Choix de poèmes 

… Quand les choses ne sont pas simples, elles ne sont pas claires, exiger la clarté, la simplification à tout prix, est une solution de facilité, et cette exigence même contraint les discours à devenir génériques, c’est-à-dire mensongers. Au contraire, l’effort de tenter de penser et de s’exprimer avec la plus grande précision possible justement face aux choses les plus complexes est la seule attitude honnête et utile.

[Italo Calvino - Une pierre au-dessus. [Discours sur la littérature et la société]

Un célèbre dicton zen nous avertit : « Avant de pratiquer le zen, les montagnes me semblaient des montagnes, et les rivières des rivières. Depuis que je pratique le zen, je constate que les rivières ne sont plus des rivières et que les montagnes ne sont plus des montagnes. Mais depuis que j’ai atteint l’illumination, les montagnes redeviennent des montagnes et les rivières redeviennent des rivières. »

Il n'est certainement pas fait mention de pratiques zen dans les pages de Chicane3, le dernier livre de Daniele Beghè publié par Avagliano Poesia (2024), ni d'une recherche superficielle de spiritualité : l'architecte, éventuellement, semble plutôt jouer à mélanger les cartes qu'à rétablir l'harmonie de l'ensemble. Ce qui surprend dans le regard de Beghè, c'est son intérêt pour les « histoires minimales», « petits épisodes de survie » apparemment marginaux tant qu’ils ne sont pas vivifiés par les projecteurs de ses vers. Ce qui frappe l’attention, ce sont tous les « visages de vies déplacées / à réorienter », les personnages secondaires qui habitent une vie et « deviennent mères, rivages, exemples » pour « chacun de nous dans nos diverses postures ».

Voici donc, que les mots du dicton zen me semblent pouvoir donner une direction à notre regard de  lecteurs : ils nous enseignent cette obliquité de vision qui nous permet de saisir ce qui a toujours été sous nos yeux mais que les obstacles d'une vie quotidienne trop rapide, dévorante, relèguent à l'éloignement approximatif de l'indifférence, sinon de la mystification. Cette attention, qui trace une en mesure de capturer et de restituer en haut relief même la plus insignifiante « habitude de bord de route ».

Dans le paradoxe des embouteillages, des « errances lunatiques », des « allées et venues / des escalators » dans lesquels, dès le premier Rettilineo, nous sommes jetés, résonne une immobilité temporelle et spatiale qui semble briser le tourbillon disharmonieux de la vie urbaine. Ainsi le « bras tournant d’une grue », la « roue dentée » qui « tourne / sur l’horloge de l’ancienne tour », tous les espaces de coexistence dans lesquels « le flux reprend sa régularité » mais « plus lentement », deviennent des métaphores d’un regard plus conscient et les chicanes prennent la forme de « lieux réels et métaphoriques » qui « imposent la lenteur », comme l’observe à juste titre Daniela Marcheschi dans sa préface. Si ralentir est le verbe de la poésie, dans les pages de Beghè, la nécessité d'aller à contre-courant devient une stratégie pour défendre la dignité humaine elle-même, dépassée par l'injustice bouleversante du consumérisme et du capitalisme effrénés. C'est dans ces territoires de résistance, où l'œil désenchanté du poète peut s'attarder encore plus méticuleusement dans la description de l'instant, que s'ouvre tout grand l'univers entier, à partir du détail qui s'écroule.

Le monde semble ainsi divisé entre ceux qui persistent à regarder ailleurs, restant complices d'un système saturé et saturant, et ceux qui, au contraire, tentent de voir, cherchant « une brèche dans le mur du système » pour ne pas finir écrasés par lui, préservant avec ténacité le sens éthique du soin. Liberté et soin délimitent une dimension ouverte dans laquelle le poète, mais on pourrait élargir la considération à l'humanité tout entière, parvient à assumer, avec délicatesse et ironie, l'angoisse qui nous unit, comme un sac à dos qui « pèse sur les épaules » et auquel nous ne pouvons échapper « peu importe combien nous allongeons la foulée ». L’enchantement profane de l’écriture est déclaré par le poète mais la valeur salvatrice du mot devient « aide », dans une formule sécularisée d’autant plus efficace qu’elle est vide de superstructures : « Je veux rebattre les cartes pour un jour, soustraire un jour au mouvement rectiligne du temps, forger une chicane avec mon esprit ».

Dans cette intention de résistance, la frontière entre le dévouement aux détails et la recherche personnelle devient plus mince : nous nous retrouvons dans la maison même qui nous a donné naissance, nous interrogeant sur « le sens de ce transit », reconstruisant l'archéologie domestique qui a creusé notre existence, nous équipant de « bottes en caoutchouc pour la gadoue », même si parfois nous claudicons : « Je ne peux pas / traverser la blessure indemne, / si cette blessure est partout ». De même, la frontière entre poésie et prose s'effondre, juxtaposée très naturellement, comme un montage «en retard / sur la poésie», et toujours dans l'incertitude de savoir si « ce que vous écrivez est de la poésie ». Dans la précision si attentive aux glissements de terrain et aux affaissements, l'espace est préservé pour l'imagination et le lecteur est laissé libre de construire images sur images : « quiconque observe / pourra imaginer le désastre / d’un incendie ou un système / de voiles, sortant / de ces deux gemmes préservées."

Les vers de Chicane nous demandent présence et exploration, configurant un parcours dans lequel l'harmonie instable de l'ensemble peut devenir « nostalgie » au sens étymologique : la douleur d'un voyage et ses possibles déraillements capables de se transformer, si le regard s'aiguise, en autant d'épiphanies d'une autre façon de vivre et de coexister, conscients que « nous sommes tous autodidactes dans cette traversée ». La nostalgie comme promesse de symétrie « que la poésie tente de reconstruire dans le bref transit que chacun de nous doit effectuer dans le « voisinage cosmique » sans la consolation d'un ordre qui nous est préalablement et toujours prévu », pour citer les belles paroles de Pelliti dans l'introduction de Rosette.

Je ne sais pas d'où provient l'écriture de Beghè, peut-être d'un « caillot de crème caramel / qui prend forme » ou d'un « caillot de mémoire » qui, comme une fractale, s'étend pour inclure le passé, le présent et le futur, entrelaçant une complexité de couches pour ensuite revenir « se disperser en milliers d'intersections disloquées ». Mais quand je pense à Chicane, je ne pense pas à des lignes droites, à des kilomètres parcourus par des moteurs rugissants, à des courses contre la montre : je pense à ce banc qui, telle une « bête calme », regarde le monde se dérouler avec une curieuse incrédulité, avant de nous accompagner « fraternellement jusqu'au virage ».

Silvia Patrizio

21 gen 25. Transitiamumani: Daniele Beghé "Chicane". Radio Poetanza.

Choix de textes extraits du recueil Chicane

Dettatura del sangue

Sono versi scritti sotto dettatura
del sangue. Il lupo infierisce,
non sottilizza, si prende pure
gli studenti in alternanza. È
il mercato bruttezza, che lo stato
silente, impotente, connivente,
autorizza. Imbianca le pareti
con la calce il capitalismo. È magra,
annichilita, la memoria dei caduti.

Dictée de sang

Ces vers sont écrits sous la dictée
du sang. Le loup s’acharne,
sans marchander, il prend aussi
les étudiants en alternance. C’est
le marché hideux, que l’État
silencieux, impuissant, complice,
autorise. Il blanchit les murs
de la chaux du capitalisme. Bien mince,
anéanti, le souvenir des morts.

Vento da nord

Il vento che arriva da nord,
s’intrufola nella zona pedonale,
fa tremare a terra le ramaglie
potate, la falda del cappotto
striminzita fa svolazzi fra le foglie
marce. Rotolando le cartacce,
sul camminamento di pietra nera,
mi precedono. La palpebra meccanica
sulla porta a specchio inquadra
e l’ovatta dell’atrio ingurgita.
L’ascensore di vetro esegue.
Colleghi al distributore, altri
al telefono, qualcuno alza
gli occhi
dalla call, la mano in un gesto
di saluto. Mi siedo al mio posto, è tardi
per tornare indietro, apro il file
cerco di far entrare tutte le formule
nel foglio di calcolo

Vent du nord

Le vent venu du nord,
se faufile dans la zone piétonne,
fait frissonner à terre les branches
élaguées,  le rabat du manteau
étriqué, flotte avec les feuilles
décomposées. Un tourbillon de papiers,
sur la passerelle de pierre noire,
me précède. La paupière mécanique
sur la porte miroir repère
et le molleton de l’entrée engloutit.
L’ascenseur en verre exécute.
Des collègues au distributeur, d’autres
au téléphone, quelqu’un lève
les yeux
de l’appel, la main dans un geste
de salut. Je m’assieds à ma place, il est tard
pour revenir en arrière, j’ouvre le dossier
J’essaie de faire entrer toutes les équations
dans la feuille de calcul

Chicane

Sul lungo rettifilo il tachimetro
continua a salire insieme alla tachicardia
del pilota. Il motore scarica
a terra tutta la riserva di potenza,
in quel punto preciso del circuito
basterebbe un cane senza guinzaglio
o un sasso sull’asfalto a buttare
fuori strada un asso del motore.
In quel punto interviene il progettista
– entità enzimatica, relè del circuito mentale –
a disegnare esse in serie, curve
strette di raggio, in contro direzione

 Chicane

 Sur la longue ligne droite, le compteur
continue de monter avec la tachycardie
du pilote. Le moteur décharge
à terre toute la puissance en réserve
en ce point précis du circuit
il suffirait d’un chien sans laisse
ou d’un gravier sur l’asphalte pour sortir
de la route un as du moteur.
C’est alors qu’intervient le concepteur
– entité enzymatique, relais du circuit mental –
pour dessiner des esses en série, des courbes
en épingle, dans la direction opposée

 

L.I.F.O. (Last in first out)4

all’età di undici anni, il giorno prima di essere cresima­to, andò ad abitare dall’altra parte della città, in una stradina che termina contro la ferrovia. Fino all’età di trent’anni, quando le banalità della vita lo indussero a cambiare città, almeno tre volte al giorno la segnaletica verticale gli ricordò la sua condizione di abitante in una strada chiusa. I casi della vita vollero che anche la sua nuova abitazione, seppure ad oltre cento chilometri di distanza, si trovasse in una strada chiusa. Da allora per altri trent’anni il medesimo segnale lo aspettò al rien­tro. Alla fine si affezionò tanto ai vicoli ciechi che ne costruì uno su misura, portatile, e lo posizionò proprio dietro la fronte, protetto dalla scatola cranica.

 L.I.F.O. (Dernier entré, premier sorti)

à l'âge de onze ans, la veille de sa confirmation, il alla vivre de l'autre côté de la ville, dans une petite rue aboutissant contre la voie ferrée. Jusqu'à l'âge de trente ans, quand les banalités de la vie l'obligèrent à changer de ville, au moins trois fois par jour les panneaux verticaux lui rappellèrent sa condition d'habitant d'une rue fermée. Le destin a voulu que sa nouvelle maison elle-même, bien qu’à à plus de cent kilomètres de distance, se trouve dans une rue sans issue. Dès lors, pendant trente ans encore, le même signal l’attendit à son retour. Finalement, il s’affectionna tellement aux impasses qu'il s’en fabriqua une sur mesure,  transportable, et il la plaça juste derrière son front, protégé par sa boîte crânienne.

Notes

  1. la citation est la réécriture fantaisiste de deux vers de la deuxième strophe de la poésie de Leopardi “A Silvia”

Io gli studi leggiadri
Talor lasciando e le sudate carte,
Ove il tempo mio primo
E di me si spendea la miglior parte,
D’in su i veroni del paterno ostello
Porgea gli orecchi al suon della tua voce,

Ed alla man veloce
Che percorrea la faticosa tela.

    2. La citation tirée de Chicane.. p. 10  se réfère de façon parodique à la reprise par la presse italienne de la réplique d’Humphrey Bogart, à la fin du film Deadline-USA ( Bas-les-masques – 1952) « That's the press, baby. The press! And there's nothing you can do about it. Nothing!” sous la forme « E il mercato, bellezza » - jeu de miroir de l’intertextualité moqueuse typique du style de Daniele Beghè. (note de la traductrice).

   3. chicane  – Difficulté, incident qu’on suscite dans un procès pour embrouiller l’affaire (chicaner). Querelle, contestation où l’on est de mauvaise foi. Une chicane est un dispositif installé sur une voie de circulation pour produire une série de virages artificiels. Elle est peut-être confondue avec l’écluse, un aménagement de sécurité créant un alternat de circulation.

    4. La méthode LIFO est utilisée en comptabilité analytique pour la gestion des stocks et l’inventaire (domaine professionnel du poète Daniele Beghè)

Présentation de l’auteur




Danielle Helme, Temps Modifié

OLIVIER MESSIAEN

Le réveil des oiseaux au lac de Laffrey

Dès cinq heures,
Une foule d’oiseaux
Donne un récital, intitulé
Le réveil des oiseaux.

Chaque matin
Tu enregistres
Quand un oiseau soliste se lance
Dans de grandes improvisations,
Entrecroisées avec d’autres chants
Brefs et codés.

Une atmosphère à déguster sans bruit,
Accompagnée d’un concert
En rossignol majeur.

Une buse donne de grands coups d’éventail
En atterrissant.
Un corbeau surveille
En criant des insultes stridentes.

Dès cinq heures
Les oiseaux sont les maîtres du son,
De jeunes mâles dragueurs sifflent
De longues tirades impertinentes,
Tandis que des femelles faire-valoir
Leur renvoient trois notes en riant.

Tu enregistres
L’onomatopée du loriot.
Ton oreille
Retiendra
Le rire du pic-vert.
Ecoutons l’inépuisable quatuor
Pour fin du temps
Inoubliable
Dans l’église saint Théoffray
Où la présence de Messiaen est palpable.

*

LE TILLEUL REMARQUABLE

Trépidation de la terre
Craquements titanesques,
L’arbre de la fraternité
Patrimoine naturel,
Ce phare si célèbre dans le quartier
S’affaisse
Catapulté, arraché.

Alors là, c’est fantastique
Toutes ses racines en l’air, l’humus,
Les bactéries qui sont dans les intestins
De l’arbre depuis trois cents ans.

J’ai cinquante ans de souvenirs,
Enfant je grimpais jusqu’à la fourche de l’arbre.

Les images défilent,
Les repas sous le feuillage,
Le feu avec du bois mort,
Mélangé à un peu de genévrier,
Le goût sauvage de la viande
Planté d’une brindille de mélèze
Collante de résine.

Ce tilleul remarquable,
J’en connais chaque branche horizontale,
Le bruissement des ramures du feuillage
Et comment ça se propage
D’un bout de rameau à l’autre,
En souplesse, au moindre souffle.

Comment ça se transmet
Simultanément,
Et comment, lorsqu’on est en-dessous,
On bénéficie d’une bouffée
D’un air renouvelé
Les soirs de canicule.

*

L’AUTRE DIMENSION

Le magnétisme des lieux m’attire
Devant celle que j’appelle la demeure,
Et qui demeure de siècle en siècle.

Je ressens fortement la présence
Des anciens, les disparus qui ne sont
Ni chez les vivants, ni chez les morts.

J’entre dans une autre dimension
Où la mémoire de mes aïeux vibre
Dans une sorte d’effet de réverbération
Qui transperce ces murs imprégnés
De leur présence.

Bien ancrée dans la réalité,
La demeure garde la mémoire.

A la façon des arbres de la propriété,
Plusieurs fois centenaires,
Avec des racines égales à l’envergure
Des branches horizontales étalées
Et des ramifications verticalement dressées.

Les gens du bourg perçoivent également
L’autre dimension de ce refuge
Maître du temps
Qui les ignore.

*

SOUVENIRS PULVERISES

Depuis ta mort
Se télescopent
Des fragments de souvenirs informes,
Des débris de souvenirs
Disloqués, désassortis.

Je suis étonnée de m’apercevoir
Qu’une seule image immobile m’obsède,
Le père est jeune, l’allure décidée
Dans un pull à pied-de-poule
Bleu marine et gris.

En ce moment,
Je n’ai pas d’antivirus, de pare-feu,
Simultanément se précipitent, se dispersent,
Se détruisent des souvenirs.
Ils sont tous pulvérisés,
Je suis incapable d’en attraper un entier
Au vol.

Je ressens l’éclatement
De tout ce que j’ai vécu avec lui,
Comme des particules que je n’arrive
Pas à arrêter et qui remontent.

Je suis dans l’impossibilité de formuler
Mes sentiments avec des paroles.
Seules les sonorités de la musique
Ont un sens.

*

VERT VERONESE

J’avance dans un temps sourd et muet,
Le ciel absorbe les cris des oiseaux,
Le soleil n’éclaire rien,
Persiste une stabilité de mauvais temps.

Vient la perfection de la géométrie
Fractale des fougères
Viennent les bourgeons
D’un vert Véronèse si cher à Van Gogh.

Un renard roux détale au quart de tour,
Sans un cri, il disparaît.

Longtemps après
Le passage fulgurant de l’animal
Et des vibrations dans les bourgeons,
Je reste sous l’emprise de sa présence.

La Combe, Asperjoc

Présentation de l’auteur




Vincent Lambert, ÉCOLE DE LA NUIT

1

vers sept huit heures un soir
je cherchais une écharde
dans un jeune auriculaire
mon garçon la voyait, la voyait
il finira bien par oublier
pourquoi il a mal
et fermer les yeux
ce qu’on appelle grandir
j’allais éteindre, il m’a dit : je suis
pas mal sûr que je peux prédire
la moitié de l’avenir
j’ai dit : pour vrai ?
et lui : ça va être
la nuit
la moitié du temps

2

alors j’ai vu, la nuit
c’est un couloir devenu forêt
un monastère sauvage
mon territoire sous les eaux
la marge illimitée des formes
des paroles qui fixent
les contours du moi dans une brique
l’heure où quelqu’un sort du frigidaire
Neptune et ses pluies de diamants
la nuit nous attire dans sa bouche
avec des reflets
un voyage de quelques mètres au pays
de la fermeture des frontières absolue

3

dormez bien – je creuse le noir avec une cigarette, je perds
le rythme circadien, je décroche, je fais le zéro insondable

à l’entière disposition d’on ne sait quoi, des chiens reniflent
dans les zones gazeuses au commencement de nos histoires

brûlant d’arriver comme un pèlerin dans l’escalier d’Escher
quelque chose au milieu n’a pas de fond ne vieillit pas

4

ta forme de vie va aux ténèbres
pour éclore
elle pousse la tête en bas
agenouillée près du lit
en signe d’abandon
déplie la main et la bête
en-dessous
vient boire

5

le contremaître de nuit
nous rattrape en marchant dans les rangées de cases
les allées de verre du jardin de givre de la cité des morts
encore gelé sur la voie du vide parfait
personne n’a envie qu’il enlève son capuchon
se retourne et
nous ressemble
sosie sans bouche

6

certains mots chatoient ici plus que d’autres
condominium oculaire craie fée muraille yamaha
encodée dans un mur de la forteresse
une brique
donne des vies

7

j’ai tendance à t’oublier, Lune
maîtresse des inversionnistes

comme toi je vis à l’envers
de la programmation et m’entoure de pénombre
pour fleurir, je descends dans mes paramètres
à la recherche d’une fonction désactivée
je retourne mes poches, je tends vers toi
ma défectuosité comme une offrande
au dieu pour les nuls, un signe obscur
dans les viscères du crapet-soleil

8

minuit approche et plus on est égaux
moins il fait noir dans le noir

on entend murmurer les rivières
dans les oreilles sales de nos ancêtres

le faible éclat des fronts nous apparaît
ce qu’on appelle le jour est la nuit d’un autre jour nous le sentons

d’autres ont dérivé qui forment une chaîne et la brisent en tournant
pour nous laisser entrer

9

soudain la certitude qu’on peut voir
dans la nuit héréditaire
par le bout des doigts

long lignage
aimanté comme les minéraux de l’esprit dans les veines
d’eau de l’orgue défibrillisé par le dégel
caillots praniques aspirés par les pupilles nerveuses
la vie intérieure du monde est stroboscopique et trop
de vie affole

j’abandonne la tête dans le courant qui me traverse
je recommence à grandir
j’émerge

10

vues du ciel
nos villes ressemblent à de la moisissure

qui chatoie
un filet de neurones jeté
sur un beau néant navigable

nous l’espèce élevée
dans la peur du noir, on fait clignoter
la maison du dedans (le dernier vœu
de la vie éparpillée : se voir
se voir en ce moment précis
de l’univers)
mais c’est une carie vermeille
dans la bouche d’ombre

ma fenêtre

11

on sort deux par deux fumer de l’air et les étoiles, des trous
dans le couvert de la boîte à respirer par les yeux
des notifications lointaines dans les poches de l’univers
le vingtième siècle n’a rien changé à l’immense paix régnante
je vote pour une heure de noir mondial à méditer le bras d’Orion
la Terre émet une pulsation
aux vingt-six secondes et personne ne sait pourquoi
ce qui se passe est réellement inséparable à l’infini
je baisse le son et j’ouvre les fenêtres
je touche la myriade en te touchant toi

12

déjà habitués à vivre
on oubliait l’autre nom qu’on porte en dormant
veilleuse qui folâtre à minuit moins deux
égarée dans les veines de la mine aux idées
à la recherche d’un corps pour s’enfouir
et parler

Présentation de l’auteur




Domi Bergougnoux, La chanson à deux bouches

C'est avec beaucoup de lyrisme que la poète célèbre les amants. Le titre gémellaire vient du texte "bouche à bouche/ les amants".

Nombre de textes honorent cette sensualité palpable, ce désir, l'extase des moments vécus.

Sans jamais quitter le terrain de l'authenticité, Domi Bergougnoux exalte les accords des corps, leur fusion idéale, des images denses "hors du temps" de "coeurs sans parole", "à l'abri des saisons".

Quatre sections équilibrent le livre entre "nuit", "mer", contrées", "pénombres".

Le temps ainsi d'asseoir des évidences, des miracles, tout ce qui peut échapper à la banalité.

Mais à ces assauts d'assurances répondent d'autres instants, tissés de "chagrins", d'absence et de manque.

Chaque texte recèle "une trace indécise au ciel de la mémoire" et offre au lecteur son "territoire à frissons".

C'est dire la sensualité qui émane de ces poèmes intimes.

Domi Bergougnoux, La chanson à deux bouches, Ed. du Cygne, 2025, 96 p., 15 euros.

"La chair est passerelle"

ou

"J'ai rencontré cet amour singulier / dans une salle d'ombre".

Ce catalogue des "amours "déferlantes" trouve aisément son chemin dans l'ourlet des poèmes.

Présentation de l’auteur




Tatsuo Hori, Le vent se lève

Dès les premières pages du Prologue la fluidité du style alliée aux descriptions de la nature et à la délicatesse implicite des sentiments du narrateur est frappante et donne une impression de simplicité rassurante. Quand on sait que Hori a été traducteur on comprend mieux à la fois la précision et. la clarté de son écriture. Puis la maladie de sa fiancée Setsuko apporte du corps au récit et provoque l'attente, grand thème de la première partie du roman. Le lecteur est ainsi doublement désireux de tourner les pages pour en savoir plus. Comment les choses vont-elles advenir ? C'est la question qui reste importante pour lui puisque la 4° de couverture l'a averti de la suite fatale.

La nature et le décor, à la limite insolites, participent de l'ambiance inquiétante. Le fait qu'il y ait de la neige au printemps accentue le sentiment de solitude des deux personnages. Et la description elle-même du paysage, qui occupe une place importante, est un modèle du genre. Mais la nature et le cycle des saisons, si elles symbolisent le destin en train de frapper, sont aussi une compagnie adjuvante qui rythme les journées des deux protagonistes.

Le lecteur, soumis à une tension, est paradoxalement sous le charme de la douceur qui règne, entre eux et pour eux, jusqu'au sentiment de bonheur.
Avec la fin de l'été, le mauvais temps et le vent qui "se lève" obligent à"tenter de vivre" et à feindre l'ignorance. Le récit alors continue à avancer par petites touches fines, comme impressionnistes. Autant sur le plan de la psychologie que sur celui encore du paysage et du temps et de plus en plus entre espoir et désespérance. Il y a dans ces pages une belle et originale présentation du partage et de la complicité jusqu'au sacrifice face à l'inéluctable.

Comment celui-ci pourra-t-il se gérer ? C'est toujours la même question. Comme dans un Requiem le chant des mots nous envahit peu à peu. La mise en abyme d'un roman soudain à écrire par le narrateur, qui donnera vie à son histoire avec l'aimée, est-il le dernier sursaut de l'espoir ? Pour Hori l'amour n'a besoin d'aucune technique compliquée, l'écriture suffit presqu' à elle-même à lui rendre hommage en couronnant les sentiments mutuels du couple et en rendant heureuse la malade. Deux pages admirables sur les pensées et l'évolution du créateur forcent ainsi l'admiration.

Tatsuo Hori, Le vent se lève, Collection L’Arpenteur, Gallimard, 1993.

Pour le lecteur écrivain il s'agit bien d'une œuvre complète. Comme l'est un opéra pour un mélomane. Cette première moitié du livre permet déjà de le classer parmi les plus beaux romans d'amour de la littérature mondiale.

La suite semble varier sur les mêmes thèmes avec certainement un crescendo quand, par exemple, la lumière est considérée comme la figure du bonheur vécu malgré l' épreuve. Nous sommes à l'automne 1935 et le narrateur, partagé entre la paix que lui apporte l'extérieur et l'angoisse qui monte, continue de nourrir son récit en cours entre réel et imaginaire. Le temps, dans ses deux acceptions, est la source des réflexions du narrateur qui confond passé et présent vécu dans la rigueur de l'hiver arrivant au milieu de la solitude des montagnes. C'est la magie de la neige à l'extérieur mais surtout le feu de cheminée qui brillent pour les amoureux. Alors le silence bientôt l'emporte et seul l'échange de regards compte peut-être vraiment le plus.

Le récit du narrateur va-t-il avoir comme fin la situation présente ou faudra-t-il attendre la suite des évènements pour s'en servir ? Une double attente, avec celle de la fin du roman, définit le charme habile de cette œuvre très dense et maîtrisée.

La fiction et la réalité sont en rivalité mais cette dernière est plus difficile à "vivre" et la question de la fragilité du bonheur se fait sentir de plus en plus. Le monologue intérieur nous en rend compte qui alterne avec des passages de dialogues. Ceux-ci existent toujours et marquent depuis le début la qualité de l'écriture. Au mauvais temps soudain correspond la faiblesse accrue de la malade. Mais il s'agit de comprendre que persiste dans la réalité le sentiment de bonheur décrit dans la fiction.

Puis le passage entre le dernier chapitre et le précédent qui s'achève de façon pathétique forme un hiatus frappant car nous n' assistons pas au départ de Setsuko avant le retour de son fiancé pour le village de K. après presque trois ans.

On peut dire à ce stade du livre que le thème de la neige associé à celui de l'écriture qui reprend donne au livre, malgré le deuil, toute son unité. Le cycle vertueux des journées contredira-t-il le titre final "Vallée dans l'ombre de la mort" ? Et que signifie donc la présence là encore du vent ?

Par la mémoire analogique, grâce encore à la neige et au feu de cheminée et à la manière de Proust, revivent les souvenirs des derniers moments vécus avec la jeune femme morte. Le décor naturel ainsi que les chalets et les oiseaux, par exemple, dans des descriptions aussi fines que magnifiques, font revivre plus encore celle-ci. C'est un enchantement pour le lecteur que ces variations sur les mêmes thèmes comme dans une œuvre musicale le sont les leitmotivs. Il s'agit bien d'un final ici en forme de "Requiem" à la manière de celui de Rilke. Celui qui, le calme revenu quand le vent est tombé, chante superbement l'amour inconditionnel et la nostalgie qui définitivement lui est lié.

 

Présentation de l’auteur