Autour des éditions Alidades : Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce, José Ángel Leyva, LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce

Les éditions alidades possèdent une collection bilingues qui permettent de découvrir un auteur dans sa langue maternelle accompagnée d'une traduction, ici de l'italien par Franck Berger. De Pisis (Ferrare 1896 – Milan 1956) était poète et peintre. S'il obtint moins de notoriété avec sa poésie qu'avec sa peinture — elle représentait l'avant-garde de son époque — il fait néanmoins partie de ces auteurs importants, méconnus, qu'il est opportun de (re)découvrir, d'autant que sa vocation littéraire naquit avant sa vocation picturale et qu'il ne s'en départira jamais. Édité en Italie par les plus grands, il n'a que très rarement été traduit en France où son œuvre demeure confidentielle, la dernière publication remontant à 1983 dans une traduction d'André Pieyre de Mandiargues.

Dans la préface à la réédition de ses Poesie (Garzanti, 2003), Giovanni Raboni affirme : « une tendance psychologique, je dirais, plus encore que culturelle, à la clarté et à la limpidité ; l'adoption d'une forme tout à la fois retenue, et aux accents vibrants et chantants : voilà les traits, si l'on fait le compte, de De Pisis poète. »

 L'ANGELOT

La messe dominicale :
mari et femme debout,
devant deux prie-Dieu de paille,
un peu perdus ;
elle, une petite brune, pâle,
lui un jeune employé
qui mène sa barque ;
mais sommeillant sur son épaule
la tête très frêle
d'un angelot blond.
Il a le bras tendu et sa main retombe
comme une fleur rare.
On sent presque jusqu'ici
le souffle léger
de la créature sommeillant.
Les chants maladroits
qui pleuvent de la haute tribune
sont là pour bercer son repos.
Le parfum de l'encens est là pour lui,
lui seul regarde
une rose mourante sur un autel.
Soudain, à l'insu de tous,
descend pour veiller sur son sommeil
son ange-gardien
d'or tout entier fait.

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce / Ma un po' della tua grazia, éditions alidades, 2023, 44 pages, 6 €.

 On pourrait rapprocher de Pisis de Sandro Penna, de dix ans son cadet, dans ces associations récurrentes chez l'un et l'autre de la joie et de la tristesse. De Pisis lui dédie d'ailleurs un poème :

 

FLEUR POURPRE

À Sandro Penna

Dans la chaleur pesante de l'après-midi d'été
unique consolation et miel
fleur pourpre
secret pathétique
au nom bucolique
Amaryllis.

 […]

Ce peu de force qui me reste, vois,
je t'en fais don, noble fleur,
et assis à tes côtés,
j'attends des merveilles inouïes,
incorrigible que je suis.

 

Toujours chez De Pisis (comme chez Penna) le beau et l'agréable sont liés au tragique, jusques et y compris dans l'affirmation sans ambiguïté et sans tapage de leur homosexualité.

 

DÉPART

Dans le petit torpilleur
un marin à demi-nu,
maigre et suave s'éloigne du port,
assis dans une pose de philosophe antique.
Et il emporte un peu de mon cœur.
 

Ce sont de petites touches délicates, comme dans le poème CHASSEURS :

 

Ils portent un fusil en bandoulière.
Dans la lumière de la lune
brillent les canonsI
et aussi les épaules nues
d'un doux adolescent
que le plus âgé porte à califourchon sur le guidon.

 

 Pour donner envie de découvrir ce beau livret, je dirai avec De Pisis, dans sa préface à l'édition de 1942 :

 J'aime à croire […] que le lecteur attentif puisse trouver dans ce recueil, en quelque sorte, « l'histoire d'une âme », laquelle âme est faite, comme on sait, de rien, mais peut avoir un parfum d'éternité.

∗∗∗

Voilà une quarantaine d'années que le éditions alidades nous offrent des livres et notamment la collection bilingues qui rend accessibles aux lecteurs les textes de poètes de langues allemande, anglaise, arabe, espagnole, italienne, japonaise, russe et tchèque. Dernière parution : LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES du Mexicain José Ángel Leyva, traduit par Cathy Fourez et Jean Portante. L'auteur, quant à lui, est très reconnu dans son pays, par ses œuvres (poésie, nouvelles, chroniques littéraires...), également comme éditeur, journaliste et promoteur culturel. Ce recueil donnera une bonne idée de l'écriture de  José Ángel Leyva pour qui, comme le confia un jour Éluard, la poésie doit être ininterrompue.

LA CHIENNE

Est venue la chienne te lécher les chaussures
Elle ronronne et se met à jouer pattes en l'air
Elle attend que tu la grattouilles et la caresses avec la semelle
L'animal manque de mémoire n'a pas de dignité
L'humiliation semble être le fondement de son espèce
⋅ tu t'informes en rage et ne peux éviter la répugnance

Hier avec d'autres enfants tu l'as vue poursuivie et montée par les chiens
Eux ont alors décidé de la punir par dégoût ou pour s'affirmer
L'enseignement du maître ou de qui apprend à soumettre le faible
passait par la force et le jeu malin des juges
Ils l'ont suspendue par les pattes arrière à une poutre
Piñata hurlant de douleur entre les rires et les cris des garçons
Ils la secouaient à coups de bâton et s'amusaient à lui tourmenter
[ l'anus et le vagin
La douleur d'autrui est imperméable aux questions
Ce sont des temps de guerre pensais-tu alors que montait en toi
une pulsion de pitié ou de conscience
Tu as donc décidé de freiner le jeu

Cela fait des années que l'image de la chienne te poursuit
Elle est fidèle à ta douleur et à sa torture
Chaque matin elle est là sur le pas de ta porte
Dans son regard aveugle ce sont les mêmes yeux
qui depuis l'enfance demandent pourquoi

José Ángel Leyva,  LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES, éditions alidades, 2024, 64 pages, 7 €.

Les poèmes s'entachent du réel, comme aimait à le dire très justement l'auteur : ainsi de cette cruelle anecdote relatée ici, imprégnée d'un sentiment souterrain, s'ouvrant vers des abîmes.

Le titre du recueil qui est aussi celui d'un poème — est une allusion à la part d'eau constituant le corps humain (en réalité, c'est moins : plutôt 65 %) et c'est le prétexte pour un flirt métaphysique : Une poignée de terre n'est pas un homme (référence au livre de la Genèse) / Les trois quarts font du rêve la substance et le poème teinté de transcendance se raccroche néanmoins au réel (et à la déréliction) dans sa conclusion : Du temps il y en a et de la soif pour attendre la mort / sous l'arbre sans feuilles qui jette de l'ombre / L'absence de dieu chasse la peur / Le père et le fils stimulent la synapse / qui laisse voir leur commune solitude sous les ponts / les trois quarts liquides de l'homme

Ces  trois quarts évoquent inévitablement une incomplétude, le quart manquant, amenant le poète à douter de sa propre identité.

MIROIR

Étranges les poches des paupières
Les lignes intriguent sur le front
Il m'observe
avec des yeux de verre de stupeur de mort
Que répondre à un inconnu
la tête embrouillée par les nuits
Le miroir se remplit de petits points
s'assombrit
S'en vont l'image et la couleur
Je me dilue dans des ombres capables d'ignorer
les certitudes d'un moi qui n'est pas le mien
Je suis encadré dans l'écran
J'ignore la langue familière
Reflets de cette langue obscène de mon silence
C'est le même nez
Profondes entrées sur le front
Petites oreilles et cheveux noirs
les yeux sombres le teint la forme du visage
Je ne peux cependant pas attester
que derrière les épaules
il y a un dos dans le vide

 

Le poète est également voyageur, il n'en retire pas un bouquet d'images pittoresques ; toujours une question essentielle est posée, comme dans SON PRÉNOM EST BAGDAD : — Les bombes éteignent-elles la couleur du soleil / ou ôtent-elles l'ombre aux gens ? — / Me demande l'enfant de sa voix de sage

Il est attentif à l'Humanité, toute l'Humanité, comme dans ce poème qui dépeint en une merveilleuse parabole l'apprentissage du langage par un jeune enfant.

ÁNDER (QUATRE ANS)

Tout
     est le mot qui fait le tour de ses mains
Tout
     marche dans l'horloge biologique du jeu et de la question
Il pousse dans la maison sa petite boule d'éponge en solitude
absorbé il lui fait monter l'escalier
                                       marche après marche
Il descend et condescend jusqu'à dormir sans elle
Il bouge ses yeux affamés autour du jour
Il ne sait rien des ignorances
Il recommence son travail de scarabée dans le langage
De nuit il en colle les parties avec sa salive
Il se replace derrière la balle
Parmi les résidus de langues et de signaux grandit
son objet verbal
le tour inutile de l'horloge que ses petites mains
retardent remontent avancent désordonnent
Le mot tout commence son tour
                                                 son vide

De cette Humanité, aussi bien il s'attache à une commère : Assoiffée dans du miel de figue et de plaisirs / Dense arôme de sueur et de larmes / Enlaçant l'encadrement de la porte […] suspendue à la nuit / elle se berce dans la canicule

Avec ce recueil, c'est un magnifique ensemble choral qui se donne au lecteur ; mêlant l'apparente anecdote à la réflexion philosophique, sans s’appesantir, il touche sans conteste à l'universel.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune femme

On connaît de Rilke les Lettres à un jeune poète mais beaucoup moins ses  Lettres à une jeune femme dont l’intégralité est aujourd’hui publiée, pour la première fois, en français. Le célèbre poète a répondu entre 1919 et 1924 à du courrier que lui adressait une jeune Allemande confrontée à de lourdes difficultés personnelles. Cet échange révèle un Rilke attentif et bienveillant, mais jamais donneur de leçons.

Elle a 26 ans quand elle adresse sa première lettre à Rilke (il a 44 ans). Cette inconnue s’appelle Lisa Heise. La jeune femme avait découvert en 1902 Le livre des images du poète et en avait été marquée. Quand elle engage cette correspondance, elle vit dans la précarité. Ses « petits boulots » – comme on le dirait aujourd’hui – d’horticultrice et de pianiste ne lui permettent pas de vivre décemment. Elle vient aussi de divorcer.

Sa première lettre met d’ailleurs en exergue les difficultés de relation entre l’homme et la femme. « Tout ce discours sur la libération du monde, écrit-elle, n’est-il pas vain tant que la justice reste incomplète dans les relations entre l’homme et la femme ? L’homme ne devrait-il pas aussi  au fondement de sa vie intérieure respecter une image de l’amour qui ne soit pas entachée de tant d’erreur ? Pourquoi est-il si mal préparé à l’amour ? ». Rilke lui répond, dans une lettre du 30 août 1919 et abonde dans son sens, soulignant que « l’homme ne répond à l’amour et à la vérité de son amante que par une ébauche d’amour inaccomplie ». Il dit même de l’homme qu’il est « cet aveugle, ce forcené qui veut faire le tour du monde et ne réussit pas même à parcourir le chemin qui mène autour d’un cœur ».

Comme le rappelle  Gérard Pfister, éditeur et traducteur de ces lettres, Rilke « n’a jamais cessé de s’interroger sur l’amour et sur ces grandes amoureuses – de Sappho à Gaspara Stampa – qui l’ont porté ». Et il ajoute : « Pour le poète des Elegies, il y a une intime parenté entre l’amour le plus profond et la plus haute poésie ». C’est sûrement ce qu’avait perçu la jeune Lisa Heise en prenant le parti de s’adresser à Rilke.

Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune femme et autres écrits sur l’amour, Arfuyen, 165 pages, 17 euros.

Comme le rappelle  Gérard Pfister, éditeur et traducteur de ces lettres, Rilke « n’a jamais cessé de s’interroger sur l’amour et sur ces grandes amoureuses – de Sappho à Gaspara Stampa – qui l’ont porté ». Et il ajoute : « Pour le poète des Elegies,il y a une intime parenté entre l’amour le plus profond et la plus haute poésie ». C’est sûrement ce qu’avait perçu la jeune Lisa Heise en prenant le parti de s’adresser à Rilke.

Une première publication de cette correspondance (limité à 9 lettres) eut lieu en 1930, soit quatre ans après la mort du poète. Mais il fallut attendre 1934 pour connaître l’identité de la jeune femme avec la publication de ses propres lettres. L’occasion pour elle d’évoquer « une relation humaine des plus fécondes et des plus exaltantes ». Il faut dire que la correspondance ne s’est pas cantonnée au strict domaine de l’amour humain ou des relations homme-femme. Elle aborde aussi la question des périls qui montent à nouveau dans le monde alors qu’on sort tout juste de la Grande guerre. Rilke évoque notamment le cas de cette Allemagne qui « ne s’est pas fondamentalement renouvelée et repensée » (lettre du 2 février 2023).

Mais l’essentiel tourne quand même autour de l’attention que porte Rilke aux tribulations de la jeune femme. Il peut s’apitoyer quand le sort lui est contraire ou, au contraire, se réjouir quand elle trouve un vrai travail dans l’horticulture près de Weimar. « Ah, croyez-moi, c’est beaucoup, c’est presque tout ce qui peut être accordé à un être : cette soumission, cette sujétion à un travail tangible … » (lettre du 27 décembre 1921). Et il en vient à regretter lui-même qu’il lui « manque le savoir-faire et l’économie des gestes » et cette capacité de « passer du travail de l’esprit à un tel travail manuel » (lettre du 19 mai 1922).

Il n’y a que 9 lettres de Rilke dans cette correspondance mais elles ne manquent pas d’étonner par leur profondeur d’analyse et l’empathie qu’elles révèlent (surtout quand l’on sait que le poète ne rencontra jamais son interlocutrice). Il lui dédicacera même un poème d’amour. « Etre la fleur qui se sent bousculée/par l’incessant assaut du ruisseau sans malice/qui n’a souci d’elle quand sa hâte distraite/et trop précipitée la retourne//Ah, c’est ainsi que nous sommes livrés/au bruissement impétueux des émotions ;/se soucient-elles de nous ? … Etre au monde/compense cependant ce trop-plein de hasards ».

Du même auteur, sur Recours au poème, Marie de la Tour et Taxis, Souvenirs sur Rainer Maria Rilke

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I. P. Couliano – la dernière victime…

Le professeur I. P. Couliano (Ioan Petru Culianu, 1950-1991), historien des religions disciple de Mircea Eliade, émigré de Roumanie en 1972, établi à Chicago en 1986, est le premier universitaire à avoir été assassiné par une police politique post-communiste sur le sol des États-Unis.

Les « aveux » dissimulés du président

Vu le cadre même du crime (perpétré le 21 mai 19911 dans les toilettes du 3e étage de la Divinity School, à l’Université de Chicago, institution où le professeur enseignait depuis quelques années), et la « technique » de la mise à mort (par balle tirée derrière la tête), l᾿« herméneutique » du meurtre – fournie deux semaines après, avec l’éclat de la plus pure abjection, par le président roumain de l’époque, Ion Iliescu, lors d’une conférence de presse télévisée et radiodiffusée, donnée le 7 juin 1991 – indique clairement un assassinat politique aux relents satanistes, visant surtout l’abaissement, l’avilissement de la victime2.

En effet, Ion Iliescu affirmait, avec les agrammatismes, les mensonges et la langue de bois de rigueur en pareilles circonstances, surtout chez un leader communiste et post-communiste :

 

Le jeu de l'émeraude par Ioan P. Couliano.

On fait de nombreuses spéculations au sujet des réserves manifestées par les États-Unis ainsi que par d᾿autres pays occidentaux à notre égard... Quelles que soient les difficultés auxquelles nous nous voyons confrontés durant certaines périodes de notre histoire, nous nous dirigeons, de façon irréversible, vers la démocratie, parce que telle est la volonté du peuple roumain, telle est son option et non pour faire plaisir à d’autres. Mais, à ce sujet, s’avèrent significatives les réflexions d’un haut dignitaire américain (sic!?), qui a été interrogé au sujet de ces choses (?), qui en se référant aux soi-disant “services” rendus à la Roumanie par certains de ses citoyens qui dénigrent le pays au-dehors [n.s.], disait que de tous les cas de paranoïa qu’il connaissait, la variante roumaine lui semblait la plus grave. Et, entre autres, il se référait aussi au cas de Culianu, le professeur tué à Chicago, ancien collaborateur de Mircea Eliade, au sujet duquel il a dit qu’il était un exemple d’un tel comportement de certains cercles roumains à l’étranger, inclusivement

les déclarations de l᾿ex-général Pacepa qu᾿il voyait la main de la Sécuritate dans sa mise à mort.3

On apprend donc que pour le président roumain post-communiste Ion Iliescu, il y a certains « dénigreurs » du pays dont les critiques « au-dehors » sont telles qu’ils sont même devenus un « exemple d’un tel comportement » – sans doute hautement blâmable – avec mention nominative à I. P. Couliano, au point que des rumeurs – justifiées, dirait-on ! – se font jour pour accuser la Securitate de leur assassinat – à juste titre donc, puisqu’ils sont coupables ! En ayant l’air de s’indigner, comme face à de fausses accusations, le président offusqué, en fait, les confirme. Et surtout, affiche clairement le mobile du crime : les critiques de Couliano à l’étranger, à l’adresse du pouvoir roumain auto-proclamé en décembre 1989. Il s’agit de la suite d’articles que le professeur de Chicago a publiés durant près de 18 mois, sous le titre de rubrique Scoptophilia, dans le journal new-yorkais Lumea Liberă românescă (Le Monde Libre roumain), dont un visait nominativement le président Ion Iliescu, vu comme héritier direct de Nicolae Ceauşescu4.

Les « hypothèses » insidieuses

Mais était-ce suffisant ? Il paraît que non, puisque le 13 juin de la même année, une semaine à peine après la conférence de presse présidentielle, on passait à la radio (sur la chaîne 1 de Radio Bucarest, au cours de l’émission “24 heures”) une correspondance de Mircea Podinǎ concernant l’enquête. Il est difficile d’imaginer un plus complet amalgame entre la contamination typologique des « textes » de l’assassinat (propositionnel, virtuel, réel) et la perversion des fonctions sémiotiques, caractéristique pour cette technique de multiplication des variantes qui, tout en déstructurant la lecture de surface par le brouillage des pistes, et en renforçant le message sous-jacent, sélectionne les lecteurs eux-mêmes (cibles virtuelles du texte réel du crime)5.

En effet, en mentionnant des soi-disant « sources de l’émigration roumaine » – car il ne peut être question d’une véritable référence, vu son caractère nébuleux et invérifiable – ou en faisant appel, tout simplement, à « l᾿on dit », Mircea Podină énumère trois causes de l’assassinat :

  1. Des recherches que le professeur Couliano aurait entreprises au sujet d’organisations secrètes des légionnaires aux États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule “Les Fils d’Avram Iancu”, entraînant de la sorte la réaction violente des organisations respectives ;
  2. Le rôle que le professeur Couliano aurait joué dans l’organisation de la visite du roi Michel I de Roumanie à l’Université de Chicago, l’idée étant que le rapprochement entre le professeur et l’ancien souverain et sa famille aurait pu déranger des milieux politiques, non précisés ; enfin,
  3. En invoquant « le dernier numéro» du « journal Lumea Liberǎ Româneascǎ édité à New York » (désormais abrégé LLR), numéro abandonné au même vague référentiel que ses autres « sources », le correspondant nous révèle, chose connue de tout le monde, « que le professeur Culianu était fiancé à Mlle Hillary Wiesner (…) qu’il devait épouser en août». On se demande quel rapport aurait pu entretenir ce mariage avec le crime particulièrement odieux, que le professeur Anthony Yu avait interprété dans le sens d’un crime rituel. Jalousie ? Que nenni ! Car : « À cause de ce mariage, le professeur a consenti à passer au judaïsme, ce qui, apprécie la publication précitée, aurait pu signifier pour l’assassin un parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel (…) Mircea Eliade » !

21 mai - Il était une fois Ioan Petru Culianu ! Istoria.

Une affaire de religion ?

On entre, avec cette troisième « hypothèse », dans la galaxie du plus pur antisémitisme, aggravé par cette formule ignoble et absurde entre toutes de « parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel Mircea Eliade ». Sinon, il va sans dire qu’on a affaire là à une « hypothèse » fondée sur une autre et réduite, de ce fait, quasiment à néant, vu le caractère invérifiable de la supposée conversion de Couliano au judaïsme. Vraisemblablement, il s’agit, plutôt, d’une opération d’intoxication mise en œuvre par les « sémioticiens du crime » qui semblent avoir misé sur le substrat antisémite et sur la désinformation probable de bon nombre des lecteurs éventuels du « texte » de l’assassinat. Ainsi, l’intoxication consiste ici non seulement dans le contenu de l’information, à la limite, calomnieuse, mais aussi dans son « cadre de crédibilité » ou, si l’on veut, dans sa source, puisque l’attribution par M. Podinǎ au journal LLR – périodique new-yorkais auquel avait collaboré Couliano6 de l’idée de sa conversion au judaïsme, ce qui « aurait pu signifier pour l’assassin (?) un parricide moral post-mortem à l’encontre du père spirituel (…) Mircea Eliade », est, tout simplement, fausse7.

On retrouve, ainsi, une astuce constante chez les sémioticiens du crime, à savoir celle de s’abriter derrière des sources fictives (ou plus ou moins habilement falsifiées), choisies dans le « camp de crédibilité » de la victime (ainsi, « le haut dignitaire américain » fictif, le rapport falsifié de la police de Chicago, la fausse appréciation attribuée à LLR)8.

Détail supplémentaire, insidieux jusqu’aux confins de l’abject :

Après l’assassinat, elle [Hillary Wiesner] a pris de l’appartement de M. Culianu trois sacs dont on ignore le contenu. En même temps, elle est la bénéficiaire d’une police d’assurance-vie du professeur, évaluée à 150 000 $. Elle avait un compte commun avec lui en valeur de 90 000 $.

Il s’agit là d’une technique jouant sur la désinformation, voire carrément sur l’ignorance du public visé, combinant le vague insinuant, limite calomnieux, des références ‒ car toutes ces manœuvres serpentesques existent par le tonseulement, quand il ne s’agit carrément d’une téméraire falsification ‒ avec les préjugés supposés du lecteur, auxquels on fait appel d’un air entendu, air qui gomme, en quelque sorte, les éventuels doutes, parfaitement légitimes par ailleurs, concernant la fiabilité des sources. Résulte de tout cela un halo de bassesse partagée qui approfondit le « crime » religieux supposé par une implication crapuleuse, confortant encore plus le cliché antisémite. Veut-on même impliquer par-là que Hillary Wiesner, la fiancée de Couliano, aurait été personnellement impliquée dans l’assassinat ? Aussi absurde qu’elle puisse paraître, il faut dire que l’idée a bien été véhiculée pendant un temps. En tout cas, au moment des faits Hillary Wiesner se trouvait en Angleterre, à Cambridge, si mon souvenir est bon !

« Les Fils d’Avram Iancu »…

Revenons à la première thèse avancée par le correspondant, celle concernant les recherches soi-disant entreprises par le professeur Couliano « au sujet d’une série d’organisations secrètes des légionnaires des États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule Les Fils d’Avram Iancu, entraînant de la sorte la réaction violente des organisations respectives ». Cela aurait, du moins en apparence, l’air un peu plus cohérent. Le problème est que « Les Fils... » en question, comme les autres, ne sont que des masques de la Securitate elle-même, créés par celle-ci précisément pour mieux camoufler ses opérations criminelles.

Quant aux prétendues recherches entreprises par Couliano au sujet de ces fameuses « organisations secrètes de légionnaires », les choses sont un peu plus compliquées et pour les éclaircir nous nous permettons de citer un passage de notre étude susmentionnée :

En Juin 1990, suite à un article publié dans l’hebdomadaire italien Panorama9, Culianu devint la cible de menaces et d’attaques aussi bien téléphoniques qu’écrites10. Le 13 Juin de la même année le président de la Roumanie, Ion Iliescu, déclenchait la 3e et certainement la plus sanglante “minériade” et dix jours plus tard, en réponse aux atrocités commises par les mineurs (sinon par les agents de la Securitate déguisés en “gueules noires” pour les besoins de la cause) Culianu initiait, à son tour, le “sérial journalistique” Scoptophilia. Ce fut le signal d’une remarquable intensification de la “sémiotique de la menace” à laquelle l’avaient déjà exposé ses prises de position antérieures. Les “correspondants”, d’ailleurs, n’étaient pas, comme on aurait pu s’y attendre et comme c’était arrivé dans le cas d’autres opposants visés par la Securitate, des “instituteurs” indignés ou des “bons citoyens” en colère, mais deux organisations politico-terroristes : Vatra Româneascǎ (l’Âtre Roumain) et Fiii lui Avram Iancu (les Fils d’Avram Iancu)11. Sans doute, même s’il s’avère, maintenant, presque impossible de connaître le contenu exact de ces lettres12, on peut reconstituer, du moins en partie, leur teneur d’après certaines déclarations, particulièrement agressives, des autorités roumaines de l’époque et en fonction de quelques articles de Scoptophilia – notamment “Patriote ?ˮ – qui semblent contenir les répliques à peine codées de Culianu 13.

La visite du roi Michel à Chicago

Cela peut paraître curieux que nous ayons choisi de placer en dernière position la deuxième « hypothèse » de Mircea Podină. À vrai dire, la raison en est fort simple puisque : à la différence des deux autres, simples insinuations et commérages à teneur antisémite, celle-ci renferme un noyau tragiquement véridique. En effet, il y a des éléments concrets prouvant que le rôle joué par le professeur Couliano dans l’organisation de la visite du roi Michel à l’Université de Chicago avait bien dérangé certains milieux politiques, même si le correspondant de Radio Bucarest se garde bien de dire qu’il s’agissait du gouvernement post-communiste roumain lui-même, présidé par nul autre que Ion Iliescu, le commanditaire plus que probable de l’assassinat ‒ surtout si l’on tient compte de sa fort agressive conférence de presse du 7 juin 1991 que nous avons citée au début. En effet, le président craignait comme la peste le renforcement du prestige politique de l’ancien roi, qu’il avait fait expulser sur son ordre exprès par deux fois déjà, lors de visites triomphales en Roumanie après 1989, alors qu’Iliescu lui-même tirait sa « légitimité » à la tête de l’État de falsifications électorales et d’un ensemble de techniques, limite génocidaires, combinant les « minériades » et les attaques terroristes14

Ioan Petru Culianu - expert en gnosticisme et magie de la Renaissance | L'UE choisit la Roumanie (2015). Radio Romania Regional.

De quoi s’agit-il ? Voyons de plus près quelques faits. Le 2 avril, au cours d’un déjeuner, Couliano avoua à Frances Gamwell, l’épouse de l’ancien doyen de la Divinity School, Chris Gamwell, qu’il était poursuivi. Onze jours plus tard, dans la nuit du samedi, 13 avril, alors qu’il participait à une collecte de fonds en faveur du roi Michel de Roumanie, en visite à l’Université de Chicago, Couliano se fit presque agresser par un inconnu. L’étrange événement se passa dans le hall du Drake Hotel de Chicago – comme il allait le raconter à son ami, le Professeur Moshe Idel de l’Université Hébraïque de Jérusalem – un endroit plutôt bizarre, pullulant de figures suspectes. L’individu, dont le pardessus faisait une bosse, en recouvrant à peine quelque chose qui ressemblait fort à une arme, cachée, selon toute vraisemblance, dans la poche intérieure de son veston, le poussa contre le mur, tout en proférant des menaces de mort. « Il m’a dit que si j’allais soutenir le roi, ils me tueraient » (n.s.)15.

Le sens de la manœuvre se dévoile à l’occasion de deux points supplémentaires dans les « scénarios » avancés par Mircea Podină, appelons-les 4 et 5, bien qu’il s’agisse, en réalité, d’un passage plutôt homogène que nous allons donner ci-dessous :

 4. Ajoutons encore que les recherches sont, en vérité, considérablement gênées par des rumeurs et des accusations sans fondement, fait qui a déterminé le FBI à entraîner aussi dans les efforts de solutionner le cas un agent parlant le roumain.

5. Enfin, la conclusion qui s’impose à ce stade des recherches, conclusion qui a été confirmée catégoriquement par le département de la Police de Chicago, est qu’il ne peut pas être question d’une quelconque implication des services secrets roumains dans ce malheureux cas16.

À partir de cela tout devient parfaitement clair. Les « rumeurs et les accusations sans fondement » qui avaient « en vérité, considérablement gêné » l’enquête, déterminant le FBI « à entraîner aussi dans les efforts de solutionner le cas un agent parlant le roumain », sont, bien entendu, les rumeurs et les accusations visant l’innocente Securitate, opprimée et persécutée comme toujours par un exil roumain friand d’absurdes ragots (même s’il faut considérer la conférence de presse du président Iliescu comme une regrettable boulette). Évidemment, « la conclusion qui s’impose à ce stade des recherches, conclusion qui a été confirmée catégoriquement par le département de la Police de Chicago, est qu’il ne peut pas être question d’une quelconque implication des services secrets roumains dans ce malheureux cas ».

« D’où provient cette insistance obsessionnelle de disculper la Securitate ? » s’interroge, à juste titre, dans son article suscité, M. Dragomir Costineanu.

« Le crime de lèse-Eminescu »

Peut-être la meilleure réponse à cette question est fournie par un autre texte, plus précisément un article publié le 28 février 1992 dans ce qu’on pourrait appeler sans hésitation l’officieux de la Securitate, le journal d’extrême extrême-droite România Mare (La Grande Roumanie), journal dégénéré et dirigé ou plutôt führerisé par le cousin politique de Vladimir Jirinovski, double roumain aggravé de Jean Marie Le Pen : Corneliu Vadim Tudor, inspirateur probable de Nicolas Sarkozy (les deux avaient sympathisé à l’occasion d’une visite en Roumanie du président français, qui lui avait emprunté, en l’adaptant, la fameuse formule des Kärcher17).

L’article était paru sous le titre, déjà suggestif par son ineptie criminelle, de “Crima lez-Eminescuˮ (Le crime de lèse-Eminescu)18. Cette infamie, car c’en est précisément une, représente d’ailleurs la plus conséquente et, certainement, la plus désespérée tentative de la Securitate de salir – maintenant, plus de trente ans après, nous pouvons le dire, hagiographie oblige, de profaner ‒ la mémoire de Ioan Petru Couliano, et en même temps, de récupérer une sémiotique du crime que ses organisateurs sentaient trop bien leur glisser d’entre les mains.

Si auparavant nous avions eu affaire à des techniques de désinformation et d’intoxication, somme toute, plutôt communes, bien plus choquantes par l’implication, dans la défense de l’« honneur » d’une police politique depuis longtemps compromise, des plus hautes autorités de l’État, notamment du président de la Roumanie, M. Ion Iliescu ; et si par sa correspondance radiophonique, M. Podină parvenait bien plus à confirmer de forts légitimes soupçons que de laver l’image à jamais salie de la plus bête « intelligence » de la planète, pour reprendre le titre d’un des articles de Couliano19‒ dans l’article publié dans le journal de Corneliu Vadim Tudor nous découvrons une forme particulièrement abjecte de « revendication criminelle ».

En effet, la dégénérescence sémiotique, d’ailleurs inévitable, du « texte du crime », combinée à la perte progressive du contrôle médiatique de cette fort ténébreuse affaire, ont déterminé la Securitate à passer, d’un discours non dépourvu d’agressivité mais essayant de respecter, plus ou moins, les conventions d’un processus de communication construit d’affirmations fondées sur des sources fictives, il est vrai, et de déclarations calomnieuses inventées de toutes pièces, sans doute, mais s’efforçant encore de conserver le cadre vide d’une polémique politique même ignare, ridicule et grotesque, à une langue de bois aggravée par un délire nationaliste thanato-scatologique au sens littéral du terme.

On retrouve, avec cet article, la structure volontairement profanatrice du « texte de l’assassinat », déjà défini comme un possible « crime rituel », porteur d’une souillure à la fois symbolique et physique de la victime. Très simplement, il s’agit d’un transfert, celui de la scatologie ritualisée de l’acte à la scatologie pseudo-judiciaire de la parole, en fantasmant un code inexistant, grossièrement inspiré d’après l’ancien crimen laesae majestatis et représentant, en tant que tel, un inqualifiable acte de sycophantisme anti-culturel. En fin de compte, plus que d’une transcription langagière de l’acte, plus même que d’un décodage et d’une glose du crime, il s’agit, ici, d’un aveu et, d’une manière encore plus décisive, d’une apologie du crime : une sorte de « lynchage sacré » au nom de la nation.

Essayons de trancher dans cette charogne de syllabes quelques quartiers purulents d’infamie (nous précisons que les majuscules comme les minuscules ainsi que les éventuels soulignements sont dans le texte) :

…il est impossible de passer sous silence, si l’on est roumain, l’abominable crime commis par le pygmée de Chicago (…) CONTRE LA CULTURE ROUMAINE (…) Mais le crime le plus affreux du réfugié au mégalopolis des gangsters nous est divulgué, avec une paradoxale sérénité de complice, par Dorin Tudoran20 dans une apologie nauséabonde dédiée à cet excrément sur lequel on n’a pas tiré suffisamment d’eau dans le Water Closet létal que le destin semble lui avoir préparé : nous allons citer quelques phrases du panégyrique épreint rédigé par d.t. et qui sont autant d’injures de paranoïaque [on a l’impression d’avoir déjà rencontré ce terme quelque part, on dirait dans la conférence de presse du président Ion Iliescu, n.n.] à l’adresse de la Roumanie et de son génie national, l’inégalable Eminescu… Autrement dit, le salaud de Chicago nous reproche le fait qu’Eminescu nous a appris à aimer notre pays comme le don le plus précieux que nous ayons reçu avec la vie. Selon l’opinion fermentée dans le cerveau fécaloïde de Culianu (sic!!!), Eminescu et seulement Eminescu serait coupable du fait que les Roumains souffrent de patriotisme qui serait une “maladie psychique”. Par conséquent (…), Culianu rêvait, pour nous guérir du patriotisme, d’une thérapie de choc, tout comme (…) s’en sont guéris depuis longtemps certains transfuges, ainsi que d’autres, non exilés encore qui, par leur présence ici, souillent la terre sur laquelle ils marchent [on reconnaît ici aisément « les citoyens qui dénigrent le pays au-dehors » ainsi que « les cercles roumains à l’étranger », dénoncés par la conférence de presse iliescienne, cf. supra, n.n.]. Tous, ils s’estiment les subordonnés privilégiés de ceux qui visent à transformer la Roumanie en une sorte de colonie divisée [là le langage devient carrément poutinien, évidemment avant la lettre, n.n.], pour mieux asseoir la mainmise des magnats de la “super-métropole” à laquelle ils se sont vendus .

Cette utilisation d’une « axiologie » nationaliste et, bien entendu, religieuse passablement hystérique, constituant une sémiotique de la justification du crime, semble documenter le passage d’une idéologie totalitaire néo-communiste, à une espèce de fondamentalisme fascisant, expression d’une dictature particulièrement revancharde du ressentiment.

Corneliu Vadim Tudor (1949-2015), l’auteur plus que probable de ces inepties21, s’est vu par la suite suspendre son immunité parlementaire, ayant été inculpé dans 18 procès différents.

D’autres fables imaginées plus tard sur le compte de Couliano – dépouillées de cet acharnement psychopathe et de cette scatologie rituelle macabre, qui combinent calomnies et ragots aux injures les plus grotesques, le tout traversé par une indéniable pulsion coprophagique – ont dégringolé ensuite au sous-niveau d’un sensationnalisme idiot de roman de gare22.

La « sémiotique du crime »

En plus d’un brillant historien des religions, et d’un journaliste politique redoutable, comme il s’est avéré dans sa série Scoptophilia, Couliano était aussi un remarquable prosateur. Or cette irruption du totalitarisme par le crime dans une sphère qui aurait dû lui demeurer absolument inabordable, celle des écrivains en tant que pneumatophores, pour n’être pas tout à fait la première, s’avérait et la plus brutale et la plus choquante par son incroyable vilenie. Pourtant, il ne s’agissait pas de ma première expérience que je pourrais qualifier comme personnelle et malheureusement traumatisante avec l’assassinat d’un écrivain. Mais plutôt de la première qui, tant par ma maturité acquise que par le cadre circonstanciel sensiblement plus flexible ‒ je me trouvais, après tout, en France et non dans la Roumanie à peine post-communiste, bien que, le cas de Couliano le prouvait amplement, cela ne me mettait pas vraiment à l’abri de certains risques ‒ m’ouvrait une possibilité plausible de réagir, et de réagir analytiquement. En effet, l’indignation ne vaut pas grand-chose sans un réel mûrissement de la compréhension, de la capacité de transformer le simple cri en élucidation des raisons et des méthodes sous-jacentes, sans quoi les sophismes de la « sémiotique du crime » risquent de vous égarer.

Car, après tout, tout est bataille d’image dans la version actuelle de ce bas monde, qu’il s’agisse d’assassinats ou de guerres, peut-être de guerres plus encore. Tant les bombardements de la propagande et de l’info-propagande sont simultanés, même si pas tout à fait concomitants, de la propagande des bombes. Oh ! je n’en doute pas, on finira par contempler l’Apocalypse à la télé jusqu’à la dernière seconde !... Pour passer ensuite au grand show eschatologique, quelle qu’en soit la forme...

Notes

[1] Par une étrange coïncidence, le même jour où, en Inde, était assassiné Rajiv Gandhi.

[2] La date, déjà, était tout sauf indifférente. En effet, comme le professeur Anthony Yu l᾿avait bien compris, l’assassinat de Culianu se laissait lire comme un meurtre rituel, le 21 mai coïncidant avec le jour de la fête de sa mère: «The date of the crime was ritually significant: May 21 in the Orthodox Church is Saint Helen’s and Constantine’s Day, Culianu’s mother’s name day. The name day in Orthodoxy commemorates a person’s baptism into the sacred realm. During Ioan’s years of exile, his mail was routinely delayed and opened, but for nineteen years the card he had sent his mother on her name day always arrived promptly and unopened. (…) A murder site is a text, and Culianu᾿s colleague Anthony Yu analyzed the bathroom locale of his close friendʼs murder. “It was ritually significant. It conveys symbolic and physical humiliation, stain, impurity, a most profane site to end a life... In fact, I᾿ve often wondered if it was a cult killing”» (apud Ted Anton, Eros, magic and the murder of Professor Culianu, Northwestern University Press, Evanston, 1996, p. 250 : désormais abrégé EMMPC). À cela il faut ajouter la remarque du poète et essayiste Andrei Codrescu: « Such disinformation was a "trademark of Securitate", according to Andrei Codrescu. The humiliating manner of the murder, and the choice of a lesser known figure whose disapperance would confuse and demoralize opponents, was another trademark. Culianu᾿s harassement, combined with the disinformation after the crime, at the very least merited government response» (apud Ted Anton, ibid., p. 276).

[3] Voir notre étude “Les sept transgressions de Ioan Petru Culianu. Fractals, destin et herméneutique religieuse”, dans Les cahiers «Psychanodia», N° 1, Mai 2011, n. 120 (désormais en ligne sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html). Les textes cités à partir de sources en roumain sont donnés dans notre traduction.

[4] Il s’agit de l’article Dialogul morţilor (Le dialogue des morts) qui met en scène les deux personnages complices.

[5] Pour cette typologie des « textes » de l’assassinat, voir encore notre étude citée à la note 3 ci-dessus.

[6] Il s’agit de la rubrique Scoptophilia à travers laquelle Culianu avait exercé, pendant plus de 11 mois (entre le 6 janvier et le 22 décembre 1990), un “voyeurisme” politico-culturel, fort dérangeant pour certains milieux politiques post-communistes roumains ainsi que, surtout, pour la plus bête des “intelligences”, la Securitate. Le lecteur roumanophone peut avoir accès à la prose politique de Culianu en lisant Păcatul împotriva spiritului (Le péché contre l’esprit), éditions Nemira, 1999.

[7] Cf. Dragomir Costineanu, “Les mystères de la mort de I.P. Culianu”, dans Lupta/Le Combat, n° 211/7 octobre, 1993 (en roumain).

[8] L’obsession des “sémioticiens du crime” de contrôler non seulement le signe émis mais surtout son code de lecture, voire sa trajectoire interprétative, ainsi que, plus communément dans un sens, la trajectoire de l’enquête, transparaît de l’impertinente offre de collaboration faite au FBI par Virgil Măgureanu, le directeur de l’époque du Service Roumain d’Information (SRI), offre qui cachait mal, sous l’ironie et même l’arrogance de surface, l’inquiétude de profondeur (v. notre article “Masca şi mesajul. Bilanţul unei morţi anunţate” / “Le masque et le message. Le bilan d’une mort annoncée”, dans Écrits critiques et politiques, 1980-2022, Les Cahiers «Psychanodia», n° 3, Mai-Juin, 2022, p. 86 – à lire sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html).

[9] I.P. Culianu, “La realta? Sono dueˮ, Panorama, le 3 juin, 1990, p. 107.

[10] Cf. Ted Anton, EMMPC (op. cit. note 2), p. 194 ; v. aussi G. Casadio, “Ioan Petru Couliano et la contradictionˮ, dans Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, Phōs, 2006, pp. 33-34 (désormais en ligne sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html).

[11] Pour Vatra Româneascǎ voir notre étude citée à la note 3, § 2.2.3.2. Quant aux « Fils… », il s’agit d’une organisation terroriste d’avant la « révolution » roumaine, créée par la Securitate, dont le but était l’intimidation, voire parfois la suppression des opposants de l’Exil roumain. « Securitate often invented fascist groups to threaten exiles, and German journalist Richard Wagner traced “the Sons of Avram Iancu” directly to it » (Ted Anton, EMMPC, p. 206). D’ailleurs, « les Fils d’Avram Iancu » n’était ni la seule, ni même la plus ancienne organisation terroriste fascisante créée par la Securitate à l’encontre de l’émigration roumaine et, notamment, à l’encontre de Radio Free Europe : « Plusieurs lettres de menaces lui furent également envoyé (à Émile Georgescu, journaliste à RFE n.n.), l’avertissant qu’il serait tué et sa maison incendiée s’il poursuivait ses activités au service de ses “patrons juifs”. Ces lettres semblaient émaner d’une aile terroriste de l’organisation fasciste en exil, la Garde de Fer, et étaient signées “Groupe Vˮ. Bien entendu, le Groupe V avait été inventé de toutes pièces par le DIE (Département des Informations Externes n.n.). Pour le rendre plus crédible, des lettres similaires furent envoyées à d’autres roumains vivant à l’Ouest : Noël Bernard, ancien responsable du Département roumain de Radio Free Europe, très populaire en Roumanie grâce à sa critique acerbe du régime, Paul Goma et Virgil Tǎnase, deux dissidents très actifs installés en France, l’ancien roi Michel de Roumanie, exilé en Suisse, et le célèbre écrivain Eugène Ionesco, membre de l’Académie française. Une opération de chantage fut également tentée, visant à forcer Georgescu à démissionner “volontairement” de son poste en échange d’un visa de sortie pour sa vieille mère, qui vivait encore à Bucarest (…) Bucarest n’a jamais réussi à compromettre Emil Georgescu, qui a continué à diffuser ses féroces critiques de Ceauşescu. Le matin du 28 juillet 1981, Georgescu fut frappé de vingt-deux coups de couteau par deux trafiquants français alors qu’il quittait son domicile munichois. Le rapport annuel du ministère de l’Intérieur allemand présentant les actions les plus importantes du Bundesamt für Verfassungsschutz publié en 1983 précise : “La victime a pu être sauvée grâce à l’arrivée rapide des secours. Les malfaiteurs ont été arrêtés et condamnés à plusieurs années de prison. Ils ont obstinément refusé de révéler l’identité de ceux qui avaient commandité le meurtre. Après cette tentative malheureuse, il semble que d’autres agents de Roumanie aient été chargés de liquider l’émigré roumain une fois pour toutes”» (Ion Mihai Pacepa, Horizons rouges, 1988, p. 126).

Le parallélisme des deux cas – Émile Georgescu et Culianu – tant sur le plan “sémiotique” que méthodologique est tellement évident qu’il devient quasiment inutile qu’on s’y attarde. En effet, non seulement le scénario des lettres de menace envoyées par une organisation fascisante créée pour les besoins de la cause par la Securitate, suivies d’une tentative d’assassinat – manquée temporairement dans un cas, réussie d’emblée dans l’autre – concordent, mais l’on retrouve, en plus, le même halo d’excitation antisémite autour de la victime potentielle. À vrai dire, seule l’arme du crime diffère ! (cf. notre op.cit.., ibid. n. 86).

[12] La plupart détruites par Culianu lui-même qui, soit par mépris, surtout au début, soit par anxiété (progressivement), a constamment refusé de mettre au courant la police américaine des menaces dont il faisait l’objet, et cela malgré les conseils réitérés de ses amis. La meilleure définition de cette attitude, pour le moins ambivalente, appartient, d’ailleurs, à la fiancée de Culianu, Mlle Hillary Wiesner : « Il avait la logique du magicien. Il pensait : “Si je déchire et détruis rituellement ces papiers, les circonstances qui guettent derrière eux vont être neutralisées” » (Ted Anton, EMMPC, p. 206).

[13] Cf. notre étude citée à la note 3, § 2.2.3.3. Dans son ouvrage susmentionné (note 2) Ted Anton précise : « When they [I.P. Culiano et Hillary Wiesner, n.n.] came back to Boston he found more letters forwarded by Lumea Liberă. He called his friend Dorin Tudoran. "The letters were similar to those I received," Tudoran said, "from a group claiming to be the Sons of Avram Iancu." Hatchets, large knives, and dripping blood decorated the page, which promised: "Our arms will hit those who accept wages to profane their nation, and we will put them to sleep in disgrace forever." » (EMMPC, p. 206). Donc des haches, des couteaux et des gouttes de sang associés à une rhétorique de la trahison de la patrie... Voilà pour les « recherches » de Ioan Petru Culianu concernant cette « série d’organisations secrètes des légionnaires des États-Unis, parmi lesquelles celle qui s’intitule “Les Fils d’Avram Iancu” ».

Quant à Avram Iancu lui-même, duquel se revendiquent ces bâtards criminels, il s᾿agit d᾿un fomidable révolutionnaire, avocat de formation, organisateur et chef de la révolution de 1848 en Transylvanie, de loin la plus énergique et la plus efficace des trois révolutions roumaines de l’époque, vu qu’elle a duré jusqu’en 1849, malgré le fait que Kossuth avait refusé l’alliance avec les révolutionnaires roumains. Finalement, ç᾿a été un « mensonge impérial », celui du très jeune François-Joseph ‒ mensonge qui faisait suite à un autre, du même genre, celui du « despote éclairé » Josèphe II (en 1784) contre un autre révolutionnaire roumain, Horea ‒ qui a permis l’étouffement de la révolution. Horea, lui, a été roué ; sans subir de supplice, Avram Iancu est devenu, tout simplement, fou. Visiblement, rouer les gens était passé de mode.

[14] Cette histoire des « terroristes », la plupart du temps des snipers qui frappaient et disparaissaient comme venus de nulle part, a longtemps obsédé les media roumains, jusqu’à ce qu’une émission sur la chaîne ARTE ait fini par apporter des lumières complètement inattendues sur le sujet, impliquant, curieusement, plusieurs services secrets étrangers, occidentaux ou (encore) soviétiques. Or, si la présence des derniers n’avait en soi rien de surprenant, les « aveux », parfois frappants de franchise froide, des premiers (faut-il dans ce cas aussi parler de « compensation aléthéique » ?) avaient de quoi étonner. Quant au rôle joué par la falsification informatique dans le processus électoral roumain, voir notre article “Qui-pro-quoˮ dans Les cahiers « Psychanodia » n° 3, à lire (en roumain) sur le site https://adshishma.net/Publications-Accueil.html.

[15] Apud Ted Anton, EMMPC (cité n. 2), pp. 232-233 ; v. aussi notre étude (op. cit. note 3), n. 105.

[16] Apud D. Costineanu (art. cit. note 4).

[17] Avec cette petite différence que si M. Sarkozy envisageait utiliser les nettoyeurs en question exclusivement contre ce qu’il appelait fort délicatement la « racaille » dont il comptait débarrasser les Français, C.V.T., bien plus radical, menaçait de gouverner, en cas d’arrivée au pouvoir, « à la mitrailleuse ». Kärcher, mitrailleuse ‒ le contraste demeure, quand-même, saisissant (démocratie oblige...).

[18] Ineptie sans doute criminelle car, comme nous l’avons montré en détail, Mihai Eminescu, indubitablement le plus grand poète des Roumains, figure astrale de rebelle romantique, avait aussi, en son temps, été assassiné par la forme monarchique de ce qu’allait devenir le totalitarisme moderne roumain (Les Cahiers « Psychanodia » n° 4, juin 2023, sur https://adshishma.net/Publications-Accueil.html, ainsi que, désormais, La Lettre du PEN Club français n° 38, pp. 8-20). 

[19] “Cea mai proastă inteligenţă” (“La plus bête intelligence”), article en deux parties, publié successivement dans Lumea liberă românească, n° 94, 21 juillet 1990 et n° 96, 28 juillet 1990 (repris dans Păcatul împotriva spiritului (Le péché contre l᾿esprit), éditions Nemira, 1999, pp. 99-104). Pour mieux saisir l’esprit du texte, nous nous permettons de donner une petite citation, assez éclairante : « L’une des innombrables ‒ mais non des moins importantes ‒ raisons pour laquelle la Roumanie aspire à un lieu unique dans le monde est son service d’intelligence. Car on peut affirmer sans hésiter : la Roumanie se trouve à la première place en ce qui concerne la bêtise de son Intelligence » (art.cit. p. 99). Faut-il encore s’étonner qu’après s’être fait si durement insulter, l᾿« intelligence » en question ait voulu prendre, intellectuellement parlant, sa revanche par une balle ?!

[20] Poète et journaliste roumain, à l’époque opposant du régime communiste de Ceauşescu et post-communiste de Ion Iliescu.

[21] Bien que le signataire de l’article soit un certain Leonard Gavriliu, traducteur en roumain de Freud. Interrogé par M. Ted Anton au sujet de ce texte, Leonard Gavriliu a nié en être l’auteur, bien qu’il ait dû, dans des conditions mal éclaircies, prêter son nom à cette ignominie. Pour plus d’éléments voir notre étude citée note 3, n. 146.

[22] Voir notre étude citée note 3, n. 147.

Présentation de l’auteur




Francopolis : la poésie en archipel

Créée en 2002 par un collectif international (Québec, France, Belgique, Suisse), Francopolis s’est d’emblée voulue « site de la poésie francophone » : un carrefour où se croisent écritures, arts visuels, sons et traductions, dans l’esprit d’appeler toutes les francophonies. Plus de vingt ans plus tard, la revue tient toujours ce pari d’hospitalité, portée par un comité collégial (Dana Shishmanian, Éric Chassefière, Dominique Zinenberg, François Minod, Mireille Diaz-Florian, Eliette Vialle, etc.) qui orchestre une quinzaine de rubriques foisonnantes.

Le n° 184, paru au printemps 2025, déploie un sommaire à la fois ample et équilibré : il s’ouvre sur un Salon de lecture où Gilles Lades, interrogé par Catherine Bruneau, orchestre un bouquet de poèmes en dialogue avec un entretien fouillé ; la rubrique Lectures/Chroniques consacre ensuite un dossier critique à Attentive, éperdument d’Ida Jaroschek, confirmant l’attention de la revue aux voix singulières de l’heure. Dans Créaphonie, poèmes et peintures de Catherine Bruneau et François Teyssandier explorent la fusion image‑verbe, tandis que Une vie, un poète rend un hommage sensible à Fernando Pessoa, "l'innombrable". La polyphonie s’élargit avec D’une langue à l’autre, qui propose un poème inédit de Daniel Martinez, avec traduction en italien, quatre poètes italiens contemporains, et des poèmes bilingues (persan/français) de Saghi Farahmandpour ; puis Franco‑semailles offre des poèmes inédits d'Anne Barbusse, Richard Taillefer, Patrick Joquel, etc., alors que Vue de francophonie nous propose des inédits de Flavia Cosma (Québec) et Victor Saudan (Suisse). Un Coup de cœur met en avant l'œuvre de Patrick Quiller.

Pour la diversité de ses entrées (du haïku filmé à l’essai érudit), pour sa mémoire vivante (des centaines de dossiers disponibles en ligne), et pour cette façon singulière de tisser sans hiérarchie la poésie et les arts, la création contemporaine et la redécouverte patrimoniale. Francopolis incarne, en somme, une francophonie poétique connectée, polyphonique et généreuse — un archipel que l’on explore à la manière d’un atlas hypertexte, en se laissant guider par la houle des liens.




La passe-frontière des étoiles : Rencontre avec Cécile Oumhani

Née à Namur d’une mère écossaise et d’un père français, longtemps partagée entre la France et la Tunisie, Cécile Oumhani a fait du franchissement des frontières – géographiques, culturelles et intimes – la matière vive de son écriture. Poète, romancière, nouvelliste, elle a reçu le Prix européen francophone Virgile en 2014 pour l’ensemble de son œuvre après avoir été distinguée, entre autres, par le Prix littéraire européen de l’ADELF pour Le Café d’Yllka (2009). Ses textes, nourris d’errance, d’exil et de métissage, circulent aujourd’hui dans plus d’une vingtaine de pays, portés par des traductions, des résidences littéraires et de nombreuses lectures publiques. 

Après le recueil de poèmes La ronde des nuages – finaliste du Festival de la poésie de Montréal 2023 – elle a publié en 2024 le roman Les tigres ne mangent pas les étoiles (Élyzad) et le recueil bilingue de nouvelles Like Birds in the Sky(Red River Press, Delhi), confirmant sa manière singulière de donner voix aux silences de l’histoire et aux identités plurielles.

Nous la rencontrons aujourd’hui pour explorer son art du tissage entre mémoire et imaginaire, sa place de « passe-frontières » dans la littérature francophone et anglophone, et la façon dont ses engagements – qu’il s’agisse de traduire la poésie afghane interdite ou de faire dialoguer les rives de la Méditerranée – nourrissent son travail. Avec Cécile Oumhani, chaque page devient un pas vers l’autre ; cet entretien est l’occasion de comprendre comment se construit, livre après livre, cette géographie sensible où les voix des migrants, des femmes et des oubliés résonnent comme un chant de résistance.

Tu écris indifféremment de la prose, et de la poésie. Indifféremment ? Ou bien est-ce que ces deux modalités de mise en œuvre du langage correspondent à des nécessités ?
 L’écriture nous traverse. Elle vient de très loin et implique des territoires de nous-mêmes sur lesquels nous n’avons pas toujours prise. Il y a ces paroles et ces silences qui ont franchi des générations pour arriver jusqu’à nous, sans que nous en soyons conscients. Leurs échos nous remuent, même à notre insu. D’une certaine façon, je crois que nous portons tous l’histoire de l’humanité, ses peurs, ses espérances. Tout cela s’entremêle en nous avec ce qui nous a touchés, heurtés, nourris. C’est comme si nous nous penchions au-dessus d’une rivière, captés par ces reflets mouvants, qui surgissent de très loin ou en quelques heures. C’est la profondeur de ce lit que nous ne comprenons pas toujours, parce que tant de choses d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui s’y mélangent. Tout cela pousse à tenter d’élucider, de faire résonner les mots, d’explorer leur mélodie secrète.
Oui, dans mon cas, il y a alternance de la poésie et du roman. Cela tient aux expériences que je viens d’évoquer. L’une ou l’autre m’appelle, me surprend avec ce que ce mystère a de séduisant, de puissant.
Le roman peut rejoindre par instants la densité, l’intensité du poème. Mais l’un et l’autre se déploient selon des temporalités différentes. Le poème existe selon une fulgurance qui lui est particulière. Mais l’écriture d’une manière générale n’est-elle pas vouée à déplacer ses propres frontières pour explorer plus loin de nouveaux espaces où tout se redéfinit ?

Cécile Oumhani, Les Tigres ne mangent pas les étoiles, Elyzad, 2024, 160 pages, 16€50.

Ton engagement humaniste t’a conduite à venir en aide à des auteur-e-s en danger, à porter leur voix, à veiller à ce que leur vie soit sauve. Est-ce que pour toi cet engagement va de pair avec l’écriture ? Est-ce qu’écrire c’est combattre ? Comment t’a-t-il été possible de prendre position et de lutter ?
Écrire un poème ou un roman, ce n’est pas écrire un manifeste ou un pamphlet. La part de l’imaginaire et sa liberté échappent au raisonnement, à la prise de position délibérée. Elle est plus vaste, voire insaisissable. 
Alors où intervient l’engagement, le cri de protestation ? J’écris aussi parce que je suis interpellée, bouleversée par des personnes, par les situations qui leur sont faites. Ce sont des moments spécifiques sur mon chemin d’écriture.
Être écrivaine, poète ne signifie en aucun cas que je ne suis pas aussi une citoyenne, une citoyenne du monde. Être lu donne potentiellement un poids aux mots que nous écrivons. Nous avons une responsabilité, une place à donner à ces mots-là. Oui, ils peuvent avoir leur effet. Sinon pourquoi tant d’écrivains, de poètes seraient-ils depuis toujours et un peu partout empêchés, réduits au silence, voire emprisonnés ? C’est donc que les mots que l’on écrit peuvent dire, voire changer les situations. Ils ont en tout cas le pouvoir de rendre une visibilité à celles et ceux que l’on voudrait effacer.
Peux-tu évoquer ton dernier roman, Les Tigres ne mangent pas les étoiles ? Quelle place occupe-t-il dans ton œuvre ?
Il s’agit de deux femmes, qui a priori n’avaient pas de raison de se rencontrer. La narratrice européenne est en route vers l’Inde, où son père, récemment décédé, a passé les premières années de sa vie, pendant le Raj britannique. Elle rate sa correspondance au Moyen-Orient et croise par hasard une Afghane, exilée en Allemagne, en chemin vers Kaboul, pour voir son père malade. C’est une rencontre entre les langues et les lieux. L’une et l’autre sont assombries, mais parvenir à se parler va les aider à traverser les ombres.
Ce roman est né de la conviction que cette humanité qui est la nôtre peut nous rapprocher, parfois dans les circonstances les plus inattendues. J’ai délibérément donné une place à la poésie en ponctuant les chapitres de citations de poètes du monde entier. L’Irakien Es-Sayyâb, l’Afghan Majrouh, Rose Ausländer, Rabindranath Tagore… Est-ce dans la mélodie secrète de la poésie que se rejoignent les imaginaires ? J’ai été souvent étonnée de constater dans les festivals internationaux que j’étais touchée par des poèmes dits dans des langues que je ne parle pas, mais dont la musique portée par une voix me touchait.
J’évoque aussi Berlin, à l’époque du Mur qui séparait la ville en deux. Le roman paraît bientôt en allemand et ce que m’ont dit ma traductrice et mon éditeur de cette partie allemande du livre m’émeut beaucoup. J’ai ressenti en écrivant l’urgence de faire vivre ces bribes gardées  de mes fréquents séjours à Berlin dans les années 1980.
Penses-tu que la parole romanesque touche plus que la parole poétique ? Ou bien est-ce différent, et en quoi ?
Je ne dirais pas que l’une touche plus que l’autre. Elles le font différemment et chacune dans la temporalité qui lui est propre. Ce qui prime, c’est le rapport à l’écriture, l’incandescence que l’on cherche à donner aux mots, les variations d’intensité que l’on cherche. De plus, les frontières entre l’une et l’autre sont en constante redéfinition. L’écriture est aussi une expérimentation avec les mots que l’on fait bouger, migrer,  pour qu’ils vivent, pour en explorer les zones inconnues.
Penses-tu que la littérature permette de fédérer, de former une communauté planétaire capable de lutter contre les injustices criantes et les exactions commises dans de trop nombreux pays aujourd’hui ?
Merci !
La littérature nous rapproche. Les mots ont le pouvoir de franchir les frontières. Leur souffle nous ouvre sur ce que nous ignorions, au-delà de nos indifférences, de nos aveuglements. On rejoint ici à nouveau l’intimité que les mots créent avec des expériences que nous n’avons pas vécues directement. Un poème, un roman ont parfois la force de pulvériser les cloisons qui nous séparent les uns des autres. Oui, en ce sens, la littérature peut changer le monde et c’est pourquoi elle fait peur. C’est pourquoi des livres ont été brûlés, interdits et le sont encore, avec des écoles, des bibliothèques, où des titres sont bannis du jour au lendemain.
Écrire, lire sont des espaces de liberté irremplaçables, à défendre coûte que coûte.

Présentation de l’auteur




Deepankar Khiwani (1971–2020) : Entr’acte

Prologue

Miroir à deux faces brisées

 Acte I

Originaire de Delhi, Deepankar Khiwani l’était parce que ses parents y avaient trouvé refuge lors de la traumatique Partition de l’Inde et du Pakistan. Orpheline, sa mère rencontra son père dans un train. Un nouveau déplacement emmena plus tard la famille dans une lointaine banlieue de Bombay.

Ces faits biographiques sous-tendent l’œuvre de Deepankar, qui rêvait de devenir écrivain mais mena avant tout une brillante carrière au sein d’un géant de l’informatique français, d’abord pour soutenir sa famille puis poussé par une crainte insoutenable de l’insécurité financière, hantise commune à des bataillons de jeunes Indiens qui déferlent sur le marché du travail dans le sous-continent mondialisé.

Entr'acte  fut son premier recueil de poèmes publié en Inde et sa sortie ici chez Banyan en édition bilingue est une initiative louable. C’est un « récit secret de perte », habité par une «nostalgie océanique du présent», nous confie Jeet Thayil*, qui a inclus l’auteur dans son anthologie The Penguin Book of Indian Poets.

Khiwani était un poète sinon honteux, du moins caché. On ne peut parler de lui sans évoquer son éminente carrière chez Capgemini, dont il finit par être nommé PDG. Chez lui, « la facilité déconcertante (…) à manier la rime, la cadence » et la forme strophique paraît être une extension plus que l’envers de son savoir-faire « professionnel ».

Dans sa poésie il privilégie la forme, et en évince le personnel.

 

II

‘I love you’ – thirteen times ! What sort
of bloody poem is that ? Anyone can
express a silly uncerebral thought :
The poet’s more than just a passionate man !

 ‘What do you mean – that’s what you ‘wished to tell’ -
It means quite nothing, and what’s more, won't sell’.

II

« Je t’aime » treize fois ! Quelle sorte,
quelle espèce de poème est-ce là ? Tout le monde peut
exprimer une pensée stupide et irréfléchie :
Le poète est plus qu’un homme passionné !

« Que veux-tu dire – c’est ce que tu voulais dire ? –
Ca ne veut rien dire et, en plus, ça ne se vendra pas. »

Sans doute Khiwani suivait-il là, avec son humour sec et distancié, le maître Dom Moraes, que la maladie mentale de sa mère avait conduit à proscrire « l’étalage » de l’intime dans ses écrits. Un poème doit, avant tout, être « construit », plus ajusté est le masque, plus sa force de conviction sera grande. On pense à Philip Larkin, c’est-à-dire : à un mélange postmoderne de langue familière, de maîtrise absolue de la métrique et de sentiment d’absence à soi.

Sans que le refus de l’émotion exclue, d’ailleurs, des plongées dans une certaine violence bergmanienne.

 

So come on now, and take that scalpel up –
and cut it out ! that anguished look, my friend…
You never can kill her until you do.

Alors vas-y maintenant, prends ce scalpel –
et coupe ! ce regard angoissé, mon ami…
Tu ne pourras jamais la tuer si tu n’agis pas.

                                    ∗∗∗

One day he wakes to find his mirror cracked ;
And through the window there in its dark frame,
He finds the selves that stare as if they lacked
The will to find his face and theirs the same.

Un jour, il se réveille, trouve son miroir brisé ;
Et, à travers la fenêtre, dans son cadre sombre,
Voit les « moi » qui le regardent fixement comme s’il leur manquait
La volonté de voir que son visage et le leur se confondent… 

Les miroirs, réfractaires plus que réfléchissants, et volontiers brisés pour mieux renvoyer l’image d’une personnalité morcelée, les vitres, les fenêtres, les cadres sont des topoï récurrents d’Entr’acte.

Ce que voyait le miroir de Khiwani était, à l’époque de son premier recueil, du moins, quasi dépourvu de couleur locale. En cela, il appartenait résolument à la génération d’écrivains du sous-continent et autres postcoloniaux qui refusaient toute étiquette ethnique. De par son métier de consultant et de par l’itinérance intercontinentale qui en découlait, il ne pouvait que refuser d’être catalogué comme poète « indien ».

[Plus tard, dans des séries ultérieures - telle Bombay Sequence -, face à la mutation de Bombay en Mumbai, face aux renversements de l’indianité nouvelle dans la néo-Inde Modienne, il sera davantage enclin à définir son indianité perdue.]

 

Deepankar Khiwani, Entr'acte, Édition bilingue, 2024, éditions Banyan.

Mais, pour l’heure, dans Ent’racte, sa poésie se loge toute entière dans l’entre-deux : d’où l’« entracte » du titre, non, plutôt… entr’acte avec une apostrophe – Khiwani, qui avait vécu quelques années en France, tint à Entr’acte comme titre de la version originale du recueil, parue en 2006 chez Harbour Line (Mumbai), maison d’édition confidentielle d’un collectif de poètes, dont il faisait partie.

Sa poésie est une poésie de l’apostrophe, de l’élision.  

 

Entr’acte

 I write on a clean paper napkin,
carefully folding it first.
Lifting my eyes I see you
look at me tenderly.

 Poets are good actors.
Good actors, as they say, forget
that they are elses to the parts they play.
So I play out this frowning poet role,
And you
Look at me tenderly.

 And till the rain is gone we stay,
Trapped in this smoke-filled bar :
A drunkard lifts his glass to us,
Or what he thinks we are.

Entr’acte

J’écris sur une serviette en papier propre
que j’ai pliée avec soin.
Levant les yeux, je te vois
me regarder avec tendresse.

Les poètes sont bons acteurs.
Les bons acteurs, dit-on, oublient
qu’ils sont autres que les rôles qu’ils jouent.
Et moi je joue le rôle du poète renfrogné,
et toi tu
me regardes tendrement.

Et nous restons jusqu’à ce que la pluie cesse,
Piégés dans ce bar enfumé :
un ivrogne lève son verre à nous deux,
ou à ce qu’il pense que nous sommes.

Anand Thakore, fondateur de Harbour Line et compagnon de route de Deepankar, indique que, dans les écrits de ce dernier, l’essentiel est pris en sandwich « ‘entre les actes’ : tentative d’opposer l’illusion théâtrale, pour ainsi dire, aux réalités de la vie. » La poésie de Khiwani : ses thèmes (« l’art, le sexe, les relations, le mariage, le vide perpétuel à l’intérieur ») glissent insensiblement vers l’« autodissolution ».

Khiwani croyait sincèrement au précepte du « chaque poème pour lui-même » et, en même temps, imposa à la composition de son recueil Entr’acte le genre de structure qu’on trouve plus fréquemment au théâtre et dans le roman que dans la poésie : Sept scènes/chapitres. Sept vers apparaissant dans le Prologue. Qui réapparaîtront en têtes de chapitre. Puis enfin dans les poèmes eux-mêmes.

Il y a dans ses vers une mathématique qu’on ne peut que rapprocher de la maîtrise qu’il atteignit dans son « autre » profession, l’officielle, la managementale. Une musique de fond rythmée comme la soufflerie d’un climatiseur, iambique, décasyllabique, pentamérique, scandée de syllabes, de consonnances, d’assonances, d’accentuations mesurées, sans oublier le jeu des influences qui nourrissent la langue anglaise : saxonnes, rudes, sèches, et latines, plus rondes, plus abstraites.

Avec, toutefois… avec  le surgissement, tout à coup, mêlé aux souvenirs des Victoriens et des Elisabéthains inculqués par sa mère, des dialogues des films en hindi de l’après-guerre - quand le vocabulaire bollywoodien, héritier de l’ourdou (la langue la plus poétique de l’éventail linguistique du sous-continent, proscrite par la République indienne après la Partition, reléguée au Pakistan…), quand le cinéma bollywoodien, donc, encore en noir et blanc, était le fait de dialoguistes, de réalisateurs et d’acteurs discrètement musulmans qui ravissaient ouvertement le public hindou.

On en revient à la déchirure de la Partition vécue par les parents de Khiwani. La destination - haut-lieu de pèlerinage - du Train de nuit pour Haridwar, ne sera pas atteinte dans le poème : le convoi est arrêté au milieu de nulle part : halte prétexte à la méditation…

I should have been a poet, adrift at sea
Asking the questions that could nowhere lead
except to more uncertain ways to be.

J’aurais dû être poète, à la dérive en mer,
Posant des questions qui ne peuvent mener nulle part
qu’à des manières plus incertaines d’être.

                              ∗∗∗                       

In the air-conditioned quiet compartment, lit
by dim white light, I stretch, then try to see
what is outside the window, but find it
impossible to look outside of me :
there in two panes reflected, clearly seen,
two panes of glass, with a vacuum caught between.

Dans ce compartiment calme, climatisé, éclairé
par une pâle lueur blanche, je m’étire, puis essaie de voir
ce qui se trouve à l’extérieur de la fenêtre - alors qu’il m’est
impossible de regarder à l’extérieur de moi :
là, sur deux vitres réfléchies, je vois clairement
deux vitres, et un vide entre les deux.

 

Acte II

Importance cruciale, au bout du compte, des lieux d’ancrage ou plutôt d’un impossible ancrage, autre version du bocal vide des fenêtres à double vitrage du train de Haridwar. Le succinct Acte II du recueil est dévolu aux Séquences de Shiroshi, à la tentative vaine d’immobiliser une errance, à la quête d’un terrain à acheter, où enfouir une perte, les cendres de sa mère et sa terre natale perdue. Khiwani achève son recueil comme il l’a commencé. Il l’a commencé avec les Séquences du Salon de la mer, référence à un restaurant huppé de la Porte de l’Inde à Bombay où, ayant invité un ami poète à célébrer son premier salaire, le débutant croise le grand Dom Moraes, qui, reconnaissant le poète en lui, l’encouragera dans la voie de l’écriture.

 

Equipoise on an August Evening

Felicitous, this Bombay beachside dusk.
Its ashen blue may well be of an early morning
As credibly as of an evening ; no more than that, contained
In a window pane of that harsh and gentle colour
Yet the only colour in this unlit room.

Concordantly, the bedroom door’s ajar.
This door. Unable to step out from a life
Of opening and shutting. The woman outside
With a half-drunk cup of tea is my succubus
And muse. And neither of them too.

Appropriate, isn’t it ? The melancholy joke ;
This sound of a teaspoon stirring, and then gone
The flitting understanding, the stark
Incomprehension staring back ;
Is equipoise a growing ? or decay ?

How fittingly awkward, the answer : that those are
No different. Its muted echoes explore a room
Half-full with shapes of my ambivalence,
That quite lack any empathy themselves…
(Judicious, the damnation in their eyes.)

Equilibre d’un soir d’août

Pertinent, ce crépuscule sur la plage de Bombay.
Son bleu cendré pourrait bien être celui d’un petit matin.
Autant que d’un soir ; pas plus que cela, contenue
Dans une vitre, cette teinte dure et douce,
La seule encore de cette pièce non éclairée.

En même temps, la porte de la chambre est entrouverte.
Cette porte. Incapable de sortir d’une vie
Faite d’ouvertures et de fermetures. La femme dehors,
Avec sa tasse de thé à moitié bue, est ma succube
Et ma muse. Et ni l’une ni l’autre.

Approprié, n’est-ce pas ? Cette blague mélancolique ;
Ce son d’une cuillère à café qui remue, puis cesse.
La compréhension fugace, la pure
Incompréhension qui y répond ;
L’équilibre est-il un progrès ? ou une décadence ?

Comme la réponse semble étrangement inappropriée… : ils sont
Equivalents. Ses échos sourds explorent une pièce
Mi-pleine des formes de mon ambivalence,
Qui elles-mêmes manquent d’empathie…
(Judicieuse, la damnation dans leurs yeux.)

 

Epilogue en forme d’Epigraphe disponible sur la toile

 Deepankar Khiwani Skills

  • Outsourcing
  • Business Transformation
  • Offshoring
  • IT Strategy
  • Management Consulting
  • Global Delivery
  • IT Outsourcing
  • Business Analysis
  • BPO
  • Business Process Improvement

Compétences de Deepankar Khirwani

  • Externalisation
  • Business Transformation
  • Délocalisation
  • Stratégie informatique
  • Conseil en Management
  • Plan global de production
  • Outsourcing informatique
  • Analyse commerciale
  • Externalisation des processus métier
  • Projet d'amélioration des processus métier

*On doit à Jeet Thayil d’indispensables anthologies de poésie indienne anglophone et, entre autres romans, Mélanine, qui nous plonge dans le cercle des poètes de Bombay qu’a cotoyé Deepankar Khiwani. Mélanine, trad. Bernard Turle, Paris, Buchet-Chastel, 2020.

Présentation de l’auteur




Reha Yünlüel, ACTION POEM : Ça passera aussi ! Tout ira bien, tout ira très !

 

Un film réalisé par reha yünlüel avec : Mahir Polat, Av. Prof. Dr. İbrahim Kaboğlu, Av. Selçuk Kozağaçlı, Şule Aydın, Muhammet Mağ musique : Muzaffer Gürenç doublage et récit du poème : Philippe Tancelin, doublage (de Şule Aydın) : Sophie Clancy poème : çuhaçuhaya / Reha Yünlüel version française : primevère sur primevère / Belkis Sonia Philonenko & Reha Yünlüel.

Remerciements : Fondation Emile Blémont (Maison de Poésie de Paris) - Pen Club Français (Cercle Littéraire International) - POP (Poets of the Planet) & bachibouzouck - Doc(k)s (Laboratoire expérimentale des langages poétiques).

İstanbul-Strasbourg, Mai MMXXV.

Présentation de l’auteur




Entretien avec Jean-Pierre Siméon : de possibles Avenirs

Figure incontournable de la poésie française, on le connaît avant tout pour son "militantisme poétique", ses nombreuses interventions pour faire connaître la poésie hors les murs, Du Printemps des poètes où il a été directeur artistique à la direction de la collection Poésie / Gallimard, Jean-Pierre n’a cessé de questionner le rôle de la poésie et la place du poète dans nos sociétés à l’air du tout numérique. Aujourd’hui c’est bien le poète aussi dramaturge qui se livre et qui nous revient avec un nouveau recueil chez Gallimard, Avenirs suivi de Le peintre au coquelicot. Jean-Pierre s’entretient avec nous de son ascèse par l’écriture, d’une passion qui ne cesse de grandir, nourrie par une belle exigence.

Vous dites lors d’un entretien que « le poète détient une part de la vérité et que la méconnaître c’est perdre beaucoup, qu’un peuple qui perd sa poésie perd son âme ». Est-ce pour vous une crainte en vous projetant un tant soit peu dans l’avenir ?
Il n’est pas besoin de se projeter dans l’avenir pour craindre que les peuples perdent leur âme : c’est malheureusement un processus à l’œuvre aujourd’hui un peu partout sur la planète. La poésie et l’art sont en effet de mon point de vue le lieu d’expression de ce qu’on appelle l’âme humaine, la meilleure part de ce qui fonde l’humanisme, le questionnement incessant, le goût de l’inconnu, le sens de l’ouvert, la réfutation obstinée de ce qui clôt le sens, toutes choses qui fondent une conscience altruiste et vivante. L’oppression violente aujourd’hui d’un rapport au réel productiviste, égoïste, d’un matérialisme à courte vue, tout cela avec les moyens d’une technologie qui ne doute pas d’elle-même, va de pair évidemment avec le mépris croissant dans lequel on tient la poésie, l’art et toutes les formes d’une pensée indocile et créatrice. Lire, écrire, penser en poète, c’est donc s’opposer frontalement à cette logique mortifère. Soyons donc quant à nous, par objection, poètes inlassablement.
Dans votre dernier recueil intitulé justement « Avenirs » suivi de Le peintre au coquelicot vous déclarez de nouveau votre flamme à la poésie, on pourrait parler ici d’un acte de foi, le courage dont elle en est l’expression face à un monde voué à disparaitre un jour ou l’autre. Pouvez-vous nous en parler ?
Je ne vois pas comment vouer son existence à la poésie comme je le fais, et comme le font tant d’autres, ne s’appuierait pas sur une foi résolue dans les pouvoirs de la poésie. C’est le contraire qui m’étonne, de voir tant de poètes, écrire, publier, lire en public leurs poèmes et tenir un discours minimaliste à ce sujet, comme s’excusant d’être poètes. La foi en la poésie que je professe en effet, et sans état d’âme, n’est pas une lubie personnelle, elle s’argumente de la présence constante de la poésie, de son rayonnement, dans toutes les civilisations depuis le début de l’histoire humaine. Elle n’est pas seulement ce que notre modernité occidentale en a fait, un genre littéraire parmi d’autres pour exégètes savants, elle relève d’une position existentielle fondamentale, qui propose depuis toujours à l’homme une alternative quant à la pensée de son destin et de son rapport au monde. Cette position a toujours été à contre-courant des valeurs dominantes en toute société, la grandeur, la force, l’avoir et le pouvoir, elle est donc un contre-ordre. Il faut pour tenir cette position effectivement le courage d’aller contre l’opinion courante et les valeurs admises. 
Pourquoi ce choix du titre Avenirs au pluriel ? Faites-vous la distinction entre différents possibles, un monde avec et sans poésie ?

Pourquoi un S à Avenirs ? pour que justement vous me posiez la question, pour que le lecteur se pose la question… Cela en effet ne va pas de soi, ce qui va de soi, c’est avenir au singulier, tel qu’il a été pensé, ressenti par tous depuis le début de l’histoire humaine : un avenir, un seul, comme une ligne droite dans l’éternité avec certes des avancées et des reculs, mais sans limite. Or, la grande mutation dans la conscience collective s’est faite ces dernières décennies, puisqu’on a enfin mesuré ce que la science dit depuis longtemps, qu’il n’y a pas d’éternité, pour notre planète. Ce que je dis dans ce livre, c’est que nous pouvons ou non hâter notre fin et qu’il y a au moins deux avenirs possibles…Et que le seul monde qui serait viable avec un avenir lointain à peu près garanti serait un monde gouverné par l’inverse de ce qui le gouverne aujourd’hui et qui amène la catastrophe. Ce dont je parlais plus haut : la volonté de pouvoir, l’exploitation éhontée de son environnement par l’homme, l’anthropocentrisme qui implique une jouissance du réel au seul profit de l’espèce humaine. Il ne s’agit pas donc seulement d’un peu plus ou d’un peu moins de poésie : il s’agit d’inventer les moyens d’un monde dont le principe serait comme un diapason un art d’habiter poétiquement la terre.

Vous avez déclaré à ce propos : « J’appelle ici beauté tout ce qui en l’homme, par l’homme et hors de l’homme, exhausse le réel et offense la mort (…) à elle de promouvoir, poème à poème, une politique de la beauté dont le principe est d’incandescence dans la nuit. » De recueil en recueil et même dans vos essais (dont le plus connu La poésie sauvera le monde), vous continuez à croire en ce pouvoir de la poésie d’éclairer la nuit. La voix du poète est-elle encore intelligible avec ce déploiement d’informations un peu partout sur les réseaux sociaux, ces images qui se consomment à la chaîne ?
 La poésie est à mes yeux, l’exact contraire de l’information et de la communication telles qu’elles sont véhiculées par les réseaux dont vous parlez. Un des grands malheurs de notre temps, qui est un malheur ancien mais amplifié et accéléré par les supports technologiques, c’est la façon dont la langue dominante, telle qu’elle est exigée par ces supports, accélérée, tapageuse, sans nuances ni précautions, est l’instrument de la perte du sens…c’est une langue qui, malgré ce qu’elle prétend, perd le réel, n’en donne qu’une représentation scandaleusement réduite, partielle et fragmentée. Elle se donne toutes les apparences du vrai mais on a ici l’exemple de la confusion entre le vrai et le vraisemblable. Il se trouve que les réseaux sociaux qui ne sont pas nocifs a priori ou par principe, porte en eux les moyens du désastre intellectuel et moral dont ils sont le vecteur. Ils privilégient l’instantané, donnent légitimité à des paroles qui ne sont que l’effet d’une impulsion voire d’une pulsion et de l’émotion du moment : or il n’est je crois de parole légitime que si elle est le fait d’un minimum d’élaboration, d’une prise de temps qui est une prise de distance, que si elle naît d’une sorte de silence intérieur où la pensée prend le temps de se retourner contre elle-même, de se peser. La poésie donc est l’exact contraire du vite-pensé, vite-écrit, vite-publié, puisqu’elle ne peut naître que dans la lenteur et le silence premier d’une longue et intérieure élaboration, où tout est saisi dans une interaction entre la conceptualisation, le savoir acquis, l’expérience vécue, bref, dans un aller-retour intense entre la pensée et la sensation. Ceci dit, nous pourrions dire paradoxalement que la poésie prend ainsi toute sa valeur d’objection, qu’elle est l’échappatoire du système répressif à l’œuvre. Non, seulement, elle ne risque pas de disparaître, mais sa valeur de contre-pied ou de contrepoint n’a jamais été aussi flagrante et aussi utile.

 

Je crois avoir lu que vous n’étiez pas croyant mais je perçois vos poèmes comme des prières. Quelle place occupe votre éducation, votre culture religieuse dans votre pratique de l’écriture ? Ne pensez-vous pas que la poésie relève d'une forme de spiritualité, qu’elle permet d'accéder à une transcendance dans l'immanence ?
 Oui, je suis plutôt du genre mécréant et un laïque militant. Ce qui ne m’empêche pas évidemment de m’intéresser à toutes les spiritualités et de m’en nourrir. J’ai eu une éducation chrétienne et mes parents étaient disons des chrétiens laïques, proches un moment par exemple des prêtres ouvriers. Mais j’ai une forte aversion pour toutes les religions dans la mesure où elles ont été historiquement des instruments d’oppression tant morale que physique. Les institutions religieuses, comme tous les pouvoirs temporels, sont corrompues par le goût du pouvoir et ses ornements. Mais le dialogue avec des croyants de tout bord me passionne et j’ai le plus grand respect pour des théologiens qui le plus souvent sont des esprits ouverts dont la foi n’exclut pas le doute. Pour en revenir à la poésie, il est évident qu’elle a partie liée avec la spiritualité, et je crois comme vous le dites qu’elle est la manifestation d’un désir de transcendance, qui ne postule pas un au-delà hors du monde, mais comme le disait Paul Éluard, dans le monde…il y a un autre monde, disait-il, mais il est dans ce monde. C’est cet au-delà de l’expérience immédiate et de la première vue qu’investit la poésie, elle sauve l’homme de l’emprise vite totalitaire du besoin et des demandes du réel immédiat. Mais la poésie relève d’une spiritualité si je puis dire, incarnée, charnelle même, qui ne nie ni n’oublie jamais l’inscription de l’être dans le concret du monde :  c’est en quelque sorte l’esprit en corps à corps avec le monde. Comme elle ne fait pas le pari de cet au-delà que promettent les religions, elle fonde une spiritualité laïque en quelque sorte, partageable par tous. J’ai écrit quelque part que la poésie était l’espéranto de l’âme humaine, cette formule résume je pense assez bien ma pensée dans ce domaine.

Ton poème - Jean-Pierre Siméon, Les Belles Personnes.

Pour revenir à votre dernier recueil ainsi que sur les précédents, je constate que vous ne boudez en rien un certain lyrisme, un travail sur la musicalité, entre le chant et la prière, une passion certaine pour Péguy, pour le poème dramatique. Comment travaillez-vous vos recueils, les mettez-vous en bouche, en les incarnant dans votre corps avant de les fixer sur le papier ?

Mon apport à l’écriture a évidemment beaucoup évolué, au fil des décennies. Même si j’ai toujours été dans mes lectures (qui ont toujours été très diverses, sans exclusive et très nourries depuis mon plus jeune âge de la poésie étrangère) attiré et porté par la poésie disons lyrique pour faire simple, ce n’est qu’au fil des années que j’ai mieux pris en compte l’oralité dans ma propre écriture. Nul doute que mon travail au théâtre à partir des années 90 y a contribué, mais aussi, et cela ne me concerne pas seul, le fait que dès des années 80, nous avons été nombreux dans ma génération, à multiplier les lectures publiques de poèmes, à une époque où la poésie avait quasiment disparu de l’espace public. C’était une manière de renouer avec les lecteurs, une nécessité donc, mais je suis sûr que cela a eu un effet sur l’ensemble de la production poétique.

 Pour répondre plus précisément à votre question concernant mon propre travail d’écriture, il est absolument vrai que je prends en compte désormais comme une donnée première la part vocale du poème, je veux plus que jamais que le poème soit une parole adressée. Mais le défi que je me propose est au fond celui de la poésie depuis toujours : ne rien céder sur la densité particulière de la langue, qui est le fait même de la poésie, sur la densité de la pensée aussi (car la poésie n’est pas qu’un affect) sans rien perdre de l’élan de la parole.

 

J’aimerai que vous nous parliez du travail de la scène. La poésie se déclame beaucoup (Festivals, rue, café, Marché de la poésie, Maison de la poésie, Printemps des poètes…), voyez-vous ça comme un retour à son essence première ?

Votre question me permet de rappeler une chose : cette multiplication des occasions de dire le poème en public, n’est pas née spontanément. Elle est le résultat comme je l’ai dit plus haut de l’effort militant et résolu de très nombreux poètes de ma génération et de celle qui l’a précédée, des nombreux petits éditeurs pionniers des années 70 (Rougerie, Cheyne, Jacques Bremond, Louis Dubost, Obsidiane, Jean Le Mauve, Yves Prié, pour n’en citer que quelques-uns). Ce qu’on voit aujourd’hui n’existait pas dans les années 80/90, il a fallu se battre contre les préjugés, l’indifférence, l’opinion communément admise que la poésie n’intéressait personne, opinion hélas alors partagée par la plupart des médiateurs et responsables culturels. Je sais de quoi je parle puisque j’ai été un acteur parmi d’autres de ce combat. La création du Printemps des poètes est venue opportunément au début des années 2000 pour donner légitimité à ce travail jusqu’alors souterrain et invisible, et pour amplifier et structurer cet élan collectif. Disons donc que cela est d’abord venu de la volonté des acteurs de la poésie abandonnés par la critique nationale et par les grands éditeurs pour l’essentiel, de rejoindre les lecteurs. Il y avait aussi chez la plupart cette idée politique que la poésie ne devait pas être l’affaire de quelques-uns mais n’avait de sens et de valeur que dans sa présence sociale. 

Ceci dit, comme vous le suggérez, cela était l’occasion aussi de renouer avec la plus ancienne tradition poétique, qui n’avait disparu au vrai que dans le monde occidental mais pas ailleurs, tradition qui veut que la poésie soit une parole partagée par tous. Exigeante certes, mais fondamentalement populaire. Il faut rappeler aussi à ce propos que nous n’avons rien inventé : on disait déjà des poèmes dans les bistrots du temps de Villon, des romantiques, du surréalisme, etc. et si par exemple le slam a pour antécédent immédiat la poésie protestataire américaine, on peut voir par exemple un Jehan Rictus déclamant ses poèmes rimés en argot parisien au Chat noir à la fin du XIXe siècle comme un ancêtre direct de nos slameurs…

Vous êtes également dramaturge, quelle différence faite-vous entre l'écriture théâtrale et l'écriture poétique ? 
C’est une question très vaste et qui mériterait une longue réponse. Je dirais simplement qu’il y a plusieurs traditions d’écriture théâtrale, la tradition du théâtre d’art français dans lequel je me situe est fondée dans la poésie. C’est un poète, Paul fort, qui a inventé, à 20 ans, à la fin du XIXe siècle le terme de Théâtre d’art. Les plus grands textes du répertoire français et international, sont le fait de poètes : par exemple Racine ou Shakespeare, Musset, Hugo, Claudel, ou Brecht, Beckett ou Jon Fosse… la question de fond est de savoir comment on peut concilier une écriture poétique assumée et les nécessités de la représentation théâtrale qui exige une réception immédiate, ce qui, d’une certaine façon, contredit la nécessité d’une latence pour la compréhension du poème. J’ai essayé pour ma part d’inventer une poésie de théâtre qui tienne compte de cette contradiction, c’est-à-dire qui reste de la poésie mais qui puisse être incarnée et ne sature pas l’écoute du spectateur… la grande différence donc c’est que quand j’écris des poèmes, je sais que la lecture peut en être lente, rémanente et récurrente, que le lecteur a le livre le plus souvent dans les mains, ce qui ne sera pas le cas du texte écrit pour le théâtre.
Vous êtes également un passeur important, alors je vous le demande pour conclure : un conseil ou plusieurs que vous aimeriez donner aux jeunes poètes en herbe qui aimeraient se lancer à leur tour et écrire de la poésie ?
Pour ma part, je donne un seul conseil : il faut lire, lire et relire sans cesse les poètes qui nous ont précédés, ceux qui, comme dit René Guy Cadou, " sont passés avant nous au guichet". Lire de la poésie d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Je fais remarquer aux jeunes que je rencontre qu’ils n’imagineraient pas écrire une chanson sans connaître aucun des chanteurs de leur époque, devenir un joueur de football professionnel sans regarder toutes les semaines les exploits de leurs joueurs préférés. Je ne crois pas à la poésie spontanée. Les griots africains qui improvisent ont la mémoire de siècles de tradition poétique, et n’oublions pas que Rimbaud lisait à 15 ans les poètes de son temps et qu’il avait une culture hors du commun.

∗∗∗

Extraits de Avenirs suivi de Le peintre au coquelicot :

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Le soleil un jour avalera le monde

Regardons-nous mon Dieu quel hiver
Dans les visages quel froid dans les bouches !
Si jeune encore et déjà vieux le monde
Déjà le grand âge qui tremble
Plus que le corps le cœur défait
Et lui chercher un avenir
C’est chercher des fruits aux arbres dans la neige
Hommes et ciels tout usés
Il fait si nuit dedans
Qu’un moindre rire est un printemps mais
Moi qui suis vieux de beaucoup de pluies et de pas
Je vous le dis comme l’enfant
Qui voit la mer dans une flaque
Laissez le froid aux effarés
Laissez le froid manger leurs lèvres
Prenez le premier vent qui passe
Sautez du lit trouvez l’échelle
Volez leur nid aux hirondelles
Dansez dansez sur les toits
Dansez riez défiez le vide
Que votre rire éclate comme une orange qu’on égorge

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Grâces ultimes

Nous ne saurons jamais ce que voulaient de nous
La terre ni ce bleu infini qui la retient
Comme un visage le miroir
De qui l’aventure humaine sera-t-elle le souvenir ?
De quoi la trace déchirée ?
Oh je sais la question aussi vaine
Qu’un clou planté dans l’eau
Mieux vaut parler peut-être
Du repas de demain ou
Du vieillissement du jour à la terrasse puis
Lacer ses chaussures et descendre au jardin
Et pourtant
L’homme n’existe
Que de tenir tout entier dans la question
Nous ne saurons jamais pourquoi
Toucher des lèvres de ses lèvres
Ou un cœur du regard
Est de siècle en siècle
La seule vérité qui tienne
Comme toujours revient comme une grâce
La fleur mille fois piétinée

Présentation de l’auteur




Traverser les fragilités et entrer dans la lumière : hommage à Jean Lavoué

Lorsque l’on m’a demandé de parler de la poésie de Jean Lavoué, 3 mots me sont spontanément venus à l’esprit :

 

Fragilité                          Fraternité

Simplicité

Jean fut pendant plus de 40 ans en proximité avec la poésie de René Guy Cadou, Cadou qui, comme il l’a dit dans un entretien avec Karina Berger, a été la figure poétique et spirituelle qui l’a inspiré le plus. Leur proximité ne fut pas que littéraire, elle fut aussi en humanité car comme Cadou, Jean a su rejoindre ceux qui souffrent au cœur même de sa propre expérience de fragilité ; lui aussi a su traverser de façon lumineuse l’expérience de l’absence, l’absence de sa sœur décédée à 18 ans dans un accident, et l’expérience de sa maladie.

La fragilité, une blessure qui n’est pas un enfermement mortifère, mais une voie de liberté intérieure comme nous le dit Bernard Ugeux dans son livre Traverser nos fragilités : «  On ne peut vraiment joindre les mains que lorsqu’elles sont vides… »

Héberger l'Inouï - Poésie Jean Lavoué, musique Pier d'Andréa.

Atteindre la liberté intérieure, c’est consentir à la réalité même douloureuse : «  Quand la maladie parfois terrasse, se sentir à jamais/ de la vulnérabilité » avec ces mots de Jean, nous comprenons qu’il a su vivre la sainte blessure et vivre aussi en poésie  cette parole de Matthieu (5-3) : «  Quelle chance pour ceux qui sont en manque jusqu’au fond d’eux-mêmes ». Jean nous dit dans son ouvrage Voix de Bretagne – Chant des pauvres : « La pauvreté fondamentale celle qui nous fait manquants, marqués à jamais d’une cicatrice inguérissable ( …) d’où la poésie a jailli comme un miracle inespéré. »

Alors, Jean a su regarder les oiseaux du ciel et les lys des champs. Il a mis en pratique ces paroles de Jean Sullivan dans Paroles du passant : «  Le bonheur est aussi dans le regard, une certaine attention aux étoiles, à l’herbe des champs. » C’est ce bonheur que l’on aperçoit en entendant ces vers de Jean : «  Et si le silence se faisait en soi aussi fin d’un brin d’herbe. »Une poésie qui traduit ce que nous dit aussi Gabriel Ringlet poète dont Jean se sentait proche : «  Vous verrez que l’amaryllis pousse parfois près des barbelés et qu’une lumière peut encore surgir au milieu des épines. » (Eloge de la fragilité)

Ces auteurs comme Jean, nous rappellent ce que Saint Paul nous a dit : «  C’est quand je suis faible que je suis fort ».

Jean le savait, il ne faut pas refuser les épreuves, les blessures car elles peuvent mener à « une fête transfigurée »

Si tu te sens vulnérable
Incertain de tes jours
Tu recevras en toi
La vie comme un cadeau. 

Les poèmes de Jean témoignent que la sensibilité, la vulnérabilité sont pour le créatif, pour le poète un atout et que la fragilité se change en force, car l’accepter  c’est s’accepter, c’est élargir notre humanité et se reconnaitre vivant, c’est aussi consentir à se laisser aimer, s’offrir à l’amour qui nous attend :

Fragile mortel
Porté par cet amour immense offert
Injustifiable
Dont tu ressors lavé
Dans la nudité des premiers jours. (Ecrits de l’arbre dans le soleil)

Et te voici maintenant
Presque aussi pauvre que lui
……..                              
Découvrir dans les secrets de sa propre mort
Sa plus belle promesse d’amour,
Cet inconnu fiché au cœur de sa vie  ( Chant ensemencé )

La fragilité est une voie d’accès à l’intériorité car on est alors sensible à la dimension tragique du réel, avancer même blessé c’est devenir plus lucide : « Fou celui qui se croit à l’abri » dira Christian Bobin.

© Le Télégramme

Pour Jean comme pour René Guy Cadou, la poésie s’est faite « rumeur brisée du monde. »

Comme Charles Péguy Jean  a su, « sur fond de peine, tisser la joie » car il savait comme François Cheng que les absents  ces « âmes muettes » ne cessent d’être là.

Jean a su nous dire que si la graine fragile accepte l’obscurité de la terre, elle pourra s’épanouir et devenir arbre ?

Je conclurai ce thème de la fragilité avec ce poème extrait de  son recueil Ecrits de l’arbre dans le soleil qu’il dédie à Christian Bobin :

Nous héritons tous de passants vulnérables
Qui ouvrirent pour nous  des voies,
Sans connaitre le but,
Ils nous firent pourtant le cadeau
De leur absence lumineuse. 

Si ces vers évoquent la déchirure de l’absence féconde, ils évoquent aussi la fraternité qui fut au cœur de sa vie et de sa poésie.

Je cherche comment
partager encore avec toi
le pain du poème.

Fraternité, c’est le titre de l’un de ses recueils Fraternités des lisières, c’est aussi le sous-titre de son essai René Guy Cadou la fraternité au cœur , Jean avait lui aussi la fraternité au cœur, très loin de l’esprit individualiste, il n’a cessé de s’ouvrir aux autres , la transmission est un don qu’il faisait aux autres , c’est dans cet esprit qu’il vivait les échanges sur son blog ou sur sa page facebook et qu’il entreprit de se faire éditeur.

Il se sentait en fraternité avec Simone Weil, Christine Singer, René Guy Cadou,  Xavier Grall , Gilles Baudry, Christian Bobin, Philippe Mac Leod, François Cheng François Cassinghena Trevedy ou Philippe Forcioli pour ne citer que ceux-là. Et l’on a pu lire sur sa page facebook :  «  J’ai gardé l’habitude de partager de temps à autre certains de ses textes ( il évoque alors Christiane Singer) comme ceux de Christian Bobin ou d’Etty Hillesum. Voici trois auteurs qui m’accompagnent au fil de ce réseau et m’aident à garder une ligne de poésie fidèle à l’accueil inconditionnel, à la passion de l’homme, à la fidélité aux ressources inépuisables de la vie quels que soient les obstacles et les circonstances. »

Il a su entretenir un esprit de communauté poétique. Une fraternité de la tendresse et une tendresse pour l’humanité, il a regardé l’autre comme un compagnon, dont nous avons besoin, trop fragiles que nous sommes pour rester seuls, la poésie et les rencontres pour une présence au Monde.

Jean Lavoué a su nourrir son écriture de la fréquentation des autres poètes, rencontres et lectures pour nourrir son expérience d’intériorité. La poésie est une nourriture  qui se partage et il nous invite au banquet :

La poésie nous redonne son oxygène
… comme le pain
Elle rompt l’ordinaire des jours
( Passio Vegetalis )

Dans la demeure où l’âme
du mondea fait son nid
La table est toujours ouverte
Et le banquet n’aura pas de fin.

Jean Lavoué n’est pas seulement en fraternité avec les hommes, il l’est avec la nature, l’arbre en est le symbole :

Arbre de haute lignée
Oh mon frère
Toi que l’on ne regarde pas 
………………………………………….
Le sang qui me raconte
Ta sève le prolonge.

Jean a su être le spectateur d’une œuvre, celle de la nature, il a su la regarder, elle est une expérience esthétique au sens de aisthésis ( faculté de percevoir par les sens) . La nature, il la contemple et il médite :

Je regarde le ciel
Comme un présent sans fin.

Jean-Louis Clouët à propos de René Guy Cadou parlait de la «géographie tremblante du chemin » J’ose le plagier et parler pour Jean de la « poésie tremblante du chemin ».

Des clairières en attente, Jean Lavoué, Médiaspaul 2021.

Ses marches dans la nature habitée de silence, l’initient et le guérissent. Au rythme de sa marche, sa poésie s’écrit :

Avez-vous déjà pratiqué la marche
Spacieuse       
L’espace s’élargit à l’infini autour de vous
Et vous devenez le témoin silencieux
De tout ce qui respire en vous.

Jean Lavoué un homme et un poète qui marche. S’ouvrir en marchant au silence et accueillir car comme l’a dit Xavier Grall : «  toute marche est une marche spirituelle », en écho aux mots de Xavier Grall,  ces vers de Jean :

Marcher accueillir
Cueillir dans le silence de la nature
Les bribes d’un poème ou d’un chant
Constitue pour moi un exercice
spirituel à part entière. 

La marche pour un chemin d’authenticité et accéder  en simplicité à l’essentiel.

Comment ne pas penser à ces mots du Petit Prince de Saint Exupery refusant l’offre du marchand : «  Si j’avais  cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine. »

Jean a su en simplicité cultiver le temps de la lenteur nécessaire à la contemplation, alors adviennent la grâce et la poésie, la poésie  qui est quête de simplicité, cette simplicité s’incarne dans son écriture, un univers fait de choses simples et familières, une simplicité nécessaire à la liberté spirituelle. Le minuscule, l’ordinaire, le rien amènent comme en témoigne le philosophe André Comte Sponville à l’oubli de soi. Les poèmes de Jean sont comme il le disait pour la poésie de René Guy Cadou, « lavés de tous les artifices ». Il a su chasser l’inutile, le superflu pour s’approcher de l’essentiel, il s’est ainsi ouvert au merveilleux, à l’inattendu, alors s’est invitée la joie :

Quand ton poème sera aussi pauvre
Qu’un peuplier se balançant dans la lumière
Alors tu n’auras plus rien à faire
Qu’à être là
Poreux aux murmures du silence. 

Jamais Jean ne s’égare, ne se perd car il sait être dans cette simplicité qui est «  sans certitude, sans but, sans prise, sans intention. »  ( Nous sommes d’une source p. 51 )

Ecrire avec peu de mots, de pauvres mots ; pour faire advenir la poésie du silence, du vide, pour faire advenir la lumière Jean accède bien à ce vide lumineux qui, dit-il, a pour nom la joie, quand on est allégé de soi-même.

Pour Jean, comme l’a dit René Guy Cadou, «  La vie fut simple et nue au bord du paysage. »

Trouvez votre cœur et changez –le en encrier » disait Max Jacob à son ami René Guy Cadou, Jean a trempé sa plume dans cet encrier, il a su parler à l’encre de l’âme, écrire de la poésie pour que la vie puisse reprendre. Il nous invite à «  Suivre les sentiers de l’inutilité et de la poésie. » Il fut un sourcier en fraternité. Il s’est fait ce serviteur inutile mais serviteur de l’essentiel. Il est «  cet épistolier du vent qui se confie aux arbres » selon le souhait d’un autre poète Jacques Robinet ; je ne sais pas si Jean Lavoué le connaissait, mais je sais pour les avoir connus l’un et l’autre qu’ils sont  d’une même communauté poétique et fraternelle.

Jean l’homme et le poète   a été là, simplement, il a regardé, il a contemplé, il a rendu grâce, il a su devenir plus pauvre pour accéder à l’essentiel et ouvrir des voies imprévues. Il a été ce poète qui se préparait «  A la grande paix qui nous espère.

Jean était épris de beauté, de joie, de lumière.

La lumière Hélène Cadou à propos de René Guy Cadou a dit dans le Bonheur du jour : « Toi qui donnais lumière aux arbres. » En écho ces mots de Jean Lavoué dans Passio Vegetalis s’adressant à l’arbre : « Comme ta lumière m’appelait. » , par-delà le temps et l’espace, j’aime imaginer Jean et René Guy en cette même lumière fraternelle et éternelle.

Jean a eu une parole libre. Quand la poésie est accueillie, elle est terre de naissance et le poème accueilli fait naitre le poète. Ecrire, c’est aller à la rencontre de « cet inconnu qui nous habite », à la rencontre de la Présence car la poésie et particulièrement celle de Jean Lavoué est un lieu de révélation, de dévoilement en ce sens elle est évangélique.

Hommage rendu à Jean Lavoué dans le cadre du festival littéraire l’Esprit du Large à l’abbaye de Saint Jacut-de-la-Mer le samedi 29 mars 2025

Présentation de l’auteur




Gaël Tissot, Trois géographies

Géographie de l'éphémère

L'éphémère de la carte sous mes doigts
se défait l'encre de nuit

la ville disparaissant

pâleur

gradation entre les zones éteintes et celles dont le temps n'a
pas porté la marque.

//

Il me faudra reprendre
rendre au vif les contours effacés
encore
revenir
élucider les saisons anciennes
et les terres disparues
comme sable au couchant

où la logique du souvenir étincelle
où se restituent les courbes des ruelles

encre mémoire

en relais du tangible.

 

Géographie de l'immobilité

La marche
et soudain
devant
la bâtisse abandonnée.

Démesure de ses proportions, espace clos à l'équilibre de l'air

immobile

le lent affaissement des murs
colonnes infinies brisées par la lance affûtée des jours.

Chien errant
d'une fontaine figée dans son absence d'eau.

Résiste le corps au trouble du lieu
le noir frémi
en même temps que désir de silence.

//

Un gardien
veillant rides de briques

se détachent des images froissées
toiles lointaines
diluées sous le toit flottement.

La roche érodée de mes poings.

 

Géographie souterraine

Cartographier les os sous la cité, résurgences de rues sous les places,
de places sous les bâtiments

ronger profondeur
l'accrétion de vies passées.

Les morts sans nom
les morts sans cris
perdus de la veille

pourrissement terre-roche
en strates enfouies
couches de temps humain
à supporter
nos pas
à ciseler
brut
les rivages aiguisés de nos pleurs.

//

Perdure
la violence de l'oubli.

Présentation de l’auteur

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