Adeline Miermont Giustinati, Poèmes

je glisse dans une fente de la souche
recouverte de laine
pulsation de caillou

je flotte dans le ventre de l'arbre
dans la nuit des racines
le silence désossé

j'aperçois des portes d'ivoire
un tunnel tapissé d’œillets rouges
et des lamelles de brume

je rampe dans une fosse
des ombres tremblent
des vents s'épuisent

j'atteins un palais aux pierres bleues
devine la matrice de l'outre-monde

je rencontre le fantôme du soleil
et les ossements de la lune

je quitte ma peau de laine
le silence s'élargit à mon passage
des oiseaux sans plumes font leur nid dans ma gorge
je suis tous les visages
toutes les écumes

je gravis une grande cité
je traverse une croûte de fer et de nickel

 

je goûte aux entrailles de Pangée
me frotte contre le magma noir et durci de sa bouche

je me lamente dans une steppe interminable
je me noie dans un fleuve
tapissé de coraux et d'insectes

je m'accroche aux cheveux de Méduse
j'atteins la maison de l'obscurité

je n'ai plus de souffle
je n'ai plus de visage
je n'ai plus de squelette

je tremble aux pieds de la déesse
elle ouvre grand sa gueule
elle m'engloutit entièrement
elle me mâche goulûment

je naufrage dans sa poitrine
j'emprunte l'échelle d'entre les mondes
les eaux elles-mêmes chavirent

je n'ai plus de souffle

je n'ai plus de visage
je n'ai plus de squelette
j'expire mon dernier atome
je retourne à mon argile
au tambour du commencement
et au fleuve qui coule dans mes racines

extrait de « la mue » (inédit)

marcher
un pas devant l’autre
un mot devant l’autre

marcher
parmi les herbes grasses
encore brillantes de gouttes d’eau bien fraîche

parmi les roches imposantes
le long du sentier escarpé
le long de la côte
entre deux immensités
entre l’avant et l’après
entre se réfugier et se jeter à l’eau

marcher entre
dans sa propre peau et son propre pas

marcher
parmi les genêts en fleurs
le jaune se mêlant au bleu au blanc et au brun

je suis ivre de couleurs et de
pensées traversantes
qui affluent
au rythme de mon souffle et de mon pas

le mouvement de mon corps est un coryphée
au paysage alentour

marcher
au son de la rumeur marine
foire d’écume contre les rochers
en contrebas

j’entends la voix de la pierre
se mêler à celle des oiseaux

c’est le printemps
je crée mon chemin
chaque pas est l'empreinte d'une promesse

inédit, 2025

 

les premiers temps j’avais le corps en friche et
la cervelle poisseuse
mon terrier était devenu caduque
ma forêt était en dormance
mon regard s’était calcifié
et le courage de regarder l’horizon
par delà la timidité des cimes
me manquait

les jours
et les nuits
ont passé
sans rien dire
et
ton souffle
ton souffle qui a traversé ce jour-là ma peau
ton souffle qui a transpercé ce jour-là mes muscles
ton souffle tend désormais
tout doucement
ma colonne vertébrale
ton souffle fait vibrer les racines de mes allées
je m’en remplis
je le bois
le moindre geste fait craquer des bouts de souvenirs de nous
l’horizon avale le jour et chaque matin le soleil revient avec ton odeur
à cause de toi je mets un pas devant l’autre
à cause de toi je mets un jour devant l’autre
à cause de toi je mets un mot devant l’autre
les sapins me parlent à nouveau et
reboisent mes cellules
leurs sourires caressent mon écorce et
je sens mon courage se ramifier
désormais le souvenir de toi
ne me déchire plus le ventre
il s’est métamorphosé en
une source chaude jaillie des profondeurs
une présence diffuse le long de mon dos

un vent tiède sur ma peau désertée
un mica scintillant dans mes organes

même si je suis toujours comme l’akène
ce fruit sec qui ne s’ouvre pas et
ne contient qu’une seule graine
je joins les mains et j’espère

que
comme au désert d’Atacama
il suffira d’un filet d’eau
pour fragmenter mon écorce
et faire pousser des merveilles

inédit, écrit et lu pour La P'tite veillée de Chloé, Chez Mona, mars 2023

sous ma peau
il y a une femme
quelqu'un l'a laissée là
de dos
assise
la tête penchée
sa main appuyée
contre ma craie
dans la galerie profonde
dans la pénombre
elle n'entend ni le vent ni les oiseaux
ni les hommes ni les femmes
juste le bruit sourd des pioches et les pas des soldats
dans sa galerie il n'y a ni arbres
ni paroles
ni naissances
juste le silence de l'eau qui perle sur son corps
elle a vu passer les visages
elle a senti la peur dans leurs souffles
la peur des hommes prêts à mourir
elle a pris leur douleur
leurs regards de bêtes sonnés
quand les chariots avec les corps
ont défilé
dans un chaos de métal et de sang
elle qui tournait le dos
elle a tout vu tout reçu
les fusils les cris le désordre
elle a tout gardé
elle en perd l'équilibre
elle se tient
fragile
prostrée dans sa peau
incrustée dans ma chair
ma mémoire calcaire
depuis trois décennies elle sent
que des êtres la scrutent
que des lampes l'observent
sous toutes les coutures
elle ne dit rien
elle sait tout
elle tourne le dos
aux passants des galeries
elle voudrait oublier
le chaos
le sang
le métal
les cris
les chariots
remplis de corps
comme des poissons tordus de douleur
elle voudrait parler

elle voudrait raconter
comme ces hommes étaient beaux
dans leur courage et dans leur peur
que le pays à tous manquait
qu'elle pleurait le soir
à les voir
regarder les photos
les trésors de leurs poches
les amis les mères les soeurs
les pères les frères
les voisins
ils allaient mourir bientôt
ils le sentaient
ils regardaient les photos
ils priaient
ils dessinaient
ils gravaient
des mots qui font vivre
et des visages d'ancêtres
et un dos de femme
nu

extrait de Kauhanga, inédit, 2024

Présentation de l’auteur




Le trésor des humbles

Un article paru dans Les Lettres Françaises de juin 2025

« Nous vivons à côté de notre véritable vie » écrit Maurice Maeterlinck dans Le trésor des humbles. A quoi fait ainsi écho Philippe Mac Leod dans Sagesses : « Nous n’aimons pas la vie. Nous aimons ce qu’elle nous donne mais nous ne l’aimons pas pour elle-même. Nous servons d’autres vies : des vies sans vie, de bois ou de ferraille. Nous ne savons pas nous tenir en elle ». Et à force de poursuivre des simulacres de vie, nous ne savons plus recevoir la vraie vie, qui pourtant se tient devant nous, dans la fragile ondulation d’un brin d’herbe ou le miracle d’un visage, et quémande notre regard et notre parole.

L’homme qui la découvre, cette vraie vie, frémissante et humble, offerte, peut la qualifier d’éternelle, parce qu’en elle affleure l’inattendu qu’il attendait, parce que dans sa douce effraction, qui force les verrous intérieurs, se révèle, se donne et se reçoit le plus grand amour – parce qu’il lui semble alors impossible qu’elle soit avalée par le passage du temps et ne dure pas toujours, quelque part. C’est bien à guetter ses manifestations que s’attache Dominique Sampiero dans La vie éternelle, par le moyen d’une extrême attention aux humbles (aïeux, voisins et villageois peuplant sa mémoire et son Avesnois) et d’une inhabitation de leur regard : le poète est en effet « expert en attention », selon le mot de Jean Cassou qu’aimait à citer Jean Follain.

La première des trois séquences du livre, intitulée Le silence des ignorés (ce qui peut s’entendre du silence qu’ils font comme du silence que l’on fait sur eux), nous fait rencontrer « Yves, un voisin, l’homme à tout faire du village, le guetteur, le dévoué », au moment où il regarde partir la jeune femme qu’il avait prise sous son aile, qu’il aurait volontiers adoptée, celle-ci, enceinte, fuyant « là où devenir mère lui tiendra compagnie sans le regard lourd des autres ».

Dominique Sampiero, La vie éternelle, frontispice de Godelieve Simons, Le Taillis Pré, 2025, 178 pages, 18 euros.

L’homme ne gardera d’elle que son nom inscrit en « lettres majuscules…au dos d’un ticket de caisse » qui ne quittera plus la poche de sa chemise, même s’il continuera de rêver que l’enfant portera « presque son nom à lui » et qu’il en deviendra le parrain. Le récit en prose se fait presque vie de saint, d’un saint d’à côté, délaissé par « la femme qu’il a aimée et qui lui doit de l’argent », consacrant sa vie à « son frère en fauteuil roulant qu’il a soigné jusqu’à sa mort comme son propre enfant ». Vivant la vie des pauvres gens, fils d’une « mère partie trop jeune à genoux dans ses lessives », souffrant tant de l’injustice des accusations le visant (un sanglier « qu’on lui reproche d’avoir tué en dehors de sa parcelle de chasse »), lui qui porte le nom du saint patron des juges et des avocats, qu’il « en a perdu l’estomac, en vrai, pas au sens figuré ». Et pourtant il a répondu à « l’injuste inculpation » par une plus grande bonté et une plus grande miséricorde, devenant « seul Christ dans le hameau » et passant désormais « son temps à pardonner ».

 

Dominique Sampiero, Poème lisible par moi seul, Encre sur toile, 29x29cm. 

Comme le « pauvre Martin » de la chanson de Brassens (« Sans laisser voir, sur son visage / Ni l’air jaloux ni l’air méchant / Ni l’air jaloux ni l’air méchant / Il retournait le champ des autres / Toujours bêchant, toujours bêchant »), Yves bêche le jardin des autres, peut réciter par cœur « les adresses et les soucis des veuves abandonnées derrière leurs volets », accompagne la jeune fuyarde, sa protégée, d’une prière secrète pour elle et son enfant, éprouve gratitude pour « la douce lumière des fenêtres qui lui ferme les paupières chaque soir » et tendresse pour « le tremblement du merle sous la pluie ». A son ignorance (« Yves sait qu’il ne sait rien ou si peu mais avec minutie ») est révélé ce qui est caché aux sages et aux savants : que tout dans la nature vit, parle et quémande notre attention et notre amour, nous supplie d’aller à l’essentiel, de venir à l’éternel ; que le ciel n’est pas un lieu mais tout regard où passe la bonté (« Le ciel en parler ne sert à rien, il entre et sort dans chacun de ses regards »). Le poète n’a pas d’autre clé que son attention et sa conviction que la vie est partout, que tout est regard, que tout a une âme qui réclame de parler à la nôtre : « que penser de l’âme des flaques qui, en un seul regard, capturent les averses, les nuages, les merles ».

 

Dominique Sampiero, Le Poème passe à travers.

La deuxième séquence du livre, intitulée Le tao de la poussière, est consacrée aux « gens de la fenêtre », d’hier et d’aujourd’hui, à tous ceux, ancêtres ou inconnus, demeurant en station derrière la vitre, « corps plié en deux sur la chaise de [leur] méditation ». Frères et sœurs d’Occident, sans le savoir, des philosophes et poètes de l’Orient attachés à la méditation de l’impermanence des choses et à la contemplation des dix mille accidents du monde flottant. Il peut certes faire noir dans leur vie, « comme dans un puits qu’on aurait fermé », il y a certes en eux un parti pris de l’éloignement, de la réclusion et de l’obscurité. Ils sont pourtant au poète sa « famille sans visage », son trésor des humbles. Ils ne possèdent qu’une « pauvreté dépouillée d’arguments et de force », ne vivent que de leur regard, que suffit à occuper le va-et-vient d’un grand chien noir. Mystère que leur présence mutique interrogeant ceux qui passent devant leur fenêtre, devinant un instant leur profil derrière l’épaisseur de la vitre et imaginant un temps la substance de leur vie. Mystère que leur présence passant dans les passants, leur présence « restée en suspens dans [leur] corps flou ». Le poète apprend d’eux le renoncement à toute emprise, l’ouverture de son regard et de son « intérieur » à tout ce qui se présente à son heure : ainsi le balancement du hêtre « entre chien et loup ». Ces gens de la fenêtre sont finalement la présence réelle, signalée par le « lumignon d’un lampadaire ».

Le livre se clôt par Le bruit de la page blanche, l’auteur y confessant sa recherche d’un livre qui soit viatique et consolation, qui soit « notre père, notre mère, la fin de toutes nos peurs ». Un livre abolissant la séparation entre le monde et soi, entre l’extérieur et l’intérieur, entre le paysage et le livre : « le livre s’est ouvert sur le paysage et chaque souffle de notre parole est un nuage retourné au ciel ». C’est qu’en effet, comme l’écrit P. Mac Leod dans L’infini en toute vie, « Si près de nous palpitent tant de paroles précieuses que nous ne savons plus déchiffrer. / Ainsi de ces roches nues qui se dressent çà et là ». Il n’y a au monde de stérilité et de sécheresse, d’avarice, que celles de notre cœur et de notre âme, que celles de notre regard et de notre parole. Recherche donc d’un livre qui sache nous retourner « comme un gant dans[n]otre propre histoire », qui puisse nous dire « qui nous sommes et où nous vivons / ce que nous allons devenir après le dernier souffle ». Ce qu’offre aussi la page blanche, c’est une virginité, une nouvelle naissance, la possibilité d’effacer les peines et les douleurs passées qui ne passent pas. Ce qu’offre enfin la page blanche, c’est ce qu’elle ouvre, c’est la fenêtre ouverte qu’elle est, le visage qu’elle promet, neuf et immaculé. Le visage qu’elle annonce et révèle : « Notre visage demain quand nous ouvrirons les yeux pour toujours ».

Présentation de l’auteur




Claude Ber, Le Damier de vivre

Ouvrir ce beau livre de Claude Ber, auteure récemment d’Il y a des choses que non (2017), La mort d’est jamais comme (2019) et Mues 2020), c’est tout de suite tomber sous le charme, la grâce même, des cinq aquarelles de Gérald Thupinier qui accompagnent les quinze poèmes en prose de Claude Ber, splendides à leur tour, riches, intenses, vitaux dans leur rythmique souplesse.

Deux arts s’entretissant, s’honorant si finement, tout en dépliant la pleine subtilité de leur distinction esthétique, sans aucun geste d’illustration et loin de toute ekphrasis. Et puis les premiers mots de la première suite, ‘Pavé noir, pavé blanc. La marche du cheval d’échecs sur le damier de vivre’ (I), confirment le haut et dansant sérieux du poème, la puissance de son attachement à l’énigme de notre présence au monde : sa mouvance, son ‘jeu’, son incertitude, ce sentiment de hasard qui habite sa logique. Suit le début d’une longue et cascadante perspective sur l’immense, à jamais mutante gamme de notre vécu, tantôt superbement appréciée, tantôt naviguée avec difficulté ou douleur : ‘Le tragique des destins et l’éblouissement renouvelé d’exister. Les pointillés du bonheur entre les drames. Le chapeau de la cime dégringolé dans l’abîme et la main pleine au poker de la plénitude. L’hécatombe du cancer et l’apogée de la jouissance. Case blanche, case noire. La dévastation de la terre et la mansuétude de l’amour. L’inhumain de l’humain toujours recommencé et le désir dressé en oriflamme…’ (I). Tous les éléments de ce qui est et ce que nous sommes, inextricablement cousus, brodés, dans la même étoffe moirée, chatoyante, à peine crédible, mais là et partout, ‘dans, écrit Ber, l’inusable bascule des vagues rabâchant leur éternelle redite de mort et renaissance’ (I).

La deuxième suite creuse davantage cet étrange enchevêtrement de l’émerveillement et de l’horreur face à ce qui est, comprenant que ‘mathématiquement les raisons de désespérer équivalent à leur inverse sur la durée de l’éternité’, Ber soucieuse d’ajouter ‘mais qui peut compter sur l’éternité?’ (II), le mortel semblant vouloir afficher son absolutisme quand on observe, avec le poème, les infinies preuves de la non-continuité de la chair, surtout celle que l’on ne cesse de manger, ‘dorades et congres, branchies asséchées [à l’étal]’, ‘tête de veau bêl[ant] de toutes ses mâchoires mortes’, ‘graisse de cochon égorgé’ pour accompagner nos désirs de ‘paix et bienveillance’ (II). Et toute cette tensionnelle contradiction-fusionnement comprise comme si manifeste, si vieux jeu, ce qui pousse le poème à se demander ‘à quoi [la parole peut-elle] aspir[er] qui n’ait été déjà tant répété que ne reste d’elle que la carcasse?’ (II).

Et juste au moment où le poème paraît prêt à acquiescer à une condamnation de ‘l’humanité catastrophique de mon humanité [,] sa présomption et sa bêtise belliqueuse[,] son insatiable avidité et son dénuement[…,] son poids d’irrémédiable tassé au fond d’un sac biodégradable’ (II) – juste à ce moment critique, ce point de rupture irréparable, il – le poème, tout ce qu’il représente d’indicible, d’imaginable, d’improbable et de possible – replonge sa conscience dans ‘les aloès fleuris et bourdonnant d’abeilles’ de la troisième suite (III). Dans, dirais-je, un Cela, dont parlent précisément les Upanishads, et qui semble excéder même tous les signes de cette espèce de binarité, de dialectique qui persiste à vouloir dominer notre conception vécue de ce qui se passe au cœur de notre être-au-monde, ce noir-blanc, cet abîme-cime que le poème déploie. Règne ainsi cet indivisible sans nom véritable, cet infini contenant tous les noms, irréductible, car un Un au-delà de ses foisonnantes multitudes, offrant l’expérience de l’ineffable de l’amour, sans doute, pénétration dans ‘la fente de la vie même entre-baillée. Une pause de paix dans son bruyant silence. Ma main augmentée de magie caress[ant] ton visage. Son éclat rayonnant dans la bouffée solaire des mimosas. Leur poussier de clarté comme une réminiscence. Une invite à notre propre lumière aussi fragile et passagère que la leur. L’aimer, dépiauté de mainmise, la vibration le prononçant, y déclin[a}nt un absolu accessible. Intact du mot qui le désigne’ (III). Voici un passage extraordinaire, splendidement visionnaire, ouvert sur tout ce que le langage parvient à peine à murmurer, pris comme il est dans les rets paradoxaux de son besoin de dire ce que Bataille et Blanchot appelaient ‘l’impossible’, d’articuler l’indésignable.

Et tout le recueil, avec ses quinze suites et leur si serein dépliement de phrases courtes, lestes, fluides, bi- ou tri-partites, jamais gonflées ni désinvoltes car site d’un vécu intensément et pourtant généreusement caressé – tout le recueil puisant inlassablement dans un visible, un sensible, ces infinis micro-expériences de ce qui ne cesse de surgir d’un macro-phénomène où tout s’interpénètre et affiche ses interpertinences vivement senties quoique logiquement fantastiques. Le sentiment de ‘l’horreur du monde [qui] n’entame pas la magnificence de l’amour qui n’entame pas l’horreur du monde’ (V) reste le signe le plus vif de l’ubiquité d’une plénitude combinatoire de l’être. Le poème y ‘acquiesce’, semant partout dans ces riches suites ‘décrass[ées du mythique] et de [toute] prétention abusive’ (VI) les signes d’une ‘beauté’ à la fois ‘inaccessible’ et ‘évidente’ et d’une ‘bonté pour essuyer sa peine’ (VIII) au sein de ceux d’un ‘accablement de bœuf harassé’ qui risque de déborder (X). Cette totalité de ce qui est marquerait tout d’une grande intensité dans l’expérience de Claude Ber et en affirme sans cesse la haute et absolue pertinence de ‘n’importe quoi’, cette ‘certitude’ (XI) de ce que Jean-Paul Michel appelle le de notre être-là. ‘Ma vie, lit-on, toujours branchée à son voltage. Intensément puissant. Intensément intense’ (XI). Un rapport, un lien incassable, électrisant, sans fin énergisant, venant des choses qui sont et du moi qui les vit, dans, simultanément, leur nudité et leur ‘transfiguration’ (XIII). Car, comme la dernière des quinze suites nous fait comprendre, toute l’expérience que véhicule, mot sur mot, le poème, reste ‘secr[ète]’ (XV). La draper des formes mouvantes du poétique ne change rien de son caractère d’indécidabilité, de non-‘décisivité’; tout ce qui est demeure obstinément ‘obtus’ au cœur de l’intense, cette ‘confusion de broussailles et une naïveté de dormeur réveillé en sursaut’ (XV). Le poème – ce sont les derniers mots de ce si finement sculpté Damier de vivre – vécu et déroulé en tant que ‘chant [avec] sa plainte dans les tunnels du temps. Leur silence irrémédiable’ (XV).

          Un très beau livre d’une femme remarquable, juste et poétiquement sereine au cœur même des tempêtes.

Présentation de l’auteur




Pablo Andrès Rial, Poemas

I

Estás muerta
mirando a la ventana
yo estoy sentado
detrás tuyo.

Afuera
se puede ver el mismo árbol de siempre
—un sauce—
un amigo se enamora de vos.

Tu silla ahora está vacía
pero vos seguís ahí muerta
mirando a la ventana
donde ahora solo hay
un patio de cemento.

Tu es morte
regardant la fenêtre
je suis assis
derrière toi.

Dehors
on voit le même arbre qu’avant
—un saule—
un ami tombe amoureux de toi.

Ta chaise est vide maintenant
mais tu es toujours là, morte
regardant la fenêtre
où il n’y a plus
qu’une cour en ciment.

II

Detesto mi cuerpo
pero amo mi sombra.

Nunca envejece
nunca enferma
nunca duele.

Je déteste mon corps
mais j’aime mon ombre.

Elle ne vieillit jamais
ne tombe jamais malade
ne souffre jamais.

III

Las plazas
me hacen recordar
al manicomio.

Las personas van
de un lado a otro
sin ningún tipo de apuro

algunos como yo
se sientan en un banco
somos todos amigos
sin siquiera vernos
sin siquiera conocernos
sin perder ese individualismo
que nos hace caminar
desde temprano.

Porque nosotros
podemos superar al olvido
vivir
sin ser nadie para los otros
es lo que nos hace
especiales.

Les places
me rappellent
l’asile.

Les gens vont
et viennent
sans la moindre hâte

certains comme moi
s’assoient sur un banc
nous sommes tous amis
sans même nous voir
sans nous connaître
sans perdre cette individualité
qui nous pousse à marcher
dès le matin.

Car nous
pouvons dépasser l’oubli
vivre
sans être rien pour les autres,
c’est ce qui nous rend
spéciaux.

IV

Ando angustiado Augusto
por esas cosas ¿sabés?

la gente te hunde la piel
mientras preparan algo rico
y le ponés la mesa.

Decime Augusto
¿qué estás cocinando?

Je suis angoissé, Augusto
par ces choses, tu sais ?

les gens te creusent la peau
pendant qu’ils préparent quelque chose de bon
et toi, tu mets la table.

Dis-moi Augusto
qu’est-ce que tu cuisines ?

V

Me desplomo.

No como una destrucción
de mi conciencia
sino como la memoria perdida
de un recuerdo profundo
que preciso volver
a vivir.

Je m’effondre.

Pas comme une destruction
de ma conscience
mais comme la mémoire perdue
d’un souvenir profond
que je dois
revivre.

Présentation de l’auteur




Les Bonnes Feuilles de PO&PSY Elvira Hernández, Tout ce qui vole n’est pas oiseau

Un poema siempre debiera tener pájaros
Dans un poème il devrait toujours y avoir des oiseaux

                                                                                    Mary Oliver

Largement reconnue en Amérique latine, Elvira Hernández (nom de plume de Rosa María Teresa Adriasola Olave) s’est vu décerner dans son pays, le Chili, le Prix national de poésie 2024. C’est la deuxième poète à recevoir ce couronnement, après Gabriela Mistral en 1951.

Née en 1951 à Lebú (province d’Arauco) dans le sud du Chili, Elvira Hernández a une trajectoire poétique qui remonte aux années de la Dictature. Son écriture est traversée de courants contraires : l’un, effréné, est le fruit d’un arpentage lucide et têtu qui fait émerger des décombres la mémoire de Santiago, sous les feux de la répression ou de la révolte ; l’autre, plus apaisé, est marqué par la concision et une attention méditative aux menus détails du quotidien. Dans les deux cas, son style malmène et déplace subtilement les images rebattues du discours politique, médiatique ou commercial. Ce qui frappe et touche dans cette écriture est le mélange de légèreté et de précision, toujours au service d’un regard acerbe sur les dérives du monde actuel.

Son recueil le plus célèbre, La bandera de Chile, est une variation caustique autour du drapeau et des symboles nationaux. Inaugurant le pseudonyme de la poète après sa détention en 1979, il a longtemps circulé en version miméographiée pendant les années de plomb.

Elvira Hernandez, Tout ce qui vole n'est pas oiseau, poèmes choisis et traduits de l'espagnol (Chili) par Stéphanie Decante, avec une gravure de Guadalupe Santa Cruz, PO&PSY princeps, octobre 2025, 88 pages, 15 €.

En 1992 paraît au Chili Santiago Waria, un abécédaire de la capitale, sous un titre qui dialogue avec le mapundungun, langue des Indiens du sud du Chili.

Dans Pájaros desde mi ventana (2018), Elvira Hernández déploie une minutieuse observation des oiseaux à travers le prisme de la fenêtre, espace à la fois ouvert et limité, qui cadre notre regard sur le monde. Dans cette méditation poétique sur la fragilité de la nature et de l’existence, se mêlent l’intime et le politique, le microcosme du jardin et les enjeux écologiques globaux, ainsi que des variations autour de la voix, du chant et de la matérialité des noms d’oiseaux.

Nombre de ses ouvrages ont été publiés en Argentine, en Colombie, au Pérou et au Mexique. En 2016, paraît en Espagne, aux Éditions Lumen, Los trabajos y los días qui regroupe trente-cinq années de trajectoire poétique, donnant à apprécier ses différentes inflexions.

Parallèlement à ses écrits poétiques, Elvira Hernández a développé une pratique de livres-objets (fascicules sous enveloppe kraft, faux journaux littéraires facsimilés, boîte de jeu de cartes contenant des poèmes, catalogue d’exposition) et d’essais, essentiellement sur des poètes de la néo-avant-garde chilienne (Enrique Lihn, Rodrigo Lira et Juan Luis Martínez).

Elle a été invitée à la 7ème Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne en octobre 2003. Un hommage lui a été rendu en 2023 à la Villa Gillet. Sa poésie figure dans les archives du Centre International de la Poésie de Marseille (http://www.cipmarseille.fr/auteurs/1056 ).

Elvira Hernández sera l'invitée d’honneur du colloque inter-universitaire et international en hommage à Gabriela Mistral (Prix Nobel 1945) qui se tiendra à Paris les 20 et 21 novembre 2025. Dans ce cadre, trois soirées de lecture sont prévues fin novembre 2025 : Ambassade du Chili, Maison de l’Amérique latine, Université Paris Sorbonne ; et une  à Arles (librairie l'Archa des Carmes) le 18 novembre.

∗∗∗

Extraits

VILLA BRASILIA

Son muchos los años de la defunción
de este paraíso de pájaros
Volaron junto a ellos
los mil y un árboles distintos
que le daban vida. 

Le sucede en el tiempo
un bosque habitacional sin gorjeos
una trápala fónica mecánica
un frontis vehicular
baldosas removidas por raíces ocultas
sobrevuelo de aves en desbandada
un árbol solitario que perdió su nombre.

VILLA BRASILIA

Il remonte à loin le trépas
de ce paradis d’oiseaux.
Avec eux se sont envolés
les mille et un arbres
qui lui donnaient vie.

Lui ont succédé avec le temps
une forêt immobilière sans gazouillis
un caquetage cacophonique mécanique
une barrière véhiculaire
pavés soulevés par des racines ensevelies
survol de volatiles à la débandade
un arbre solitaire qui a perdu son nom.

∗∗∗

UN LARGO Y ARDIENTE VERANO

Los bosques han sido talados.
Las plantaciones chisporrotean.
Es el turno de los pinares
eucaliptos en llamas
velas que derriten su Merry Christmas.

Los camiones aljibes van
por la ruta de la alerta amarilla.

Los pájaros vienen del sur
con la alerta roja entre los dientes.

UN LONG ÉTÉ ARDENT

Les bois ont été décimés.
Les futaies grésillent.
C’est le tour des pinèdes
eucalyptus en flammes
bougies dégoulinant leur Merry Christmas.

Les camions citernes défilent
sur la route de l’alerte jaune.

Les oiseaux viennent du sud
l’alerte rouge entre les dents.

 

∗∗∗

EN LOS BAJÍOS                                                         

En un pie                                                             
la garza                                                                      
sostiene la tarde.

SUR LES HAUTS-FONDS

Sur un pied
le héron
soutient le soir.

∗∗∗

ORNITOLOGÍA

No hay tiempo para pensar
en la plumífera que llegaré a ser.

El tiempo es bocado que no se logra
saborear. Es él quien te masca.

Ayer se me cayeron unas cuantas plumas
y unos cuantos dientes.

Mañana seré desplumada.

Si pudiera yo misma
arrancaría el desvanecido plumaje de mí.

Sólo entonces estaría siguiendo
el ejemplar camino del águila.

ORNITHOLOGIE

Pas le temps de penser
à la plumitive que je deviendrai.

Le temps est une bouchée qu’on n’arrive pas     
à savourer. C’est lui qui te mâche.

Hier j’ai perdu quantité de plumes
et pas mal de dents.

Demain je serai déplumée.

Si je le pouvais
j’arracherais ce qui me reste de plumage.

Et alors seulement je suivrais
l’exemplaire chemin de l’aigle.

 

           

∗∗∗

DE UN ALA

Así me sacaron.
Así me fui caminando.
Así golpeé puertas y
oídos.
Así paré en seco
y me di un palmazo
en la frente
y volví a la carga.       

EN ME PRENANT PAR L’AILE

Ils m’ont expulsée.
Alors j’ai poursuivi mon chemin.
Alors j’ai toqué à des portes et
à des oreilles.
Alors je me suis arrêtée net
et me suis frappé
le front
et je suis repartie à la charge.

∗∗∗

HABÍA COSAS QUE NOS GUSTABAN

Salíamos de casa al golpear el viento.
Rompía a llover.

Éramos como hojas
arrancadas de árboles mayores.
Otro destino parecía
nos daba la mano.

Por las calles corríamos
planeando en danza propia.
Me sentía bajo el cielo
empapada
plena
mojada como un pitío.

CES CHOSES QUI NOUS PLAISAIENT                                                

Nous sortions de la maison quand le vent frappait.
L’averse éclatait.

Nous étions comme des feuilles
arrachées à de grands arbres.
Un autre destin semblait-il
nous tendait la main.

Dans les rues nous courrions
esquissant notre propre danse.
Je me sentais sous le ciel
mouillée
comblée
trempée comme un pinson.

∗∗∗

AGREGAR ALGO MÁS AL PAISAJE      
DE YOSA BUSON

                           están las grullas
                                      el estanque
                                      los juncos
                                      el rocío

                  agregar las partículas atómicas
                                             fisionadas.

AJOUTER QUELQUE CHOSE AU PAYSAGE
DE YOSA BUSON

                        les grues
                        l’étang
                        les joncs
                          la rosée y sont

                                          ajouter les particules atomiques   
                                                              en fission.

Présentation de l’auteur




Anne Barbusse, Les mères sont très faciles à tuer

Chants pour les à mères

Cependant, méfions-nous du titre de livre d’Anne Barbusse. Et eu égard sa table des matières en quatre chapitres : « Le psychiatre parle, Le dernier jugement, Dans les villes de province, L’automne de la mère »), se déroule d’un même tonneau une histoire d’une mère, d’un fils, d’une famille mais surtout un long et envoutant poème sur la douleur et les souffrances dans divers lieux de Grèce ou de  la province française tandis que et par exemple un «vieux voisin ramasse les feuilles tombées / avant de mourir et que le village mugit son silence ».

Quant à la narratrice, elle ressemble  avec émotion aux femmes qui vivent toutes seules dans leurs maisons. Elle essaie d’avoir la triste volonté du jour mais pas besoin d’aller au bout du monde : partout il y a des arbres où pendent des nostalgies en fleur. Quant aux rivières par définition elles sont violentes surtout les pluies d’automne ou du printemps dans la fonte des neiges.

Bref qu’importe les lieux car dans leur ventre sourd s’‘entendent les moteurs des voitures souveraines mais surtout des hommes qui souffrent face au pourrissement des vignes. Mais il en est ainsi en la solitude des mères. Dans ce livre le lyrisme parfois effroyable  danse sur les plis du vent parfois il se rêve de la mer abolie d’objets inanimés sur une terrasse d’été, « de la saveur de la pastèque ».

Ici la douleur n'a pas pourelle  un seul ami dans la région. Mais Anne Barbuss  tente de la repeindre de blanc même si chez sa narratrice « mon ventre porte cicatrice sur cicatrice un soir / il me fait écouter la Chanson des vieux amants de Brel / et je pleure toute la nuit pour garder un enfant ». Vogue ainsi l’histoire où des femmes se prostituent « à la modernité visible via l'ordinateur ».

La vie tâche de tenir debout dans un village de campagne  ici ou ailleurs. Elle vit « trop de cris qu'elle soit son tombeau ». Parfois se perd l'envie du matin et ses jambes ne portent plus le poids de l’existence. Mais l’héroïne arrive à non-lieu à la terre étrange ‘sans y voir plus que de lumière tombante sur les choses » et elle devient chose parmi les choses, ses désirs éteints et tombés parmi tant d'objets.

Anne Barbusse, Les mères sont très faciles à tuer, Editions Pourquoi viens-tu si tard », Nice, 2025, 160 p., 14 €.

Si bien que chaque mère recèle quelque chose de dangereux et aussi «  Quelque chose d'une allumeuse, d'une emmerdeuse » mais comme le chanteur Arno cité en exergues, l’'amour est toujours dans « les  yeux de ma mère ».  Bref il y a des femmes très méchantes comme des mères révolues (« tu es une petite pute une petite conne ton fils t’a larguée »)près  des murs de pierres et des blocs de béton éboulés. Autant à Olympie que dans la plaine de la Crau.

Parfois la narratrice « pleure comme un homme. S’'il n'y avait eu sone voyage en Grèce tout cela ne serait pas arrivé. La vie se serait passé plus calme « sans espérance avec l'idée que la répétition ne tue personne que les moutons du berger peuvent traverser le village ». Elle déploie seulement ses agissements voire en demandant « au cinéma de lever mon corps » ou appeler  des voix inopérantes, « ne sachant prendre la mesure de mon vide ». Mais elle poursuit par son chant du salutaire, le reste en découle, les gestes se déplient avec effort. Elle  tâche de maîtriser ses absences « superbement irrationnelles » et les jours passent. Le psychiatre n’y fait pas grand-chose : « il parle dans son bureau les angoisses » mais tâche d’ouvrir une vision éclairée. Il suffit que les talus gonflent de l'herbe pluvieuse du printemps même si les enfants restent mutiques dans l’espoir  d'une seconde naissance.

L’auteure via sa narratrice « fait double deuil / je suis la veuve d'un pays et d'un enfant / je suis la veuve confuse de l'univers mêlé d'histoires ».  Elles vivent à ses côtés, vidée et reine, tenant debout à tâtons à peine fréquentant les jours creux. L objectif est d’échapper à son diable jusqu’à ce que ses  enfants du futur fassent partie d’elle.

D’une telle héroïne on  voulut  retirer la langue mais ici elle la tire comme l’escargot sort les cornes portant sa coquille. Rejaillit peu à peu une renaissance chaleur loin des erreurs de pronostic quant à sa nature. Et plus tard des mots n’habillent plus son cadavre.  Cela donne peu à peu un air de fête. Les paroles dansent sur des fils avant de s’envoler comme des anges que les oiseaux emportent.

Présentation de l’auteur




Rémi Letourneur, L’odeur du graillon

Un premier livre de poésie étonnant pour ce jeune diplômé en Sciences politiques et en Histoire. Peut-être faudra-t-il chercher dans l'enfance de Rémi Letourneur, passée dans un quartier populaire de Toulon, ce qui a inspiré L'odeur du graillon, publié cette année par Cheyne éditeur dans sa Collection Grise. Peut-être pas.

De quoi s'agit-il ? Sept longs poèmes (comme les sept jours de la semaine?) d'errance au travers d'une ville (en bord de mer) et à l'intérieur de soi. D'entrée, le titre prévient, le graillon, la nourriture, c'est le première urgence des démunis et l'odeur du graillon peut s'avérer aussi bien cruelle pour celui qui n'a pas les moyens que prometteuse d'une satiété à venir. Cette odeur sera donc une sorte de fil rouge tout au long du recueil, physiquement présente ou plus largement métaphorique d'un monde livré à une société consumériste que refusent l'auteur et ceux qui l'accompagnent.

 

des odeurs de graillon dans la rue
je sais
derrière la porte quelque chose à manger
assez de rues pour se tacher la gueule

 […]

 dehors
c'est la loi qui le dit
interdit de s'en foutre partout
de boire
pas le droit d'être saoul
dehors
avec modération

on a construit dedans pour se cacher de nous
au sec au chaud
au régime
ce qui se passe dehors
on a construit dedans pour l'oublier
mais moi
je n'oublie pas les épices du soir qui tombent
petites étoiles dans nos narines

 […]

 je passe la porte donc
j'ai ce moteur dans les guiboles
le ventre déployé comme une voile
aller vite
le festin est peur-être au bout

 

 Vivre vite, aller vite pour espérer le festin, l'Eldorado. Vivre déraciné, vivre tard, vivre vite chantait Bernard Lavilliers (pardon pour le parallèle) car ce qu'on cherche, c'est toujours plus loin, toujours plus fou, toujours plus beau. La quête de Rémi Letourneur procède un peu de cette façon, dans cette urgence menée plus sans doute par une fébrilité que par l'objet à atteindre. Tant que l'on cavale, on est vivant et tout mérite qu'on l'attrape. Pour l'immédiateté !

 

je trace maintenant
pister du nez le graillon
trouver quelque chose à becqueter dans la vie
de la bouffe du shit des filles
trouver tout ça
il faut toujours aller derrière
derrière la porte
derrière les toits
derrière la rue

 

Je trace, je disais ça quand j'étais adolescent, je me dépêche, je fonce. Vers où, quel but insensé ? Vivre à plein l'instant en même temps que l'abolir, projeté sans cesse.

 

je débarque derrière
et toute l'équipe est là
à bouffer du ciel et des clopes
les yeux orang-outan
sautent courent s'insultent et se battent
ils fument
des narines de dragon
envoient les phalanges pour dire ça va
pendant que le crépuscule enfile
en scred
ses boucles d'oreille prune

c'est comme ça
on se retrouve le soir
tous
on scotche la solitude
sur les épaules d'un pote
on espère
alors on se tend les poings
on crame par le nez
on attend qu'il descende par nos bouches
le kebab mystique
et le plan
qui mène de l'autre côté
de la nuit

Rémi Letourneur, L'odeur du graillon, Cheyne éditeur, 2025, 80 pages, 18 €.

Impossible de ne pas évoquer le langage employé ici, le vocabulaire des « jeunes » ; en scred par exemple (= en douce, discrètement, verlan de discret, scredi abrégé de sa voyelle finale). Le texte en donne quelques-uns, dont nous sommes parfois familiers : meuf, scoot, kiffer, squatter, d'autres moins : le dm – je ne suis pas un habitué d'insta, comme on dit, j'ai dû chercher : traduire par direct message. Mais ce niveau de langue, s'il est consubstantiel aux « personnages » de cette épopée contemporaine, n'est pas pour autant la trame univoque de ce livre ni de son auteur qui n'écrit pas « gueule de bois » mais les obsèques de l'ivresse.

C'est le refus d'entrer dans la norme qu'exprime cette langue, tant dans le fond que dans sa forme. : les autres / ceux qui voudraient que je taffe / perfusé à une chaise / que je fasse rentrer des thunes / et des clous dans mes pompes / je les écoute pas. Même les copains finissant par être douteux quand parmi les potes / certains sont chauds / devenir parents / ils disent / ça fout des rebords au monde / des bouées dans l'eau / crevés ils sont / marcher sans jamais voir le bout / c'est pas une vie // et ils s'écrasent alors / sous les roues d'une poussette / et d'une Kangoo d'occaz'

Loin d'un credo immature, nous avons là une parole de poète qui se voudrait peut-être des semelles de vent, en tout cas éviter celles de plomb.

 

l'errance
c'est la religion des jambes lourdes
et des cervelles en couleur
alors il faut marcher
sans s'arrêter
sans piste ni boussole
à travers le bitume les dunes les forêts
tendre nos pieds vers l'horizon

 

 L'horizon, le mot qui emplit la tête et les yeux de certains enfants ; quelques-uns le garderont dans leur malle au trésor en grandissant.

 

Présentation de l’auteur




Tahar Bekri, Mon pays, la braise et la brûlure

Les frontières entre temps et espace se défont dans l’incessante quête de la mémoire de la terre natale. Je te porte pays, écrit Tahar Bekri, avant de commencer les poèmes suivants par Tu me portais, s’adressant aussi directement à son pays qu’il l’aurait fait s’il avait dialogué avec lui.  L’histoire du poète et celle de sa terre nourricière sont chevillées au cœur d’un livre que l’on lit comme une émouvante traversée des années, par-delà l’absence et de l’exil.

L’histoire individuelle et collective est là à chaque page, avec des rêves, des espérances et aussi les déceptions qui sont venues les démentir. Le pays imprègne chaque vers, avec tout ce qui se tisse d’une vie, d’un chemin. Si la scène de l’histoire est envahie par des briseurs de rêves, ceux-ci ne sauront emporter tout à fait ni les désirs ni les images.  Je te porte pays, répète Tahar Bekri. Car rien ni personne ne peut anéantir ce qui est inscrit au fond de soi. Le poète affirme et réaffirme un amour indéfectible pour son pays, malgré les souffrances qu’entraînent emprisonnement, perte, désillusion.

 On sent tout au long du recueil la puissance et l’intensité de ce qui souffle en braise incandescente. La concision des vers exalte une respiration haletante et l’émotion qu’il y a à toucher ce passé dont souvenirs et sensations ne se sont jamais évanouis. La route sentait la mer/ Le chèvrefeuille et l’huile d’olive / Les vélos se bousculaient malins et habiles / Sfax, Gabès, Tunis ou encore le festival de Tabarka et la rencontre avec Ravi Shankar. Les bribes de l’enfance, transe au mausolée de Sidi Boulbaba ou lait en poudre à l’école primaire, puis celles de la vie estudiantine avec les clubs de littérature et les théâtres ponctuent les poèmes comme les étapes d’une trajectoire. On y retrouve la passion d’un monde en devenir, un monde qui serait meilleur et ouvrirait forcément des horizons nouveaux. Puis dans le fourgon avec trois jeunes camarades / Vers la prison du 9 avril /Ensuite vers Bordj Erroumi dit le Nadhour / La cellule et la petite cour / Tu connaîtras Habib et Habib et Slimane / Fèves aux bestioles dans la gamelle.

Tahar Bekri, Mon pays, la braise et la brûlure, Edern éditions, 2025, 64 pages, 15 € 20.

Langue toujours incarnée, ombres et lumière, drames intimes et collectifs… Est-ce le passage du temps et l’éloignement qui donnent paradoxalement aux sensations et aux paysages une force particulière ? Ou est-ce parce qu’on les porte en soi, faute de les avoir autour de soi, ou de pouvoir oublier ce qui brûle et que la mémoire ressuscite avec un surcroit de présence ?

Ce recueil est en effet à la fois narratif et autobiographique. Le poète y rend vie à une Tunisie qui n’a jamais cessé d’habiter son cœur. L’imparfait des verbes confère à de nombreuses pages une touche de nostalgie, comme un rappel lancinant de ce qui relève désormais de la trace. Pourtant le poète ne cesse pas d’être habité par sa terre au présent. Il y a des êtres / Comme des rayons de soleil / Nécessaires à la vie / Ouvre le jour / Pour leur dire / Le monde est une merveille Car au-delà des ombres qui veulent chasser la lumière, le monde est mouvement. C’est aussi ce que rappelle la très belle couverture d’Annick Le Thoër avec l’intensité des couleurs qui restent au cœur de la braise en sommeil.

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Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage

Autobiographie d’un lieu

Mona Ozouf a préfacé cette deuxième édition de la Petite Plage, elle évoque ce lieu comme un paysage originel qui ouvre un chemin mémoriel : « Marie-Hélène Prouteau établit sa filiation avec ce lieu-dit au fil de 26 fragments où elle convoque ses souvenirs, ses admirations littéraires (…) Elle a ouvert le chemin de la mémoire. » Ces fragments sont  « autobiographie du lieu » selon l’expression de Erri De Luca  que Marie-Hélène cite en exergue de son ouvrage. Autobiographie d’un lieu mais aussi  autobiographie de l’auteure comme elle le révèle en page 18 : « La Petite Plage, n’en finit pas de dilater la vie, la sienne, la mienne aussi. »

« Ce paysage premier » laisse des traces indélébiles, comme un tatouage sur la peau, il marque aussi le cœur et l’esprit de sa présence ineffaçable : «  Cette petite plage me fait dans le cœur un tatouage d’écume » (p.17). Depuis l’enfance, en ce lieu de mer et de vent, tous les sens sont éveillés.

Si Philippe Claudel vit une passion pour les lieux d’altitude, Marie-Hélène Prouteau de cette terre armoricaine a la passion de l’Océan ; elle invite les lecteurs à la rejoindre en son jardin secret.  

L’écriture est en relation étroite avec le lieu et pour Marie-Hélène Prouteau la petite plage est la matrice de l’écriture à venir, elle est aussi le réceptacle de futures rencontres artistiques et littéraires.

Comment ayant vécu en ce lieu, ne pas être touchée par Les pêcheuses de goémons de Paul Gauguin ou La vague de Hokusai. Devant la mer ou devant ces œuvres, ne pas être submergée par «l’incroyable énergie des vagues… où le cœur se noie. » Comment ne pas être déchirée par le silence de l’Océan quand il est assassiné par l’Amoco Cadiz, un silence  qui alors se fait «  stupéfait, dévasté »

En cette nature de terre, de ciel et d’eau domine le bleu mais aussi beaucoup de couleurs qui éveillent à la beauté, à l’humanité et à « l’éternité possible », cette éternité est présente dans le lavis du peintre He Yifu « qui a donné la parole à l’éternité. », comme elle l’est dans la poésie de François Cheng, «  ma petite plage de sable blanc est une estampe orientale » (p.37), qui aurait été dessinée par un peintre calligraphe et vue par un poète calligraphe en quête du vide et du beau.

Marie-Hélène Prouteau, La Petite Plage, Suivi de Brest, rivage de l’ailleurs, éditions La Part Commune, 2024, 112 pages, 13 € 90.

Marie-Hélène Prouteau sait voir, vraiment voir, elle s’est approchée de l’invisible car  comme le dit un auteur qui lui est cher, Paul Celan « celui qui apprend vraiment à voir, s’approche de l’invisible » ( Microliti )

S’approcher de l’invisible comme ont pu le faire les tailleurs de pierre, quand le lieu se fait ancrage, qu’il devient le réceptacle d’un état d’âme, et qu’ il se fait immuable ; stabilité dans un monde fluctuant, fragile. Un passage du livre prend une tonalité nouvelle à l’heure de la reconstruction de Notre-Dame de Paris: «  J’admire ces hommes. Ils tracent des lignes invisibles depuis le clocher de la chapelle jusqu’aux dunes de Keremma à la somptueuse nudité. Entre ce lieu créé de la main humaine et l’autre, atelier du ciel et de la mer, l’esprit parle. L’on aperçoit un peu de la lumière. Le labeur de ces ouvriers relie ces points par la grâce d’un antique savoir. » (p.60)

Il y a des lieux comme des êtres  qui irradient l’écriture, car ils sont sources de lumière « il y a des êtres, il y a des lieux qui sont des sources de lumière. »(p.94)

 De très belles pages évoquent ces êtres lumineux que furent sa  grand-mère ou l’oncle Paul qui a fait don de son absence…

Cette Petite Plage a donné à la vie de l’auteure sa beauté, elle est ce que Milan Kundera appelle la mémoire poétique : «Il semble qu’il existe dans le cerveau une zone tout à fait spécifique qu’on pourrait appeler la mémoire poétique et qui enregistre ce qui, nous a charmés, ce qui nous a émus, ce qui donne à notre vie sa beauté. »  

En partant d’un lieu, la dimension affective s’élargit, l’esprit s’ouvre au monde et nous mène de la singularité à l’universel, de la représentation d’un espace à la représentation commune de d’autres lieux. Il y a pour Marie-Hélène Prouteau comme pour Kenneth White ou Eugène Guillevic une double géographie, la géographie spatiale et la géographie intellectuelle ; l’écriture capte et l’espace géographique et l’espace intellectuelle pour créer « un espace littéraire » selon Maurice Blanchot.

Ecrire  ce lieu de l’enfance, permet de découvrir d’autres lieux ou de les inventer, d’aller à la rencontre de lieux imaginés ou transformés par des artistes selon un triple procédé définit par Georges Perec d’esthétique, d’intériorité et de poétique.

La Petite Plage est un lieu de lumière, de mémoire, de quiétude, un lieu d’intériorité qui ouvre au monde ; Bien réelle mais par le jeu de la distance, elle devient lieu de l’imaginaire car elle est source inépuisable de création. A la lumière de ce lieu l’auteure aborde l’art et la littérature. La Petite Plage est le lieu d’une identité. Immuable, elle est un pont entre l’hier de l’enfance et l’aujourd’hui, elle a ouvert à l’émerveillement, à la beauté, à la vie intérieure et à l’éternité possible…

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Marc Dugardin, Personne dis-tu

Le poète Dugardin n'est pas de ceux qui exposent leur vie pour en tirer des poèmes autobiographiques. Il s'exprime dans le retrait et le "je" qui s'y lit n'est pas personnel jusqu'à faire oublier la portée universelle de ses textes, déchirants, qui rameutent blessures et enfances.

Chaque poème, réparti en plusieurs tranches (monostiches, distiques, tercets, quatrains), n'est jamais un bloc de sens comme si la fluidité, le chant se révélait par marches, pans. Si bien que le lecteur prend fait et cause de cet halètement profond qui coule sous ses yeux.

Le "je" semble rappeler à lui des images de femmes : la mère, l'amoureuse. Ce fut souvent blessure avec celle qui donna le jour au narrateur qui se souvient. L'échange ne fut pas facile si même il fut.

C'est comme l'écho d'une "pierre dans un puits".

Et qui saisit-on? Personne, selon le titre. Ou sinon un certain savoir, ignoré de soi, de loin cousu, "beauté déchirante" ou "urgence de mon cri".

Qui parle sous ces mots, dans des vers en devenir, au rythme souverain (3/3/2/2/2 - 1/1/2/2/3/1), dans la coulée du recueil, sans majuscule ni point, comme d'une seule venue - la vie et son rythme?

Les mots du poète ne contredisent jamais la douceur ou l'indulgence, et il y a quelque espoir - au fond, en dépit de tout - comme "une lente migration/sous tes paupières" ou "en filigrane de ton absence/ la preuve que tu existes".

J'aime dans cette poésie la justesse posée pas à pas, sans certitude encombrante, ni leçon, ni vindicte. Seulement, l'ajustement d'une âme à ce qu'elle tente de comprendre, du monde, des autres, de soi.

Marc Dugardin, Personne dis-tu, Rougerie, 2025, 64 p., 12 euros. Préface d'Anouk Delcourt.

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