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Sandra Santos, Du Portugal au Brésil… En silence

uma aldeia por entre a névoa
da madrugada
a luz do poste elétrico
fundida
diante da paisagem
repouso o meu peito
espreitando à janela
as figurações
dum quase morte em chama
do que ainda tem pulsação
à procura do que é seu
ou dum
alguém
(difuso
etéreo)
só pó
só recordação

un hameau dans la brume
à l’aurore
la lumière du poteau électrique
en fusion
dans le paysage
j’apaise ma poitrine
penchée à la fenêtre
la figuration
d’une quasi-mort en flammes
où bat encore une pulsation
à la recherche de ce qui est soi
ou d’un ailleurs
(diffus
éthéré)
à peine poussière
à peine souvenir

∗∗

luzinhas brilham intermitentes na noite
sinalizam a solidão
dessa aldeia pessoal e intransferível
quantos milénios foram precisos
para acharmos o nosso lugar
o pedaço de terra que é nosso por inteiro?

habitamos uma casa
com grandes sacadas
para outras casas

les clartés clignotent dans la nuit
égrenant la solitude
de ce hameau personnel et intransmissible
combien de millénaires furent nécessaires
pour rencontrer notre place
le morceau de terre qui est nôtre en intégralité
c’est là
que nous habitons une demeure
aux vastes balcons
ouverts sur d’autres demeures

∗∗

 

há morte muita morte
nos gestos
no ventre
na fundura
que não alcanço
porque me detenho dobrada
sobre a infância
todos os dias
rememoro o estio
combatemos sempre
donde desertámos
o corpo é o caudal
nas minhas mãos
as fissuras

il y a abondance de mort
dans les gestes
dans le ventre
dans l’abîme
auquel je n’accède pas
parce que je me fige repliée
sur l’enfance
chaque jour
je me remémore l’été
nous combattons toujours
là où nous désertons
le corps est le torrent
dans mes mains
les crevasses

∗∗

 

ousara ser simples
como o vento
que passa pela árvore
e a agita suavemente
insondável é
o movimento dela
adentrando no real
talvez eu habite
no interior do tronco
e me vá alteando
sem ciência
e assista ao baile de duas vespas
ao acasalamento de dois pirilampos
à maternidade do ninho
à multitude da cor
ao voo sem retorno
à beleza
por si só

osera-t-elle être simple
comme le vent
qui caresse l’arbre
insondable demeure
son mouvement
s’incrustant dans le réel
peut-être habité-je
au cœur du tronc
et vais-je me hissant
pauvre de science
et assisté-je au bal de deux guêpes
aux noces de deux vers luisants
à la maternité du nid
à la pluralité de la couleur
au vol sans retour
à la beauté pour elle-même

∗∗

volta um pensamento de amor
ao coração cansado
num corpo que não recorda
a sua eternidade
o homem que sonha
extravasa as costuras
resvala sobre outro corpo
sutura e perscruta
é o vento
caminha até à fé
e cimenta a beleza,
volta um pensamento de amor
que fixa sobre o cume
o nome que damos às coisas
sombrio e intocável
à margem do que suspeitamos
ser ainda mais belo

ressurgit une pensée d’amour
dans le cœur épuisé
qui a oublié
son éternité
l’homme qui rêve
déchire ses coutures
dévale sur un autre corps
suture et scrute
il est le vent
il marche dans la foi
et cimente la beauté,
ressurgit une pensée d’amour
qui projette à la cime
le nom que nous donnons aux choses
sombre et intouchable
en marge de ce que nous suspectons
être encore plus beau

∗∗

 

os corpos se atraem
antes de qualquer sabedoria
os sentidos se apuram
para a grande madrugada
mas a mente trai
e o medo trucida
todo e qualquer pensamento de amor
somos menores
não nos atrevemos
perante o precipício
as máscaras não nos permitem voar

les corps s’attirent
précédant toute sagesse
les sens s’apurent
pour la grande aurore
mais l’esprit trahit
et la peur assassine
toute et chacune pensée d’amour
nous sommes mineurs
et n’osons défier
le précipice
les masques nous empêchent de voler

∗∗

 

a vénus faz dançar as labaredas
sobre o corpo amado
a vénus faz reverberar as ervas
e espraiar o espanto
a vénus faz parecer simples
amar
a vénus funda uma alegoria
de vida após vida
– o que pode uma vénus
rodeada pelo (próprio) fogo?
ninguém sabe
mas o desejo sempre inventa
um porto
onde ancoram muito barcos
milhares de almas

Vénus fait danser les flammes
sur son corps aimé
Vénus fait réverbérer les herbes et répandre l’horreur
Vénus fait croire qu’il est facile
d’aimer
Vénus fonde une allégorie
de la vie après la vie
– mais que peut une Vénus
encerclée par le feu même?
personne ne le sait
mais le désir toujours invente
un port
où ancrer nombre vaisseaux
des milliers d’âmes

∗∗

os pés pisam a erva
e o meu olhar se espraia
num tempo dobrando o tempo
sou uma criança que perscruta
a pulsação do ínfimo
agrego-me multiplico-me
à agitação dos animais e das crianças
caio de amores pelo indivisível
aproprio-me da fragância das flores
e parto em busca do vento
que me traga de novo
a esta imagem
que eu sei de cor

les pieds foulent l’herbe
et mon regard s’éparpille
dans un temps pliant le temps
je suis une enfant qui scrute
la pulsation de l’infime
je m’agrège me multiplie
dans la turbulence des animaux et des enfants
je meurs d’amour pour l’indicible
je m’approprie la fragrance des fleurs
et pars en quête du vent
qui m’offre à nouveau
cette image
que je sais par cœur

∗∗

o azul das tardes
remonta ao oriente
dum pensamento
sou toda escuta e visão
a minha cabeça é um cosmos
dos olhos escorrem-me
possíveis sinais de infinito
não quero ser excelsa
mas transbordam em mim
as cores que ainda não vemos
ainda assim pressentimos
estou no meio dos homens
– sou o silêncio

l’azur des après-midi
s’affiche à l’orient
d’une pensée
je suis pure écoute et vision
ma tête est un cosmos
de mes yeux coulent
des signaux possibles de l’infini
je ne veux pas être sublime
mais débordent en moi
les couleurs que nous ne vîmes pas encore
bien que nous les pressentions
je vis au milieu des humains
– je suis le silence




Marc-Henri Arfeux, L’homme Fil, entretien avec Christine Durif-Bruckert

Au rythme des poèmes de ce magnifique recueil, Marc-Henri Arfeux nous convie à une longue marche initiatique depuis la terre jusqu’au « ciel veiné d’étoiles ». Il s’agit d’une marche intime, qui trace les seuils, les élans et les chants d’une poésie méditative et qui sonde les intériorités de l’être.

Dans l’avant-propos de son recueil, il nous donne quelques éclairages afin que nous puissions l’accompagner et partager avec lui le cheminement d’un désir poétique qui murit depuis fort longtemps : « depuis ma jeunesse, le fil du sens poétique, sensible et spirituel n’a cessé à mon insu de guider et d’unir ma vie à l’énigme essentielle ».

 

Improvisation on three synthesizers : Virus TI, Minimoog Voyager Electric Blue and Little Phatty, by Marc-Henri Arfeux, 2009.

Marc-Henri, tu as écrit L’homme fil qui fut édité en juin 2023 chez Unicité, un très beau livre, d’une profonde densité et nécessité.
Dans ce recueil, l’homme déploie son fil sensible, poétique et spirituel d’une partie à l’autre, de « La terre te donne asile » à  « Jusqu’aux étoiles ». Dans l’un des poèmes (p 77), tu écris : « L’homme fil relie l’humus/Et le jardin lunaire/Beau souffle de pollen/Sur la main de l’envol./Bleu est le bleu du bleu.//Plus haut que tout rocher/Est le sentiment de l’âme ».
Pourrais-tu nous aider à approfondir le rythme et l’espace, en quelque sorte le paysage de ce recueil ?
Le rythme et l’espace en ce recueil sont un. Ils vont, comme les titres des deux parties du livre l’indiquent, de l’asile terrestre aux étoiles. La terre est en effet le lieu de notre naissance, de cette incarnation qui permet l’éclosion d’une conscience en ce monde. Elle nous accueille, le temps d’une ligne de vie. Mais simultanément, elle nous initie à l’inévitable finitude impliquée par ce séjour. Aussi l’asile est-il celui qu’elle offrira à notre corps lorsque nous viendrons à mourir. L’espace qu’explore L’homme fil est aussi ce socle essentiel, puisque notre substance se dépouillera alors de ses attributs organiques, redeviendra l’os primordial jeté dans l’océan élémentaire. Mais déjà, à ce stade du processus de métamorphose du vivant, c’est une autre direction d’espace qui se révèle, comme le suggèrent plusieurs poèmes de la première partie.
La traversée de la frontière organique est une floraison, une offrande d’encens nocturne et de santal inaugural, si bien que, par avance, le futur défunt doit suivre ce conseil : « Écoute la flûte mouillée du crépuscule/ Te rappeler que ta fraîcheur/ Devra monter de ta dépouille. » Dès lors, l’espace est déjà celui d’une remontée verticale que confirmera la seconde partie du livre : Jusqu’aux étoiles. Le rythme est ici scansion, à la fois de souffle, de chant, de psalmodie intérieure et de marche ascensionnelle comme on le découvre dans les derniers poèmes. L’espace du bleu peut alors apparaître pleinement, celui du ciel physique ouvrant à l’infini et servant de médium entre l’âme du voyageur et le bleu absolu des nuits, comme le bleu spirituel dans lequel il entre peu à peu. L’espace s’agrandit, s’allège et se déploie en pur élan au fur et à mesure que progresse le chemin des poèmes.

Marc-Henri Arfeux, L'Homme fil, éditions unicité, 2023, 90 pages, 13 €.

Tu pratiques le yoga depuis de longues années. Tu peux nous en parler ?  Et dans ce recueil tu abordes le yoga dans sa correspondance avec la poésie. Dans l’avant-propos tu écris « la réintégration yogique est inséparable d’une poétique en acte dont les formulations sont autant d’étapes jalonnant, comme des lampes, l’itinéraire d’un même voyage ». Pourrais-tu approfondir ce qui sous-tend cette inséparabilité ?
Le yoga est aujourd’hui l’objet d’un grand engouement en occident, souvent sur la base d’un malentendu. On lui accorde des vertus apaisantes qui permettraient de réparer les fonctions physiques et psychiques malmenées par la vie contemporaine afin de redonner aux individus l’énergie dont ils ont besoin dans la vie sociale. On voit aussi souvent en lui une forme d’activité de pure performance où la complexité des postures et leur enchaînement dynamique sont des moyens d’atteindre une forme d’excellence purement mécanique, non dépourvue de complaisance narcissique. Mais le véritable yoga n’est pas là : loin de l’esprit athlétique qu’on lui associe parfois, il se déploie dans une aventure intérieure, qu’on la vive de façon pleinement spirituelle, selon son essence, ou sur le seul plan d’une maturation existentielle et psychologique, ce qui est déjà beaucoup. L’un des fondateurs de l’Ashtanga moderne, (une forme justement dynamique de yoga, qui pourrait sembler à tort purement physique), Pattabhi Jois, dit que le véritable but de l’Ashtanga est de pouvoir rester une heure en pleine méditation dans une posture de Yin Yoga (forme de yoga postural au sol fondé sur le principe de la concentration dans des postures tenues dans la durée). Le fait est que le Yin est un yoga d’intériorité qui m’est particulièrement cher.
C’est dire ce qu’est l’axe majeur du yoga que chacun d’entre nous vit bien sûr à sa manière, selon le terreau culturel qui est le sien, pourvu que la conscience de cette floraison de l’âme par le corps et du corps par l’âme soit présente à l’esprit. En fait, les postures sont des instruments de prise de conscience, d’ouverture du souffle et de la présence, d’entrée en contact avec une dimension d’être plus vaste qui rend à l’individu sa place souvent perdue du fait de la clôture dans les étroites limites du moi, je ne dis rien là que de très banal du point de vue de cette discipline, mais ce sont pourtant des éléments essentiels. Là commence l’aventure de cette réintégration qui, dans mon cas, participe d’une quête intérieure et pas seulement d’une succession d’exercices plus ou moins profitables sur le plan physique et émotionnel. La poésie y trouve sa pleine nécessité car elle vient souligner, formuler, imager de symboles tout ce cheminement en chacune de ses étapes. « L’homme fil » est ainsi un être relié dont l’existence même est le fil qui l’unit à plus grand que lui, à commencer par le monde et même, selon la belle réponse du mystique indien Swami Ramdas à un policier qui lui demandait où il habitait : « Tout l’univers ! » En ce qui me concerne, la poésie a presque aussitôt commencé d’accompagner la pratique comme un chant, permettant de rassembler dans la luminosité du verbe l’essence de cette expérience à chacune de ses étapes. Elle est attestation, approfondissement réciproque de ce qui a lieu dans la pratique, l’une des dimensions de cette aventure globale, et de ce point de vue, elle aussi est yoga.
Ce livre n’est que l’une des étapes de l’expérience intérieure, de l’état de contemplation qui jalonne cette marche « liée ». Précèdent deux livres qui ont été publiés aux Éditions Alcyone, en 2023 Raga d’irisation, et encore avant Exercices du seul paru en 2019. Est-ce que l’on peut parler d’une continuité, d’une sorte de trilogie ?
Oui, entre ces trois livres se tisse un lien, encore un fil, un même chemin, qui est celui d’une prise de conscience progressive depuis les approches d’ Exercices du seul qui déjà évoquait un voyage de l’âme dans les paysages de sa métamorphose, avec, souvent, tout au long de l’écriture, la présence d’une image fondamentale : celle d’un voyageur errant de l’ancienne Chine et de l’ancien Japon, cheminant, tantôt à pied, tantôt à cheval, dans des montagnes où il s’élève peu à peu, minuscule fourmi humaine, et vit une succession d’expériences révélatrices, comme par exemple dans cet extrait de poème : « Montant au gouffre/ À pas de scarabée,/ Tu cueilles une herbe mauve/ Au bord du rien,/ Sous le rire arc-en-ciel de l’air mouillé ».
Avec Raga d’irisation, l’expérience se déplace du nomadisme d’un pèlerinage dans un vaste paysage, à l’espace physique et mental d’un appartement où un méditant affronte et traverse, d’un soir à un autre soir, les périls et les dons d’une initiation immobile. Chaque poème est de ce point de vue une étape et un chant à la manière dont la musique indienne de raga déploie ses infinies variations selon les différentes heures du jour et de la nuit et les expériences qu’elles induisent, l’ensemble constituant la trame d’un seul et même raga en ses diverses modulations, jusqu’à la plénitude aérienne et comme immatérielle du second soir. J’en donne ici un extrait pour qu’on s’en fasse une idée plus précise : « La fin de cet azur / Très haut / Verse le fil horizontal / En infini.// L’encens de la voix seule / Vient le rejoindre / Au point d’immatériel / Où les larmes et l’amour / Sont un oiseau nomade.// Et toi, dans la maison du souffle / Et du regard ouvert, / Tu es jardin d’apesanteur / Souriant au chagrin. »
Ces quelques éléments au sujet de ces deux livres permettront, je l’espère, de mieux comprendre leur relation avec L’Homme fil du fait de l’alliance de la pérégrination et de l’acte de pure contemplation assise. Mais chacun de ces livres qui s’écrivent au fur et à mesure n’est qu’une des étapes d’un devenir ouvert. On peut donc considérer que les trois ouvrages constituent et ne constituent pas une totalité close. L’idée de triptyque signifierait ne effet celle d’un tout parfaitement complet. Or, si le cheminement spirituel du yoga et de la poésie m’ont appris quelque chose, c’est justement que nous sommes en perpétuel état d’incomplétude, tout en avançant et progressant le mieux qu’il nous est possible sur ce sentier d’énigme.
Ta poésie est épurée. Elle cherche à rejoindre le dépouillement en même temps que la quête d’absolu. Elle s’approche de l’énigme pour mieux l’intégrer à la nécessité de l’absence.  Elle semble effleurer le monde presque silencieusement, et pourtant elle y est profondément engagée. Comment tu nous parlerais-tu de ton rapport à la poésie ? peut-être même comment tu la définirais ?
Oui, plus j’avance, plus j’espère entrer dans une poésie de l’épure, ce qui n’exclut pas le lyrisme, bien sûr, mais suppose une volonté de chant à la fois plus intime et plus ouvert, dépossédé autant que cela se peut des tentations d’y faire vibrer un moi, afin de mieux permettre à ce que les spiritualités d’Asie ou la psychologie des profondeurs appellent le Soi de s’épanouir et de rayonner, comme la flamme d’une bougie qui s’ouvre et se place autour de la mèche, dans une assise de luminosité liquide, calme, fidèle et patiente, face au jour qui se lève. Cette image est très profondément enracinée en moi, elle vient souvent spontanément à ma conscience m’éclairer de sa paisible apesanteur. Aussi, ce que je désire le plus en poésie est de donner forme par une telle simplicité, car qu’y-a-t-il de plus pur et de plus simple qu’une telle flamme veillant à la fenêtre et continuant, même palie par la venue du jour, de remplir son silencieux office ? C’est là qu’est justement le chant.
Je cherche de plus en plus à rejoindre une expression presque blanche et presque vide, où la parole et le silence sont le soutien discret l’un de l’autre. Tu parles de poésie épurée et de dépouillement et je crois que ce sont en effet ces qualités et ces états d’être auxquels j’aspire profondément. La poésie est pour moi un chemin, encore une fois je parlerai des étapes que ce chemin comprend et qui, chacune, tente de mieux éclairer, de mieux apercevoir et rejoindre son objet, quitte à reprendre en variations de mêmes avancées pour mieux en circonscrire l’essence. En fait, l’enjeu est chaque fois celui d’un exercice spirituel, d’une meilleure compréhension, d’un meilleur accomplissement, si possible, de cette même quête en ses diverses, voire infinies modulations et inflexions. Depuis l’automne 2023, je me suis avancé encore davantage qu’auparavant dans ce presque silence qui est pour moi l’indispensable trame de la parole, plus souvent chuchotée, murmurée, chantonnée, que proférée. Un modèle musical possible de ce que je veux dire ainsi serait une œuvre vocale pour six solistes de Karlheinz Stockhausen, intitulée Stimmung. Ce mot allemand signifie tout simplement : « les voix ». Stockhausen n’a pas composé cette pièce, comme on pourrait s’y attendre, par la seule notation abstraite fondée sur une écriture mentale de la musique, mais a fait naître sa substance d’une forme d’improvisation continue, en en chantant les mélodies et en les reprenant sans cesse jusqu’à former l’étoffe entière de cette œuvre fascinante, animée d’un bout à l’autre d’un impalpable flottement sonore. Il attendait pour se mettre au travail que ses enfants encore en bas âge soient endormis et psalmodiait alors les différentes parties de l’œuvre, en les murmurant à peine et les transcrivait au fur et à mesure sur la partition. Il vivait à cette époque avec sa famille dans une petite maison du Connecticut, et dehors tout était gel et neige. Cette extraordinaire situation de composition, tout comme l’œuvre merveilleusement intime à laquelle elle a donné naissance, correspondent de façon magique à l’écriture qui m’a accompagné au cours de cet hiver 2023-2024, dans cette expérience du silence murmurant. Si tu le permets, j’en donne un exemple par ce poème inédit : « Ton nom n’est que silence,/ Lueur et chant.// Tu es la cire où loge le feu,/ La goutte unie de ton abeille.// Tu es// L’arceau des mains/ Qui se rejoignent // Au myosotis du cœur. 
Un poème, p 25 de ton recueil, est l’un de ceux qui « m’arrête », plus que les autres. Il est comme une interruption, et en même temps, je reviens souvent vers lui dans le mouvement de la lecture de ton recueil. Je te remercie de nous parler de ce poème, de la place qu’il occupe dans l’ensemble du recueil ?
Ce poème est en effet un moment significatif du livre, car il affirme à la fois le sentiment, l’acceptation de la finitude et le seuil spirituel que celle-ci constitue. C’est un poème d’espérance et de foi. Ce qui se joue ici, est ce qu’on pourrait appeler « le grand yoga », selon une expression de Pierre Baronian, disciple de Pattabhi Jois, qui a créé l’École de Yoga de Mysore où je pratique, à savoir le moment de la mort où corps et âme divergent, la seconde se défaisant du premier comme on retire un vêtement devenu inutile. Dans les derniers vers de ce poème, il est question de « la jambe s’offrant au voile qui la résorbera/ Dans son irisation ». Ce pas mystérieux est, dans toutes les cultures, celui de la translation spirituelle ultime. L’irisation désigne quant à elle la transformation absolue de l’être selon son essence qui soudain irradie. J’aurais presque envie de dire qu’il en est forcément ainsi, d’une façon ou d’une autre, que l’âme retourne seulement au tout universel et reprenne place dans le grand jeu du vide, ou qu’elle atteigne la pleine dimension de son apesanteur lumineuse, comme j’incline à le croire. Il faut en tous les cas s’y exercer par la pratique méditative, comme le suggère un distique également écrit cet hiver : « Veille le lait des formes,/ Qu’il révèle une aura. »

Présentation de l’auteur




Les couleurs du poème : entretien avec Germain Roesz

Germain Rœsz est peintre, poète, enseignant chercheur à l’université de Strasbourg, et éditeur. A la pratique des arts plastiques, il joint, donc, la poésie et de la recherche théorique. Son expérience, ses publications ainsi que ses productions plastiques et éditoriales, le placent donc au cœur de ce sanctuaire mystérieux qu'est l'Art. Il a accepté d'évoquer son parcours, et ses avancées, si précieuses, avec Recours au poème

Germain, tu es plasticien, et écrivain. Pourquoi la poésie ? Quel lien avec ta discipline première ?
La peinture et l’activité d’écriture sont nées d’une immobilisation de 2 années faisant suite à un accident de voiture. Ce genre d’épreuves (je mets au pluriel) au moment de l’adolescence modifient complètement nos trajectoires, nos systèmes de pensée, et plus sûrement encore notre rapport à la vie. Cet accident pour fracassant qu’il fut (et qui m’a bien entendu poursuivi tout au cours de ma vie par la nécessité de nombreuses interventions chirurgicales jusqu’à récemment) a aussi ouvert de nombreuses portes sur l’art en général et plus fortement sur ce que peut signifier une vie d’engagement. C’est ainsi que j’ai fait irruption dans le monde de la peinture, de l’écriture. D’abord en autodidacte (j’avais 16 ans), ensuite par l’étude universitaire dans des domaines multiples. Cela m’a conduit à enseigner en théorie pratique et sciences des arts à l’université de Strasbourg après une thèse consacrée à la création collective. Il faut bien sûr des éléments fondateurs pour s’inscrire dans une pratique de l’art.
Pour moi ce fut une expérience avec la lumière, à la sortie du coma, que j’ai mis des années à élucider mais qui m’a plongé (ce terme est le bon mot) littéralement au cœur de la création (dans ce que Breton appelait cet infracassable noyau de nuit).
Mon parcours a toujours été mis en éveil par la pratique de la peinture, de l’écriture de la poésie et de textes théoriques (sur l’art bien entendu). Je dois aussi rappeler que j’ai participé à la création de plusieurs groupes artistiques (Attitude, le Faisant, Vis-à-vis, PlakatWandKunst et le duo l’épongistes avec Jean-François Robic) qui sont souvent à l’origine de l’existence même de l’art contemporain dans ma région. Ces groupes avaient aussi une forme structurelle qui se constituait autour de la création plastique, de l’écriture, de la recherche théorique voire de revues créées en commun (Feuilleton’s, Compresse, Scriptease). 

Exposition : L'Art monumental, Germain Roesz crée des oeuvres monumentales pour faire danser la couleur. Il a même créé des oeuvres inédites pour son exposition à Montigny-le-Bretonneux. 2018.

Dans l’effervescence des groupes des années 70 la dimension politique aussi était fondamentale. Et gérer des lieux d’artistes (nous en avons géré plusieurs), intervenir dans le débat théorique et politique était une manière nécessaire et presque unique de montrer et de faire exister la création contemporaine. Une donnée nouvelle aussi s’était imposée à nous, celle d’opérer en plusieurs domaines, un peu comme ce que thématisait Christian Dotremont, l’inventeur de Cobra avec Joseph Noiret, d’une déspécialisation. À partir de ce moment-là un peintre pouvait toucher au cinéma, un cinéaste à la musique, un musicien à la peinture, etc. Non pas dans un principe d’équivalence mais bien comme une série de portes qui s’ouvraient pour dire le monde autrement que celui qu’on nous imposait.  
Peux-tu évoquer la création de ta maison d’édition ? Les raisons pour lesquelles tu l’as créée, et sa structure ?
De par mes activités de peintre, de poète, de théoricien de l’art j’étais entouré d’un milieu fertile, bouillonnant et bien sûr parfois et heureusement contradictoire. J’ai créé la maison d’édition en 1994 tout simplement parce qu’il me semblait qu’il y avait autour de moi bon nombre de poètes qui n’avaient pas la réception qu’ils auraient dû avoir (à mon sens) et surtout une réelle difficulté à pouvoir être édités. C’est évidemment aussi une question d’amitiés fortes avec cette idée immédiate d’associer la poésie et les arts plastiques. Cette association évidemment ne cherche en aucun cas une illustration mais bien une succession d’échos toujours pour augmenter la compréhension commune. La maison d’édition a donc d’abord commencé avec des livres de bibliophilie (rares d’une certaine manière et à peu d’exemplaires). Cela s’est fait en premier lieu avec Jacques Goorma, Bernard Vargaftig, Henri Maccheroni, Patrick Beurard Valdoye, Patrick Dubost, Sylvie Villaume. Assez rapidement et en observant le lectorat, l’envie de faire en sorte que plus de lecteurs pouvaient accéder aux livres il s’agissait de réaliser des objets moins onéreux. Et c’est ainsi que sont nées plusieurs collections (Jour&Nuit, Contre-Vers, les cahiers du loup bleu, les parallèles croisées, Bandes d’artistes, Duos, DessEins, 2Rives). Chaque collection développe une certaine spécificité (textes courts, ou textes plus expérimentaux, ou textes longs, relations plastiques et poétiques immédiates, parfois partir de la pratique plastique même, etc.) et peut se développer grâce aux collaborateurs suivants : Claudine Bohi, Jacques Goorma, Haleh Zahedi et Arnoldo Feuer.
Pour ce qui est de la structure l’ensemble fonctionne sur mon activité d’artiste.

Lecture poétique de Germain Roesz à la Galerie Nicole Buck - partie 1, autour de son dernier livre La part de la lumière ainsi que quelques inédits - 28 septembre 2019.

Comment se porte le marché de la poésie ? Et celui de l’art ?
Vaste question. Il faudrait un livre pour y répondre. Pour l’art en général la substitution de l’œuvre comme possibilité de transformer le regard, de le porter plus loin, de respirer mieux, d’avoir des hauteurs de vue, et je pourrai poursuivre cette énumération, la substitution (comme on dirait d’une confiscation) donc de tout cela fait le lit de l’argent facile, d’une rentabilité immédiate, et d’une marchandisation de l’art. Les œuvres qui se constituent dans le long terme avec du côté de l’artiste tout d’abord l’approfondissement de son art s’effacent lentement de l’horizon ! Le constat que l’on doit faire c’est que la connaissance qu’ont les gens de l’art est parfaitement limitée à quelques connaissances médiatiques. Je défends l’idée que l’art que l’on voit est porté par une histoire plus profonde, plus dense, et parfois peu visible. C’est cette histoire que j’ai envie de porter et non pas celle qui est fabriquée à partir de systèmes de réception qui omettent l’épaisseur des débats, des conflits et des possibles. Et puis, pour l’art on voit bien que la légitimation (de manière générale) des œuvres se fait (ne se fait qu’) à partir de l’argent, du prix et de son corollaire la spéculation. L’enrichissement qu’on doit tirer d’une œuvre ne tient pas au bénéfice monétaire qu’elle peut rapporter mais à la force de ses représentations, des idéaux qu’elle véhicule, des modifications de pensée, des ressentis qu’elle produit en nous !

Angles couleur 10, recto, 30,7x26,1 cm, 2023.

Angles couleur 10, verso, 30,7x26,1 cm, 2023.

Mais ta question a débuté avec marché de la poésie. Et curieusement j’entends marche de la poésie, une sorte de cheminement qui opte pour les différences, un chemin pour monter plus haut. La poésie, si l’on cherche à la fréquenter dans sa diversité échappe parfois à une institutionnalisation, et d’une certaine manière à l’argent. Je connais peu de poètes qui vivent de leur poésie (contrairement à la littérature du roman en général). Évidemment ce constat doit se faire en signalant un paradoxe. Pour ma part je pense que le fait que les poètes ne sont pas assujettis à l’argent leur donne (et montre) une force de liberté sans égal. Cependant cela signifie aussi (parce qu’ils n’en vivent pas) que la lecture de la poésie est restreinte, que les médias ne la parlent pas assez, ne la convient pas justement pour permettre, ce qui est ma ligne de combat, de montrer sa diversité de sens, de lieux qu’elle entrevoit, d’écarts qu’elle fait par rapport à l’hypercapitalisme qui nous avale, qui avale tout d’ailleurs. La poésie qui m’intéresse est diverse, mais c’est toujours celle qui est authentique, je veux dire qui se tient dans une singularité. Un ou une poète ne se doit pas à la totalisation du monde, à faire croire à sa compréhension d’un tout qui nous échappe, mais bien de témoigner de la multiplicité des constellations de pensées, de réflexions. Claudine Bohi a cette phrase que je trouve d’une justesse absolue, la poésie est la chair de la philosophie. Et c’est bien pour cela que certains philosophes, et non des moindres, nous disent que ce qui compte le plus c’est la poésie. Il y a, dans l’association des mots, lorsqu’elle est réussie, une urgence brûlante qu’il faut, qu’il faudrait pouvoir montrer. Il faut ajouter à mes remarques, et le marché de la poésie place St Sulpice qui a lieu chaque année le prouve qu’il y a plus de 300 éditeurs de poésie en France. On les dit petits éditeurs ! Cet attribut est inadéquat, ils sont justement la sève même de la poésie, ces petits éditeurs en plus d’éditer des livres, de faire découvrir des poètes, de permettre à certains d’avoir enfin un lectorat, d’organiser des lectures, de se battre avec l’aide des libraires pour que les livres soient disponibles, font le travail en profondeur que l’histoire ne devrait pas oublier.
Pour ce qui est de Les Lieux dits il y a un lectorat de plus en plus important. Cela s’est fait avec les poètes et les artistes eux-mêmes. Par le bouche à oreille et grâce aux recensions dans diverses revues qui ont relayé le travail que nous faisons.  

Lecture poétique de Germain Roesz à la Galerie Nicole Buck - partie 2, autour de son dernier livre La part de la lumière ainsi que quelques inédits - 28 septembre 2019.

Y a-t-il des lieux alternatifs qui permettent à un art et/ou à une écriture non « institutionnalisés » d’être aisément accessibles au grand public ?
Je crois justement que les dits petits éditeurs sont ces lieux alternatifs. Beaucoup d’entre eux sont aussi poètes, et de nombreux poètes œuvrent dans des professions totalement diversifiées et font eux-mêmes promotion de la poésie par des manifestations, des rencontres, des lieux, des revues. Ils le font souvent avec peu de moyens dans une sorte de sacerdoce souvent incompatible avec la théorie de la rentabilité mercantile envahissante. Ces lieux sont à protéger, à sanctuariser. Bien entendu, je regrette que la poésie ne soit pas davantage convoquée dans la sphère médiatique, qu’on ne donne pas assez la parole aux poètes. Dans la poésie contemporaine toutes les questions qui traversent la société en général sont présentes, mais ne le sont pas forcément sous l’angle d’un simple constat, ni sous la forme d’une solution impérative. Les questions sont présentes comme un écart, comme une suspension qui donne au sens la priorité fondamentale. La poésie n’est pas la communication, elle vise plus haut pour montrer un espace plus élargi, toujours plus large que la réduction capitaliste, que la réduction de la pensée dominante. D’autre part elle permet pour qui la fréquente d’accroître sa conscience quant à l’histoire, quant à l’écologie, quant au corps, quant à l’amour, quant à l’altérité, quant à l’invention d’un à-venir partageable. Cette conscience que donne la poésie appelle évidemment la curiosité des lecteurs, et plus fortement encore un engagement qui ne délègue pas au tout technologique la prise en mains de nos vies.  

Lisière, acryl past. s. arches, 23,5x29,4 cm, été 2023.

Tu enseignes l’art, à l’université. Comment, et pourquoi ? Tes étudiants lisent-ils de la poésie, est-elle associée à leur démarche artistique ?
Je n’y enseigne plus. Je suis aujourd’hui professeur honoraire. Cependant, j’ai gardé pas mal de contacts avec de nombreux étudiants. Certains sont passés par un cours de poésie sonore que j’avais créé. Ils ont pu y découvrir les figures historiques, et parfois ont été confrontés à des poètes vivants au cours de rencontres inoubliables (avec Bernard Vargaftig, Odile Cohen Abbas, Patrick Beurard Valdoye, Julien Blaine, Serge Pey, Patrick Dubost, Henri Meschonnic, Bernard Noël, et j’en oublie). Ils ont été amenés aussi à écrire de la poésie, et surtout à la dire, à la produire en public. Nous avons pu ainsi faire plusieurs spectacles au sein même de l’université et même à l’extérieur. Pour des étudiants en arts plastiques et en arts du spectacle cette initiation poétique et expérimentale a été fertile. Ensuite, c’est un chemin personnel. Il faudrait pouvoir donner beaucoup d’exemples personnels. J’ai le souvenir de textes poétiques dits et proférés par mes étudiants qui étaient extrêmement justes et émouvants, qui parlaient autant de leurs engagements politiques que de leurs ressentis les plus intimes. Cela montre bien que d’ouvrir une porte permet d’en ouvrir bien d’autres. L’exemple le plus proche concerne Haleh Zahedi qui a fait une thèse sous ma direction, qui est une artiste remarquable et qui vit aujourd’hui à Bruxelles. Elle gère la collection bandes d’artistes (justement une des collections qui associent œuvres plastiques arrivant au départ et poèmes en échos à celles-ci). Cette collection compte aujourd’hui 110 duos artiste/poète.
Ajoutons qu’aujourd’hui nous ne sommes pas loin de 500 ouvrages publiés depuis le début de l’aventure de Les Lieux Dits.  
Tu publies des poètes accompagnés par des artistes plasticiens. Comment sont-ils associés ?
Au départ l’association était faite par moi, et grâce à la connaissance du milieu artistique et poétique que j’avais. Aujourd’hui, c’est devenu plus complexe grâce aux collaborateurs de Les Lieux Dits, mais aussi grâce aux artistes et poètes sollicités qui me rendent attentifs à telle ou telle œuvre, à telle ou telle forme poétique. Cela finit par relever d’un jonglage difficile à tenir.
Cela a aussi créé une synergie (un nombre considérable de manuscrits, des propositions tous azimuts, une demande à laquelle je ne peux plus répondre) passionnante, épuisante. Dans les associations qui se forment la question du désir est essentielle. Les poètes ont, la plupart du temps, à choisir parmi des propositions artistiques et donc des artistes qu’ils découvrent (qu’ils ne connaissaient pas forcément). L’idée est évidemment qu’ils répondent sans procéder à l’illustration de la peinture, du collage ou du dessin. C’est cela qui est passionnant parce que du côté du peintre par exemple la demande est de répondre dans une contrainte en toute liberté, et du côté de la poète ou du poète la demande est contrainte pour un nombre de pages, par un format spécifique, etc. mais aussi dans une totale liberté. 

Performance Germain Roesz Fondation Fernet-Branca. 13 février 2015.

C’est au fond deux libertés qui se joignent pour ouvrir un espace inconnu (cela concerne la collection 2Rives que dirige Claudine Bohi, la collection DessEin et Duo que je dirige, la collection Bandes d’artistes que dirige Haleh Zahedi). Les autres collections sont davantage dans l’espace du seul texte poétique, mais toujours sous l’angle de la liberté (J. Goorma pour les cahiers du loup bleu et Jour&Nuit ; Arnoldo Feuer pour Parallèles croisées). Pour les cahiers du loup bleu nous sommes dans un texte qui oscille entre 30 et 50 pages, et le loup (bleu) qui figure en 4èmede couverture est choisi par moi dans tous ceux que j’ai en réserve et pour lesquels j’ai sollicité de nombreux artistes (je crois qu’à ce jour il y a trente deux artistes différents qui ont proposé les loups).
Existe-t-il une dynamique sémantique spécifique préétablie entre l’écrit et l’image lorsqu’ils sont réunis dans un recueil ? Qu’apportent l’un à l’autre, et vice versa ?
Heureusement que la dynamique sémantique n’est pas préétablie. Le sens est justement dynamique. Il roule de l’un à l’autre, il fait - par ces allers et retours - comprendre ou le texte ou la peinture, à chaque fois différemment. Il s’agit toujours de faire confiance à l’artiste et au poète. Comme peintre et comme poète j’ai bien entendu des préférences, et au départ je choisissais des artistes dans mes champs de référence. Je faisais de même pour les poètes. En éditant de plus en plus le champ s’est agrandi, les amitiés se sont accrues et diversifiées. La dynamique s’est installée comme un refus des clans, comme une ouverture salutaire à la diversité. En ayant aussi observé (pour mon travail théorique) scrupuleusement le fonctionnement des duos je peux évoquer rapidement une sorte de typologie (qui relève d’une sémantique). Il y a des duos qui associent deux différences, qui les mettent en lutte, en duel pour produire un événement particulier. Il y a des duos qui fabriquent un autre qui pourrait à terme avoir un fonctionnement autonome, une signature singulière. Il y a des duos qui en saisissant leurs points de force et en observant leurs faiblesses s’associent pour une œuvre augmentée. Il y a ceux qui juxtaposent, d’autres qui s’observent et se répondent comme font des musiciens de jazz qui improvisent. Il y a ceux qui s’écartent de ce qu’ils font fréquemment, et souvent alors dans leur pratique personnelle quelques choses évoluent. Il y a ceux qui s’agglomèrent en connivence, en reconnaissance d’un terrain commun, d’un partage d’idées et d’idéal. La période de l’Ut Pictura Poésis est évidemment dépassée. Lorsqu’on y associe la formule du poète Simonide de Céos « la peinture est une poésie muette, la poésie est une peinture parlante » on peut penser qu’il y a une équivalence. Dans le temps d’aujourd’hui il me semble que l’association image (qui n’est pas une image) et poésie, lorsqu’elle n’est pas illustrative, fait advenir un territoire nouveau, ou qui était inaperçu. Cela veut dire à mes yeux que le projet est d’inscrire une série d’échos tout comme fait une pierre lancée à la surface de l’eau fait des ondes. Ces ondes provoquent un ensemble et déterminent dans le même temps des complexités singulières. Voilà le projet de ces associations, ambitieux mais magnifiquement stimulant.
Et maintenant, quels sont tes projets ?
Il faudra que je fasse comprendre que la structure artisanale de la maison d’édition doit encore continuer ainsi, mais ce sera au prix de nombreux refus d’éditer. J’ai trop de demandes aujourd’hui, et je dois me restreindre pour des raisons de temps, et bien sûr de budget. Mais le plus important est le temps. Si Les Lieux Dits sont ce qu’ils sont aujourd’hui, je le rappelle, c’est grâce à l’amitié indéfectible de ceux qui m’aident mais aussi à cette énergie que j’ai encore. Je veux dire que la volonté de tenir haut (cela n’empêche nullement de se tromper parfois) la forme poétique et plastique nous isole, et fait croire quelquefois qu’on ne répond pas à la demande de l’autre. Cela produit une grande solitude. Je veux dire que rester dans une authenticité de pensée isole, que de mettre l’exigence au cœur de notre travail produit une grande solitude et fait souvent souffrir. Mais, c’est à ce prix que nous gagnons à mieux faire comprendre ce que c’est que l’art. Pour ma part c’est un travail théorique que je fais dans mes textes (souvent publiés dans des catalogues) consacrés à des artistes où je m’impose de parler des origines souterraines de leurs œuvres, des partis pris nés de rencontres fortuites, improbables et encore de leurs engagements de vie. Je l’ai tenté aussi pour la poésie dans un essai au titre provocateur Où va la poésie ? chez Vibration éditions où j’évoque plus de 50 poètes de notre temps. Bien sûr, personne ne sait où va la poésie mais témoigner de sa diversité permet de comprendre aussi qu’on peut saisir l’art non pas dans ses imprécations impératives mais bien dans une structure dynamique et contradictoire qui active l’intelligence (comme celle d’être en bonne intelligence avec les autres).
Tu me demandes mes projets, j’aurai tendance à dire à ralentir, mais de ce ralentissement qui permet de mieux faire comprendre, de mieux réaliser aussi mon travail de poète et de peintre, et peut-être, pour un temps encore, de mieux accompagner les poètes qui déjà ont publié chez Les Lieux Dits. J’en suis à chercher une rareté de sens, une qualité de monde inaperçu qui ne sera pas que le miroir du virtuel, une exigence qui nous mettra encore en relation avec la vraie nature des choses (un tactile surprenant, une caresse réelle, un sens revivifié dans un monde si inquiétant). Cela relève bien sûr d’une position éthique. L’enjeu est énorme et la vie n’y suffira plus, mais reste comme un témoignage de ce qu’on peut, comme être humain, pour continuer à faire tenir debout ce que nous appelons humanité.

STRASBOURG, PRESQU'ILE MALRAUX : PARCOURS SONORE EC(H)O, 30 janvier 2020, intervention du poète GERMAIN ROESZ durant la conférence de présentation du parcours sonore (poésie/musique) par l’agence d’ingénierie culturelle CAPAC.

Présentation de l’auteur




Jonathan Alexander España Eraso : derrière le Silence colombien

Présentation Sandra Uribe Pérez - Traduction de l'espagnol : Betsy Lavorel

 

Le Silence vorace est un « livre-rivière », un « livre de brume » qui coule et dévoile sur son passage une nature luxuriante où brillent orchidées, algues, anthuriums et jacarandas, jusqu'à "des meutes d'arbres" et une multitude d'oiseaux, félins, amphibiens, poissons, mammifères et insectes, dont la présence est marquée par leur proximité avec l'esthétique du haïku et la tradition orientale.

Ces pages condensent divers territoires, tels que le corps ("le naufrage à l'intérieur"), la maison (vue à la fois comme paradis et désolation), le pays (observé de loin, mais sans échapper à l'incertitude et à la violence) et le/son monde (qui "a déjà le cou brisé"). La visite de tous ces endroits ne peut être que la révélation des différentes formes que prend le silence dans sa conjonction avec la mort, au milieu d'un temps qui "s'étouffe" :

Les lucioles
éclairent le champ.
Corps mutilés.

La déchirure que l'on ressent est également due à la perte de la mère, du père et de la grand-mère, lorsque le moi poétique indique, par exemple, "je suis ma mère agonisante", "tu disparais dans l'image / incendiée de notre maison", "où reverrai-je ce visage d'abord ?", ou "la voix de mon père berce un village calciné, il souffre du bruit des dents d'acier, des entrepôts éclaboussés". En fin de compte, l'auteur est "poursuivi par l'odeur de la racine" et, pour cette raison, il ne cesse pas de rechercher les vestiges du passé, et fouiller dans la "lumière ancienne" de la mémoire.

J'hérite de la lumière de ma grand-mère.
Son sang engendre cette page.

Jonathan Alexander España Eraso lit une extrait de son recueil Le Silence vorace.

En opposition au silence, les sons sont présents tout au long du voyage poétique et se tissent des sonorités grâce aux  mots, aux murmures, chants... Ansi, la musique est apparaît comme une "blessure longue et lourde", comme "le murmure de ce qui est perdu". Mais il ne faut pas oublier que le silence est aussi insatiable : "L'œil insomniaque me dépouille des mots", dit l'auteur. Et c'est ainsi que le poète arrive, selon les mots d'E. E. Cummings, "au silence au vert silence avec une terre blanche à l'intérieur".

Jonathan Alexander España Eraso partage une lecture de son recueil Le silence vorace.

En fin de compte, ce que tente le poète est perceptible dans l'épigraphe de l'écrivain et compositeur brésilien Waly Salomão se réalise : "Écrire, c'est se venger de la perte". Ainsi, nous sommes toutes et tous invités à démêler la manière dont la revanche à prendre sur l'existence est ourdie dans ce livre, et à nous laisser habiter par l'incandescence, le vertige et l'émerveillement. Malgré l'appétit démesuré du silence, la voix poétique de Jonathan Alexander España Eraso perdurera dans le panorama des lettres hispanophones.

SÉLECTION DE POÈMES DU SILENCE VORACE

Traduction de l'espagnol par Betsy Lavorel.

RISQUE

J’écris entouré de la neige qui tache l’os.
Je m’effeuille dans le secret.
Le seul confins est la page.

***

La main nue possède la douceur
du crépuscule qui se plie.
Je sens le mot
comme un trou dans tout le corps.

***

Un fantôme ouvre ses entrailles.
Dans le vocable, il inscrit sa langue coupée.

***
L'écriture a la forme de l'effacement :
la métaphore vivante du geste me montre du doigt
et se retire.

***

Une aile forge l'écrit,
son signe convoque
les cieux qui se déchirent.

***

Le poète fait taire notre attente
dans la nuit propre.
Comme une bouche qui presse
le jus des noms.

***
L'errance de l'écriture retrace chaque appel,
sa trace dessine l'assaut de la bête sauvage.

***

La guillotine tranche la tête
de celui qui écrit sur le bord du poème.

***

Sur la page
le vent déchire avec ses dents
cette voix.

***

La gorge ouverte découvre
un cygne plongeant dans l'encre.

***

L'écriture traverse la cour désolée
de mon enfance.

CONJURY

Il pleut des mots.
Les nuages pointent le cerf.
Les poules descendent
comme brume.
Sur cette feuille,
la cruche et les os.
Vous ne faites que priez pour qu’
au milieu du poème
la mort ne se profile pas.

JAGUAR

La clarté envahit le chemin.
Son incandescence gronde
dans le bosquet.
Les pas m'entourent
dans un intervalle de lueurs.
Les feuilles mortes crépitent et les tuiles
d'argile brûlent.
Dans l’éclat du vertige,
l'animal s'élance
à mon cou.
Je suis une proie ancienne
entre les crocs délicats de la lumière.
J'écris sur l'éphémère,
j'essaie d'être le mot
et la blessure.

LE CHAPELET DE MARIA ERASO

Dans les yeux de la vache,
la vieille femme et moi
sommes la lumière chaude.

***

Le soleil des cerfs
se cache dans les pots d'argile.
Ma grand-mère,
fente dans l'après-midi.

***

Dans la cour des myrtes
sur la terre
afflue le sang du coq.

***

Entre les lèvres de ma grand-mère
ma mère est une prière
au fil des saisons.

***

Intempéries et épis
Déshabillent les yeux

***

Au fond de l'eau
effrayée
les jours s'écoulent.

***

La sève et l'encre
assèchent le corps vieilli.
Sa peau germe des mots.

***

Devant la cuisinière
les mains et le feu.
Se dissout L'éternité.

***

Un bol de soupe chaude
sur la table maternelle
cherche ma tête.

***

Les échos de l'impuissance,
son cœur
une pastèque gelée.

***

Votre solitude
épaisse et décourageante,
s'épuise sous terre.

***

Orfèvre du proche,
attends-moi à la fin des heures.

***

J'ai hérité de la voix de ma grand-mère.
Son sang
engendre cette page.

 

RIESGO

Escribo rodeado por la nieve que tiñe el hueso.
Me deshojo en el secreto.
El único confín es la página.

***

La mano desnuda posee la suavidad
del crepúsculo que se pliega.
Siento la palabra
como un agujero en todo el cuerpo.

***

Un fantasma abre sus entrañas.
En el vocablo inscribe su lengua cortada.

***
La escritura tiene la forma de la borradura:
la metáfora viva del gesto me señala
y se retira.

***

Un ala fragua lo escrito,
su signo convoca
cielos que se desfondan.

***

El poeta calla nuestra espera
en la noche limpia.
Como una boca exprime
el zumo de los nombres.

***

La errancia de la escritura remonta todo llamado,
su rastro esboza la embestida de la fiera.

***

La guillotina hiende la cabeza
de quien escribe en la frontera del poema.

***

En la página
el viento desgarra a dentelladas
esta voz.

***

La garganta abierta descubre
un cisne que se zambulle en la tinta.

***

La escritura atraviesa el patio desolado
de mi infancia.

CONJURO

Llueven palabras.
Las nubes señalan al ciervo.
Gallinazos descienden
como niebla.
En esta hoja,
el cántaro y los huesos.
Sólo ruegas que
en la mitad del poema
la muerte no se asome.

JAGUAR

La claridad invade el sendero.
Su incandescencia ruge
en la arboleda.
Me rodean pisadas
en un intervalo de resplandores.
Crepita la hojarasca y las tejas
de barro arden.
En el fulgor del vértigo,
el animal se lanza
sobre mi cuello.
Soy una presa antigua
entre los delicados colmillos de la luz.
Escribo sobre lo fugaz,
intento ser la palabra
y la herida.

LAS CUENTAS DEL ROSARIO DE MARÍA ERASO

En los ojos de la vaca,
la anciana y yo
somos la tibia luz.

***

El sol de los venados
se oculta en las ollas de barro.
Mi abuela,
hendidura de la tarde.

***

En el patio de arrayanes
sobre la tierra
aflora la sangre del gallo.

***

Entre los labios de la abuela
mi madre es una plegaria
bajo las estaciones.

***

Intemperie y espigas
desnudan sus ojos.

***

En el fondo del agua
asustados

se escabullen los días.

***

La savia y la tinta
secan el cuerpo envejecido.
Su piel brota de las palabras.

***

Frente a la hornilla
las manos y el fuego.
Se disuelve la eternidad.

***

Un plato de sopa caliente
en la mesa materna
busca mi cabeza.

***

Ecos de desamparo,
su corazón
una helada sandía.

***

Tu soledad,
espesa y abatida,
se agota bajo tierra.

***

Orfebre de lo cercano,
espérame al final de las horas.

***

Heredo la voz de mi abuela.
Su sangre
engendra esta página.

Sandra Uribe Pérez (Bogotá, Colombie, 1972). Poète, narratrice, essayiste et journaliste, architecte, spécialiste des Environnements virtuels d'apprentissage et titulaire d'une maîtrise en Études de la culture avec mention en littérature hispano-américaine.

Elle a publié les recueils de poésie Uno & Dios (Bogotá, 1996), Catálogo de fantasmas en orden crono-ilógico (Chiquinquirá, Mairie de Chiquinquirá, 1997), Sola sin tilde (Quito, Arcano Editores, 2003) et son édition bilingue Sola sin tilde – Orthography of solitude (Bogotá, 2008), Círculo de silencio (Bucaramanga, UIS, 2012), Raíces de lo invisible (Popayán, Gamar Editores, 2018) et La casa, Anthologie (Bogotá, Universidad Externado de Colombia, 2018). Une partie de son œuvre a été traduite en anglais, italien, français, portugais, grec et estonien, incluse dans différentes anthologies et publications nationales et internationales, et récompensée dans divers concours. Elle est actuellement enseignante à l'Université Colegio Mayor de Cundinamarca (Bogotá).

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (53) : Jacques Robinet

Après La Monnaie des jours et Notes de l'heure offerte, Jacques Robinet nous offre des extraits de ses « notes » de l'année 2020, sous le titre L'Attente. Ce troisième volume me semble aller aussi loin qu'il est possible à un diariste en pleine maîtrise de son écriture. Il conjugue, en provoquant à chaque page une émotion rare, telle celle que l'on ressent aux confidences les plus intimes d'un ami cher, méditations et rêveries, réflexions et introspection, aveux et interrogations sur la vie et la mort.

Le croyant, le psychanalyste, le poète sont une seule et même personne, ils vivent en plus ou moins bonne intelligence, tentant de nouer une alliance qui pourrait enfin surmonter les doutes, les angoisses, les douleurs. En avouant la difficulté de les faire vivre ensemble et d'avancer sur un chemin où les pélerins ont laissé tant de traces, Jacques Robinet se montre à nous sans fard, sans recherche rhétorique, sans complaisance et souvent sans vaine pudeur.

Peut-être ne suis-je capable de prier que par inattention, par surprise, au contact de la beauté qui fait bondir mon cœur. Il en va de même en poésie où toute crispation est vaine. Prier, c'est peut-être rendre les armes, renoncer à être l'architecte de son temple, laisser s'écrouler les murs, se laisser envahir où les mots défaillent. Cette disponibilité n'est pas aisée pour l'obsessionnel tout occupé à colmater ses failles.

Jacques Robinet, L'Attente, La Coopérative, 22 euros.

C'est bien ce souci constant, souvent éprouvant, d'abolir la barrière que les mots paraissent élever contre celui qui veut se dénuder, se dévoiler en même temps, qui anime l'écrivain, toujours sur ses gardes, se défiant du langage comme de lui-même.

J'aimerais n'écrire que ce qui est essentiel, sans embellissements, sans prendre la pose, en déjouant le trop, le pas assez, le souffle du mensonge. En vieillissant, j'aimerais que tout se resserre sur le grain d'or qui brille  encore, après tant de sable secoué au tamis des années.

Longtemps, Jacques Robinet confesse avoir attendu pour prendre la plume. Parfois se permettait-il d'écrire un peu de poésie, « en fraude », la psychanalyse dévorant la majeure partie de son temps. Cette attente semble rejoindre celle, maintenant, du vieil homme malade qui ne cherche plus qu'à toucher, de tout son être, l'essentiel. Une attente qui vient de très loin, des « désirs inextricables » de l'adolescent sans doute, peut-être même de l'enfant passionnément attaché à sa mère.

L'enfant têtu demeure, ébloui et apeuré par son destin d'homme. Je ne cherche plus à le guérir, mais à retrouver la ferveur de ses commencements.

L'espérance de retrouver l'émerveillement premier, c'est sans doute, portée par un sentiment de bonheur que peut donner l'instant fugace, l'espérance confuse, plus ou moins consciente, de retrouver Celui qui est lumière et Vie. Le poète sait reconnaître et saisir ces moments précieux où le froid de la solitude est soudain réchauffé, inexplicablement.

Moments de bonheur quand, de la terrasse le soir, je regarde le jour se perdre lentement dans la nuit. Autour du jardin, la grande couronne des arbres assure le décor immuable d'un spectacle qui varie sans cesse. Jeu infini des couleurs qui effleurent ou embrasent le ciel. Oublieux de tout, je finis par me perdre à mon tour dans le grand silence de la nuit. Plus tard, montent les étoiles. Paix complice de ce brasillement.

Se perdre ainsi, ne serait-ce pas, au contraire, se sauver ? Ce que la poésie, qui fait étinceler son or secret dans tout ce livre, peut souvent approcher dans les beaux petits sentiers d' une prose magistrale, chemins buissonniers, chemins de traverse, qui fera date dans notre littérature contemporaine.

Présentation de l’auteur




Grzegorz Kwiatkowski, sillon nouveau d’un avenir poétique polonais

Poèmes présentés par Guillaume Métayer et traduits du polonais par Zbigniew Naliwajek.

Grzegorz Kwiatkowski est un jeune poète polonais né en 1984 qui travaille sur la mémoire de la violence historique en Europe centrale et dans le monde, en s’inspirant notamment de la technique du collage et des biographies funéraires d’Edgar Lee Masters.

Il donne ainsi à réentendre de manière frappante la parole  des victimes et des bourreaux. Déjà auteur de nombreux recueils de poèmes, il intervient dans de nombreuses universités, notamment aux Etats-Unis. Il a également une activité musicale intense avec son groupe Trupa Trupa. Son premier livre français, Joies, a été publié à la rumeur libre éditions dans la collection « Centrale /Poésie » avec une préface de Claude Mouchard (2022).

Grzegorz Kwiatkowski, poète et chanteur.

Poèmes extraits de Joies, recueil préfacé par Claude Mouchard et paru à la Rumeur libre  éditions (collection « Centrale / Poésie ») .

essence

Rubinstein le fou chantait dans le ghetto
alle gleich !
alle gleich !
tous sont égaux devant la mort
et cela nous mettait de bonne humeur
mais on nous a transportés dans un camp
les enfants brûlaient dans un énorme trou
et on alimentait le feu avec ordures et essence

benzyną

wariat Rubinstein śpiewał w getcie
alle gleich!
alle gleich!
wszyscy są równi wobec śmierci
i to nas wprawiało w dobry humor
ale wywieziono nas do obozu
w ogromnym dole paliły się dzieci
i ogień podsycano śmieciami i benzyną

foin

je me cachais dans un abri près d’un lac
aux environs de Włodawa
parfois on me donnait du pain pour rien
parfois un peu de lait
mais le plus souvent je buvais de l’eau dans des fossés
et mangeais du poisson mort et du foin

siano

ukrywałam się w budce przy jeziorze
w okolicach Włodawy
czasami dawali mi chleb za darmo
czasami trochę mleka
ale najczęściej piłam wodę z rowów
i jadłam śnięte ryby i siano

kinderszenen

il aurait laissé sortir des prisons tous les nazis disait-il
« qu’ils courent dans leurs propriétés alpines
qu’ils aiguisent les crayons et se mettent à rédiger leurs histoires et souvenirs »
autrefois il pensait que le sentiment de culpabilité leur ferait éclater les cerveaux
mais il a un peu vécu :
« Seigneur
quel spectacle
comme ils pleuraient
kinderszenen
kinderszenen »

kinderszenen

mówił że wypuszczałby wszystkich nazistów z więzień
„niech biegną do swoich alpejskich posiadłości
ostrzą ołówki i zabierają się za spisywanie życiorysów i wspomnień”
kiedyś myślał że z poczucia winy pękną im mózgi
ale pożył dłużej:
„Boże
jaki widok
jak płakali
kinderszenen
kinderszenen”

récolte

notre vrai métier c’est l’agriculture
pas le meurtre
mais je le reconnais :
les massacres sur les marécages se déroulaient au rythme des travaux saisonniers
et quand il pleuvait fort nous ne sortions pas pour la récolte 

plony

nasz prawdziwy zawód to rolnictwo
nie zabijanie
chociaż przyznaję:
rzezie na bagnach odbywały się w rytmie prac sezonowych
i kiedy były duże deszcze nie wychodziliśmy po plony

Danz le garde forestier

pendant la guerre nous rangions les corps comme du bois
mais après la guerre dans la forêt nous rangions du bois
comme des corps coupés frais

leśnik Danz

podczas wojny układaliśmy ciała jak drewno
ale już po wojnie układaliśmy w lesie drewno
jak świeżo ścięte ciała

monde

je suis allée dans la forêt avec mon enfant et lasse je pleurais avec lui
les larmes coulaient de mes yeux et l’enfant de sa petite main essuyait mes larmes
et j’ai tant regretté de l’avoir mis au monde

świat

poszłam z dzieckiem do lasu i razem z nim bezradna płakałam
łzy ściekały mi z oczu a dziecko wycierało mi łzy rączką
i tak bardzo żałowałam że przywołałam je na świat

leçon d’esthétique dans une fosse commune

l’officier Schubert
le descendant de Schubert
s’en allait aux fusillades et
sifflotait les chansons de son aïeul

lekcja estetyki w masowym grobie

oficer Schubert
potomek Schuberta
jeździł na rozstrzeliwania
i wygwizdywał sobie piosenki przodka

Grzegorz Kwiatkowsi, Joies, recueil préfacé par Claude Mouchard et paru à la Rumeur libre  éditions (collection « Centrale / Poésie ») .

Présentation de l’auteur




Jacques Rancourt, Fragments du temps qui court, extraits

Renaissance                                                                                                   

Un matin comme celui-ci
l’eau revient du ciel
après des semaines d’absence

elle arrive sous forme de pluie
se mêle aux bruits
dissipe le gris sur la matière

un enfant passe en courant
il n’avait rien prévu du temps qu’il fait
il devient le temps qu’il fait

 

Évanescents                                                                                                   

C’est ainsi que nous passons
en discontinu
dans la vie les uns des autres

le soleil ni l’horloge
n’y trouvent à redire
sur le fond ni sur la forme

parfois les ascenseurs se croisent
on se souvient du futur ou du passé
on n’est que plume au vent

 

Retour

Ce jour de neige à Paris
ne ressemble à aucun autre
de mémoire récente

les platanes ont déjà feuillé                                                                            
les magnolias fleuri
presque les cerisiers

l’hiver est revenu sans prévenir
la tête à l’envers
il faut lui faire une place

 

Discrétion

Au moment de partir
il a voulu relire sa bible
et rembourser ses dettes

le toit était à refaire
et l’aspirateur à remplacer
il n’en a pas parlé

il s’est éteint tout seul
comme une bougie à court de cire
comme une âme à court de corps

 

Disparition                                                                                                              

Quel serait votre avis
sur un jour en train de déraper
vers son fac-similé ?

votre avis sur l’enfance
déplacée d’école en école
sans ses instituteurs ?

on dirait la pluie
en train de fuir au loin
sans attendre le vent

 

Recueillement

Je représente la nuit
ce qui reste de lumière en moins
sur mon ombre personnelle

la parole s’est assise
à côté du silence 
comme auprès d’un frère aîné

nous comptons les survivants
ils se comptent entre  eux
le compte n’est jamais juste

 

Absorption                                                                                                     

Le tu était souvent un je
énoncé en plus discret
pour n’effrayer personne

cela se passait en fait
à une époque lointaine
non encore révolue

vous versiez l’eau dans la bassine
et c’est l’eau
qui finissait par vous boire

 

Image de Une © Caroline Halazy, mai 2018.

Présentation de l’auteur




Salah Al Hamdani, Le Début des mots et autres poèmes

Je vous appelle dans cette aube blanche dépourvue de neige. Vous qui habitez le même matin
que moi, qui voyez le même ciel que moi. Cela fait trente ans que j’essaie de vous rejoindre
avec mon exil.

Ma jeunesse, mes belles années, je les ai enterrées auprès de vous, je les ai
comptées, je les ai mastiquées et recomptées pour fabriquer des souvenirs.

Ma vie d’autrefois ne racontait rien d’important. En Orient, avant cette plongée dans votre
histoire, votre civilisation, ma vie n’avait pas d’autre forme que la prison, l’angoisse et les
pleurs.

En 1975, mon bateau a jeté l’ancre dans les gencives de votre ville, de vos rues. Avec vos
chiens, vos poètes, vos écrivains, vos artistes et vous-même, ma vie prenait l’apparence du
rêve. J’ai alors tellement dissipé de joies sur les murs de Paris, sur vous, sur votre nuit et sur
vos matins.

Je ne voulais rien perdre. Donner sans compter, mais ne rien gaspiller, tout consommer pour
vivre l’instant. Durant ma convalescence, après Bagdad, pour m’habituer à l’absence de la mère, j’écrivais des poèmes.

J’ai suivi les chemins fébriles de toutes ces années, grêle de froid qui s’écrase en sanglots
amers. Tous ces sanglots de vos histoires s’écoulaient en moi avec sécheresse.

Tout le marbre des monuments, figurines, statuettes, effigies, bustes babyloniens, mes nuits,
mes fleuves et mes appels à la souveraineté ont été dérobés de mon corps au grand souk de
l’Orient, par Napoléon-Saddam.

Dans mon pays natal, on allait à la mosquée, on se mettait en rang devant Allah et on disait
bonjour à la mère de celui qu’on avait exécuté la veille à mains nues. On nourrissait les
mensonges, on faisait le ramadan le jour et on se saoulait le soir. Les discours autour du livre
saint étaient raffinés. La nourriture l’était aussi. Les morts et les victimes avaient la couleur du
sable de l’Orient.

On y était les champions innommables de la conjugaison du verbe tuer : Je tue, tu tues, il (elle)
tue, nous tuons, vous tuez, ils (elles) tuent. On avait inventé le zéro à seule fin de
comptabiliser tous les morts. Nous sommes les champions dans notre manière de faire nos
choix entre nos cadavres et ceux des autres.

Je vous appelle de très loin, de mon cimetière et de ces morts pour rien. Je vous écris de mes
champs de victimes, de ce silence amer, de la lâcheté de tous les dieux des hommes.
Le mal de vivre loin des miens m’affole. Je n’ai pas grand-chose pour menacer ma nuit, ni
inquiéter ma tumeur en pleine obscurité, sinon prononcer le nom de la lumière des steppes à
haute voix :

Madinat Al-Salam, Bagdad mon amour
je suis heureux que le boucher de tes enfants, Saddam soit mort

Oh ! Malheur de ma mère, dis-moi quel bourreau sera le suivant...

Dans ma chambre, l’autre soir, j’ai souri à un aigle venu me couver de ses ailes déployées,
comme un nuage noir sur un jardin d’hiver. Ma nuit est toujours la même, moi, le silence et
cette idée de posséder le jour.

Extraits de Bagdad mon amour (suivi de) Bagdad à ciel ouvert, Editions du Cygne, Paris, 2024

Présentation de l’auteur




Steve-Wilifrid Mounguengui, Cahiers d’adieu à la mélancolie

Regarde par où je vais 
Tous ces territoires et ces rivières 
De la Lozère à l'Aveyron 
Des berges de la Rimeize aux gorges de la Jonte
Tant de ciel et de terre
J'ai planté ma tente au bord du Tarn
Le canyon a drainé le chant de la rivière 

 

La rumeur de mes propres pas empoigne le vide des pensées. J’avance et les heures sur la route
me reviennent. Elles charrient nos silences. Les plans sur la comète. Toi et moi faisant et
refaisant le monde. Il y a des choses qui naissent de la lumière, entre les lignes, la clarté espérée.
Les odeurs de la forêt réveillent une ivresse qui remonte à l’enfance. L’odeur du sapin est
une douce chanson. Les odeurs et les parfums suffisent pour recomposer la prose d’une vie. Toi
aussi, il te suffit d’une odeur pour retrouver le paysage de ton pays d’enfance, l’atelier de ton
père, ses gestes sur le bois, ses mains dans ta chevelure, sa voix apaisante. Je ne songe plus au
passé. J'oublie et ne garde que l'essentiel, dans cette présence qui puise en elle-même, dans cette
transparence absolue du moment. Je perçois tout avec une étrange acuité, mon corps, les
battements de mon cœur. Tout ce qui, en cet instant même, me relie au vivant. Je suis vivant.
C’est un peu plus que le cogito mutilé de Descartes. Je ne suis pas emmuré dans ma tour d'ivoire,
encore moins réductible à un esprit insulaire. Je suis aussi un corps qui respire, sent et ressent
le monde autour et en moi. Un être relié aux hêtres, aux saules, à la pierre, à tout ce qui respire,
au pouls indéchiffrable du minéral que seuls perçoivent ceux qui façonnent la pierre. Un être
vivant, car vivre c’est être fondamentalement relié à tout ce qui est, même au minéral.

Tu me traverses
Comme une ombre
Comète lancée dans l'espace 
Visage fugace aux confins de l’éternité

 

Il nous suffisait la mer, le vent après le sillon de la route. Un éclat de liberté ou peut-être
d'amour. Un élan au bout des lèvres. Et tes yeux comme autant de voyages, de méandres sur
l'océan. Il suffisait d’un rien, d'un regard profond dans l'abandon d'une nuit, de ta respiration et
des pulsations brûlantes du désir. 

J'ai su que tu ne renoncerais pas dans le tremblement de tes mains, dans la lumière matinale du
Morvan, dans la brume du Pays d'Ouche, quand la rivière est une blessure d'argent dans la
vallée. Tu m'es devenue souffle, luciole dans le bord des nuits, prière entre deux trains. Ne
respirant qu'à l'abordage des quais où je devinais ta silhouette. Entre tes seins, je sentais enfin
battre le pouls du monde.

Il suffisait que tu sois entre la mer et moi, tout près du ciel. Souviens-toi les goélands sur la
façade blanche de la roche à Tréport ou quelque part au Pays de Caux. Tu étais déjà toi, le songe
et le mirage, promesse d'oasis, rêve de sable, indéfectible amour. Ton corps enroulé autour de
mon corps et mes doigts allaient se perdre dans ta chevelure où se brisait en éclats d’or la
lumière du soleil des fins d'après-midi.

 

Écrire
Saisir l'éclaircie
Entrer dans le royaume
Ma mémoire un miroir sans tain

 

J'ai écrit, souvent des fragments. Quelle langue sinon celle du poème pour accueillir la dérive.
Quelle langue pour abriter la nuit. Je fais l’inventaire des paysages, des odeurs, des couleurs.
Une vie entière à cartographier l'absence, à dessiner les contours du pays d’enfance.
Une vie à rassembler les morceaux d’un chant, d’un visage, d’un pays qui se refuse à franchir
le seuil du songe. Je suis le fils des femmes qui dansaient, qui chantaient en entrant dans la
rivière. Et je porte ici la rumeur d’un pays qui s’éloigne et qui vit au fond de moi.

 

Nos chemins nous ont dispersés comme des étoiles jetées dans le ciel infini. Je songe à toi, à
ton visage enfoui dans le ciel. Ton ombre derrière les brumes porte l’épaisseur des absences.
Cette nuance de lumière qui n’appartient qu’à toi. Je la dessine entre les signes, les lignes, les
pages. Lumière basse qui porte ta voix, ton sourire perlé à la lisière de ma vie, pareil aux
éoliennes dans le lointain d’une nuit. Tu me reviens, traversant les forêts de silence,
écho inlassable. 

Je jette sur nos sillons des poignées de ciel
Lui seul peut faire mûrir des étoiles pour éclairer nos vies déracinées
Émerveille-toi de l’étincelle mon amour
Elle est l’enfance de la flamme qui éclaire une vie
Émerveille-toi de nos éternités brèves

 

Aucun deuil ne te prépare au deuil. Oser ouvrir la porte et s’en aller vers aucun lieu. Partir
simplement, s’abandonner au temps et au chemin. Ce qu’il reste de lumière, derrière les
silhouettes de l’aube, est une chanson.

Il grêle sur nos années. Saisons d’orage, mer désertée. Navires échoués sur le rivage. Toi aussi
tu scrutes les horizons lointains et tu espères derrière chaque mirage.

N’oublie pas mon amour. Ne m’oublie pas même si le temps s’allonge quand il neige sur nos
belles années. Le lierre s’enroule sur l’infini. Nos citadelles en lambeaux s’agitent au vent qui
tremble. 

Ta nuit est semblable à la mienne. Je me tiens entre la noirceur des limbes et les rives de
l’abîme. J’écris cet exil, encore cet exil. Des cloches aboient, émaillent le silence. Elles
viennent de l’évanescence des jours.

 

Présentation de l’auteur




Une maison pour la Poésie 4 : La Péninsule — Maison de Poésie en Cotentin : entretien avec Adeline Miermont Giustinati

La Péninsule-Maison de poésie en Cotentin a été créée en 2022 sous l'impulsion d'Adeline Miermont Giustinati et de la Factorie-Maison de poésie en Normandie (Val-de-Reuil), unique structure de ce type sur le plan régional jusque là. C'est dire que ce lieu a été accueilli avec bonheur sur le territoire « bas-normand ».

Une orientation très contemporaine et féministe (tournée vers le matrimoine et les écritures de femmes) a été décidée, ainsi qu'une volonté de mettre en valeur la création sonore, la performance et les croisements avec d'autres pratiques artistiques. 

Journées Européennes du Patrimoine, lectures, soirées, ateliers d'écriture pour enfants et adultes, podcast, sont un échantillon des domaines mis en avant par cette Maison inventive et riche.

Adeline Miermont Giustinati, maîtresse d'œuvre, a répondu à nos questions.

Chère Adeline, peux-tu nous parler de la Maison de poésie du Cotentin, et de l’association qui porte cette belle entité ? Quelles sont les actions que tu mènes ?
La Péninsule-Maison de poésie en Cotentin a été créée en 2022 sous mon impulsion et celle de la Factorie-Maison de poésie en Normandie, située à Val-de-Reuil, dans l'Eure. Nous avons commencé une activité sans « maison » à proprement parler, en s'associant à divers lieux culturels de Cherbourg. Le premier événement a eu lieu en janvier 2022, avec une soirée organisée dans le cadre du festival « Les Poètes n'hibernent pas », et une lecture-concert de Laure Gauthier (devenue marraine de la Péninsule) et Olivier Mellano. J'ai continué de mener une activité en proposant des ateliers d'écriture et de découverte de la poésie actuelle réguliers et en organisant des lectures-rencontres à des moments-clés de l'année : Les Poètes n'hibernent pas, le Printemps des poètes, le 8 mars-Journée de lutte pour les droits des femmes, les Jounées du Patrimoine et du Matrimoine. J'en profite pour préciser avoir donné une couleur féministe à la Péninsule, c'était quelque chose de très important pour moi.

Adeline Miermont Giustinati.

Depuis l'été dernier, l'association s'est implantée dans une friche d'artistes, située dans un ancien hangar de construction de bateaux, sur les quais de Cherbourg, où je jouis d'un atelier partagé pour travailler ainsi que d'espaces communs pour les ateliers d'écriture et les événements. Ce lieu s'appelle La Cherche, et j'y trouve une belle énergie, un esprit collégial et multidisciplinaire. Par ailleurs, en janvier dernier, j'ai accueilli ma première poète en résidence, en la personne de Nat Yot, en partenariat avec la Factorie. Enfin, j'ai créé un podcast, L'Oreille de la Péninsule, hébergé par Arte Radio, où je diffuse des interviews et des poèmes sonores que l'on m'envoie. Le prochain sera d'ailleurs diffusé le dimanche 10 mars, à 21h, avec beaucoup de textes d'auteurices talentueux.se.s, sur le thème de la « nuit ».
Pourquoi une association, qu’est-ce que l’entité associative apporte ?
C'était la meilleure façon pour moi de démarrer une activité, d'avoir un statut, simplement, sans lourdeurs administratives, et sans investissement particulier. Le côté collégial,  participatif, était aussi une valeur essentielle pour moi, cela me paraissait évident, et cela permet à toutes les personnes qui souhaitent s'impliquer, de près ou de loin, à la structure, de l'intégrer et de la quitter, très simplement et librement. Il est également possible d'obtenir des aides, des financements publics, avec le statut associatif, afin de continuer l'activité et surtout de la développer. C'est une donnée essentielle.
Comment vit ton association, et est-ce facile, en ce moment ?
Non ce n'est vraiment pas facile, j'ai l'impression que ça ne l'est pour personne, particulièrement dans le domaine culturel, et encore moins pour la poésie, qui est au bout du bout de la chaine... J'ai fait beaucoup de demandes de subventions à l'automne dernier, et suis en attente de reponses. Je ne me fais pas trop d'illusion car La Péninsule est une jeune structure et, hormis les ateliers d'écriture, elle n'a pas une activité régulière, tout au long de l'année. Je m'investis au maximum mais j'ai d'autres activités, notamment pour gagner ma vie, ainsi qu'une famille, j'espère agrandir l'association afin de constituer une vraie équipe. Cela fonctionne malgré tout jusqu'à présent, lentement mais sûrement, grâce aux adhésions, aux dons, au produit des ateliers, et à la confiance renouvelée de la Factorie et des lieux où l'on organise des événements (La Bouée, l'Autre lieu, la Cherche) et qui nous font souvent profiter de leur matériel, de leurs bénévoles. Ce n'est pas négligeable.
C'est comme cela que l'on tient et que l'on avance, grâce à la solidarité inter-associatives et aux énergies mises en commun. Je crois beaucoup en ça. Je trouve que c'est un fonctionnement assez sain, même si on galère... Mais comme le dit la devise de La Cherche : « Tout seul on galère, ensemble on galère mieux !
Quelle est votre programmation pour le Printemps des poètes ?
L'an dernier j'avais animé des ateliers d'écriture tout au long du mois de mars, sur le thème « frontières » et invité la poète-slameuse Rouge Feu pour une performance dans le cadre du Printemps des poètes et du 8 mars et festival cherbourgeois « Femmes dans la ville ». Par manque de fonds, je n'invite pas d'auteurice cette année, mais il y aura des ateliers avec un podcast à la clé des textes produits, sur le thème « grâce à ». Les participants seront invités à écrire des textes rendant hommage à une personne, un.e poète, un.e artiste, qui l'a marqué.e dans sa vie. 
C'est la façon que j'ai trouvée, malgré tout, pour participer à ce Printemps, dont je trouvais le thème assez peu inspirant. Finalement, c'est un événement auquel j'adhère assez peu, que je trouve à côté de la plaque, très « parisiano-centré », même s'il permet à beaucoup de poètes de mener des actions (et ça, ça reste essentiel). Je privilégie, avec la Péninsule, le festival « les Poètes n'hibernent pas », le 8 mars et les Journées du Patrimoine et du Matrimoine. Nous allons également participer au festival de musique de chambre « La Hague en musique » cet été, avec des lectures de poétesses, toutes époques confondues, en mettant l'accent sur des autrices oubliées. Et en 2025, la Péninsule devrait aussi s'associer au festival « Poesia », organisé là aussi par la Factorie.
Est-ce que le Printemps des poètes offre une visibilité à la poésie et à vos programmations ?
Je pense que c'est effectivement une belle vitrine pour la poésie contemporaine, avec la possibilité aux auteurices actuel.le.s de travailler avec les médiathèques, les écoles, les maisons de poésie, les théâtres..., avec un budget annuel dédié à ces manifestations. Cela permet aux poètes et à la poésie d'exister. Mais il n'y a pas que le Printemps des poètes, beaucoup d'inititatives sont menées tout au long de l'année par tous les acteurs de ce milieu fragile mais extrèmement dynamique. Citons bien sûr le Marché de la poésie à Paris, le festival Voix Vives en Méditerrannée à Sète, pour les plus connus, mais également Midi Minuit à Nantes, Poema à Nancy, Poésie et davantage à Alençon, Les Poètes n'hibernent pas en Normandie, le Marché de la poésie de Lille, Traces de poètes à l'Isles-sur-la-Sorgue, Et Dire et Ouïssance près de Rennes, et beaucoup d'autres car il y en a énormément. Mais pour revenir au Printemps des poètes, je pense qu'un mouvement de mutation et de refondation de cet événement est nécessaire, un mouvement dans ce sens à pris forme le mois dernier suite à la tribune signées par 1 200 poètes et acteurs littéraires contre la nomination de Sylvain Tesson comme parrain de la manifestation 2024. Beaucoup de voix se sont élevées, j'ai personnellement et avec la Péninsule, signé cette tribune et pris part au débat. Je pense que tout ce mouvement est très sain, cela a permis aux auteurices de s'exprimer, d'exister sur la scène littéraire et médiatique, de réfléchir sur la place du poète aujourd'hui et même de se positionner dans la sphère politique.

Des projets ?
Il s'agit essentiellement de continuer les partenariats existants et de réitérer des manifestations que nous avons déjà organisées comme les Poètes n'hibernent pas, le 8 mars, la soirée Matrimoine en septembre. Comme nouveaux projets dans les tuyaux, il y a cette participation à « La Hague en musique », cet été, ainsi que la participation de la Péninsule au festival Poesia en 2025, toujours avec la Factorie. Par ailleurs, j'aimerais continuer l'accueil d'auteurices en résidence à Cherbourg, comme je l'ai fait en janvier dernier, mais aussi à un autre moment de l'année, dans le Cotentin au bord de la mer. C'est un projet en cours, pour 2025, que je travaille avec le poète Eric Chassefière, qui a rejoint l'association, avec sa femme l'artiste Catherine Bruneau, tous les deux sont basés à Montpellier mais ont un ancrage dans le Cotentin, dont ils sont tombés amoureux il y a bien longtemps. Enfin, je vais continuer de créer des podcasts pour mettre à l'honneur la poésie sonore, les ateliers à la Cherche, mais aussi dans les écoles, les prisons et les hôpitaux, et organiser quelques scènes ouvertes et des projections de vidéopoème. Tout ça est, je l'avoue, assez ambitieux, en parallèle de mes activités de rédactrice-relectrice à mon compte et d'autrice. Je serais tout à fait heureuse si je réalise la moitié de ces objectifs !
Merci Adeline ! 

Présentation de l’auteur