Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil, Une épopée poétique

Discours de Madame Béatrice Bonhomme pour la remise du Prix Vénus Khoury-Gatha

Une maille à l’endroit, une maille à l’envers, méditation au crochet, au tricotage, au point mousse, à l’aiguille, à la reprise, à la broderie. Méditation filée sur le fil des mots, méditation funambule sur les mailles du tricot, du filet, de l’œuvre d’art, celle de Pierrette Bloch, ornant la couverture du beau recueil de l’édition La tête à l’envers.

Le livre s’ouvre sur un prologue et se clôt par un épilogue car les mots sont archétypaux, venus d’une mémoire ancestrale, immémoriale comme celle de la tragédie antique et de son chœur de voix collectives et anonymes, venus du fond de notre inconscient, comme conte, fable, fabliau ou épopée. Les mots venant de la langue, la grande commune qui nous lie les uns aux autres en tant que fil de vie et de mort. Méditation sur les textures, les linges pliés dans les armoires, les vêtements de vie et de mort, le berceau comme le linceul. Les mots incarnés et notre corps de mots comme miroir de la précarité, de la finitude de la vie et de la mort, de l’amour et des contes de fées :

 J’apprenais leur sens, leur poids, leur couleur, leur odeur. Je
devinais qu’ils existent comme des corps autonomes,
indépendants. […] Nous sommes enfouis dans un cercueil de peau.
L’enveloppe fine de la peau se relie à l’intérieur dont elle garde
la mémoire et résume tout.
L’amour lui-même se résume à la peau, si fine qu’elle ne supporte
pas le moindre grain de sable sur le drap.
Aucune miette, aucune boule de poussière au fond du lit. Une
peau de princesse au petit pois 

 Méditation sur les mots personnifiés, vivants, morts ou malades, portant blessures et plaies :

 la plaie tracée dans la blancheur crayeuse »
“tranchant du fil de l’épée pour des plaies cachées »

Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu'à un fil. Une épopée poétique, œuvre de couverture, Maille de Pierrette BlochEditions La Tête à l'envers, 2025, 18 €.

Écriture de variété polymorphique, dans sa superposition hélicoïdale d’époques, dans son travail de composition au sens musical par effets d’échos, de symétrie, de reprise, de couture décalée. Orchestration de strates d’événements en couches géologiques, de textes écrits entre lesquels des échos et relais symboliques conjurent l’éparpillement, mots-rythmes, mots-refrains, mots reprisés autour de l’œuf en bois de l’enfance, où sans cesse revient jouer l’aiguille de la poète, l’origami de la poète :

 

D’abord sont arrivés les mots « plis, pliages, pliures.
Ils sont entrés dans la chambre amenés par la nuit.

Les plis, pliages, pliures ce furent d’abord les cassures dans
les tissus qui m’attiraient follement dans l’enfance.

 

Poésie qui réinvente son lieu et sa formule. Car les mots sont énigmes et mystères à déchiffrer, à décrypter. La poète doit désormais se faire trouveuse, découvreuse, quêteuse, archéologue, pour pénétrer l’os des mots et tenter de retrouver, à travers les brisures, l’inscription originelle. Il s’agit de retrouver la trace archaïque, enfouie, la lettre perdue, la graine de l’origine, énigme indéchiffrable. Mais l’origine, c’est peut-être avant tout soi-même. Pour comprendre les signes des mots et du monde, il faut d’abord plonger en soi-même. La poésie n’est-elle pas un acheminement toujours recommencé vers l’intérieur de soi ? comme l’explique Novalis « le chemin secret va vers l’intérieur » et le poème apparaît comme voix de réponse dans quelque dialogue secret :

 

Les mots ont des mystères
Ils sommeillent dans les hauts-fonds de la langue 

 

Car les mots, tissés sur le rouet du temps, sur le rouet des contes, mots endormis comme des belles au bois dormant, mots attendant leur réveil par la poète devenu prince des contes, forment textures, forment tissu, fil de laine et de bure. Les mots sont aussi le corps où s’incarne notre pensée, ils sont le pouls qui bat à notre poignet, le rythme comme vague entre flux et reflux du sang et de la houle :

 

Ils s’écoulent vers l’océan
Se glissent sur les gestes
Recouvrent les objets
Filent à travers les trouées de ciel
Pour échapper à l’informe
J’avance drapée de leur tissu
Dans les roulis de leurs vagues incessantes

 

La poète s’engage dans la quête incessante des mots, du mot juste, du mot vrai, quête presque métaphysique pour trouver sous l’apparence, dans les plis où demeurent le caché, le secret des mondes inconnus qui se déploient en vérité originelle :

 

Je cherche depuis toujours leur densité de chair
L’onctuosité de leurs courbes
Leur tremblement sous les ratures
Descente sous le langage
Sous la croûte des mots
Là où rien ne parle 

 

Les mots sont pliés dans les armoires, les armoires de la mémoire. Pour tisser la toile du texte, la poète puise dans la toile d’araignée de la mémoire. La mémoire est d’abord textuelle, il existe un tissage de la mémoire chez Catherine Pont-Humbert comme se tisse le texte même du poème et tout cela est œuvre de patience. Patience qui lutte avec le temps lorsque celui-ci est compté, mais patience infinie, patience intime, secrète par laquelle la poète se donne le temps, le temps de la maturation de l’œuvre, patience qui est déjà acte de mémoire. L’image du voile, du tissu et du tissage est récurrente, toile à saisir sous les brisures, toile du monde qui nous entoure qui inspire la toile textuelle. Dans l’univers sans cesse de petits réseaux se tissent, fragile toile d’araignée :

 

Carte d’un territoire aussi délicate qu’une toile d’araignée pour former un immense filet de lumière où se rassemble le monde. 

 

Dans les fils d’Arachné, plusieurs nuances se nouent et se dénouent et la poète est comme Pénélope, recousant sans cesse, réparant l’ouvrage du monde et de la page. Mais, en dépit du dessaisissement, la mémoire reste trace, inscription. Les mots prennent la valeur d’un témoignage comme s’il importait, malgré la fuite du temps et des choses, que cela fût dit. Tisser les mots, Inscrire, écrire, relier, relire, tout cela est devoir de mémoire, conjuration de la mort par l’écriture. Sans doute, nous explique la poète, survivaient-ils déjà d’une certaine manière dans le souvenir mais la parole confère aux souvenirs et à ces moments fugitifs une sorte de forme spirituelle, c’est pour cela qu’il est nécessaire de mettre à toutes choses la couronne des mots, cette frise de l’enfance, cette scintillation. Efflorescence s’enroulant comme le thyrse autour d’une construction secrète. Pourquoi dirions-nous épopée ou rhapsodie ? Parce que ce travail est comme une couture de plusieurs morceaux de vie ou de mémoire, comme un chant à travers le feuilletage du temps, toutes les coutures joignant leurs fils pour coudre et recoudre le patchwork du monde, dans le puzzle, dans le jeu des sept familles des mots et du monde car l’enfance est là et les jeux de l’enfance tissés dans notre mémoire :

 

Répétant « plis, pliages, pliures » je pensais avoir fait le tour du
silence, je cessais de douter et donnais chair aux mots.
Alors, comme pour me faire perdre pieds, est arrivée une
cohorte de leurs semblables, de leurs frères, de leurs sœurs : « fil,
filage, filure ». Nouvelle famille conviée à la fête que
j’ordonnais.

Et voilà qu’aussitôt une autre tribu s’annonçait : « rame, ramage,
ramure ». Bientôt elle rejoindrait les premières. Et d’autres
encore viendraient.
La mémoire consentait à poursuivre sa remontée du temps. Elle
tirait le fil.

 

Fil, filage, filure » s’installait dans mon paysage de mots

 

Catherine Pont-Humbert est rhapsode, à l’instar du premier, ce chanteur de la Grèce antique qui, de ville en ville, allait récitant des poèmes épiques, des fragments homériques qu’il cousait ensemble en discours toujours nouveaux :

 

un refrain sur le bout des lèvres, quelques pas de danse, une
ronde de mots.

Cette forme de présentation circulaire comme une chorégraphie explique la structure organique du rythme de l’epos qui est un rythme de récurrences ou des formes oratoires qui s’y rattachent. Au sein de cette écriture du crescendo, nous ressentons ce rythme épique qui s’adresse à un auditoire et pas seulement à un auditeur, cette tension si essentielle dans l’épopée qui aussi feuilletage de la mémoire.

 

Tout commence par des mots qui ouvrent les portes
Qui balaient les vieilles peurs accrochées aux murs suintants
Qui aèrent l’esprit et allègent le cœur
Des familles se sont formées au fil du temps
Des tribus reliées par de secrètes alliances
Elles accompagnent mes rêveries
Petites graines semées dans le champ de mon imaginaire
Avec elles j’ai appris à inscrire l’impensé dans le sable des jours
À sculpter lettre à lettre ce qui ne pouvait l’être
Les mots s’accrochent aux parois de la mémoire
Comme si le temps rechignait à filer
Pour ne pas les perdre
Je les dessine à même la table, gravés dans le bois sombre 

Toute récitation épique a quelque chose d’une récitation cérémonielle, rituelle et d’une présence vivante tout à la fois. Cette récitation a besoin d’une forme particulière, d’un souffle, d’une respiration ample :

Les tiroirs étaient verrouillés. Il ne servait à rien de trouver la
clef. À l’intérieur, entre les draps pliés, se cachaient des papiers,
des photographies, des objets… Fatras de souvenirs déposés là,
puis oubliés.

Un certain souffle, un récit ample qui s’édifie dans le pur déroulement du langage. Cette forme qui ouvre les chemins de la liberté hors des mètres reçus, cette forme qui échappe à la métrique traditionnelle, c’est tout à la fois le vers, la prose, le verset. Le verset accueille la poésie comme il accueille générosité et fantaisie. Le verset n’est pas l’intermédiaire entre vers et prose, mais en lui, réside plutôt la possibilité de dépasser les deux, ce qui évidemment dérange, bouscule les idées poétiques reçues. Hybride au-delà de l’hybride, il invente une autre phrase comme le signe d’une liberté, d’une délivrance, d’un refus des normes attendues, des formes convenues, des convenances poétiques et culturelles. Ce vers, entre vers libre et prose, parfois si long qu’il vient à déborder une, puis deux, voire davantage de lignes, ignore les prétentions stratégiques, les positionnements rhétoriques, il demeure dans la souplesse polymorphe du vivant qui ne s’enferme ni ne se réduit, le poème devenant également questionnement, interrogation sur le genre poétique et ses débordements.

La litanie des mots. C’est le « retardement épique » dont parlait Schiller. L’épopée est ainsi efficace par ses répétitions qui sont relance, possédant une vertu rythmique qui agit sur l’auditeur. C’est une diction d’énergie. Un souffle. Le poème surgit là où les mots se tissent, se détissent, se métissent, là où l’on lie les saisons et les amours dans une convergence d’horizon. Mots à la dimension de l’univers.

 

ll suffisait d’étirer les bras, de dénouer les articulations des
doigts de pieds pour me tendre comme un élastique. Je pouvais
ainsi incorporer le globe terrestre pendant mon sommeil. 

 

J’insisterai maintenant sur un point qui me paraît essentiel est l’architecture du recueil, car il y a bien une composition. Cohérence interne parfaite où chaque élément renvoie à l’ensemble. Pour filer un texte où les mots se lient et se mêlent, la poète en appelle à ces enfants de la nuit ou de l’Érèbe que sont les grandes fileuses, les trois sœurs « Atropos, Clotho et Lachésis » réglant ainsi la durée de vie depuis la naissance jusqu’à la mort à l’aide d’un fil que l’une file, que la seconde enroule et que la troisième coupe.

Ces trois fileuses sont filles de Zeus et de Thémis mais aussi sœurs des Heures ou divinités des saisons : 

 

J’adoptais la filure cependant, et la mêlais à mon nouveau bouquet de mots.
De filage, j’avais aussi appris sur des gravures ce geste ancien des femmes qui filaient les femmes qui filaient à l’image de Jeanne d’Arc la maîtresse.
Fuseau et quenouille, mots qui sonnaient étranges dans mon imaginaire. 
Bientôt le filage des étoffes entrait dans la danse. 

Rame, ramage, ramure, de branches, d’arbres et d’oiseaux, plumes sergent-major, plumages, mots comme une cartographie de chambre des cartes, comme une chorégraphie de tournes, de tournis, de tournure et dans la lumière rayon, rai, rayures pour habiter les mondes :

 

Chants d’oiseaux dans les ramures des arbres, aubes qui résonnent du chœur des colombes, des geais, des roitelets…  Ramages, gazouillements. Passeurs entre visible et invisible, chants annonciateurs de volontés venues de hautes sphères. Attention d’enfant à cette poésie simple. 

 

Le rythme de ce poème comme, forme stable d’un flux, un battement. Le poème des mots suit son rythme naturel circulaire/cyclique, affronte la variété en s’enroulant et se reprenant comme le thyrse. Ce mouvement est également très présent dans le versus poétique de Catherine Pont-Humbert dans la danse en cercle et les litanies, dans la parole du mythe, toujours répétée. Concentré sur les miracles de l’échange, de la mise en relation, du renouement, la poète multiplie les rencontres, les rapports, les accords, les connivences dans l’ouverture à la polyphonie du monde, chaleur du soleil, rayonnement et fleur, silence et concentration sur le minuscule, passage et finitude, précarité et pépiement, humilité d’un regard porté vers l’aiguille du chant de l’oiseau, mince et brillant dans la toile du monde, recousant le monde en lui apportant son étroite, sa fine résonance, son ample chant dans l’épopée des mots.

Présentation de l’auteur




Victor Malzac, Vacance

Uppercut littéraire

 

J’abonde, bouge, avance un peu trop vite, je démarre

des moteurs, des danses, des envies se font en

moi sans gêne, sur la plage ou dans le jardin de

mes parents qui brûle…/…

Victor Malzac : Victor comme Hugo, Malzac comme Balzac, on dirait un pseudo à la Patrick Bruel. Pour l’heure inclassable/insaisissable pour cause de jeunesse, difficile à cerner…( à palper, écrirait-il), malgré ce qu’il écrit et ce qu’on a déjà écrit sur lui ; en dépit de sadite jeunesse.

Le clavier de Victor Malzac est en surface au moins un mix de La Fureur de vivre et de Soudain l’été dernier sans la victimisation. En aussi percutant, quoique en poésie sur le papier et pas en chair et en os à l’écran.

En 1871, les Vilains Bonhommes ont dû ressentir quelque chose d’approchant en entendant Rimbaud lire Le Bateau ivre.

Pas souvent là où on l’attend, Malzac. 

Au fait, où en est-il, aujourd’hui ? Le recueil Vacance remonte à fin 2022. Depuis, vite, en 2024, il y a eu le roman, Créatine, dans une veine voisine, à ce que j’en devine des critiques que je feuillette - mais je préfère ne pas le lire avant d’avoir rédigé ceci. Avant de me jeter dessus après.

Très chic, Vacance, l’objet, dans la collection grise de Cheyne en Ardèche. Très fin, le rouge sous le gris comme une semelle Louboutin.

Moins chic, moins fin, Sète, là où ça se passe, quoique en métamorphose de nos jours, comme Arles et La Ciotat, les vieux bastions communistes maritimes du Midi la rouille, le métal, les pneus, badigeonnés soudain d’investissements libéraux. Car ils ont en fond ce Midi-là le sable et les palmiers du grand renversement, les mots du petit jeune, ou de la petite jeunette - on s’en fiche -, à scooter ou en skate - on s’en fiche.

Victor Malzac, Vacance, Cheyne, 2022.

On s’en fiche parce qu’au-delà de ce qui forcément passera, sera trop marqué par son temps, genre, etc., début des années 2020, il y a son uppercut littéraire.

 

et les disputes et les combats c’est beau et les gens qui

se collent et se battent par terre et les cris et le cri du

perdant c’est beau

 

Le temps de me ramasser, k.o., au bout du bout les grues les chantiers, des étoiles vrillent pêle-mêle, dans mon crâne : Vathek, Forgetting Elena,Cobra, Héliogabale [Beckford, Edmund White, Severo Sarduy, Alberto Arbasino] Pourquoi ces titres-là ? Peut-être parce que je suis, par cette lecture, sonné et brutalement renvoyé à mes amours de jeunesse. A en croire l’éditeur : « La poésie de Victor Malzac chahute les lecteurs. Elle leur fait ressentir à nouveau ce qu’est la vie quand celle-ci n’est encore qu’une promesse qui pointe » ; ou, à en croire la préfacière : « C’est le pari de Victor Malzac : nous donner dix-huit ans à nouveau et le sentiment d’urgence collé au corps comme un maillot mouillé. »

Espérons que la promesse et l’urgence demeureront, pourquoi pas, même après que la vie aura pointé, atteint son zénith et commencé à décliner. Avec une légère dérive style Les Vacances de Monsieur Hulot, sans doute.Espérons que Victor conservera sa promesse, son urgence (… il écrirait : son « muscle »). Souhaitons qu’il continuera à mouiller le maillot. Mais ne le limitons pas à sa jeunesse. Ecoutons, d’ailleurs, son narrateur :

 

je veux qu’on me laisse à tous les corps, les corps

adolescents ou non, les corps neufs et les corps

abîmés, …/…

 

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas ça l’important. L’important, c’est son uppercut littéraire.

Un pavé par page [non, pavé n’est pas le mot : la justification est en drapeau droit], absence de majuscule pour faire poésie, un point, un seul, au bout de chaque page, un point c’est tout.  Pas de fer à droite justification forcée, rien de forcé dans sa prose… poésie… rien de rigide, le drapeau oscille gentiment tel le fanion vert de la p.l.age de Palavas-les-Flots les jours sans coup.e.s de vent. Une p.l.age mi-raide mi-élastique comme la démarche de Monsieur Hulot.

On pourrait penser, jusqu’à un certain point [… « jusqu’à un certain point », répéterait un psychanalyste en ménageant un long silence avant de congédier son patient, avant de partir en vacance.s au bout du bout], qu’on aurait pu appeler cela « vacances » avec un « s ».

Le décor, en effet, est planté sauf que.

 

la mer, la plage sale, ce qu’on voit à la télé, les

reportages, les documentaires, le Crau du Roi le

Cap d’Agde Carnon, Sète, l’étang de l’Or, l’étang de

Thau, les familles, la police municipale qui tourne

en voiture, les sauveteurs, les corps qui gisent, les

noyades, les serviettes…/…

 

La vacance au singulier rôde bel et bien au sein des vacances - témoin l’intrusion du reportage télévisé dans le jour ensoleillé, de la présence ou de l’absence de virgules, qui tournent dans les énumérations comme la police municipale au bord de mer -, vacance du narrateur face à une surcharge d’informations visuelles, auditives, olfactives, sociales.

 

…/… les flamants roses

dans la boue, sur la digue, à l’abreuvoir et dans les

vignes, j’aime ça, c’est moi complètement, c’est moi,

c’est moi aussi le mort dans les sacs en plastique et

dans le sable et dans les ventres, le mortier, dans

 

… vacance ou trop-plein du monde au repos repus à la plage ou du monde actif pas à la plage qui n’en oppresse pas moins le lycéen sur le sable

 

                                                                         …/… je ne

veux pas mes notes, mes contrôles, non, je ne veux

pas de la cantine à midi, du cordon bleu épinards

pâtes carottes pauvres en sel, je ne veux pas de la

pornographie pour compenser.

 

Nous, c’est exactement ce que nous voulons, exactement  ça : je ne veux pas de la

 

pornographie pour compenser.

son uppercut littéraire

dans les salles de sport, dans les jardins publics,

dans le garage ou dans ma chambre, les tractions,

les machines, les haltères, la fonte, je me muscle, je

 

nous voulons son coup bien envoyé qui, dissimulé jusqu’au dernier moment, touche fort au menton.

Dans une énumération qui (pubis, seins, poils) tient de l’enchaînement de boxe, un crochet, d’abord : dans «ses bras vitaux ; puis l’uppercut : ses bras qui me concernent [mes gras].

Certains mots, souvent adjectifs, mais pas seulement, tranchent dans la logorrhée, antithétiques, et pas seulement parce que déchets, plastique et bactéries côtoient la mer et les vagues .

Dans l’énumération qui suit, le premier et le dernier terme sont sémantiquement proches de ceux qu’ils enserrent mais leur léger bond de côté, leur esquive fait des merveilles : je suis proche des bêtes, ça veut dire, des monstres, des juments, des ânes, des poulains, des taureaux, des chiens, des flamants roses, des saillies…[mes gras] Ailleurs, on note : les museauxdes gens. Qui n’est pas une métaphore ou pas tout à fait.

Malzac ne donne pas « tout à fait » dans les figures de style même si, à l’occasion, il joue avec la métonymie comme un chat narquois avec une souris grise prise

 

…/… je remplis

des seaux, je peux rouler des pelles, je peux détruire

des châteaux de sable

 

Il crée, dans une sorte de non sequitur perpétuel qui n’est pas tout à fait un non sequitur, une écriture qui tient la dragée haute aux amateurs de poésie.

Ces « pas-tout-à-fait », et ces « sorte de » font la hardiesse et la réussite de cette langue-là, qui transforme ses ruptures en tremplins de sa récitation.

Je porte ma tenue, mes fringues toutes neuves, découvertes au printemps, je m’embellis de jour en jour sans crainte, je n’abîme rien, sur la plage tout le monde veut mon bien, mon style et mon immense feu de paille, et tout le monde est sans colère, les garçons et les filles s’abandonnent à moi, sans âge, tout le monde court me sauver depuis la cabine, je nage avec tendresse et grande facilité, dans le miroir je me regarde le matin, mes abdos sont tendres, mes mains sont tendres, mes cheveux sont lavés, je m’épie, je me parle, je m’enlève le poids d’un navire en parlant… [mes gras]

Les mots d’une énumération qui va toute à peu près dans un sens se révèlent tout à coup n’avoir que servi de prétexte au poète, qui, pendant ce temps, mesurait son allonge : ses mots n’avaient fléchi les jambes que pour mieux nous porter un coup à distance : un mot qui n’appartient pas à la liste, une idée qui dévie. Ces coups à distance remplacent les rimes d’autrefois, renvoient instantanément la poésie de papa dans les cordes.

Le lecteur est embarqué par le flot vers une métaphore (là on peut sans doute parler de métaphore : « le poids d’un navire »), mais avant cela il est ballotté, cahoté, incapable de lâcher le bordé. L’avancée est rythmée, ô combien rythmée, à en être déclamée sur scène par un Fabrice Lucchini qui ne vous laisse pas un instant de répit.

 

…/… le môle et le théâtre

de la mer, tout m’appartient,…/…

 

Seul le point au bout de chaque page nous permet de reprendre le souffle du narrateur et de rythmer notre lecture.

Et puis comme un cheveu sur la soupe comme il se doit et là est le génie, vient un autre uppercut : mon docteur longtemps. Complément dej’attends ? Le corps d’un autre.

mon docteur longtemps est un coup puissant qui fait des dégâts chez le lecteur la lectrice. Dur à parer. Puissant à quel point, il.elle ne s’en apercevra que plus tard. Allez donc y voir. Allez donc y lire.

 

je suis dans mon corps comme dans un justaucorps.

                            *

ce que j’ai vu ça m’a tué, c’est là, c’est ma demeure,

mon remède, je suis prophète en mon pays, la

Méditerranée c’est le feu, la dinguerie, le territoire

brûle et pleure en pleine canicule, c’est le lieu d’une

maladie grave, d’un aveu, ça vaut bien mon déluge,

mon navire, ma barque et mon école en sacrifice,

et tout le reste est noir …/…  

Tout cela, au fond du fond, est d’un grand, d’un vénérable classicisme. Comme un match de boxe bien mené. Rien de honteux là-dedans. Un grandiose uppercut littéraire. Ca valait la peine, finalement, Victor, d’user tes fonds de  culotte sur les bancs d’école.

 

Présentation de l’auteur




Esther Tellermann, Choix de poèmes, Annie Dana, Tremblement des jours

L’exigence poétique d’Esther Tellermann

Esther Tellermann est la maîtresse en poésie d’un imaginaire particulier. Il mêle les éléments de la psyché personnelle de la créatrice à divers symboles en un long poème qui n’a plus rien à voir avec un brouet dispendieux qui ramènerait le texte à une autofiction. Se pénètre un monde labyrinthique et gnomique fait d’un langage abrupt et sans concession. Ce long poème réunit le chant et ses fractions au sein d’une voix intérieure qui semble toujours sur le point de se casser. La poétesse évite tous les effets là où l’ésotérisme donne à l’intimité une face nouvelle. A travers elle Esther Tellermann ouvre des interrogations là où elle feint d’offrir que des états de constatation.

Dans cette « anthologie » chronologique, elle se nourrit de l’instant de l’écriture fondé sur un passé présent et collectif. Elle lorgne vers un incessant avenir dans lequel la question de l’identité reste une énigme. Cet advenir demeure avant tout spirituel : l’âge venant la poétesse trouve une sagesse et un pardon. Les échanges de l’altérité pousse à un nouvel accord. Le corps, la terre n’y sont pas oubliés, mais les deux deviennent en connexions avec un monde de la « differance » (comme écrivait Derrida).

Sortant du contexte de la quotidienneté ses livres dans sa propension onirique deviennent une variété de spéculation. Ils permettent de retrouver l’être profond voué à un non-savoir et une attente perpétuelle. La poésie est une manière de casser l’attente, elle se revendique  comme action et propédeutique : « écoutez / ce qui vibre / et gagne / altère / la race / rallie / la horde / dérobe la / réponse / et nous / suspend / à l’air". Preuve que cette action n’est pas simple et que le lieu de poème demeure une incitation au retour à soi dans l’appel à l’autre comme complément de son identité.

Esther Tellermann, Choix de poèmes, Editions Unes  2025. 120 pages, 13 €.

Ce choix de poèmes par Esther Tellermann défend une poésie qui n’a rien de routinière ou d’arbitrairement « imageante ». Et ce livre impressionne par sa rigueur et sa richesse gnomique. Sa force parle au plus profond au sein même d’un onirisme doux. La poétesse ne se refuse pas aux éruptions de l’affect mais ne s’y limite pas. Existe  une distorsion capitale : l'œuvre s'arrache à une forme d'émotion

Diverses organisations se relayent et s'opposent au sein de ce livre.  Des séries de variations  et d’adjonctions dérangent les  repères cérébraux. La forme est intériorisée au moment même où elle gicle de manière "physique". Elle  dément l'ordre des choses mais aussi le chaos, l'organise pour lui donner un sens. En résumé , Esther Tellermann sait que le monde ne s’adapte pas au poème pas plus que ce dernier se laisse couler dans les choses  vues. La créatrice ne cherche jamais à rassurer par une simple harmonie. Son esthétique et éthique répand une poétique habitée inédite. Et une telle créatrice métamorphose tout ce qu’elle saisit.

∗∗∗

Annie Dana et la force qui va

Annie Dana  est de celles qui tirent les rideaux mais non les grossières ficelles.  Son monde se réconforte dans une étrangeté qui le sépare de celui qu’on nomme vraisemblable ou réalité. Elle gratte les données, revient  vers l’enfance où « innocence et cruauté sont inséparables » mais nous rappellent «qu’il faut grandir / Dans la violence écarlate / Pour savoir enfin renoncer ». 

Une telle poétesse fondée sur son expérience et sa quête initiatique affronte des falaises, lancent ses échos mais sans qu’elles ou ils  débaroulent sur elle.  De l’existence, Annie Dana déplie des raisons : en véritable poétesse dont le sens ne tourne jamais tel un moulin et pour rien.  

A sa manière Annie elle  ne redoute pas le tonnerre. Elle ouvre son univers sans se préoccuper du reste. Il faut y entrer non sur la pointe des pieds pour ne rien déranger.  En conséquence un tel travail poétique réveille non les morts mais les vivants. Elle se donne du courage mais aussi aux astres sans forcément dégrafer son corsage.

Sa silhouette peut traversent en robe légère l’été avant que tout sombre dans la grisaille sous un dédale nocturne où certains corps sont meurtris. Mais nul n’en saura plus. Reste la source du premier vertige.  Seule l’eau en connait les secrets. Les enfants étaient ce qu’ils étaient mais ont-ils  déjà  tout vu, tout entendu, tout subi maintenant ? Et est-il terminé de tous les contes de fées ? 

Comment savoir désormais qui est qui ? Qui voit ?  Qui est là ? Où sont les autres ?  Un diable a fait l’affaire peut-être. Mais la créatrice s’en soucie. Et ses mots le démasquent. Elle déplie encore son secret par déboîtement mais pas de sornettes. 

Annie Dana, Tremblement des jours, coll. Ficelle & Plis Urgents, Editions Vincent Rougier, 2025, 48 p., 13 €.

Existe là un monde tellurique. Les ombres rebondissent. On croît pouvoir leur donner des ordres.  Mais si les fantômes ne changent pas une telle femme se prend en main,  elle aise au besoin les autres pour leur indiquer où aller.

Une telle poésie insurgée habite non seulement le monde mais le cosmos. Si l’angoisse nourrit sa douve, la semence du ciel devient une haie vive. Parfois une poupée y  joue. Le doigt d'une fée y décrit son cercle.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Gérard Leyzieux, Tout en tremble

Le livre s’ouvre avec ce premier mot : TOUT. Que j’ai tendance à considérer comme un mot valise pour l’ensemble du poème, lequel nous décrirait une ouverture vers la liberté de s’inventer.

Car le poème entier est une manière de dialogue intérieur à nous adressé, où il s’agit de tracer les chemins de notre vie, comme de reconnaitre ceux que l’on a déjà empruntés.

Tu es dépositaire de tout l’univers
Il suffit d’entrer en toi pour l’explorer
Voyage silencieux
                      voyage lent au-delà des cieux
                                 En deçà de la terre
                                         par-delà ton apparence

 Gérard Leyzieux, Tout en tremble, éd. Tarmac, 2024, 130 pages, 18 €.

Le poème nous inviterait donc à découvrir notre vérité, en ce sens il est écrit sous le signe de Sophia, il est philosophique. Ce qui est plutôt rare par les temps qui courent, et même galopent à l’aveugle…

On pense aux philosophes antiques chez qui la question-clé était de vivre, et comment. Avec les risques que comportent de partir à la découverte à partir de rien, une fois détruites les habituelles certitudes. Au risque de

Te perdre en tes explications incompréhensibles
Te noyer en ce flot d’illusions insaisissables

Je disais un dialogue, c’est aussi un journal de voyage intérieur où le poète, car c’en est un, rencontre désarmé, à nu, la part obscure de lui-même :

Dessous sans dessus vers l’envers des sens
Le dessus finit par s’abattre et tu reprends le dessous
Que te fait-il, que te fais-tu non plus ?

Ce voyage intérieur ne peut s’opérer qu’en s’immergeant dans le monde, sensuellement. Le poète, dit-il, s’abîme « en la pérennité des émotions de l’être ». Rien d’aride dans cette écriture, comme pourrait le laisser entendre le mot de philosophie. S’il s’agit de chercher une sagesse, ce serait par l’ouverture de tous les sens à ce qui vient de la terre et du ciel, toujours inattendu :

Un nouveau paysage se dévoile
Un nouveau décor s’écrit
Un nouveau, un différent, un autre, un mutant

Le livre se termine par une série de manières de haïkus qui lui donnent son titre, presque : « tremblement ».  Il n’y a pas que la terre pour trembler, l’être aussi ; délicieusement.

Chaque nouveau pas porte son lot d’aventures
Fragile équilibre de soupirs
Et regard empli d’absences
Suspendu à la réponse du monde environnant

Suite à Impression vide devant en 2022 et Passage en 2023, Tout en tremble est le troisième titre de Gérard Leyzieux publié aux éditions Tarmac, soit cent trente pages en format à l’italienne, sur un beau papier vergé. On en salue l’originalité !

 

Présentation de l’auteur




Philippe Tancelin, Ces mots sans chair

Déplacement...déplacement...déplacement… !
L'expérience tragique de la première et la seconde Guerre mondiales semble bien ne pas avoir fait leçon de sorte que l’on continue à ne pas mesurer la signification profonde et réelle de ce qu’implique humainement le terme « déplacement ». Il atténue jusqu’à leur banalisation les actes d’expulsion, d’expatriation, de déportation objectivement contraintes et forcées du peuple Gazaoui, comme nous assistons depuis des mois à la normalisation du meurtre de dizaines de milliers de civils dont femmes et enfants, sur la terre de leur patrie.

La 4e Convention de Genève de 1949, (article 49), pose les interdictions qui limitent tout déplacement contraint. Elle précise que « les transferts forcés en masse ou encore individuels ainsi que les déportations de personnes protégées, hors du territoire occupé, dans le territoire de la puissance occupante ou dans celui de tout autre État occupé ou non, sont interdits quel qu'en soit le motif... »

Aujourd’hui, glissant au plan mondial de la référence au droit, à celle des  rapports de forces, la situation d'occupation meurtrière de Gaza et le projet d’expatriation des Gazaouis vers l'hypothétique Égypte ou quelque autre refuge, voudraient apparaître comme une simple modalité de règlement de conflit.

Les femmes, les enfants, les hommes de tout un peuple ont encore le droit (internationalement reconnu) d'exiger qu'on entende leur voix, leur cri articulant clairement qu'ils ne sont pas des choses, de vulgaires objets qu'on déplace, dont on se débarrasse selon le bon vouloir des acteurs du remplacement, opéré par une occupation illégale autant que illégitime.

Quel est donc ce monde prétendument libre et qui n'a retenu des déportations génocidaires du passé que des conventions, des principes, qu’il laisse à sa libre transgression. De quoi les mots sont-ils faits ? Que véhicule le langage ? De quelle perte souffre ce jour le vocabulaire des Hommes, sinon du sens de la chair qu’il n’habite plus jusqu’à se poser la question : a-t-il seulement jamais laissé la chair l’habiter ?

Plus encore qu’un exil forcé, le « déplacement » massif, contraint par la force militaire écrasante de l’occupant colonial,  renvoie à un  impérialisme et ses diktats qui en la circonstance précise, bénéficient du sourd consensus d’une part criminelle de la communauté internationale.

Déplacement…déplacement… doit être entendu dans toute l'acception de ce terme c'est-à-dire, d'arrachement à la terre, à la patrie, à la mémoire des ancêtres et oblitère toute perspective d’un retour  des Palestiniens à Gaza. (sauf renversement des rapports de force internationaux).

Qu'advient-il du sujet humain une fois qu’il est arraché à tout ce qui l’a édifié comme personne singulière dans et avec sa communauté d'origine ?

Que  devra-t-il souffrir dans sa chair pour se reconstruire avec ses congénères, lorsque de sa terre, de sa patrie qui sont culturellement son métier à tisser les relations humaines, il est dépossédé ?

Quel devenir quand les cinq sens de tout Homme sont soudain privés, séparés du jardin qui les a cultivés, et que les morts enterrés dans ce jardin du pays d’origine, sont eux-mêmes effacés par la cruauté de l'occupant ?

Vieux-nouveau monde : de quelle amnésie l'envahisseur s’est-il frappé lui-même, jusqu’à nier en l'autre ce qu'on a jadis nié en lui d'appartenance à une humanité sensible et son verbe : ce verbe qui de toute histoire de civilisation, ne saurait être dissocié de la chair qu'il imprègne autant qu'elle l’abrite pour construire langage entre les hommes ?

Jour comme nuit
l’histoire met à la gorge du palestinien
un collier de serrage bigarré
Soir et Matin  la sagesse de l’oiseau chante
à chacun chacune le pays de sa naissance
jusque parmi les astres

Quand le colon met entre les yeux de sa victime
l'occupation de l'horizon
Lorsqu’il veut que son prochain soit disparu de sa vue
Il lui faut faire savoir qu'il ne pourra dérober
ni effacer la mémoire des enfants de la terre
qu’il ne parviendra jamais à anéantir la clarté de la source
ni à posséder la chaleur d'un rayon de soleil
ni à dissuader un carré de ciel bleu
de réchauffer toujours le pourchassé

Toutes choses sont liées
Les cendres en lesquelles l'occupant veut réduire la terre
sont celles de toutes et tous mêlés à travers les temps

Sans la mémoire des uns comme des autres
ces cendres inséparables ne peuvent que mourir de solitude 

L'humus charrie les souvenirs des Palestiniens
il féconde l'herbe sauvage qui lève entre les pierres
sur la route de décennies de non reconnaissance

Puisse un jour le pourchassé
respirer dans les fleurs du jasmin
l’ivresse d’un matin libéré

Sache un jour l'oiseau
voir dans les yeux de l'arbre abattu
l'ombre de son vol préservé

Entende un jour chacun
crier les mots d'amour qui ne se perdent pas
goûter le calme du baume
enveloppant le rêve qui n'a pas fui

Cherchons le visage d'antan éclairer demain
Entendons l'appel montant des puits de l’abandon
Regardons par des yeux de voyants
Touchons par des doigts de chair
Réalisons que ce qui devrait être dit
sera scellé
que ce qui voudrait être tu
sera proclamé

Toute conscience historique détourne la censure du temps
Entre les pages d’énigmes elle pressent la saison de printemps
que dresse son verbe  dans la traversée de l’infini à la chair
tandis que la parole dessine la porte qui ouvre
sur le site du sens
d’un radical surgir

Présentation de l’auteur




Le Grand Prix SGDL de Poésie attribué à Sophie LOIZEAU pour L’Île du renard polaire de To Kirsikka

Sophie Loizeau est la lauréate 2025 du Grand Prix SGDL de Poésie. Son œuvre, constituée d’une quinzaine de livres, est marquée par la présence de la nature et des animaux qu’elle défend. Une nature qui fraye avec le fantastique et le mythologique, avec le désir et la sexualité.

Une puissante liberté de ton et d’invention caractérise l’œuvre de Sophie Loizeau, tournée vers la vie de la psyché en même temps qu’enchantée par la présence de la nature et des animaux. Elle s’essaie ici à traduire To Kirsikka, poète, grande femelle misanthrope et sauvage. D’Helsinki parvint à l’autrice ce manuscrit autographe récupéré in extremis dans les cartons d’un vide-grenier. Elle fut tout de suite séduite par ces paysages, îles, jardins, parcs, lacs, mer, étangs, forêts et apparitions, par tout ce légendaire qui faisait écho à son propre légendaire mais comme déplacé, et durci par une vie d’errance. Squatteuse de cabanes dans la forêt, seule habitante d’une île en mer Baltique, confrontée à la violence du monde et contrainte à la marginalisation pour survivre, qui mieux que To aurait pu porter ces poèmes du déracinement ?

La soirée de remise de Prix se tiendra le 14 juin, pendant le festival SGDL "Espèces d'auteurs", à l'Hôtel de Massa, à 18h.




Goncourt de la Poésie Robert Sabatier attribué à James Sacré

Institué en 1985 grâce au legs d'Adrien Bertrand (prix Goncourt 1914), ce prix est décerné à un poète pour l'ensemble de son oeuvre et non pour un recueil en particulier comme c'est le cas pour les autres prix de l'Académie. En 2012, il prend le nom de prix Goncourt de la poésie Robert Sabatier en hommage à l'Académicien récemment décédé, écrivain et poète, auteur d'une Histoire de la poésie en 9 volumes qui fait autorité.

le Goncourt de la Poésie a couronné James Sacré pour l’ensemble de son œuvre, longue et riche. Le poète né en Vendée en 1939 a commencé à publier en 1966. Les paysages de son enfance, la ferme de ses parents, le jardin, le village sont au cœur de son inspiration.




Valérie Rouzeau, La Petite dame

Avec ses deux dédicaces, sa petite préface et les quelques notes qui suivent cette longue suite de poèmes, déjà on pénètre dans l’énergie qui propulse toute l’œuvre de Valéry Rouzeau : une générosité, une bonté, une gratitude qui vont dans tous les sens, et ceci malgré fatigue, perte, anxiété, doute.

Il s’agit d’une force résiduelle, résolue et déterminante qui excède tous les critères strictement esthétiques comme tous les jugements ou théories socio-politiques ou philosophiques. Si elle peut parler d’un ‘esprit d’enfance’ où puiser, se régénérer, si elle rêve d’un ‘roman en vers’ à la Queneau, mais, ajoute-t-elle, ‘façon puzzle’ (12) et si elle parle d’une dette au ‘nonsense’ de Lear et Carroll et d’autres encore (12), ce serait, me semble-t-il, et toujours, la force de ‘l’amour et [d’un] humour’ (12) portant la signature très particulière de Rouzeau qui dominerait, et ceci sans présomption, sans dérision, sans ce soubassement de haute mais prétentieuse ambition littéraire qui peut pervertir, miner l’essentiel d’une vie humaine. Partout, une espèce de minimum suffit pour parer les insuffisances de nos catégorisations, nos scisssions, nos mathématisations. Partout un refus de tout chronologiser, situer historiquement. Une petite trace anecdotique ou fantaisie remplace le grand événement, en assume la pertinence, fait basculer nos façons de mesurer, juger le poids des choses qui sont, des instants qui constituent une existence. La forme poétique ne choisit pas non plus le grandiose, la fioriture, l’effet visuel, se contentant d’inversions, de petits liens qui étonnent, de sautillements, de délicats jonglages, de compactages, de brefs rassemblements de quelques flashes, quelques éclats d’esprit qui exigent qu’on prenne garde au ‘vide / Entre le quai et le marchepied please mind the gap’ – celui qui surgit entre signe A et signe B.

 Valérie Rouzeau. La Petite dame, La Table Ronde, 2025. 101 pages. 15 euros.

Le poème rouzaldien s’inspire spontanément de presque n’importe quoi, des banalités du quotidien, banalités qui inexistent, bien sûr, des instants-phénomènes qui ne font qu’attendre un geste, une geste, puisant dans ce qui s’oublie si  facilement : le fonctionnement d’un esprit prêt à jongler, jouer, avec tout ce qui reste finalement tout à fait extraordinaire au sein des choses et des mots. Un poème : ‘La petite dame voit régulièrement / Une infirmière psychiatrique / La moindre panne de courant / Et elle pense mettre fin à ses nuits / La petite dame est sans appui’ (31). S’entretissent souplement une touchante vulnérabilité, une touche de dépréciation de soi ou serait-ce un besoin de dire vrai, d’avouer l’inavouable, le génie des compressions (électricité et nervosité, suicide et cécité sans canne) et d’un scénario qui se dédouble, tout comme Valérie devenue dans le miroir déformant-réformant des mots la ‘petite dame’.

Charme et naturel qui brillent et ce qui peut parfois les sous-tendre, un subtil récit plutôt grisâtre, refoulé mais perçant. Un autre poème, si splendidement jaillie de l’enchevêtrement de quelques syllabes spontanément recombinées : ‘Après l’hiver persévérance / La fleur perce et révérence’ (37). Inutile ici de souligner la grâce et l’enchantement de cette performance digne de l’avant-scène de la Comédie Française. Et un troisième : ‘Elle tremblait en plein cauchemar / Endettée jusqu’’aux oreilles / Coupable en tranches comme une brioche / Un jambon un ananas une vie / Tout au fond de son lit / Quelle chance d’avoir un lit / Rondelles et rondeaux ridelles et rideaux / Voleuse de pataquès de cheminots ? Quand elle se réveilla sur la bonne voie / Alors un jour nouveau démarra’ (38). Changement de ton ici et pourtant d’incessants jeux de mots jonchant partout la scène du poème qui flotte librement sur son erre, jonglant entre rêve et réalité, auto-accusation enjouée de vol-fraude-contrefaçon, tissant finement tous les glissements entre les éléments-termes spontanément surgissant du récit, le poème corrigeant d’un dernier rebondissement dans le réel tout malentendu concevable quant à ce qu’il aurait pu offrir de strictement non-poétique, non-inventif, non-souriant.

 Se déroulant ainsi ‘de distraction en distraction’ (40), comme écrit Rouzeau, son poème persistera toujours à rester joueur, quoique parfois ‘triste au point d’éclater de rire’ (77); et là on voit clairement cet instinct qui ne cesse de pousser le poème à déplacer son centre, de bouger, tournoyer, sans chercher à accumuler les éléments d’un argument, d’une intensité ou focus lyrique, affectif même. Plutôt le poème s’accomplit au moyen d’une petite ou grande multiplication ou foisonnement des plis de l’esprit et du cœur, de leur clignotement, leur scintillation. On a l’impression non pas d’une orchestration raisonnée mais d’un crépitement spontané, intuitif dégageant des étincelles de couleurs différentes, de petites beautés jetables, throw-away, mues par une certaine désinvolture, une simple légèreté, une aisance ou sans-façon. Que ne démentiraient nullement les quelques touches plus sobres, latentes, souvent presque effacées par l’insistance ludique, la magnanimité, l’affabilité qui restent essentielles à la vision distinctive de ce poïein : réenchantement, réimagination de son faire, repoétisation de ‘l’ordinaire’, ce partage qui s’avère un être-avec et -parmi, une amitié qui veut ‘prendre des choses [non pas de travers mais] de trouvère’ (51). À titre d’exemple, ‘l’accident de vélo à huit neuf ans avec son frère cadet / Ça c’est du pour jamais du pur toujours’ (54). Une poésie qui embrasse, donne des bises, sororale et fraternelle, ‘ram[ant / …] ne sa[chant] quand ni pélican / Ni comment ni cormoran / […] / Joyeuserie drôlerie’ (52) On ne demande pas mieux.

Présentation de l’auteur




Jean-Paul Gavard-Perret, Peau d’Anne

Un certain « nous » existe en ce « je-tu ». Il soulève du au féminin au masculin l'histoire du labyrinthe de deux êtres. S'y perdre est à la fois un plaisir et une angoisse et accepter le risque dans la proximité troublante de nos mots juste au-dessus d’une ligne de flottaison. Avançons à tâtons, surnageons. Je deviens le berger de ton cosmos et souffle dans la corne d'ivoire et ta clochette rose blanches pour titiller tes nuits. Et quand je prends mon bain avec toi tu brilles en pépite dans l'eau bleue, en feu blanc d'étoile.  Tu n »as plus peur de notre parcours labyrinthique. 

Nous y sommes engagés ?  Sois Ariane et moi Thésée. Il faut avancer car nous allons vers le mystère. D’abord j’ai imaginé avec ce que j’ose t’enlever. J’hiberne loin de ta robe et de ton chemisier.  Tu es comme dans un hôtel couchée dans toutes les chambres et tu possèdes le sens de la connivence jusqu’au moment où le jour se lève. Nos moiteurs remuent dans nos moussons du cœur. Que l'urgence nous dépêche afin que nous voulions la lenteur. 

Tu n'es pas là. Tu es toujours là. J'ai voyagé avec toi. Loin de toi. Sache que les heures opalines ne parlent qu'aux oiseaux de tes lagunes. Je rejoins ton royaume retranché dans quelques creux de sable et de rochers. Tu es Calypso nymphe et reine d'Ogygie. Tout 'amour tu le tiens dans tes rets. Et tu tires le présent le passé. Et lorsque les arbres cherchent leur ombre, tu ouvres l’espoir de nous rencontrer. Attends de mes mots ce qu’ils ignorent de ton énigme. Mais je m’y engouffre et ne garde plus le silence. Va désormais jusque-là où tu te retenais d'aller. Nos secrets font des jardins d’Eden. Sa houle porte jusqu’à ton écume ? 

Qu’est-ce qui a commencé ? Quand as-tu commencé ? L’un est prisonnier aveugle, l’autre, mains liées dans le dos. Mais tu es à nouveau plus libre que la mer.  Imagine la carte du ciel avec dans la tête des oies sauvages. Plus proche de toi ma pensée te touche. Elle est douce, émerge de la nuit. Le dedans est dehors. Le dehors est dedans.

Photo de Robert Mappelthorpe.

Présentation de l’auteur




Louis Bertholom, Anatomie du cri et autres poèmes

Explosion de l’âme, souffle qui perce
une voie sonore dans l’espace

Pensée exaltée, prolongement du mot
qui s’épanche avec furie
se fracasse sur un mur impalpable
au spectre de l’écho

De sa source, le jet phonique
comme une lame projetée
scarifie le silence

Crier avec ou sans message
telle une déchirure invisible
dans l’air alors que le tonnerre d’acier
crayonne son parcours dans le ciel

Le cri peut être muet
au creux d’un regard
une souffrance pudique
qui suggère l’empathie

Joie, douleur,  communication
chant, folie, démence
le cri est langage originel
au confluant des espèces

Crions, à nous extirper de la torpeur
avant le grand effacement

Quimper, le 13 février 2025

 

Au feu

Beau désastre
dans la majesté des flammes
puissance de  l’irrémédiable
langues jaunes
qui lapent l’air
narguant le ciel

La plainte des combustions
s’éreinte au fil
de la digestion calorifère

Feu, entité conquérante
dont la fumée
est la victoire émanée

Il contient
peine, joie, survie
sournoiserie et maléfice

Apprivoisé, il miaule
s’en rit dans le triomphe
pleure sous la pluie
dans la braise il rumine

Le feu est la lumière
de nos ténèbres

Nous sommes tous
des feux potentiels
qui flambent, s’éteignent
au gré de nos humeurs

Quimper, le 13 février 2025

Écrire à Trois-Rivières

Écrire
dans la sérénité des tombes
avoisinantes
alors que l’ampoule
tutoie les œuvres sombres
soleil des boiseries
du plancher qui parle
au Christ solitaire
aperçu de la fenêtre quadrillée
par les escaliers de fer
qui grimpent comme les arbres
vers d’improbables destins

Qui suis-je ici
penché sur la table à tiroirs
à trifouiller mon esprit
près d’un animal figé dans un ultime cri ?

La prose trifluviale
me le dira peut-être…

Trois-Rivières (Québec), le 6 octobre 2024 à l’occasion d’un atelier d’écriture animé par Maryse Baribeau, dans le musée des Ursulines, au sein  du 40è Festival International de la Poésie de Trois-Rivières.

Les regrets

Pareils à des bijoux désuets
Qu’on ne peut  jeter
Qu’on n’ose plus porter
Ils gisent dans les tiroirs de l’âme

On ne s’en débarrasse jamais
Les remords nous font face
Comme reflet dans le miroir
Ainsi sont les regrets

Ils se sont assombris
Dans la langueur des jours
En nous poursuivant
Comme des ombres

On aura beau fuir le temps
Appuyer sur l’accélérateur
Aller au bout du monde
Ils s’obstinent,  les regrets

Les sentiments fanés
De la lente mélancolie
Rêvent de leurs éclats
En nous pinçant le cœur

Ils ne lâcheront rien
Qui ne soient les instants
Où la solitude nous ronge
Pour s’immiscer, les regrets

Quimper, le 2 novembre 2023

L’abomination contemporaine
À Sylvain Tesson

Trottinette turbo
tranche l’air sans effort
pour dépasser
l’ombre du temps.

Cœur au repos,
esprit désincarné,
stupidité
de la propulsion assistée.

Abêtissement du mouvement,
soumission de l’espace publique
à la vitesse au détriment
de la nonchalance.

Cheveux au vent, ahuri
sur mécanique nucléique
dont on ne saura
un jour que faire.

Assistance électrique
de l’individu connecté
aux musiques compressées,
sourd aux chants d’oiseaux.

Mouton assujetti
aux startupers
préempte pistes et chemins
dans sa bulle filante.

Kerler à Fouesnant, le 17 août 2023, entre 21h et 23h, après avoir entendu sur Facebook une réaction de Sylvain Tesson au sujet des trottinettes électriques.

Présentation de l’auteur