Roisin Tierney, Tiger Moth

Dans les digitales qui déclinent, là où reposent Blake et Banyan
ta queue dressée : point d’exclamation !

La poésie de Roisin Tierney est une poésie du scalpel, de la pince, de l’épingle, de la loupe : un outil d’entomologiste, de lépidoptériste, de médecin légiste, voire de chiropracteur (« gommant délicatement une ecchymose ») voire d’écologiste.

On ne s’étonnera guère que son deuxième recueil s’intitule Tiger Moth, L’Écaille martre – alias, la ci-devant chenille « bourrue » ou « hérissonne ». Deux qualificatifs que l’on pourrait appliquer à la prosodie de la poète irlandaise. « Incisive » en serait un troisième : par simple association et juxtaposition soit concordantes soit antithétiques. Une greffe (médicale ou végétale), une entaille dont naissent la vie et ses beautés.

De l’encornet à un père défunt, d’un bocal de bébés taupes baignant dans le chloroforme à une sœur malade, d’une araignée crabe à un paysage orageux ou léthargique, la voix chirurgicale de ce recueil a l’art du détail dérangeant qui relie l’humain à l’animal, l’os de l’un aux mandibules de l’autre, liés par un sort commun, souvent la mort.

 

the Thuck, Thuck of a machine gun’s staccato,
lewd wolf-whistles, sarcastic in their tone,
in their exaggerated rise and fall :
Phwwwwwhhht-Phwooooooh !
An invisible local lothario
Suddenly lounging around every corner.

Le tfhuck, tfhuck du staccato d’une mitrailleuse,
sifflements salaces, intonations sarcastiques
aux modulations excessives :
Phwwwwwhhht-Phwooooooh !
Invisible Don Juan du cru
brusquement embusqué dans tous les coins

Roisin Tierney, Tiger moth, Turas Press, Dublin, 2022.

Les vers de Tierney me ramènent à une autre forme de harcèlement : aux tapotements de ma spécialiste du sommeil, dont les faux ongles tapent furieusement sur les touches de son clavier lorsqu’elle enregistre froidement le total de mes insomnies depuis notre dernier rendez-vous.

La poète devient à la fois un double de ma médecin du sommeil et, siffleuse moqueuse, du perroquet jacot (ci-dessus) de son poème Nemesis, beau parleur insupportable car miroir des humains. Friande de mots bien choisis et subtilement agencés, Tierney me touche au vif, m’applique le respirateur sur le nez, me force à la fois à plonger dans un coma nocturne et à m’éveiller à la pleine conscience de mon corps en danger.  Double contrainte insistant sur le lien ténu que le corps tisse entre nous, la vie et le règne animal, sur lequel nous jetons volontiers une couverture comme sur la cage d’un gris du Gabon pour lui rabaisser le caquet.

L’espace et le temps flottent au fil des cinquante poèmes réunis avec minutie, rythme et symétrie dans le recueil Tiger Moth : entre un jardin [londonien] avec poulailler, le cosmos avec ses dieux, des ambiances méditerranéennes et une Irlande devenue pays du souvenir et de l’enfance.

La poète ex-petite rejetonne humaine de Low Babies, est tel un oisillon, est un oisillon :

 

Our arms held out so we could flap along
and be the little birdies as we sang ;

Bras écartés afin de battre des ailes
Et être pour de vrai des cuicuis en chantant 

 

L’institutrice dublinoise de jadis exhibe une jacinthe en pot :

 

I see that blueness still -
and how she said that we were just like that,
waiting to come fully into bloom ;

Je vois encore ce bleu
et l’entends dire que nous étions de même
dans l’attente d’éclore ;

Toutefois, éclose, la poète est moins fleur qu’insecte – un insecte iridescent, il va sans dire :

 

Insect Reverie

If I am not entirely glad to contemplate
his gown embellished with wing-casings
of the iridescent jewel beetle –
thousands of tiny body parts sewn on
to the delicate cream muslin
of a Victorian evening dress –
their nacreous lustre and opaline sheen
setting the whole ensemble a-shimmer
in the carefully lit display case
at the museum – so many deaths ! –
neither can I say I never hanker
after my own insect-gown, or beetle dress,
to put to shame the rufous, dull, sere
attire of my rivals as I enter a room,
sundry candles lit up in the green glimmer,
a chitinous bristle and crunch as I dance,
the whiskery feel of my antennae
tenderly stroking your face,
mandibles firmly holding your chin,
carapace pressing in
against your soft underbelly,
our elegant waltz and eventual
clackety beetle-fuck,
our leavings (may I say our ?)
a glister of eggs on the rug,
my exit swift, through an open window,
a dark scarab aiming
for the moon.

Rêvasserie entomique

Si d’un côté il ne me plaît guère de contempler
le fourreau tout orné d’élytres
de l’adamantin bupestre iridescent–
myriades d’organes infimes cousus sur
la subtile mousseline ivoire
d’une robe de soirée victorienne –
sa nitescence nacrée et son vernis opalin
insufflant un chatoiement de moire
à la vitrine du musée éclairée
avec art – tant de morts ! – ,
de l’autre, je ne dirais pas que je ne songe jamais
que ma robe entomique atomique
puisse à mon entrée dans une pièce
éclipser les ternes tenues marron, parchemineuses de mes rivales
à la lueur verdâtre de bougies,
frisson crissant chitineux quand je danse,
antennes bacchantes
caressant avec tendresse ton visage,
mandibules agrippant avec poigne ton menton,
carapace écrasant
ton mol bas-ventre,
notre valse classe, et ultérieure
baise hannetone ânonnante,
notre lie (osé-je « notre » ?)
brillance d’oeufs sur le tapis,
et mon envol précipité, par une fenêtre ouverte,
scarabée sombre visant
la lune.

 

La voix de ce recueil, quoique sans emphase militante – elle se permet même des pointes d’humour – est du côté des broutilles, vétilles, béatilles de celleux que notre civilisation naturicide animalicide écrase du talon sans s’en soucier, voire même s’en apercevoir.

Tierney scrute assez ces délaissés, ces restes, ces choses insignifiantes pour écrire comme on épingle des coléoptères ou enfile les perles d’un collier, qui, en fin de compte, forment collection, compilation de poésie empathique (Death of a Hen sur feue une poule qui aimait à prendre des bains de soleil) ou cruelle, selon (Jar of Brown Moles – sur des taupes de laboratoire en saumure).

Tiger Moth est le titre du superbe poème tout en distiques qui donne son nom au recueil. En toute homogénéité celui-ci présente un univers composé à la fois des petits riens dont sont faits les moments de rien qui forment la vie, et de la mort, moment du tout. Plus un brin d’étrangeté qui concourt à sa saveur, red gold in flight, or rouge en vol, a tigerish zigzag of cream and brown stripes when at rest, zigzag tigré crème et brun au repos. With that tendency to meddle in the dark arts. Avec un penchant pour se mêler d’arts occultes. Am I a woman dreaming of a moth, or rather… Suis-je une femme qui rêve d’une phalène ou bien…

Autre rêvasserie réalité kaléidoscopique :  

 

Special Egg Jelly Sky

It has been hot today and we, seeking shade,
creep along the edges of a Spanish city
under the orange trees, the false plantains,
keeping mostly to their dappled cover,
or diving into the damp oases of the bars.
We fan ourselves, secret most profusely,
knock back the cooling beers, the icy finos. 
 
As we crawl we watch it follow us :
a zingy little smidgeon of a fly,
through streets and bars, into restaurants,
our midget familiar, minute memento mori,
(on Mother’s life I swear it’s always the same fly).

If it weren’t so hot we’d make metaphor of it-
tiny harbinger of sickness, death –
or even a wise allusion to the great Machado
(his poetic fly rubbing its filthy paws…)…/…

Lard à l’œuf du Ciel spécial

La journée a été chaude, cherchant l’ombre,
nous rasons les marges d’une ville espagnole
sous les orangers, les faux platanes,
cantonnés à leur asile pommelé,
ou plongeons dans les oasis moites des bars.
Nous nous éventons, secrétons à foison,
sifflons des bières fraîches, des finos glacés. 


Clopinant, nous l’observons qui nous suit:
cette vive et menue lichette de mouche,
de rue en bar, de bar en cantine,
notre naine familière et infime memento mori
(sur la tête de ma mère, je jure que c’est toujours la même).

Si ce n’était la torpeur, nous la ferions métaphore
insignifiant héraut de maux et de mort –
voire allusion au grand Machado
(sa mosca poétique qui frotte ses sales pattes…)

 

Evocation, en passant, de la mort à travers la mouche, lors d’une simple promenade quoique alourdie par un soleil de plomb  – et à Machado [Antonio, 1875-1939, poète rêveur et terrien, traducteur, professeur de français, républicain, mort et enterré à Collioure].

Ailleurs, allusion au père de la littérature anglaise, Chaucer dans un poème plutôt dévolu, en dépit de sa chute, à Sylvia Plath et même plus exactement aux vaches que dessinait à une époque la poète battue, égérie suicidaire du féminisme.

 

When I think of Sylvia Plath
declaiming Chaucer to the cows,
how they crowded round her, rapt
their blue-black eyes reflecting sky and field
and her pale figure straddling a gate

Lorsque je songe à Sylvia Plath
déclamant Chaucer pour les vaches,
qui venaient l’entourer, captivées,
yeux noir bleuté reflétant ciel et prés,
sa pâle silhouette enfourchant un portail…/…)

Ailleurs, les figures de référence sont l’astronome Kepler ou Maria Sklodowska, alias Marie Curie l’irradiée.

 

…/… But it is too hot for that, too late.
The creature swivels, brattles its tiny wings,
settles on the laminated menu
beside the flyspecks and a bad translation
of a locally renowed dessert.

They wheel it out, proudly set it down :
a heap of custardy clabber, all glop
and tremble, slithering on its plate. Thanks,
we say. We’ll have some of that.

Mais il fait bien trop chaud, et il est trop tard.
La bestiole pivote, frictionne ses ailes miniatures
et atterrit sur le menu plastifié
près de chiures de congénères et de la mauvaise traduction
d’un dessert renommé dans les parages.

Apporté sur le chariot, posé avec fierté sur la table :
flanc moelleux au lait caillé
tremblotant, glissant sur son assiette. Merci,
acquiesçons-nous. Nous en prendrons, oui.

 

Exit la mouche, entre le tocino de cielo.

Le ciel, justement. Le firmament. Le cosmos. The Planets, Wind instruments in a windy city, instruments à vent dans une cité venteuse. De l’infiniment petit à l’infiniment grand en passant par des lieux mi-figue mi-raisin talés par l’incurie des âpres-au-gain, des lieux méditerranéens auxquels Tierney parvient via un glissement Irlande-Espagne, In Galway in Spain, ou un arc-en-ciel Arco Iris.

Fiesta, Jovencitos, l’Espagne imprègne tant la poésie de l’Irlandaise que l’antépénultième poème de son recueil est un Adios Padre en honneur au père défunt, vêtu de son meilleur tweed. « Et puis il y eut la grêle,/ et puis il y eut le grésil,/ et puis tu ne fus plus.» 

Ces planètes que le père a rejointes n’apparaissent qu’à la fin du poème The Planets comme la chute d’une blague (elle est comme un leitmotiv chez Tierney, la chute révélatrice in extremis). Tout le poème aura longtemps tenu le lecteur en haleine, en compagnie de l’amiral Blas de Lezo à la jambe de bois, dont la rapière pointe vers les étoiles contre tous ceux qui menacent les ports espagnols, de Francisco Bernier qui interprète un soir à Cadix Songs of the Americas, et d’une ribambelle de bustes de généraux et diplomates conquérants ou indépendantistes, le regard rivé sur la ligne bleue du Chili, l’Argentine, Cuba, Puerto Rico et l’Equateur…

 

                                                                    Out there in space,
The gods are in their stations. Venus, Mars…

                                                                       Là-bas dans l’éther,
Les dieux sont à leur poste. Vénus, Mars…

 

Mais peut-être la véritable figure tutélaire de ce recueil, la double de la poète, sa  porte-parole est-elle

 

Aphaia, Invisible Goddess
Queen of the elegant vanishing trick
you did it first time in prehistory
and have been doing it ever since :
one moment hotly pursued by that dick
Minos, the next – paff! – you disappear
into the Aegean Sea,
nothing where you had been before
only a spew of foam on the waves…
Lugged back up in a fisherman’s net
onto the island of Aegina,
and what do you do ? Reveal yourself briefly
to the bedazzled islanders –
so bedazzled they build you a beauty,
a temple to rival the Parthenon,
then – poum  ! – once more your sulky shroud
of invisibility descends.
Thereafter, you are glimpsed only fleetingly,
disappearing around bends,
a footprint or two left in the sands.
Though sometimes your body is discerned
in the shape of the mountains, when the light is right :
a woman reclining, head, breast, knees…
Your temple is empty now, your altar bare.
No straggle of bloody feathers or fur,
no votive offerings honor you there.
Aphaia, you are a tease. We joke about you,
over our retsina, our tasty souvlaki :
your elusive nature, both there and not there,
your voice on the breeze, on the air.

Aphaïa, déesse invisible
Reine de l’élégant tour de passe-passe,
une première fois à la préhistoire et
tu n’as jamais cessé depuis :
un instant effrontément baratinée par cette enflure
de Minos, le suivant – paff ! tu disparais
dans la mer Egée,
plus rien là où tu étais
qu’une mousse d’écume sur l’onde…
Remontée dans le filet d’un pêcheur
sur l’île d’Egine,
que fais-tu ? Tu t’exposes brièvement aux yeux
des îliens éblouis –
au point qu’ils érigent une splendeur,
un temple pour rivaliser avec le Parthénon,
et puis  poum !- une fois encore tombe
ton chatouilleux voile d’invisibilité.
Après quoi, on ne t’entraperçoit plus
que fugitivement, entre deux portes,
une ou deux empreintes dans le sable.
Bien que, de temps à autre, on aperçoive ta silhouette
sous la forme de monts, quand la lumière s’y prête,
femme au repos, tête, poitrine, genoux…
Désormais, ton temple est désert, ton autel nu.
Nulle touffe de plumes ou fourrure maculée de sang,
nulle offrande votive ne t’honore plus.
Aphaïa, quelle allumeuse ! Nous plaisantons à ton sujet,
autour d’un verre de retsina, d’un goûteux souvlaki :
ta nature fuyante, à la fois là et pas là,
ta voix portée par la brise, sur les ondes.

 

Tierney a beau de même être insaisissable, elle n’en est pas moins rhétoricienne et termine son recueil en toute sûreté avec Safest [Au plus sûr], encadré par un Right now (à l’instant présent), et un Quiet now (au calme maintenant), tels des serre-livres sentinelles, question de finir en belle symétrie.

Comme elle avait commencé, avec un poème bien cadré, au rythme assuré et serein, basé sur rien que des distiques, avec un ou deux vers isolés. Dont, dernier distique du premier poème du recueil, Wren [Le troglodyte],

 

How short is a wren’s life. Barely two years.

Qu’elle est brève, la vie d’un troglodyte. A peine deux ans.

 

Alors que le dernier vers du dernier poème du recueil, Safest [Au plus sûr] est donc quiet now, au calme maintenant.                                                    

 

So here you have my question, mythmaker:
Have you any news of my father?

 … Et voici ma question, faiseuse de mythes :
Tu as des nouvelles de mon père ?

 

Retour au père défunt. CQFD.

De Roisin Tierney on pourra lire quatre poèmes publiés précédemment sur ce même site, à l’entrée « Róisín Tierney, The Finding et autres poèmes » [Pitchblende, Ataxia, The X‑Ray Reporting Room] – tous quatre figurent désormais dans le recueil Tiger Moth – qu’on vient d’évoquer.

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie Native American : Louis Oliver Little Coon, ou la preuve qu’il n’est jamais trop tard pour commencer

Texte et traductions de Béatrice Machet

Louis Oliver, écrivain et poète amérindien, membre de la nation Creek, est né le 9 avril 1904 à Coweta près de Tulsa, sur ce qui était alors territoire indien, c’est-à-dire le lieu de déportation des nations Indiennes trouvées gênantes par le gouvernement et les colons. Aujourd’hui ce territoire divisé en de nombreuses réserves, est devenu l’état d’Oklahoma.

La mère de Louis Oliver, Hattie Sarty Oliver, était une Creek « full blood » et, par son intermédiaire, il descendait du clan Raccoon. Son père, Frank Oliver, dont le nom Creek est Ho-dul-gul-ni, était du clan Wind. Orphelin très tôt, il a grandi à Okfuskee, dans l'Oklahoma, près de sa rivière bien-aimée Deep Fork River, avec la famille de sa mère, tantôt élevé par une tante et un oncle, tantôt pas ses grands-parents. Le nom de Louis Oliver lui a été donné au hasard par un agent ivre du gouvernement fédéral lorsque sa mère s'est opposée à la répartition de ses terres en parcelles. Ce procédé voulu par le gouvernement aboutissait au dépeçage d’une seule grande réserve en des petits lots privés que des blancs pouvaient racheter, ou dont ils pouvaient hériter en se mariant avec des femmes Indiennes, qui si elles se mariaient avec un blanc, renonçaient à leurs droits et à leur identité indienne.  Or la notion de propriété privée n’existait pas dans les cultures amérindiennes, le territoire était pour tout le monde y compris animaux et plantes, rivières et collines… on ne pouvait pas posséder la terre, c’était inconcevable pour l’esprit Indien. La mère de Louis Oliver a choisi de cacher le nom de son fils, mais Little Coon (« Wotkoce », petit raton laveur) est le nom Creek de Louis Oliver.

 

Plus grand, il a fréquenté le pensionnat d'Euchee jusqu'à la cinquième année. Il termina seul ses études secondaires et obtint son diplôme du Bacone College de Muskogee en 1926. Il déclara qu'au lycée, il a développé une certaine fascination pour les écrivains anglais et américains, dont le poète Muskogee Creek Alexander Posey, et qu’il avait commencé à écrire de la poésie, ce qu’il continuera de faire mais sans penser à publier. Après avoir obtenu son diplôme, il mit cependant de côté toute idée d'écriture sérieuse pendant les cinquante années suivantes et s'y consacra simplement comme passe-temps. Bien que ses parents l’aient encouragé à poursuivre des études, certains membres de sa communauté considéraient qu’aller à l’école des blancs constituait une trahison. On dispose de peu d'informations sur sa vie d'adulte, mais ses écrits ultérieurs laissent entendre qu'il s'est marié, a eu des enfants et a passé quelque temps en Californie et dans le Sud-Ouest pendant la Grande Dépression. La vie d'Oliver a changé au début des années 1980, lorsqu'il a participé à un atelier pour écrivains amérindiens à Tahlequah, en l'Oklahoma. Bien qu'il ne se sente pas à sa place parmi les jeunes-gens, et dans cette assemblée se trouvaient des auteurs émergents qui deviendront importants, comme Joy Harjo (Muscogee), Barney Bush (Shawnee-Cayuga) et Joseph Bruchac (Abenaki), il sentait qu’écrire était important, il voulait se donner une chance de devenir un écrivain sérieux. Au contact des jeunes écrivains amérindiens sus-cités, il a pu mettre en forme des écrits inspirés des histoires des cultures autochtones, ainsi que découvrir et explorer les innovations formelles, pour aller au-delà des formes poétiques occidentales traditionnelles dans lesquelles il avait écrit auparavant et se construire son univers, se faire une voix. Oliver a été présenté dans l’anthologie du groupe, intitulée Echoes of Our Being.

Le poète et éditeur Joseph Bruchac a reconnu le talent d’Oliver et a commencé à défendre son travail, en le partageant avec d’autres éditeurs. Le recueil bilingue d’Oliver, The Horned Snake, a été publié par Cross-Cultural Communications en 1982, et Caught in a Willow Net l’année suivante par Greenfield Review Press. Les livres suivants furent Estiyut Omayat: Creek Writings, publié en édition limitée par Indian University Press en 1985, et Chasers of the Sun: Creek Indian Thoughts (Greenfield Review Press, 1990). Les écrits d’Oliver ont également été publiés dans des revues et magazines, notamment Beloit Poetry Journal, Greenfield Review, Tamaqua, Vintage, Northeast Indian Quarterly et Wooster Review, ainsi que dans plusieurs anthologies. En 1987, une semaine avant son 83e anniversaire, Oliver a reçu le premier prix littéraire Alexander Posey, décerné par le Mvskoke Arts Council. Il a été en même temps impressionné par la quantité d'écrits exposés et a contacté certains des participants. Ses écrits sont parus dans de nombreuses publications telles que la Greenfield Review, Vintage, le Beloit Poetry Journal, le Northeast Indian Quarterly, Mildred, la Wooster Review et d'autres encore. En même temps, deux recueils de ses œuvres, The Horned Snake (1982) et Caught in a Willow Net (1983), que Bruchac a publiés par l'intermédiaire de sa Greenfield Review Press, sont également parus. Un troisième ouvrage, Estiyut Omayat: Creek Writings, a été imprimé en édition limitée en 1985. Son dernier recueil, Chasers of the Sun: Creek Indian Thoughts, contient certains de ses matériaux précédents avec quelques nouveaux textes et a également été publié par Greenfield Review Press en 1990. La poésie d'Oliver a fait l'objet de nombreuses anthologies et a également été traduite en néerlandais. Louis Oliver a reçu le premier Alexander Posey Literary Award en 1987 du Este Mvskoke Arts Council, et la même année a été poète d'honneur à l'Oklahoma Poets Day à l'Université d'Oklahoma. 

Voici un poème de Louis Oliver en langue Creek, exposé à Leiden, ville universitaire néerlandaise située dans le nord de la province de Hollande méridionale, entre Amstersam et La Haye.  

Creek Fable

     The little ones said: Tornados

           are caused by evil spirits

                  yanking the tail off

                       the water turtle

                            and it spins    

 down and

                               round and

                                     round

                                     swiftly

                                to the

                                ear-

                                 th

                                      t

                                       e

                                      r

                                   r

                                     i

                                        f

                                            i

                                              e

                                                   d.

                     Légende Creek

     Les petits disaient : les tornades

                     sont dues aux mauvais esprits  

                                   qui arrachent la queue  

                                         de la tortue d’eau   

                                               et la font tourner    

                                                     sur elle-même

                                                          rapidement    

                                                        tourner    

                                                             et encore   

                                                       tourner

                                                   jusqu’à  

                                                la ter-    

                                            re             

                                          t

                                       e

                                       r

                                         r

                                           i

                                             f

                                                i

                                                  é

                                                      e.

 

By Tubantia - Own work, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4778113

Voici un poème de Louis Oliver que la poète Jennifer Foester, elle aussi Muskogee Creek, a enregistré et qui accompagne un petit film diffusé lors d’un événement intitulé « Songs at the Confluence , Indigenous  Poets On Place » (Chants  à la confluence, les poètes autochtones  au sujet du lieu : https://www.brinkerhoffpoetry.org/poems/the-sharp-breasted-snake). Comme souvent chez les auteurs amérindiens, comme c’est la règle dans ces cultures, la présence du mythe accompagne la vie des membres des communautés Indiennes, comme il éclaire et donne sens aux expériences vécues. Le mythe est aussi voie d’accès à la poésie. C’est une dimension que nos sociétés occidentales ont perdu il y a des siècles, en empruntant la voie du matérialisme. 

 (Hо̄kpē Fuskē)

The Muskogee’s hokpi—
                fuski (Loch Ness
                   Monster)
                       Travelled here
                           by the Camp of
                              The Sac and Fox;
                                  Thru the alluvial
                                     Gombo soil, flailing
                                        Thrashing-up rooting
                                     Giant trees;
                                  Ploughed deep
                               With its sharp breast.
                            Come to rest by
                         Tuskeegi Town, buried 
                      its self in a lake of
                   mud to rest. The
                warriors of Tustanuggi    
             were ordered to shoot
           it with a silver tipped
        arrow. With a great
      roar and upheaval The
    Snake moved on;
  winding by Okmulgee
 To enter (Okta hutchee)
South Canadian River.
 Thus his ploughed
  journey, The Creeks
   called (Hutchee
    Sofkee) Deepfork
     River.
       One, Cholaka,
          observed The Snake
            had hypnotic Power.
              Could draw a person
                into a swirling
                  whirlpool. It
                    made a sound
                       Like a
                           Tinkling
                               silver
                                   Bell.
                                       O
                                           k
                                               i
                                                  s
                                               c
                                           e.

Le serpent à la poitrine pointue

Le hokpi de Muscogee—

             fuski (Monstre du
                   Loch Ness)
                       est arrivé ici
                          par le Campement des
                                Sauk et Fox;
                                  à travers le sol alluvial
                                     de Gombo, fouettant
                                        arrachant des racines
                                     d’arbres géants;
                                  a labouré profond
                               de sa poitrine pointue.
                            Venu se reposer à
                         Tuskeegi Town, s’est enterré 
                      dans un lac de
                   boue pour récupérer. Les
                guerriers de Tustanuggi    
             ont reçu l’ordre de tirer
           sur lui avec une flèche à
       pointe d’argent. Rugissant
      et se soulevant Le
    Serpent continua ;
  ondulant par Okmulgee
 pour entrer dans (Okta hutchee)
la South Canadian River*.
 D’où son voyage
 labouré, que les Creeks
   appelèrent (Hutchee
    Sofkee) Deepfork
     River1.
       L’un, Cholaka,
          observa que le Serpent
            avait des pouvoirs hypnotiques.
              Pouvait attirer une personne
                dans un vortex
                  tourbillonnant. Il
                    sonnait
                       comme une
                          cloche
                             en argent
                                teinte.
                                       O
                                           k
                                               i
                                                  s
                                               c
                                           e.

Feu le poète Mohawk Maurice Kenny avait écrit cet article pour rendre hommage à la mémoire de Louis Little Coon Oliver, et il avait commencé en le citant : « Je ne gaspille pas ce qui est sauvage ».  Puis il poursuivait ainsi : « À moins qu'il ne s'agisse d'une investiture présidentielle américaine, le New York Times publie rarement un poème original. Il y a des années, c'était un excellent moyen de gagner une poignée de dollars rapidement. La page Op Edpubliait en permanence des poèmes, de poètes tels que Frances Frost et Louis Ginsberg ; souvent d'actualité, parfois lyriques, la plupart du temps brefs. Une joie supplémentaire pour combattre les nouvelles déprimantes du jour. Ces poèmes et ces poètes désormais manquent aux lecteurs du Times.

Le 21 juin 1991, le Times a publié cinq poètes célébrant l'arrivée de l'été. Les poètes publiés étaient Lucie Brock-Broido, Edward Hirsch, Mona Van Duyn, Charles Simic . . . tous deux lauréats du prix Pulitzer . . . et un poème de la poétesse indienne Creek Joy Harjo intitulé "Fishing". Son poème en prose traite de la mort d'un homme âgé, membre de la nation Creek qui était poète et conteur, Louis (Little Coon) Oliver, né et élevé dans l'Oklahoma, territoire indien. Oliver, né en 1904, est décédé au printemps 1991.

Mme Harjo est une poète extraordinaire, d'une puissance lyrique et passionnée. Elle apporte la puissance de la chanson et le sentiment de perte dans son hommage lyrique, doux mais direct, à Little Coon dont la narration humoristique fascinante et convaincante véhicule une poésie sérieuse... Parfois, ses histoires confinent à l'érotisme mais sont toujours traditionnelles, toujours sages mais en forme de clin d'œil. Il est dommage que le poème de Mme Harjo ne puisse pas être réimprimé ici ; ce journal pourrait bien être mis en faillite par des poursuites judiciaires de l'éditeur d'origine.

Louis a vécu ses nombreuses années dans l'Oklahoma et est arrivé tard à la publication et à tout type de reconnaissance, même par ses pairs littéraires amérindiens. Si je me souviens bien, il se pourrait bien que ce soit Joseph et Carol Bruchac de la Greenfield Review qui aient été les premiers à publier le poète. Pour autant que je me souvienne, le Times n'a jamais publié de critique d'aucun de ses livres dans le supplément du livre... à sa honte... Il a fallu sa mort pour trouver son nom dans les pages du journal, et il a fallu un poète bien connu et assez établi pour le commémorer dans la presse. Un commentaire déprimant sur la culture contemporaine. Les entreprises ont refusé au plus grand nombre de lecteurs la créativité vraiment spéciale de cet homme délicieusement doué.

Nous devons cependant remercier Joy Harjo d'avoir rappelé à la société dans laquelle nous vivons et travaillons tous, plaisir et labeur, cet être doux qui a traversé notre lumière si discrètement. Nous devrions nous joindre à Mme Harjo pour le célébrer, pour le rire de Louis Oliver, sa sagesse, ses merveilles de narration - ses poèmes émouvants. Nous devons aussi remercier Mme Harjo de nous rappeler une fois de plus les nombreux poètes américains qui ne reçoivent jamais de prix ni ne figurent sur la liste des best-sellers du New York Times. Que le soleil brille sur ses paroles, sur sa chanson qui pourrait bien être la « première chanson » de l'histoire, et sur la beauté et la créativité de Louis Oliver. Puissions-nous tous nous retrouver au « trou de pêche » dans le monde spirituel, comme le suggère Mme Harjo. Little Coon nous attendra pour nous accueillir à ce trou de pêche de l'Oklahoma « sous le soleil implacable de la rivière Illinois. Adowe. »

Pour conclure cet article, je citerai à mon tour Joy Harjo, qui dit bien mieux que ce que je pourrais le faire, l’essentiel de ce que vit un amérindien quand il s’agit de poésie : « Nous commençons par la terre. Nous émergeons de la terre de notre mère et nos corps seront rendus à la terre. Nous sommes la terre. Nous ne pouvons pas la posséder, quelle que soit la proclamation de l’État sur papier. Nous sommes littéralement la terre, une planète. Nos esprits habitent cet endroit. Nous ne sommes pas les seuls. Nous sommes les créateurs de cet endroit les uns avec les autres. Nous marquons notre existence par nos créations. C’est la poésie qui contient les chants du devenir, du changement, du rêve, et c’est vers elle que nous nous tournons lorsque nous voyageons dans ces lieux de transformation, comme la naissance, le passage à l’âge adulte, le mariage, les accomplissements et la mort. Nous chantons nos enfants, nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants : notre expérience humaine dans le temps, dans et à travers l’existence. » Le sens de la poésie est un rapport avec la terre et le vivant, la poésie est part intégrante du quotidien amérindien, elle accompagne et ponctue les moments important d’une vie et c’est exactement ainsi que la vivait Louis Little Coon Oliver.

Note

 

  1. La Canadian River, également connue sous le nom de South Canadian River, est une voie navigable majeure de l'état d’Oklahoma. Elle coule du Nouveau-Mexique au Texas. La Deep Fork River prend sa source près de Oklahoma City, elle a une longueur totale de 370 kilomètres et possède un bassin de drainage long et étroit d'une largeur moyenne de 40 kilomètres. À noter que la Deep Fork traverse une région de collines de grès rouge et de sols rouges, donnant à la rivière cette même couleur. N.d.T.

Image de Une Giving of Life and Spirit (800x576)

Le poème « The Sharp-Breasted Snake » (Le serpent à poitrine pointue) de Louis Little Coon Oliver, lu par Jennifer Skeets. Extrait de la série de films poétiques Read By de la Fondation Adrian Brinkerhoff pour la poésie.

Présentation de l’auteur




Chronique musicale (15) : Devenir une fulgurance : Becoming Led Zeppelin

Premier documentaire cinématographique et musical sur la genèse du groupe mythique validé par les artistes fondateurs, Becoming Led Zeppelin raconte la création de ce quatuor d’origine londonienne, formé en 1968, entre free rock et free jazz, héritiers de la tradition blues et précurseurs du courant hard, décloisonnant les genres établis dans leurs morceaux expérimentaux dont les quatre membres furent les artisans inventifs de ce son, tour à tour léger et massif, toujours tranchant, décisif, sur le fil, tel l’envol d’un « dirigeable de plomb » sur le point d’embraser le ciel d’une époque où « faire de la musique » signifiait encore « faire l’amour et la révolution » et arpenteurs de grands espaces, forçant les portes des studios pour écrire des albums conceptuels traduisant l’A.D.N. de leur identité hybride, à la rencontre, à l’ouverture et pourtant si personnelle qui ont tracé les horizons pour longtemps des courants de tant de musiciens…

La force de ce témoignage de la naissance et de l’avènement de cette formation qui a tant marqué les esprits, réalisé par Bernard MacMahon, écrit par Bernard MacMahon et Allison MacGourty, est d’exprimer l’association initiale, le travail acharné, la recherche perpétuelle de ces artistes majeurs de leurs débuts jusqu’à leur ascension avec la création de leurs deux premiers albums et le succès emblématique de Whole Lotta Love, Jimmy Page, Robert Plant, John Bonham, John Paul Jones, explorateurs sur des chemins de traverse, et c’est là tout l’intérêt de ce regard initiatique à ce processus collectif si pluriel, il laisse sa part belle aux hasards, aux accidents, à l’inattendu comme à la beauté de la rencontre, à la magie des premières répétitions et au sublime des concerts historiques, pour mieux nous questionner sur la dimension exceptionnelle, entre coïncidence et destinée, de la ligature de cet alliage à huit mains pour sertir alors en lettres de feu cette fulgurance, toujours envisagée ainsi, en instant suspendu, disruptif et éruptif, à la fois hors du temps et en disant tant d’une époque où l’on allait, par exemple, connaître des conflits mondiaux dévastateurs mais également marcher pour la première fois sur la lune, tout à la fois une trouvaille singulière et une échappée à plusieurs, en devenir, un devenir, devenir Led Zeppelin…

Devenir Led Zeppelin bande annonce.

Un entretien inédit et touchant qui justifie à lui seul la découverte de ce film est l’enregistrement de la voix de John Bonham qui parle de son plaisir à jouer dans ce groupe dont il est apparu peu à peu comme la clé de voûte, se confiant sur sa joie sans simulacre à partager les répétitions, la scène et la présence de ces personnalités également radieuses… Que dire alors quand la narration de ces aventuriers éclaire ô combien la bifurcation dans la carrière de chacun pour la constitution de ce collectif hors du commun tient tant de la déprise des habitudes que de la prise de risques, et n’aurait, semble-t-il, sans un concours de circonstances qui paraît tenir de l’alignement des planètes, ne pas voir le jour ? Dès les premières rencontres, le sentiment partagé fut alors d’œuvrer à quelque chose de grand, qu’il ne fallait ni mettre entre parenthèses, ni brader face à l’industrie du disque comme face aux diktats de la mode, puisque Led Zeppelin à l’avant-garde allait lancer l’écriture du futur…

Led Zeppelin interprète « Whole Lotta Love » au Royal Albert Hall en 1970.

Tout alla très vite, sitôt le premier album, entonnant le chant de la beauté troublante des femmes qui rayonne, dans une convulsion aussi érotique que surréaliste, dans l’encre de chacune de ces mélodies entre ballades blues et déflagrations hard rock, laissant leurs auditeurs aussi éblouis et confus, entre ruptures de communication, départs impossibles, nécessités de renouer avec sa chérie, dans un éloge de l’amour charnel, entier, total dont le deuxième album, repoussant encore plus loin les limites du standard rock-and-roll, pour lier à la fois finesse et puissance, à la fois bestialité du corps et spiritualité de l’âme, dans une invitation au voyage comme une métamorphose de l’amour en chanson dont le titre Ramble On résonne en métaphore d’une vie en traversée désormais nommée Led Zeppelin pour les chapitres qui suivront : « Promenez-vous / Ramble on / Et c'est le moment, c'est le moment / And now's the time, the time is now / Chante ma chanson, / Sing my song / Je fais le tour du monde, je dois trouver ma copine / I'm goin' 'round the world, I gotta find my girl / En chemin / On my way »…

Led Zeppelin interprète « Stairway to Heaven » en concert à Earls Court en 1975.




Marie Alloy, Noir au fond

Avec son recueil Noir au fond, Marie Alloy nous propose un bel ouvrage associant textes et œuvres picturales (gravures et peintures), signes gravés, mots et images, avec du noir et des couleurs pour relier l’imaginaire à la réalité, l’enfance à cette vie d’aujourd’hui, le ciel à la terre si malmenée.

Il y a le noir, et puis toutes les couleurs contenues en lui. Chaque couleur de la vie, de toutes les vies, qui masque ce « noir au fond ». Marie Alloy nous livre ici sa vision de la vie, de l’enfance, la sienne et celle des enfants d’aujourd’hui, les combats menés par les migrants ou à Gaza.

Un monde en proie à la violence, un monde déréglé, et qui peut prendre sens grâce aux couleurs. C’est famine en chacun /Solitude et effroi / L’oubli indomptable

L’autrice rend ici hommage aux couleurs, en écho aux univers des artistes, peintres et sculpteurs tels Maria Héléna Vieira da Silva, Vincent van Gogh, Camille Claudel, photographes, cinéastes et poètes. Couleur des peintures, couleur des poèmes (jaune, bleue, rouge…) qui rend compte d’un monde, de son regard sur le monde.

L’autrice aime à évoquer le subtil, les nuances d’une atmosphère, la délicatesse d’un paysage, le repos d’un silence propice à la création…

Dans le silence toujours luisent / quelques poèmes prêts à naître 

Evocation de la nature et de ses lumières, grâce auxquelles nous vivons parmi les couleurs. Ces couleurs posées sur la toile, recherche possible d’une enfance disparue à jamais.

Marie Alloy – Noir au fond, Voix d’encre, 2025, 114 pages, 19 euros.

Tu veilles avec tes mains posées sur la toile / Tu veilles à poursuivre l’enfance 

L’enfance traverse le recueil. Les parents, père et mère, la solitude, la noirceur couverte des couches de peinture qui illuminent la vie.

Enfant je cueillais des bleuets dans les prés
c’était plus que du bonheur   paix et peinture
c’était dieu lui-même à la pointe des fleurs
c’était le bouquet bleu des semences du ciel 

Sous la douceur des mots et des peintures émerge un univers plus sombre, de combat et d’espérance pour un monde meilleur et apaisé. La poète s’adressant pour finir aux enfants de toutes guerres.

Que la lumière soit ton audace / et la peinture / ton Magnificat 

Un recueil qui illumine une journée, par la lumière des mots et les couleurs de l’engagement.

Présentation de l’auteur




Maria Mailat, Brancusi ad aeternitas

Douze ans après une première biographie de Constantin Brancusi (1876-1957) publiée par les Editions Transignum1, Maria Mailat nous donne une seconde étude sur le sculpteur roumain. Ce second volume vaut son pesant d’éternité par la triple ascèse du sculpteur, de l’auteure, et de l’illustratrice. 

Depuis presque un quart de siècle, Wanda Mihuleac publie des livres de bibliophilie (plus de cent cinquante à ce jour) en assurant la collaboration entre auteurs, illustrateurs, et musiciens. Evoluant du livre d’art au « livre de performance, » elle encourage les poètes à offrir leurs mots dansants à des affinités multiples. Ici il s’agit d’un livre à douze mains, commençant avec une première « traduction » de l’œuvre et de la vie de Brancusi par Maria Mailat, suivi d’une traduction du texte de Maria Mailat en roumain ; à ceci il faut ajouter la « traduction » jumelle visuelle par Natia Zhvania du texte de Maria et des sculptures de Brancusi. Il en résulte un poème récitatif accompagné d’un enregistrement sur une musique d’Alexandre Gherban, lu par Lucienne Deschamps. https://soundcloud.com/user-281565888/brancusi-ad-aeternitas-francais . Cette interpretation riche et variée sert de test décisif pour décider de la qualité poétique du texte initial/initiateur. 

Sur ce point, il n’y a aucun doute : Maria Mailat reste le maitre d’œuvre. Contrepoint des mots, observations en fugue, alternant entre détails biographiques très précis et bouleversantes confessions : l’émerveillement vient des plus humbles gestes et la fougueuse création triomphe de tous les obstacles. Brancusi, homme invisible dont les traces sur terre furent des plus modestes, légua à la France une oeuvre qui venait des « portes de l’Orient » (Bucarest) et portait le souvenir de la pauvreté et de la politique qui tuent, mais aussi des amitiés qui font vivre, telle celle qui le lia (Platon) à Erik Satie (Socrate). Maria Mailat évoque ses muses, ses échecs, et son geste « qui libère le vol de la pierre. » Elle comprend son but -- « attendre le messie, c’est le travail de l’artiste. » Le jour où l’on cesse d’être un enfant, disent Brancusi et Maria Mailat à l’unisson, on meurt. Frustré par son apparence terrienne, Brancusi fut visité par l’ange avant de s’envoler pour retrouver « le Dieu qu’ils servent. »

Tout comme le premier recueil, Brancusi ad aeternitas est guidé par la démarche artistique du sculpteur. Ce second recueil dépeint toutefois davantage l’homme d’une seule passion qui vécut en marge de toutes les conventions, et nous rappelle que le sublime requiert des sacrifices majeurs. Maria Mailat donne la parole à un artiste qui dédia toute sa vie à interroger la “forme fermée” de la pierre afin de la transcender. Elle souligne l’absolu qu’il cherchait à atteindre, souffrant dans sa chair chaque fois qu’il travaillait la pierre. Sa façon organique d’approcher la matière rappelle les murs péruviens de Sacsayhuaman et les bâtisseurs préhistoriques ; il fut, un siècle avant la lettre, un trait d’union entre les techniques architecturales ancestrales et les traditions paysannes, d’une part, et, de l’autre, la revalorisation de la nature par les écologistes et la fascination actuelle pour les civilisations anciennes. Car Brancusi considérait qu’une une œuvre était incomplète sans le travail des forces naturelles de l’eau, du vent, et du soleil. Vivant pleinement l’immensité du temps, il laissait l’eau creuser une meule – son « autel » -- au fil des jours et disait, « une goutte d’eau contient Dieu et tout l’univers ». Entouré de ses nombreux intervenants, le texte de Maria Mailat achève de libérer la poésie de Brancusi et, réussite majeure, nous cache la poète afin de mieux entendre ses mots inoubliables.

Note

  1.  Maria Maïlat, Constantin Brancusi, vu par Eva Largo. Traduit en espagnol par Natalie La Valle. Paris, Editions Transignum, 2013. 75 p. ISBN 978-2-915862-18-8.

Présentation de l’auteur




Maria Mailat, Entre les arbres, quelques images & sentiments

 

Encouragement

Un arbre chante dans ses branches,
une ombre traverse la poussière,

lève la tête, lève-la vers les cimes qui accueillent
la sérénité lavée dans les larmes des nuages.

Le poème - auge, goutte après goutte, recueille
le silence des morts assoiffés de tes souvenirs.

Les anges te laissent leurs ailes qui font corps
avec l’inépuisable pauvreté de tes espoirs.

En marge d’une bibliothèque

Imagine le geste du bûcheron avec sa hache
quand la langue saigne sur la page blanche.

Ferme les yeux et vois tomber le micocoulier,
le cèdre du Liban, le sapin, l’amandier.

                                                            - Et mon arbre ?

Privé d'un nom donné par les poètes,
c’est un arbre à moitié brûlé.

Ses feuilles rabougries rappellent mes manuscrits
avec les ratures qui les rendent indéchiffrables.

L’encre se lit dans l’écorce de mon arbre.
La mousse, le lierre et les ronces aussi.

Il n’y pas un seul jour où je peux dire sans faillir
que j’arrête d’écrire.

Je continue à gratter les mots nichés
sous ma peau illettrée.

En rêve

Je pense à toi, mon arbre debout
accroché à l’air entre terre et ciel,
à tes racines plongées dans les miennes,
celles que je porte en exil.

En rêve, je touche ton tronc et lui parle.
Ton silence me répond.

                                                     Egal à lui-même
                                                     l’arbre n’a besoin d’encouragements.

                                                     Une pluie d’été lui suffit.

Amour confiné

Amour en exil que je materne depuis tant d’années, d’où vient la voix
qui me demande de te laisser tomber, te perdre dans les anciens contes
de fées? Et de noircir tes sourires, les effacer dans mes nuits blanches ?
Devrais-je t’abandonner comme si mon cœur était le moyen de transport
d’un sentiment douteux coincé entre le ravissement des étoiles filantes
et les larmes noyées dans la boue ?

Amour-fardeau, tu peux encore jouer, me piéger, me faire tourner en
rond entre les espèces en voie de disparition. Même si l’oubli te séduit,
tu te rappelles les petites et les grandes guerres traversées dans la
caverne des passions.

Désormais, tu n’occupes plus qu’une minuscule salle d’attente ou,
plutôt, une sorte de ruine isolée en haut d’un rocher où les crocs de la
solitude nous tiennent captifs dans la gueule du temps qui n’aime
personne.

Lettre à Ossip

Et sur le seuil du silence,
au milieu de l’amnésie de la nature
Ossip Mandelstam

 

La raison a perdu le jeu millénaire contre la belle promise des foules,
la déraison vénérée avec sa progéniture, l’ignorance gavée de peur qui
pèse lourd sur la balance de la vérité.

La poésie fut expulsée de la cité de Platon et la pierre philosophale s’est
noyée dans les flots des cauchemars, dans la bave des générations de
têtards armés comme un jour normal d’apocalypse.

Sous le poids des têtes blessées, déchiquetées, trépanées, la Terre
entière s’aplatie, elle n’est plus ronde, parait-il, et le ciel se remplit de
débris, d’odeur de cadavres brulés, de sombres fumisteries.

Mais la poésie protège ses mots emportés sur un radeau de fortune,
guidée par l’étoile de la mélancolie, elle survit grâce à l’exil, tiraillée
jour et nuit, entre l’impossibilité de se taire et l’impossibilité de dire.
Son cœur bat au rythme de cette contradiction nommée aporie.

Sa beauté scintille sur une mer agitée quand les poèmes submergés de
désespoir lui posent une seule question qu’elle n’ose répéter qu’en
chuchotant: quel chant, quel silence faudrait-il inventer pour que les
hommes cessent de s’entretuer ?
 

Abda sur les traces de Miklos Radnoti

Sur la route, des poèmes – boucliers, murmurés par cœur, garde-fous
pour éviter l’abîme qui m’attend dans la puszta: armée de quel courage,
je voyage en Hongrie entre Budapest et Abda ?

L’amertume alourdit les paupières des voyageurs qui se tiennent debout
dans le couloir étroit d’un train fantôme. Je guette la gare d’Abda, lieu
banal d’une descente aux enfers.

En hébreu, le mot Abda signifie serviteur du Dieu, nom propre scellé
dans les généalogies bibliques transmises par Néhémie : Matthania, fils
de Michée, fils de Zabdi, fils d’Asaph, et Bakbukia, le second parmi ses
frères, et  Abda, fils de Schammua, fils de Galal, fils de Jeduthun
.

Et Miklos Radnoti, frère d’un jumeau mort pendant l’accouchement,
fils d'Ilona Grosz, elle aussi morte pendant l’accouchement.

Miklos, fils de Jakob Glatter, juif de Transylvanie, converti au
christianisme à Budapest, captif dans un camp de la mort en Hongrie.

Poète sans paupières, il marche neuf cents kilomètres, marche forcée,
pieds nus, en hiver.

Miklos, une balle dans la nuque, un filet de sang derrière l’oreille gauche
et le poème prostré dans ses yeux grands ouverts.

Radnoti, enterré sans nom dans le marécage de la rivière, immaculé
visage encore vivant sous la terre gelée du charnier.

Miklos Radnoti, traducteur de Virgile et Dante, polyglotte cherchant à
sauver jusqu’au dernier souffle l’amour d’une langue éblouissante.

Et quel dieu souterrain protégea son carnet de poèmes manuscrits
enseveli et retrouvé parmi les squelettes du charnier d’Abda ?

Présentation de l’auteur




Chronique du veilleur (60) : Roger Munier

Roger Munier (1923-2010) nous a laissé une œuvre d'une importance et d'une ampleur considérables. Son Opus incertum est certainement sa création la plus singulière. Elle rassemble des carnets, dont le premier date de 1980. Carnets et non journal intime, mais suites de pensées, d'impressions et de visions, toujours à la frontière de la métaphysique et de la poésie.

 

Il n'a pas arrêté cette écriture, jusque dans ses derniers jours. Cinq volumes ont été publiés de son vivant, un sixième récemment, sous le titre Si peu que rien, aux éditions Les Hauts-Fonds. Beaucoup de pages restent inédites et les éditions Arfuyen vont réaliser les éditions futures. Le septième volume vient de paraître, La Voix de l'érable, regroupant des notes de 1995-1997.

Une autobiographie sans doute, « mais qui ne serait faite que des moments impersonnels où l'être s'est senti traversé. » Moments de contemplation, selon la couleur du ciel et de la saison :

         Le cerisier en fleur, aux pétales emportés par le vent, se défait sous sa neige.
         Forêt d'été sous la pluie, gonflée de verdure sombre, moutonnante et ronde.

Roger Munier, La Voix de l'érable, Arfuyen, 22 euros.

Roger Munier saisit un instant « furtif », « lieu sans lieu du néant dans l'être. » Les grands thèmes de sa philosophie soutiennent la multitude des notations, en particulier celui du vide, qui l'obsède au sens premier du mot :

         Le vide nous entoure, nous presse de toutes parts, et nous ne cherchons qu'à faire du plein, dans le faire incessant, si humble soit-il. Ce n'est pas la nature qui a horreur du vide, qui est son liant, son milieu, jusqu'au sein de l'atome : c'est nous.

L'écrivain ne nous cache rien de cette terrible contradiction, qui résonne souvent sur le mode tragique. « L'homme est un animal qui promène dans le temps une âme égarée. »  Ce sont ces espèces d'égarements que nous suivons, dans notre lecture. La vision de Dieu même se fait « dans le Néant ». Egarements et tâtonnements, les carnets de Roger Munier semblent souvent des variations, que l'esprit et l'âme n'ont de cesse de conduire, tout en se laissant conduire.

On est proche de l'abîme. « L'abîme n'est pas loin. Il est au plus proche. Simple comme le proche et terrible comme lui. » Mais les allées et venues de Munier, au bord de cet abîme, nous attirent et même nous fascinent. Le langage les traduit, musicalement, poétiquement. Il faut laisser résonner chaque phrase, chaque syllabe.

         Une pensée. Et l'esprit immobile, pour la laisser retentir longuement. Elle n'est souvent elle-même que si elle retentit.

Dans cette mystique négative, on se sent sous la puissance d'une poésie qui peut nous élever jusqu'aux plus hautes cimes, ou nous plonger dans les plus grandes profondeurs.

         La poésie est d'abord une légère extase, qui  parfois ferme les yeux. Elle part du monde, mais n'en est plus. Si l'on allait jusqu'au bout d'elle, au lieu de se mettre à écrire, on irait aussi loin, je crois, que de grands mystiques.

Roger Munier a vécu toute sa vie dans ce royaume de poésie et de pensée, qui est avant tout royaume de solitude. « La montée de poésie est différente pour chacun. Son royaume est de solitude. »

Comme tout grand poète, il a prouvé que le plus insaisissable, dans une écriture fragmentaire d'une acuité et d'une sensibilité extrêmes, pouvait nous ouvrir « l'éternité dans le temps, l'évanescente éternité du temps. »

 

Présentation de l’auteur




Marie Roumégas, Premiers espaces, Liliane Giraudon, Pot pourri

Marie Roumégas et le silence de l'île

Marie Romégas dépeint une île sans nom, évoquant la Crète ou la Corse. Le soleil, la terre rouge et les maisons chaulées incarnent la dureté insulaire des paysages méditerranéens à travers des scènes simples et puissantes. Bien plus que derrière un objectif photographique une telle poète interroge l’imprévisible, l’improbable activés par le double désir : voir et ne pas voir. Voir enfin ce qui ne se voit pas d’emblée, pas à pas, saisir ce qui s’organise contre ce qu’il y a d’inique sous la loi qui préside à l’absence de vie. Ici l'île devient première : y voir par où ça passe où nous croyons que le monde s’engendre.

D’où ici le commencement, le recommencement, la déliaison, le dé-lire au sein de reliefs peu à peu étrangers dans leur familiarité pour lecteurs et lectrices au prix d’une incessante variation ou fuite. Pas d’événement dans les photographies (Marie R omégas ne fait pas le coup du thème ou du motif : juste des fragments de langue, fragments compacts luttant contre la décomposition ; fragments refaits de clichés retournés, d’images reprises, de mots retenus sous occlusion intestine.

Alors, peut-on parler de déroulement, de dépliement, de levée, de sortie pour reprendre ce qu’écrivait Kafka « le lieu de ma naissance », bref à ce qui fixe, qui fait référence. Écrire revient donc à instruire son propre procès dans une suite de visions, de figures de destin et de mémoire forcée de la langue que ton l'œuvre réactive sans fin.

Écrire l'île c'et donc tenter de se déplacer, faire un pas, exister comme effet du déjà initié dès de lieu. où l'auteure reconstruit des fresques afin de savoir comment c'était avant dans une telle archéologie du savoir. Des traces vibrent d'un bourdonnement d'insectes mais d'insectes qui ne disparaîtraient pas lorsque la lampe s'éteint.

Marie Roumégas, Premiers espaces, Unes Editions, Nice, 96 p., 17 €.

L’artiste du haut de la montagne - où elle s’est sans doute retirée - cherche savoir comment c’était le passé. Elle en suit les traces, reprendre à partir de là. Voici après tout un drôle d’endroit pour une rencontre mais qu’importe. Transferts, rattachements. Mais isolations idem. Dégustation en silence de mouvements qui reviennent, liés à un essieu du temps.

Réunies en scansion les poèmes forment un tour de l'île. Ils inscrivent des légendes en nous de toute sorte de toute confluence où nous ne devenons des insectes fous emportés dans ses tourbillons farouches. Nul peut dire si nous sommes alors avant après la ruine :  nous regardons c'est tout. Mais chaque image reste imprimée sur la rétine par les mots. En conséquence les poèmes sont turbulents, flotte sur l'île. Tout semble stable mais rien ne sera stable et fixe en nous. Puisque, à l'inverse de l'île, rien ne l’a jamais été et l’être ne possède pas de fond.  Mais ici les textes multiplient les images quasi premières  et dans le genre c'est bien.

 

∗∗∗

Liliane Giraudon et son road-mots-vie

Le titre Pot-pourri  malgré son acception s’’apparente, de lie, s’agrippe au genre de la poésie et sans le moindre doute possible. Toutes les sections du livre touchent directement au poème. Er l’auteure de nous aider : « C’est quoi la poésie ? On la fait avec quoi en dehors des mots ? Ça vient d’où ? Ça traverse quel corps ? Avec des retouches, des morceaux de poèmes morts, des laissés pour compte. »

Liliane Giraudon construit une conversation avec sa poésie, son temps et en toute liberté de manœuvre. Elle revient en arrière, retrouve les traces du travail de ses poèmes – exécutions, réussites, échecs. De plus un falbala   d’archives (pages de cahiers, dessins, collages, scénarios de films non tournés, morceaux de théâtre injouables, projets abandonnés) oriente avec émotion et humour vers ses derniers travaux aboutis.

Le livre construit de fait pour Liliane Giraudon le cursus de son autobiographie et de sa poésie. Les deux sont inséparables à la question « comment habiter le monde ? ». Et ses corpus livresques deviennent le réceptacle de traces qui, écrit-elle, s’agencent, « poursuivant la traque fantôme d’une forme-mouvement appelée poème. »

Sa poétique est à l’inverse du surréalisme. Tout est, au contraire, chez elle existentialiste. Qu’importe si parfois les escaliers d’un poème  montent vers un « No Exit ». Mais ses poèmes sont plus des pièces que  des cellules d’un perpétuel huis clos . Et chez elle il n’existe personne à blâmer ( sinon elle-même avec un poil voire une coupe  de  lucidité). Son travail est donc une ascèse et son œuvre rappelle parfois la sourde menace et la vulnérabilité. Dans ce but elle a multiplié les cellules souches plus que mères pour rêver d’harmonie et de paix contre  chaos et  zizanie.

Liliane Giraudon, Pot pourri, P.O.L  éditeur, 2025,  152 p., 20 €.

Saluons aussi une de ses qualités parfois superfétatoires :  Liliane Giraudon ne joue pas les “malines”, ne reste jamais en postures figées. Elle cherche - par différents agencements, dont le dessin lui-même - libérer son esprit. Indulgente pour les Don Juan elle refuse le faux-semblant et le bellâtre. Certes pour elle le geste d’écrire ne suffit pas. Ce qui compte demeure le résultat.

Son livre rappelle enfin que créer reste un acte pas une théorie. C’est une dérive voire une « pathologie sublime » quand ses mots tatouent la béance et le plein. Le tout à la suite de son et de ses temps en ses textes pliés, dépliés, parfois troués, torturés, déchirés, tournés sur eux-mêmes en nœuds de résistance, reprise, répétition, rupture. L’objectif est de sortir parfois de tout effet de réel pour creuser l’énigme, le mystérieux.  Sa poésie est donc Road-mot-vie avec parfois une  belle complicité du mensonge mais pour refuser d’exhiber son leurre.

Reste chez elle la pulsion, la force d’affect, la fragilité des femmes spiralées. Pour Liliane Giraudon la vie est une grotte. Une telle ex-petite fille devient derviche en avers, revers, évocation plus qu’exposition là où dans ce texte, la documentation est accessible sous laquelle se cache une robe rose mais sans faire tapisserie. Une araignée dans sa tête tisse sa toile. Ici l’eau bout et l’au bout aussi chez celle qui dans son agressive douceur devient la sainte diablesse dont le bât blesse. Vampire au besoin elle ne suce pas mais crache son venin, sa puissance

Sans pathos, juste avec le symbolisme de l’élan vital jamais  faire pleurer margot elle dit adieu à la petite fille en elle et veut toujours savoir comment les choses fonctionnent. Aussi bien les étoiles que le corps. D’où son intérêt pour les particules élémentaires et leurs articulations. Afin aussi que sa curiosité vis à vis de ce qui est érotique et sexuel ce qui n’enlève rien à son intellectualisme et mécanisme d’attraction. L’œuvre est avant tout un travail de découvrement, d’investigation contre l’ignorance et la superstition.

Chez elle la poésie est donc connaissance sans parler de sublimation, qui ne reste souvent qu’une habileté. Liliane Giraudon   ne manque ni d’arrogance, ni d’ambition. Elle s’affirme indépendante et affranchie. D’un côté la sans peur, de l’autre (la coupable) qui tremble. Sans doute elle se sens très bien comme ça. D’autant qu’elle sait ce qu’elle vaut :  raisonnable   intelligente et “dérangée” (qui la rend plus riche). N’est-ce pas tout compte fait la meilleure définition de la poésie ?

Ce qui est important pour une telle auteure n’est pas l’origine de la motivation de son travail mais la façon dont elle est parvenue à vivre avec. Les deux sont inséparables. Sa tache reste de se concentrer son travail par tissage d’une toile afin d’accéder à son œuvre. Elle sait jusqu’où, à travers elle, elle on peut aller. Son travail reste guidé par une seule limite : ne pas se déposséder. Passer – au besoin – à côté de la vie mais pas à côté à côté du sujet. C’est prétentieux sans doute mais elle le sait parce qu’elle est modelée par ce qui lui résiste et aussi par ce à quoi elle résiste.

A noter :  Le Centre international de poésie Marseille (Cipm) consacre une grande exposition à Liliane Giraudon à partir du 20 septembre 2025.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Cypris Kophidès, Ce monde en train de naître

Cypris Kophidès saisit le drame contemporain des réfugiés pour nous proposer un récit poétique sur les désastres de l’exode et les douloureuses reconstructions après les traumatismes subis. Le personnage d’Anna est ici la poignante figure de toutes ces femmes et de tous ces hommes ballottés par l’histoire. La poétesse, pour nous parler de ce drame, alterne habilement dans son récit des passages en vers et en prose.

Anna a fui son pays comme d’autres, sous d’autres cieux ou à d’autres époques, ont fui la Grèce des colonels, le Chili de Pinochet, la Syrie d’Assad, ou fuient aujourd’hui l’Afghanistan des talibans ou la Russie de Poutine. Anna fuit la guerre. La voici engagée, nous dit Cypris Kophidès, dans une « interminable marche/sous le gris cendre des nuages », dans « le fracas des bombes ». Avec, à l’horizon, « les fumées rouge et noir des incendies » et, tout près, « les aboiements des ordres criés ». Anna est une artiste. Dans son pays, elle peignait. Elle cuisinait aussi. Anna fuit. Elle se sauve. La voici enfin à l’abri. « La guerre est là-bas au loin/ mais cogne toujours dans les entrailles ». Dans sa folle traversée, un vers du poète grec Yannis Ritsos l’apaisait : « La paix est un verre de lait chaud et un livre posés devant l’enfant qui s’éveille ».

Dans ce pays où elle arrive et qui n’est pas en guerre, il y a Lucia et François qui tiennent une brasserie et qui l’accueillent. Deux bons samaritains qui « cherchent avec elle des locations ». De fil en aiguille, des liens se tissent avec des femmes qui « viennent d’ailleurs » et qui « elles aussi ont franchi des frontières ». Anna respire. Elle pourra même, bientôt, exposer des peintures. Mais peut-on vraiment se guérir du malheur ? La voici happée métaphoriquement par une forêt, « un monde aux lois obscures/ un monde surgi des profondeurs noires/de la terre ». Mais Anna surmontera l’épreuve, se libérera progressivement de ce fardeau. Le récit de Cypris Kophidès laisse entrevoir, au bout de la nuit, une forme de résilience après son « périple intérieur ». Anna se réconcilie avec le monde. Elle découvrira même l’amour.

Cypris Kophidès, Ce monde en train de naître, Diabase, 128 pages, 16 euros.

A travers ce portrait de femme, Cypris Kophidès nous parle, certes, d’une grande tragédie contemporaine et de ses impasses, mais elle laisse poindre de bout en bout, à travers son personnage, la force du désir. Tout est sans doute possible, en dépit du malheur, « tant que la poésie n’aura pas dit son dernier mot » (comme le dit Marc Baron dans son dernier livre). Et d’ailleurs la voix des poètes n’en finit pas de résonner dans son récit poétique. Elle cite Khalil Gibran : « La terre est ma patrie, l’humanité ma famille ». Ou encore le grec Odysséas Elytis : « Voilà pourquoi j’écris. Parce que la poésie commence là où la mort n’a pas le dernier mot ». Née d’un père grec et d’une mère française, Cypris Kophidès a de solides références.

Présentation de l’auteur




Paroles de résistance — Postface à La Tour des corbeaux suivi de Fait d’arme de Mathieu Hilfiger

Ce livre réunit deux textes formellement différents et apparemment sans liens au premier abord : un court récit poétique en forme d’apologue mais sans leçon, et un dialogue entre un professeur et son assistant. Ce qui les lie pourtant, au point qu’ils peuvent ne faire qu’un malgré leurs différences, c’est le thème central de la guerre qui constitue une sorte de champ de profondeur sur fond duquel les images et les pensées se déploient. La guerre est ce lieu privilégié où se manifeste le déchaînement des volontés de puissance et c’est à son exploration que travaille de façon différente chacun de ces deux textes.

Le premier, le récit de « La tour des corbeaux », installe un espace sous la forme d’une sorte de tableau, une situation de désolation comme à l’issue d’une guerre ; le second, « Faits d’armes », introduit dans ce contexte, en même temps que deux êtres humains qui pensent et qui se parlent, la nécessité de la résistance. Une résistance fragile qui repose sur le frêle appui de la liberté individuelle et le courage d’oser penser par soi-même. « La tour des corbeaux » peut ainsi se lire comme l’énoncé des didascalies du drame qui suit, sa mise en perspective.

*

Lisant « La tour des corbeaux », le récit qui ouvre le livre, on pense aux petites fables énigmatiques de Borges ou d’Italo Calvino. S’y mêlent des éléments très différents (la réalité écologique de la disparition des corbeaux, les grands mythes fondateurs, Babel, le dialogue des oiseaux de Farid al-Dîn Attar, l'actualité, Ésope, La Fontaine, Kafka etc.), dans une sorte de tournoiement des références qui toutes se lient dans un mouvement fluide, limpide, très bien écrit. Des images fortes restent après la lecture : ces paysages d'hiver avec ciel de neige traversés par des bandes de corbeaux errantes et heureuses, glissantes et croassantes, ou cette haute tour lisse, ajourée, ouverte sur l'espace et la hauteur, où la lumière et le vent ne cessent de se croiser dans un mouvement tourbillonnant.

Mathieu Hilfiger, La Tour des corbeaux, suivi de Fait d'arme, postface de Jean-Marc Sourdillon, Editions de Corlevour, 2025, 80 pages, 16 €.

Bien sûr, aucune leçon ou signification ultime n’est donnée à ce conte, comme l’exige l’art du narrateur selon Walter Benjamin. Il acquiert de la sorte comme un champ d’oscillation. Le lecteur est libre de faire résonner comme il le sent la vision du texte avec sa propre expérience, ses propres hantises. On peut penser, par exemple, à cette dérive possible qui est inscrite dans la discipline philosophique depuis Platon : viser l'absolu pour être dans la maîtrise et le pouvoir, pour coloniser le monde et les êtres une fois ceux-ci réduits à l'état d'abstraction, enfermés dans la grande tour de l'être, du langage ou de la logique. Tout le contraire de naître.

On peut penser également que cette tour de Babel des corbeaux n’est pas sans lien, par sa structure tout au moins, avec le panoptique de Bentham revu par Foucault dans Surveiller et punir, et que cette figure plus ou moins allégorique permet de considérer la volonté de puissance dans ses fondations, d’en donner sous forme d’image une sorte de modèle concret. Libre à nous ensuite d’interroger à travers elle le pouvoir sous toutes ses formes dès lors qu’il s’éprend de lui-même, tourne sur lui et nous conduit à notre propre destruction. Cette figure résonne durement dans le monde contemporain où elle pourrait s’appliquer à tant de situations : le climat, la disparition des espèces, l’assèchement des terres et la montée des eaux, les nationalismes, et notamment poutinien, les fanatismes religieux, la logique de la spéculation boursière, le palais des miroirs déformants des réseaux sociaux, le narcissisme occidental, etc. Ce texte agit à la manière d’un miroir et fait de nous des corbeaux ivres de leur intelligence et de leur capacité technologique, de leur capacité de « croascence » (mauvais jeu de mots, mais parfaitement justifié ici). Il faudrait mettre bien en vue dans nos imaginaires cette tour dressée du solipsisme et de la volonté de puissance comme la représentation du plus terrible piège que nous nous tendons à nous-mêmes et où nous tombons, parfois sans nous en apercevoir. Voilà un récit nécessaire.

*

Ce qui me frappe dans « Faits d’armes », le deuxième texte du diptyque, outre les passages à la fois poétiques et romanesques sur la vie des partisans dans la forêt ou les allées et retours entre la cabane (mi-Walden, mi-Charmettes) et l’abbaye, c’est la beauté formelle de la structure. Le dialogue présente deux récits en miroir, celui du Professeur et celui de l’Assistant. Le passage du premier au second suit très naturellement le mouvement d’un renversement du rapport de force – celui qui apparaissait comme dominant devient le dominé et, surtout, celui qui se donnait l’allure d’un authentique résistant (tout en traitant l’autre de « collabo ») se retrouve de fait dans la position du collabo  à mesure  que le véritable  résistant se révèle en face de lui  dans la figure de son vis-à-vis. Entre les deux, troisième terme absent du dialogue, sorte d’épicentre permettant l’équilibre fragile du milieu : la figure plus ou moins mythique de l’Auteur (maître plus que professeur), se nourrissant de musique, réfléchissant sur les possibilités de l’imagination, écrivant d’instinct et non pas selon les règles, quitte à introduire l’incorrection et l’irrespect dans sa propre langue… Le Professeur, qui a été autrefois son assistant, n’a pas su voir en lui un maître, et le trahit même à sa façon en en dressant un portrait-charge. L’Assistant, en revanche, sait reconnaître en lui un maître à travers le portrait déformé qu’en donne le Professeur, preuve qu’il sait interpréter. Voilà pourquoi l’annonce de la venue de l’Auteur contribue à la rupture de l’équilibre des forces en faveur de l’Assistant et préfigure le renversement final. En effet, l’Assistant ne peut pas, pour penser, s’appuyer sur une expérience qu’il n’a pas pu acquérir encore (ce que lui reproche le Professeur), mais il sait pouvoir compter sur celle d’un homme – un modèle ­– qui a déjà fait ses preuves.

Ce que ne supporte pas le Professeur, au point que c’est devenu chez lui une sorte d’angoisse et d’obsession, c’est non seulement qu’on crée du nouveau, mais surtout qu’on bouscule les règles pour le faire (par ignorance ou maladresse, selon lui), qu’on mêle le même avec l’autre, qu’on confonde (« mélange ») les expressions consacrées, qu’on introduise un menu chaos dans la langue. Très exactement ce que Paul Ricœur appelait « la métaphore vive » sous son jour positif. En revanche, parce qu’il est fils d’hôteliers, l’hospitalité a pour l’Assistant une valeur cardinale, il la place au-dessus du respect sous toutes ses formes (notamment hiérarchiques). Cette valeur dicte aussi sa relation avec les mots et les tournures dans la langue.

Pourtant, ce qui me touche le plus, je crois, dans cette histoire, c’est que la véritable raison de ce renversement est peut-être moins esthétique (la création contre l’érudition ; l’usage libre des possibilités de la langue contre le respect de la grammaire, etc.) que moral. Si le Professeur, résistant dans sa jeunesse, collabo, si l’on peut dire, ou même occupant, dans son âge mûr, est sorti de l’esprit de la résistance et de cette fidélité à l’intuition qui la fonde (ce que sont les véritables Lumières – sapere aude), s’il a trahi et son maître et les Lumières, c’est parce qu’un jour il a renoncé à la morale. Tel est l’événement à mon sens central dans cette pièce : le manquement à l’intuition éthique. Il a perdu son âme à la lisière de la forêt. Symboliquement peut-être, cela signifie qu’il est sorti de la résistance, qu’il a renoncé au recours aux forêts, lieux privilégiés des maquis. Mais c’est aussi à la lisière de la forêt qu’il a tué un jour, très froidement, un homme, d’un coup de bûche, parce que celui-ci le menaçait. S’est produite là une fracture irrémédiable, c’est le cas de le dire, avec l’esprit des forêts, les valeurs de résistance dont elles constituent symboliquement la réserve, mais aussi avec l’intuition, le sens des Lumières, l’amour des bêtes, le goût pour la musique, la confiance dans l’imagination, le sens de la douceur, etc. À la place sont venus se glisser dans son esprit, dans sa manière de penser et de se comporter, l’ambition, l’attrait pour le légalisme et le respect purement formel des règles, ou encore, dans leur sillage, le désir du pouvoir et de la respectabilité – le pouvoir de noter, de sanctionner, alimenté par le ressentiment et l’envie. Voilà ce qui arrive à qui a coupé le contact avec le mouvement de la vie en soi, l’intuition qui le guide. La sécheresse, le formalisme, l’autoritarisme et le ressentiment.

Enfin, le coup de force poétique de ce texte est, peut-être, dans la façon dont l’Assistant manifeste sa révolte et effectue le renversement dans le dialogue. En répondant « loin s’en faut » au Professeur, c’est-à-dire reprenant mot pour mot cette expression que celui-ci avait proscrit dans les copies de ses étudiants, en la faisant passer de l’écrit à l’oral, il fait exister, il actualise la liberté et en même temps la morale. Ce qui était formellement interdit ou répréhensible, voilà qu’il le fait surgir dans le face à face et la situation réelle. Il sort la parole de sa cage et de ses gonds. Ce qui est peut-être une erreur syntaxique selon Grevisse, une maladresse dans le discours oral, ne constitue pas, ne constituera jamais une faute morale ; et même au contraire, elle rétablit un courant de vie dans le langage et avec lui la dimension éthique dans la vie de la pensée, parce qu’elle actualise les valeurs et a pour effet de chasser les imposteurs.

C’est en outre exactement ce qu’elle dit, si l’on y prête attention. Puisqu’elle propose de se tenir à distance de ce qu’il faut (du moins, c’est ce qu’on peut entendre : loin de ce qu’il faut…), c’est-à-dire des règles quand celles-ci obstruent le regard et la pensée, se figent en lois au détriment du droit, enferment la vie de l’esprit dans des formes qui le stérilisent, l’asphyxient et à plus ou moins long terme le tuent. Oui, elle rétablit la liberté en même temps que la justice, c’est-à-dire la visée éthique sur la scène et dans la langue. Elle accomplit ce qu’elle dit, elle est parole performative, subversive et salvatrice. En elle, l’acte esthétique ne se sépare pas de l’acte moral. Elle est « un fait d’armes » à elle toute seule, un acte de résistance, mais sans armes et sans violence. Juste la parole, mais une parole juste. Elle ne tue personne.

Présentation de l’auteur