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Passant l’été de Jean-Baptiste Pedini

Les planches étouffent le bruit de nos pas.

Une estompe.

L'homme va se faire discret et celui qui parle rester englobé dans un « nous/on » dont il ne sortira pas.

On avance à tâtons. On essaie de marcher sur les taches de lumière qui apparaissent çà et là.

D'une écriture nette et sans recherche d'effet, le poète marche dans des clichés bien aimés, la villégiature, le rivage, la promenade méditative au bord de la mer hors-saison, loisir ou motif très prisé des classes intellectuelles supérieures (je pense à l'importance dramatique et symbolique de ce lieu dans bon nombre de films d'art et essai). Une lecture pressée pourrait même prendre ce livre pour un petit bréviaire de zénité... si on ne cherchait à se convaincre de cet instant léger.

Voici une étrange chorégraphie dont les danseurs sont les éléments, l'océan, le vent, l'air frais. Une lumière aussi, annoncé par le titre, ces quelques jours du passage de l'été à l'automne. Temps innommé et cependant, dans la trace précaire de ces notations au premier abord insignifiantes ou anecdotiques, peut-être bien innommable. Écoutons :

Les eaux viennent mordiller les doigts de pied qui traînent là. Et personne ne recule. Personne ne tente d'échapper aux dents de lait des vagues. Aux morsures humides qui brillent au crépuscule.

Il n'y a pas de menace, ni vraiment d'inquiétude, juste de minuscules déplacements ou changements de lumière qui, d'un instant à l'autre, instillent dans la sérénité une sourde pulsation. Relisons pour nous rendre compte que la phrase de Jean-Baptiste Pedini progresse elle aussi, pas à pas, hésitant parfois.

Marquée par d'à peine sensibles disparitions, comme ces couleurs que les nuages ont égaré(es),le passé, l'enfance (photos aux couleurs dégradées) que l'on ne raconte pas et, dans le matin où rien ne se passe, ces persiennes fermées qui, pourtant incluses dans un cliché (farniente, détente), laissent advenir, plus qu'un manque, un engloutissement.

La pluie tombe dans l'eau. On regarde les petites auréoles qui se forment juste après l'impact. Qui s'élargissent tout doucement et avalent la mer d'une seule gorgée.

Il convient de bien sentir cette écriture, d'en scruter, en particulier dans ses négations, les ombres subtiles : même les oiseaux ne se battent plus pour picorer les miettes de soleil... nous sommes dans une vie violente que notre langage qui a la douceur d'un voile de brume a presque diluée.

Des mots ressurgissent soudains d'expressions qui les tenaient captifs : le château de sable (…) se laisse emporter. Curieuse insistance. Observons la puissance du verbe « emporter », elle grandit le château, élargit l'étroit champ du poème. Jusqu'à l'histoire du monde. On se réjouit de la page blanche de demain, lit-on à la fin de cet effondrement qui avait commencé dans les piaillements d'enfants joueurs. Mais quel drame se joue donc ? Non pas par métaphore, cette poésie en fait un usage économe, on pourrait même les croire laborieuses (p 41...), mais c'est comme si la langue tentait de se sortir... mais de quoi ? D'une usure peut-être, d'une lassitude... Et puis c'est moins un drame qu'une tragédie, tragédie d'un monde qui se dérobe. L'odeur âcre du déluge lui donne soudain une forme, un coup de trompette. Égarement sans carte ni boussole(...) sans cap. De toute façon, on ne va nulle part. Sans compter qu'on retire doucement la terre de nos yeux. Je pense au vers terrible de Celan : « Die Welt ist fort », « le monde est parti ». (1) Mais là, le on retire nous signifie que l'homme en est responsable.

Cet automne qui arrive, dans un premier élan, je l'interprète comme l'automne de la civilisation, la fin définitive du « je/tu » humaniste. Peut-être, moins eschatologiquement, s'agit-il de pénétrer les failles du langage poétique même. Pour miner ? Saper ? Non, l'auteur n'a pas de compte à régler, il assiste, arrière-petit-fils de Maldoror totalement des-affecté, au naufrage. Un humour, même pas ironique : Un tube de rouge à lèvres qui se débat au bord de l'eau.

Pourtant il arrive que : tout à coup, on (soit) ému, certes par des odeurs de frites et de crèmes bon marché. Ils sont vivants ces presque spectres en congés, nos semblables... Acteurs sans rôle véritable, témoins au regard las. Et je n'ai pas cité le vers de Celan en entier : « ich muß dich tragen », « il faut que je te porte » (1).

Vers la fin du recueil : Au fond de l'arrosoir l'eau a des reflets de rivières. On sourit à cette chose pongienne, aussi pauvre qu'un cageot et où palpite le vaste monde. Après que notre appétit d'infini a été ridiculisé, la métaphore, au terme d'une sourde remise en question, retrouve vie.

 

(1) Paul Celan, Atemwende, 1967, traduit par Jean-Pierre Lefebvre : Renverse du souffle