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Patrick Beurard-Valdoye, Gadjo-Migrandt

 

Patrick Beurard-Valdoye n'est pas un inconnu pour moi. Je  l'ai  lu occasionnellement depuis fin 1992 dans Action Poétique, revue à laquelle il collabora régulièrement jusqu'en 2011 une dizaine de fois. Mais on pouvait avoir l'impression, du fait qu'il s'agissait de publication en revue, que ce n'était qu'une poésie expérimentale parmi tant d'autres, une illustration de la modernité parmi de nombreuses… Dans son anthologie, Une Action Poétique de 1950 à aujourd'hui 1, Pascal Boulanger se contente de ranger Patrick Beurard-Valdoye dans la catégorie des poètes "nés à la fin des années cinquante ou au début des années soixante". C'est peu. La lecture d'un livre de Beurard-Valdoye demeure donc nécessaire en ce qui me concerne. Gadjo-Migrandt est le premier de ses ouvrages que j'ai l'occasion de lire.

    Il faut le dire d'emblée : le titre n'accroche pas la curiosité. Gadjo est le singulier de gadjé qui signifie non tsigane ; et quant à migrandt que les dictionnaires ignorent, c'est un mot-valise  qui fait penser à migrant et à mi-grand. Ce livre ne se résume pas tant son champ est ample, tant son dispositif est complexe… Et il résiste à la lecture de différentes façons. La première est l'utilisation de mots étrangers ou de mots appartenant à des langues que le lecteur ignore. Il est ainsi divisé en neuf sections, intitulées LIL (de 1 à 9); premier mystère : qui sait que Lil signifie livre en rromani ? Gadjo-Migrandt est donc un ouvrage à lire avec une encyclopédie et un dictionnaire près de soi…

    La première section intitulée "Le météorologue des prisons", écrite en vers libres, est un ensemble de poèmes traitant du milieu carcéral et qui s'intéresse tout particulièrement à la prison Saint-Léonard de Liège (aussi appelée St-Lînà) qui fut transférée à Lantin, avant d'être détruite en 1982-83… Patrick Beurard-Valdoye se livre d'ailleurs à des considérations générales sur le monde des prisons, à partir de celles qu'il a vues : "ici l'on transforme un camp de prisonniers de guerre / en maternité un autre en école des Beaux-Arts / là s'installe un camp de vacances / dans les baraques d'un camp / de concentration tsigane / ailleurs on métamorphose une décharge de / produits toxiques en base nautique // il faudrait s'étonner à demi / si les denrées alimentaires d'un supermarché / implanté sur un ancien camp de concentration / généraient des nausées" 2

    Mais avec la deuxième section (intitulée "Moravienne amour en cage") les choses changent radicalement. La prose remplace le vers et apparaissent Leoš Janácěk, Sigmund Freud, Elias Canetti et Wilhem Reich, comme autant de signes d'une culture et d'une certaine époque, avec toujours en filigrane le peuple Rrom qui apparaît clairement dans les  vers qui terminent cette section : "car la vérité ne se dit bien qu'en / Rromani où VOYAGER se prononce / JA et MOT c'est la MORT"... Dès lors, ce livre de poésie devient un véritable maelström sur l'extermination et les génocides, en particulier des Rroms par les nazis. D'où ce titre, Gadjo-Migrandt. Pour autant, Patrick Beurard-Valdoye ne désespère pas des hommes car à l'horreur se mêle la culture et le livre devient alors une encyclopédie partielle et partiale où le lecteur découvre des pans entiers de notre civilisation pour peu qu'il s'en donne la peine… László Moholi-Nagy, Walter Gropius, le Bauhaus… servent de fil rouge à LIL 9 (que l'auteur définit comme une prosépopée) ; c'est toute la culture d'une partie de l'Europe (et des USA) de ces décennies qui est ainsi passée en revue. D'ailleurs, il suffit de lire les dernières pages du livre dans lesquelles Patrick Beurard-Valdoye remercie les personnes et les institutions qui lui ont permis de réaliser les enquêtes et les recherches nécessaires à la rédaction de Gadjo-Migrandt.  Car le poète n'écrit pas dans le secret de son cabinet de travail, il écrit sur le terrain et recompose ensuite ce qu'il a recueilli par ce voyage à travers la culture de l'autre. Dans le n° 144 d'Action Poétique (automne 1996), en réponse à une enquête sur La poésie, les avant-gardes et les totalitarismes il écrivait : "Les poètes […] reprennent leurs responsabilités. Ils saisissent de plus en plus le rôle qu'ils doivent occuper dans l'espace civique. Ils assument même peu à peu une part des responsabilités que les médiateurs ont délaissées. Ce qui change, c'est que le poème intéresse, questionne, intrigue. La poésie de ces dernières années a capté cette nouvelle donne. Elle réintègre sa fonction dans le champ social".

    On croirait que Gadjo-Migrandt a été écrit pour répondre à ces lignes.  L'ensemble témoigne d'une rare cohérence de pensée. En tout cas, cet ouvrage prouve que la poésie n'est pas morte et que sa mort n'est pas pour demain, mais  que ses codes sont cesse remis en cause par les poètes eux-mêmes.

 

 

 

 Notes :

1. Pascal Boulanger, Une Action Poétique de 1950 à aujourd'hui. Flammarion, 1998, 614 pages ; p 143.
2. Patrick Beurad-Valdoye, Gadjo-Migrandt, pp 30-31.