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Patrick Marcolini, “Le mouvement situationniste”

Patrick Marcolini donne ici une somme, un ouvrage qui va rapidement devenir incontournable sur le situationnisme et son histoire. Un mouvement qui est poétique en son essence, non parce que ses animateurs auraient écrit des poèmes, même si c’est parfois le cas, mais bien du fait de l’état de l’esprit poétique qui préside au mode de vie et aux conceptions du monde situationnistes. Le situationnisme est une poétique. De la révolution, bien sûr. Mais pas seulement.

Le mouvement situationniste s’organise en deux grandes parties : Trajectoires (de 1952 à 1972), soit de la création de l’Internationale Situationniste dans le sillage du Lettrisme à son auto dissolution, et Circulations (de 1972 à nos jours), tentative forcément non exhaustive de faire le point sur les héritages, les influences et le devenir du situationnisme une fois l’IS disparue en tant qu’organisation révolutionnaire. La première partie est brillante, Marcolini étant un fin connaisseur de l’histoire, des évolutions, des théories et du matériau situationniste. La seconde partie donne à penser, en particulier en sa conclusion, ce que peut être un devenir contemporain du situationnisme, sans omettre la critique de la récupération dont il a été, selon l’auteur, l’objet de la part du capitalisme spectaculaire aujourd’hui à l’œuvre. Cette partie ouvrant le débat ne fera évidemment pas l’unanimité. Ce n’est d’ailleurs pas son objet. On pourra discuter les thèses de Marcolini, l’auteur pensant que le situationnisme portait en lui-même les germes de la récupération dont il semble l’objet, au point d’avoir, toujours selon l’auteur, joué un rôle dans le développement du capitalisme de communication que nous connaissons maintenant, y compris dans le domaine de l’organisation du travail ou de la publicité. Personne ne mettra en doute le fait que le capitalisme ait récupéré les modes d’action du situationnisme. On débattra surtout du fait que le « mal » ait été dans le fruit. Pour parler avec Debord, le situationnisme historique (mais aussi, plus proche de nous, le groupe Tiqqun réuni autour de la revue du même nom) considérait que nous sommes en état de guerre. C’est pourquoi les situationnistes historiques ont beaucoup travaillé les œuvres des penseurs de la guerre et de la stratégie, Debord les faisant d’ailleurs éditer. Dans une guerre, il y a la possibilité de la défaite. Et même de la capitulation. On peut donc débattre de la défaite et/ou de la capitulation du situationnisme devant son ennemi spectaculaire. De l’échec de la mise en œuvre des situations à mettre profondément en cause ce à quoi elles se sont affrontées. On peut aussi considérer que toute guerre connaît des batailles et que les batailles perdues par les uns n’induisent pas que les vaincus portent en eux les germes des défaites. Il est tout aussi possible de regarder une guerre, y compris sous cette forme, comme un temps long dont nous ne percevons pas encore nécessairement l’état contemporain. Nous ne serons donc pas en accord avec la conception de Marcolini quand il insiste sur le fait que le situationnisme historique portait en lui les raisons de ce que l’auteur voit comme une récupération. Bien sûr, nous comprenons l’objet de cette conclusion : Marcolini se propose d’ouvrir des pistes de redéploiement d’une dynamique révolutionnaire en-dedans du capitalisme spectaculaire contemporain sur la base du bilan de ce que furent situationnisme et post situationnisme. La critique permettant alors de repartir sur des bases claires, autour du concept de conservatisme révolutionnaire, concept qui intègre l’appétence des situationnistes pour le monde pré industriel, situationnistes qui d’un certain point de vue peuvent être considérés comme formant une chevalerie poétique de la révolution. Dans ce cadre, Marcolini intègre des penseurs plus récents et aujourd’hui influents dans sa démarche, ainsi Michéa ou Lasch. Les deux penseurs ont été mis en avant, en France, à la fin du siècle passé par les éditions Climats et leur animateur, Frédéric Joly, dont le rôle n’est pas encore suffisamment remarqué sur le plan historique. A ce moment là, Michéa et Lasch, portant critique de l’idéologie du progrès, tout comme les situationnistes, du moins par certains aspects, faisaient partie des figures de proue choisies par les animateurs de la revue Immédiatement, revue dont parle Marcolini quand il s’attache à repérer les influences situationnistes du côté de l’extrême droite. Qu’il y ait eu influence situationniste aussi à l’extrême droite n’est pas discutable (quel pan de la pensée le situationnisme n’a-t-il pas influencé ?). Cependant, nous discuterons le qualificatif « d’extrême droite » attribué à l’aventure d’Immédiatement. L’auteur est sur ce point précis un peu rapide, ce qui se comprend aisément étant donné que l’histoire de la revue Immédiatement reste à faire. Cette histoire, en ses différentes périodes, est plus complexe que simplement droitiste et, de la même manière, considérer que les animateurs successifs d’Immédiatement ont récupéré le situationnisme par stratégie extrême droitière est faux : ces jeunes gens étaient de fins lecteurs de Debord et participaient d’un mouvement anticapitaliste et antimoderniste plus large, intégrant, nous l’avons vu, les pensées de Michéa ou de Lasch, mais aussi d’Orwell, Péguy (que Marcolini cite souvent), Bernanos ou Simone Weil. La réalité de ce mouvement et son originalité n’a pas encore été mise en valeur, et ne le sera pas tant que les historiens des idées voudront y voir une simple excroissance d’une pensée d’extrême droite. Sur ce point, une coquille que l’auteur du mouvement situationniste corrigera sans doute lors d’une réédition : le tract publié par Immédiatement et intitulé « Exploration de la zone rouge » ne date pas de 2011 mais de 2001 (note 47, p. 295).

On le voit, l’ouvrage de Marcolini est d’importance. Tant en sa qualité de livre d’histoire des idées, exemplaire de ce point de vue, que du fait des perspectives de débat ou de renouvellement de débats qu’il apporte. D’autant que l’auteur connaît sur le bout des doigts les textes et les parcours des situationnistes. La première partie, Trajectoires, est un must à faire lire aux étudiants de toutes les écoles de sciences politiques. Marcolini divise son exploration du continent situationniste en six parties : abolition de l’art, situations, psychogéographie, spectacle, détournement, romantisme. La plongée dans chacune de ces six parties est proprement passionnante, et le style vif, l’érudition, de l’auteur n’y sont pas pour rien. Au passage, l’on entendra parler, peut être pour la première fois de la banalyse, mouvement actif officiellement jusqu’au milieu des années 90, et cependant influent dans la majeure partie des travaux philosophiques actuels consacrés à la question du temps et de son accélération. Nous avons eu ici le plaisir de voir réapparaître, dans les notes de cet ouvrage, la figure de l’ami Alain-Pierre Pillet, banalyste de haut vol et acteur de dérives situationnistes, figure que Recours au Poème remettra bientôt en lumière, malheureusement décédé. Le poète Pillet qui s’était lié d’amitié avec Rumney, que l’on peut considérer comme l’acteur principal de la psychogéographie situationniste, lui qui fonda le comité de Londres, dont il était au départ le seul membre. Le premier numéro de la revue de l’IS indiquait que « Venise a vaincu Ralph Rumney », rendant compte de son « échec » dans l’exploration psychogéographique de Venise. Ainsi, la lecture du Mouvement situationniste, une histoire intellectuelle, on l’aura compris, plonge son lecteur de façon détaillée dans la vie réelle du situationnisme et, dans la situation imposée actuelle (car c’est d’une guerre de situations contre situations dont il s’agit), cette lecture montre à quel point le situationnisme, en sa richesse, est, de notre point de vue, non pas un mouvement éteint et récupéré, quelles qu’en soient les causes, par le spectacle ou par le simulacre, mais bien un ensemble de pistes de pensée, et de combat, sans aucun doute occultées aujourd’hui. Mais ce qui est occulté, n’est-ce pas, ne demande qu’à être dés-occulté pour reprendre vie.