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Patrick Quillier, SUR LE CANTUS OBSCURIOR

Être attentif à la vibration (et, en l’occurrence, à ces vibrations qui se font dans les œuvres et entre les œuvres), c’est effectuer une opération acousmatique. Le lecteur doit être un auditeur capable de désensevelir le cantus obscurior (le chant plus obscur) du « texte », c’est-à-dire sa dimension acousmatique.

Sur le terme d’acousmate, on renverra ici au poème Obsession de Baudelaire. En effet, à la fin de ce sonnet, les ténèbres n’entraînent une vision que si l’on suppose un espace acousmatique, c’est-à-dire une sorte de for intérieur résonnant : Mais les ténèbres sont elles-même des toiles / Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers, / Des êtres disparus aux regards familiers. Et justement c’est ce qu’au préalable mettent en place les quatrains, en créant comme un dispositif d’échos : les « bois » hurlent « comme l’orgue » ; dans les « cœurs maudits » « vibrent de vieux râles » qui entraînent en réponse les « échos » de « De profundis » qui retentissent au cœur des forêts ; dans les « tumultes » de l’océan s’entend, acousmate inquiétant, le « rire amer / De l’homme vaincu ». On peut dire en fait qu’ici l’obsession ne peut in fine déployer, innombrables, ses images violentes que dans la mesure où l’espace acousmatique a tout d’abord retenti d’un incessant martèlement.

Auguste Rodin, Orphée et Eurydice, marbre, détail, Metropolitan Museum of Art, New York.

De la sorte, en raison même de l’évanescence et quasi-immatérialité de l’acousmate, mais aussi de l’effervescence qui l’accompagne (comme dans ce sonnet de Baudelaire), être attentif à la vibration, c’est être pénétré par de la spectralité. Précisons, car il n’y a là ni flou ni vague ni fumeux. On donnera au terme de spectralité un double sens. En premier lieu, évocation des morts (à l’instar de la voix des défunts dans les rituels de nékuia homérique, invocation des morts) ; cette spectralité nous renverrait peut-être à l’activité de lecture elle-même, du moins si l’on en croit Georges Poulet : « Comprendre une œuvre littéraire, c’est, dans un certain sens, laisser l’être qui l’écrivit se révéler à nous en nous. C’est, comme Ulysse versant du sang dans la fosse, permettre à des états d’âme fantômes de reprendre vie et forme en nos âmes à nous. » En deuxième lieu, perturbation et obscurité portées dans les concepts opératoires clairs et nets ainsi que dans les catégories et les formes. Ce deuxième sens nous renvoie au malaise que peut susciter cette démarche d’écoute, dans la mesure où les repères habituels sont transformés voire perdus. Jean-Luc Nancy le note : « Le sonore emporte la forme. Il ne la dissout pas, il l’élargit plutôt, il lui donne une ampleur, une épaisseur et une vibration ou une modulation dont le dessin ne fait jamais que s’approcher. » Les deux sens sont d’ailleurs complémentaires, comme Jacques Rebotier le fait observer : « Orphée est le vrai héros de la musique », puisqu’il sait, entre autres choses, « réveiller les âmes des morts, tirer enfin les Eurydices de la nuit de l’Hadès », ce qui en fait le « héros des ténébreux, des sombres, des obscurs. »

Maria Callas, J'ai perdu mon Eurydice, Le Meilleur de Maria Callas, une vidéo proposée par Martín Guadiana.

Faute d’aimer vraiment les morts, faute d’aimer vraiment la vie, nos contemporains formatés par l’idéologie dominante du consumérisme moutonnier, ne cessent de tuer en eux Orphée. Contre les pouvoirs qui les asservissent, s’en repaissent et les font se dévorer les uns les autres, le cantus obscurior !