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Paul Vinicius, rose des vents et autres poèmes

Traduction de Radu Bata

 

 

aujourd’hui j’ai vu une goutte de pluie
dans laquelle habitait une forêt

une fille traversait cette forêt
elle avait les yeux verts et chantait

entre les collines de ses seins
serpentait un train bleu

j’étais dans ce train
je regardais par la fenêtre sa peau de velours
j’écoutais sa musique

les autres voyageurs ne voyaient
qu’une pluie morose
des ombres erratiques
et un vieillard qui faisait la manche
sous un ciel de cuivre

 

 

je n’ai plus de montre
ni cœur

maintenant
plus rien ne me fait mal

le vin rouge
et ce matin de dimanche
renversés sur la table

la dernière cigarette

et peut-être l’idée
qu’un jour enfin
je serai assez léger
pour pouvoir tenir
dans un oiseau

 

bien sûr

 

à (tes) 22 ans
tu peux tout faire
selon tes envies

bien sûr
à (mes) 59 ans
je pourrai mourir à tout instant
selon mes envies
ou non

quant à ton idée
de trouver un verbe
dans lequel nous monterions
tous les deux
et voyagerions
ensemble

un verbe
qui sache voler
mais aussi nager
en mode synchronisé

eh bien
ce verbe-là
a disparu
depuis des lustres
des écrans radars
de ce monde

je crains que le latin
ne soit une langue trop morte
pour ta façon scandaleuse
de nager
dans mon sang

pour ton style précis
topométrique
de marcher
sur des bestioles

le sourire
(comme une rose)
sur les lèvres

 

vous êtes des vampires sans passeport
(mais avec des transfusions
dans le compte)

 laissez le poète trancher le ventre de la lumière
laissez-le en sortir les entrailles des songes
ensuite laissez-le rédiger les nuits les jours les séparations
les taupes
l’abîme
la vie

comme s’il avait encore à boire à fumer à aimer
comme s’il avait encore des jours sur la planche

et seulement après pendez-le
et seulement après appelez les chiens affamés
les molosses des mauvaises herbes

et seulement après lavez le sang de vos mains
comme des gens exemplaires du futur

quand vous aurez mis en lieu sûr le passé
— témoin gênant de vos forfaits

une carte qui cherche toujours ses origines

 

 

dali

 

une femme était tombée du ciel 
sur le capot d’une automobile jaune

en fait
elle s’était jetée dans le vide de son bon gré
de la terrasse d’un immeuble voisin
espérant peut-être échapper à un cauchemar
où à une ombre humide
blottie dans son antre

mais elle n’avait pas réussi son coup
elle respirait
les branches molles d’un saule avaient radouci son envol
avaient endormi la gravitation
et ses yeux étonnés
se remplissaient à nouveau d’air

et le capot jaune de l’automobile gondolé
lui venait maintenant comme une jupe

quelques curieux partis travailler
avec les premiers rayons du soleil
regardaient la scène comme un jour de chance
comme une œuvre d’art pour l’art

j’imagine que je l’aurais ainsi comprise
à travers mon regard turquoise
traversé par des poissons électriques
si je n’avais pas habité pendant l’enfance
un gratte-ciel dont les suicidaires avaient fait leur porte-parole

je ne les avais pas vus tous évoluer
mais je ne peux oublier la pelle rouillée
avec laquelle le concierge ramassait les cervelles répandues
sur le bitume

sous un ciel d’un bleu féminin
plein de promesses

 

le passé postérieur

 

honte à ces années qui ont passé
si près de nous
comme des débiteurs
sans même nous saluer

je vais faire des enfants blonds
à ta tristesse
et de tes yeux plus verts que le si d’un violoncelle
un bandeau
sur lequel nous allons glisser
pour nous évader
de ce temps
qui oublie de nous border
et s’étouffe
avec sa boussole

 

je vais abandonner la poésie
et je vais me mettre à toi

 

je ne saurais dire pourquoi
au lieu de me promener dans la ville
je préfére ramper en toi
comme un taulard endurci
dans les galeries étroites
cherchant la lumière
se dilatant

en te chuchotant dans l’oreille des mots illisibles
comme des animaux domestiques
qui s’unissent en une seule interjection
pour s’affranchir
en te parcourant deux-trois-sept nuits de suite
dans le sens du globe terrestre
qui s’arrête seulement pour trouver son souffle
dans une gare des balkans
en me brûlant de temps en temps avec la cigarette
pour ne pas m’endormir
pour illustrer un coucher de soleil en sang
dans l’orient

mon amour
je ne veux pas manquer
le moindre micron de ta peau
même pas un millième de gémissement
ni le bleu déshydraté de tes prières inachevées
chargées de plombs et de poumons
entre tes jambes qui frémissent comme les rives d’un fleuve
vers lequel se dirigent toutes les légions de mes cellules
engagées dans une longue bataille
dont le drapeau blanc est ton cri somnambulique
qui fait sortir la population dans la rue
comme un tremblement de terre

mon amour
je pense à ton nid chaud
comme à l’hibernation définitive
comme à une vie ultérieure
je pense au relief ardu de tes orgasmes
d’où jaillissent des poissons
des oiseaux
des précipices
le ciel

dans ton abandon
je me faufile comme un scaphandrier aguerri
comme un cosmonaute resté sans oxygène
comme un condamné à mort
dont le dernier désir est blotti dans ton corps
ce corps qui me donne cette faim sans fin
des carpates à l’adriatique
même après l’ultime glissement contorsionné
dans ta chair
même après l’explosion

oubliant les feux de détresse
qui nous traquent
de yalta à srebenica
insensible au silence
qui nous couvre de son manteau sourd
figé
absurde
infini
qui suit nos ébats

mais toujours attentif au tic-tac
qui bat en toi
comme une bombe à retardement
qui n’attend que moi

je veux occuper surpeupler infuser ton corps
prendre sa forme
et devenir vide
avec toi

qu’il ne reste rien de nous
RIEN
sauf le souvenir
de l’air