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PENSÉES TROGLODYTES

 

Souvent des pensées surgissent d'on ne sait où

 

De Rio à Ceylan, une crête, un mont : ma mémoire éparpillée...

Le courant passe, s'accroche, devient hémisphérique, envahit toute la scène, ne contredit rien. Des torrents de souvenirs : peaux mortes, iris aux champs, pain levé, essence de mûrier… Soudain, dans ces méandres, un dernier sentier.

 

Tu te rhabilles. Le tissu entier tapisse les grains qui pulsent, s'affolent, montent au puits, arpentent dunes et creux, chute vertigineuse à l'orteil et soudain repli. L'arc se tend, dépeint la cible, étire les nerfs qui s'emballent sur la toile. Elle s'étale, se ramollit, répertorie des tas de lieux inédits, sans nom, sans signe et pourtant que j'identifie : là, coussins perlés, ici, arène ventrue d'où je vins, Suez, les maréchaux, ces yeux qui mirent le feu… La toile s'obscurcit. Une ombre descend, se saisit des corps les plus malléables et réinvente le monde.

 

Au précipice des mots

 

Juste encore cette voix, de celles, déferlantes, qui vous envahissent tout entier. Une rumeur sourde, profonde, insensée, de pleine érosion. Mémoire morte. Clair-obscur. Flèche morphogène qui réinvente le temps. Inertie salvatrice. Viens-je donc du torrent, de mues successives, d'absence de torrent, de figures délétères ? Suis-je à  son image, un à vivre, un à peu près, un à valoir ?

 

Pour toute réponse : ces voix décomposées qui me narguent, un mal lancinant. Piège, égérie ? La nymphe surgit. Mal de crâne. Déferlement neural. Vent sud sud-est. Embruns. Terres lointaines, fractales. Je devine l'usurpation, mais ma coque ahurie a mal. Une tempête intérieure. Je ne sais plus par quel bout arracher ce mot qui déclenche tout. Des pensées autocratiques, envieuses, perverses, saprophytes m'envahissent. En lieu et place de gémir, une virgule spacieuse. Un espace carrelé, limpide, assidu à ma présence. Un lieu moulé à la terre, singulier et ténu.

 

Déliter une à une les épissures du lieu. Col évasé. Chute de reins abrupte. Deux anses en guise de sémantique. Rien de moins abstrait. Un lieu palpable, atteint, brisé. Soissons dira l'histoire, mais ce n'est pas la mienne. Est-ce alors du contenu qu'il s'agit ? Eaux fortes, eaux dormantes, eaux-de-vie ? Je n'y peux m'abreuver. Le contenant ? Amphore,  sculpté, crête à nier ? Les mots ne disent rien. Ils signifient des choses éparses, écument des mémoires, ne font que parler. La certitude est ailleurs, dans ce fondement générique qui m'a fait être, cet étonnant souvenir du dedans. Quand l'épicentre bougea.   

 

Au début, je ne compris pas. Derrière monts, formes et panses, un rai juste, fin, vif qui rougit en un point, déversa son trop plein puis disparut. La lumière s'intensifia, gagna en limpidité, suspendit son vol, chavira. Une nuée de phosphènes, de grains argentés dans les dunes : mirage,  aura ? J'avançais à pas feutrés. Un labyrinthe s'ouvrit : sinueux à loisir, bourré d'alcôves, d'un seul tenant. A droite, l'enfant, à gauche le père. Un sentiment de déjà-vu. Des sentinelles à chaque bifurcation. Où chercher ? Par où commencer ? Y a-t-il une fin ? N'y a-t-il jamais l'amorce d'une fin ?

 

Angoisses oubliées au premier jour qui se fit. Puis au second, une clairière, je respire à tout va. La femme s'approche, un livre à la main, me dit de lire les premières lignes : “  Si le monde était un leurre, serais-tu vivant ? ” Je réponds instinctivement oui, mais le doute m'envahit rapidement. Sa chevelure, l'impact du je au soleil levant… Serait-il possible que tout cela soit irréel ?

 

La suite dépeint une scène rupestre. Une sorte de géant difforme sans visage ni foi. Elfes par myriades. Ocres fondantes sur fonds d'azur. Animaux lourds et corne de brume. Odeur de souffre. Canevas rouge amer. Rocs bruns avilis. Vallées à perte de vue. Termitière. Cavernes du naître, paraître, disparaître : les entrailles de la terre.

 

Mes mentales à nu.

 

Elle était donc bien là, ma pensée troglodyte. Enfouie sous des strates épaisses, diffuses, désuètes autant qu'étranges, des mues volcaniques. Je saisis la primitive. Déflorée, surprise dans les mailles enchevêtrées, elle fait chavirer une à une toutes mes certitudes. Noires, blanches, excroissances abusives, alluvions, dédale de frustrations. Tout défile à rebours, se fait et se défait. Asymptote lascive. Mentales effeuillées. Long cheminement. Soudain, l'écheveau plie, devient malléable, le flou s'estompe : je devine le chaos, la souffrance du monde.

 

Au début, je tergiverse, refuse, erre et erre encore, mais la racine a pris et j'obtempère. Le lendemain ? Ordonné, radieux. Un de ces jours qu'on n'oublie pas. Lisse, à fleur de sel, serein comme l'eau vive. Des oiseaux plein la tête. Se déroule face à moi l'histoire des amants de Rio. Elle est merveilleusement belle. La plage immense est le théâtre d'une dispute, du déchirement dont elle est née. Impossible de dire si c'est encore une enfant.  Je me vois lui tendre la main, une fois la tempête passée, puis c'est le vide.

 

           Un vide serein, mais un vide. Aucune tonalité. Pas le moindre soupçon de pensée. Seul indice troublant : la forêt aurait un nom. Barbarie, apocalypse, assomption ? Un nom tout de même, ce qui signifie. Un nom éclaté, un fragment de quelque chose, libre intimité. L’image se tisse. Nez aquilin. Bouche pulpeuse. Front droit. Cils contradictoires. Mes yeux bridés regardent au loin. “ Nul doute ”, dit l'homme en blanc, “il s'agit d'un déni fondamental ”.