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Pérégrinations poétiques en compagnie de Gilles Ortlieb & de Patrick Mc Guiness

 

Recours au poème, grâce à Olivia Elias, peut souligner l’importance de Gilles Ortlieb, auteur discret et profond qui est aussi un traducteur de premier ordre.(E.P.)

 

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En territoire sur-saturé d’histoire et de vie

 

 

 

Tombeau des anges. Un voyage dans la mémoire des lieux. Un voyage dans les lieux de mémoire. Voyage circonscrit dans un périmètre bien déterminé, l’ancien royaume des barons du fer et de l’acier et des gloires défuntes du capitalisme français, Usinor, Sarcelor, Arcelor... Territoire qui fut français, puis allemand et de nouveau français, autrefois grouillant d’une vie rythmée par les cloches des églises et les sirènes des usines. Jusqu’à 30 000 ouvriers à Hayange dans les très fastes années cinquante-soixante ; les immigrés affluaient alors de toute l’Europe.

Un chapelet de villes et de bourgs, égrenés le long de cours d’eau, avec des noms en « ange » : Algrange, Clouange, Florange, Morhange, Nilvange... Un monde fait de localités balafrées, couturées de partout, de petites villes de peudévastées, piétinées, désertées, marquées par les guerres, l’exploitation frénétique des ressources, la destruction des usines et l’abandon, une fois l’intérêt économique épuisé.

Une atmosphère à la Hopper. Vie collective réduite, rues majoritairement peuplées de personnes âgées, des retraités portant des vêtements de la même couleur - beige, noire, bordeaux - que leurs voitures. Quelques très rares touches de couleur : une nappe vert pré, une chemisette turquoise, la robe rose d’une petite fille.  Pour le reste on repassera ! Les bâtiments sont noirâtres, les ruelles grisâtres, les feuilles du palmier verdâtres sous la lumière du néon dans le restaurant où se réfugient, à l’heure des repas, les voyageurs de commerce solitaires.

Gilles Ortlieb, pourtant, ne se lasse pas d’y aller et d’y retourner.  Pour constater quoi ? Que la liquidation est totale, comme l’annonce l’affiche sur la vitrine d’un magasin ? Faut-il l’interpréter comme le signe d’une mort très prochaine ? Pas si vite ! L’auteur se retient de jeter la dernière motte de terre et hésite constamment quant au diagnostic. Rémission ? Convalescence ?  Une chose est, toutefois, claire : si l’on n’en est pas encore au stade final, l’existence de ces organismes vivants est une existence rabougrie, diminuée, annonciatrice peut-être de ce qui attend le visiteur.

 A ce stade, l’on pourrait tenter une question. Est-ce cette impossibilité à poser un diagnostic qui pousse l’auteur à établir inlassablement l’état des lieux ? Ou bien espère-t-il que le temps consacré à son travail d’entomologiste repoussera d’autant le moment de tirer le trait final ?

 

Le vivant conçu comme une sédimentation du temps

 

J’ai parlé d’entomologie ; le terme convient bien à cette entreprise de déchiffrage du palimpseste tatoué sur la peau des villes. Entreprise qui mobilise au plus haut point le regard et la capacité d’attention aux détails - qualités que Gilles Ortlieb a eu amplement le loisir de développer grâce à sa longue fréquentation des trains.  

Regarder c’est choisir, disait John Berger. Choisir ses priorités, ce à quoi on accorde de l’importance. Regarder, c’est aussi aimer. Ensuite, quand on est auteur, on s’efforcera de partager ses trouvailles avec le lecteur. Dans Tombeau des Anges, il s’agit précisément de donner à voir ce qui est caché, poussé du pied sous la table, considéré comme sans valeur car périmé.

Sursitaire, obsolète, les mots reviennent comme une litanie, stigmatisant tour à tour usines, choses et hommes, tous condamnés par les lois de la modernité et de la consommation industrielle. Pas de théorie ici, si ce n’est une conception du vivant conçu comme la sédimentation du temps.

L’auteur décrit très minutieusement ce qu’il voit, les villes qu’il traverse, les églises et les monuments qu’il visite, les hôtels et les chambres où il dort. Il s’intéresse aux noms des rues et des commerces et à ce que dit leur changement de l’histoire et de l’évolution de ces communautés. Il rapporte des soliloques, des brides de conversation, des paroles qui meublent le silence, les nouvelles échangées dans les bars…

On est ici face à un travail à plusieurs entrées qui tient du reportage, du roman et de la poésie, chaque partie contribuant à éclairer le tout sans l’épuiser et fournissant assez de grain à moudre et assez d’espace blanc pour que l’imaginaire du lecteur puisse se déployer. A lui de piocher dans la mosaïque d’indices offerts par le guide au regard bienveillant et compatissant.

Parmi les indices, il y a la retranscription sur deux pages de ce qui reste d’un cahier récupéré dans une décharge qui listait les motifs de licenciements dans une usine Wendel, accompagnés parfois de commentaires édifiants. Usure, accidents du travail, actes d’insubordination, suicides (dont deux par pendaison), assassinat, noyade... Témoignage terrible sur la condition ouvrière au tout début du siècle passé.  

Il y a aussi un échange de lettres, étalé de 1947 à 1970, entre une femme qui signe S et quatre correspondants. D’elle, on apprend qu’elle attend son cinquième enfant et qu’elle a peur de le perdre. Femme d’ordre et de responsabilités, investie dans l’accueil des prisonniers libérés, elle souffre de cyclothymie. L’on voudrait en savoir davantage et on se met à rêver : quel âge avait-elle, jusqu’où avait-elle poursuivi ses études, quel était son statut social ?

On dispose aussi de l’inventaire, établi le 23 février 1789, des biens d’une certaine Caroline Schmitt, domiciliée à Hayange. A son décès, le tiroir de la vieille armoire était vide, tout comme le coffre, et « tous les biens chétifs et effets inventoriés ont été estimés à 36 livres et 7 sols ».

Dans un autre registre, on trouvera le déroulé d’une matinée de juin, dans la ville de Langres. Rédigé au futur antérieur, le récit est rythmé par les cloches de la cathédrale « qui s’obstinaient à faire sonner sur deux notes, ce qui aurait pu ressembler à un va et vient insistant entre passé, présent, passé, présent ».  La divagation se termine sur une envolée : « Langres, larges gares, anges las, langes sales, sang, gale et gel. Cent quatre-vingt-quatre jours restants, et peut-être moins. Pour la Saint-Martial, la faux est au travail ».

Et soudain, après avoir mis pour la énième fois mes pas dans ceux de Gilles Ortlieb, il me semble comprendre plus clairement les raisons de sa fascination. Délaissés, méprisés, ces territoires en « ange » apparaissent SUR-saturés d’histoire et de vie. Non la vie idéale des affiches de publicité et des lieux paradisiaques mais la vie réelle avec ses douceurs et ses espoirs, ses angoisses, ses blessures et ses férocités.

Tombeau des anges, un livre que l’on lit, que l’on ferme et que l’on reprend.

 

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Symphonie ferroviaire, entre hier et aujourd’hui, sur la ligne 162 Bruxelles-Luxembourg

 

Dans ce Guide bleu – recueil bilingue anglais-français, magnifiquement traduit par un autre poète également passionné de voyages en train, Gilles Ortlieb - Patrick Guinness nous offre un condensé des centaines de trajets qu’il a effectués depuis l’enfance le long de la ligne 162, Bruxelles-Luxembourg. Vingt-deux poèmes, dont dix-neuf pour autant de gares où le train s’arrête encore.

Des poèmes nés de tous ces moments écoulés entre départ (mot si définitif et irrévocable) et partance (qui dit l’éloignement en marche, un congé) dans cet espace-temps à la fois figé et mobile que constitue un parcours ferroviaire.

Mis bout à bout, ils forment la symphonie ferroviaire et insulaire d’un monde dont le décor - le dix-neuvième siècle s’obstinant à vibrer sur les rails, le vingtième n’étant, selon l’auteur, qu’une rame attardée – ainsi que les lois sont plantés dès le début.

Première loi : Aucune goutte ne fera déborder le vase. Ni le bruit d’un convoi/ tournant l’angle et dont le sifflet vient s’enrouler autour de l’écho du dernier train, des années plus tard à la Gare centrale. Ni Gare de Léopoldville, la péniche /glissant sur des eaux rougies par le sang et piquetées de diamants. Ni la liquidation plusieurs fois déclarée totale.

Deuxième loi : l’aisance avec laquelle se fabrique l’Oubli dans cette époque gouvernée par l’obsolescence qui poursuit continuellement son œuvre mortifère.

 

Emblématique de ce travail de sape, Bruxelles Luxembourg 

        « Quelque chose prend forme sous nos yeux, un
     Léviathan que l’indifférence
         et l’humidité ne cessent plus d’engraisser : l’Inconscient
bureaucratique
          avec ses alphapages, ses téléphones portables et ses
presse-pantalons …
          ...Une langue nouvelle, sans nom, a pris
possession des affiches et des enseignes 
           - Euro Dago, Le YES Bar, Het Leader Bowling… »

 

La destruction culmine à Bruxelles la Chapelle

        « C’est la plus morte des gares fantômes : la plus morte
puisque trépassée
           de fraîche date : d’abord rénovée, puis hermétiquement
scellée, embaumée
          dans les euros, un sarcophage de graffitis sous des allures
de skatepark … ».

 

Mais le poète se déclare présent. Entre réminiscences et réalité d’aujourd’hui, il navigue pour rétablir les connexions, sensible aux effluves des docks, aux rencontres incongrues, telle celle d’un pigeon et d’un clochard, au bleu du ciel, sans esprit de suite, à la fureur d’algues verdissantes, aux wagons de marchandises qui rouillent parmi les irisations automnales et dont l’acier est comme plaqué d’or, à la vie qui s’obstine à l’instar des plantes sauvages qui poussent vers le soleil en s’agrippant aux roues.

J’aurai une pensée pour Mac Guinness lorsque je prendrai le train.