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Pierre Dhainaut, Ici

Partir du tableau choisi par Pierre Dhainaut comme une image de l’Ici, une entrée dans la réalité du monde concret et quotidien qui nous retient et nous absorbe.

Pourquoi Pierre Dhainaut a-t-il choisi ce détail d’un tableau de Paul Cézanne pour accompagner son livre de poèmes et ses notes à « portée de poèmes »? Il nous explique volontiers que c’est Jacqueline son épouse qui lui a suggéré ce choix. Mais le recadrage de cette toile est essentiel pour entrer dans l’ICI. Comment une peinture peut-elle à ce point nous faire entrer dans un espace de silence et se prolonger dans celui ouvert par les poèmes ?

Recadrer permet de se rapprocher du sujet et de centrer son regard sur le « motif » : ici trois fruits, un tissu avec ses décors moirés d’ombres bleues et vertes, la baguette orange du lambris d’un mur en guise d’horizon (et pour l’équilibre de la composition), avec juste derrière, un fond neutre un peu ocre présenté comme une ouverture sur un espace incertain mais non fuyant, frontal.

Nature morte au pot au lait bleu, vers 1900-1906.

Une palette de tons chauds, tons de terres et de fruits mûrs, de feuillages, de tissus aux plis qui ondulent – des rythmes ronds, des formes vibrantes, des contours ébauchés et légers, laissant passer une sorte de lumière d’été, toute en transparences. 

C’est « ici » et pas ailleurs que cela se passe ; c’est ici qu’il faut demeurer, prendre le temps de goûter la présence. Ce fragment de tableau dit beaucoup. Lecteur, « Ta place est ici », en cet instant de vie silencieuse, de vie précieuse à goûter dans sa simple réalité, concrète, chaleureuse.

Les blancs et les bleus froids du tableau complet sont donc absents dans ce détail. Ici rien que la chaleur de la présence, son goût de pomme, sa saveur d’ambre, ses clartés automnales de fin du jour.

Pourquoi ce cadrage et non le tableau tout entier ? Parce qu’un détail, une partie forme déjà un tout, un monde, un centre, un choix (l’œil peut-il embrasser la totalité d’une œuvre, du monde ?), ici : une approche. Il s’agit de regarder ce qui est, et rien d’autre, dans l’instant de la contemplation, d’affranchir le regard, (mots de Pierre Dhainaut). Rendre libre la vue, la vie, est consentir à ce qui est, ne pas fuir la réalité, se mettre à la portée de ce qui est, qui pourtant demeure insaisissable dans cette rencontre qui ne sera jamais qu’une façon de s’approcher, de se rapprocher du sujet.

Ce serait là « Un art sans preuves », (dans « Sorties de nuits ») je le comprends ainsi, grâce à Cézanne, comme un lieu qui n’a pas à se justifier d’être ce qu’il est, puisqu’il vit par sa respiration dans notre regard, puisqu’il est là, ici-même, avec et en dehors de notre présence. Rilke voyait dans les tableaux de Cézanne le modèle parfait de ces "choses d'art" objectives et "miraculeusement absorbées en elles-mêmes" auxquelles il aspirait. Le regard du peintre, son faire, modèle le poète, le dépouille de tout langage obscur. Mais l’objectivité dont parle Rilke n’est ici que le vécu, lui-même subjectif, secret aux racines du poème, secret des formes mêmes du monde visible.

 

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Passé ces considérations picturales, nous nous retrouvons avec Pierre Dhainaut dès les premières pages à l’écoute. Paroles, voix, souffles, courants d’air, il est toujours question de tenir sa respiration en haleine, de rester à l’écoute inapaisable des mouvements du verbe, et de rendre les mots aux bruissements « de toute origine, / parmi les branches, les feuilles, les ombres ».

Dans « Sorties de nuits », le poète nous demande et se demande de tenir « face à l’instant qui vient, qui se / dérobe à chaque instant, et ce monde enfin / tu le nommeras d’ici. »

L’éphémère rejoint la durée, c’est « un rêve à l’intérieur de tous nos rêves, mais lui durera plus que toi. » Le temps est de la neige et « il a neigé ». Le temps dure et l’épisode neigeux disparaît.

Être ici, être d’ici, du pays de l’origine, du commencement - même si ce lieu, ce sont les urgences d’un hôpital, avec peu d’échos autour, seulement des heurts  ̶  ou le silence pour « ne rien perdre / des voix que tu aimes ».

Et là aussi, se joue la rencontre et l’équanimité des destins humains, puisque « l’accord / est immédiat entre témoins, le « nous » possible ».

Pierre Dhainaut, Ici, Arfuyen, février 2021.

En chaque poème « des cris de mouettes », compagnons fidèles des mots.

Le poète voudrait « réconcilier », « mais tout cependant est à refaire ». Son travail est de fertiliser les mots « en ne nommant personne », son travail est sans bornes puisque la question, pour le poète comme pour le peintre « n’est pas : que devons-nous dire ? mais : comment ? toujours ».

Le parcours du poète, et des poèmes dans le livre, suggère une progression, un désir de transformation intérieure par l’écriture. Pierre Dhainaut se saisit de l’épreuve de santé qu’il traverse pour nous redonner une fois de plus « la juste incandescence » des choses quotidiennes, des visages aimés ou simplement croisés. L’écriture de soi n’est jamais aussi pleinement elle-même que lorsqu’elle s’efface dans le dedans-dehors du monde.

Pierre Dhainaut nous fait sortir la nuit, avec lui, à travers ses insomnies, vers la mer en sa mémoire, pour nous rappeler que la distance est poreuse, et « qu’une pierre a besoin que les doigts la palpent » (comme Cézanne caresse et forme le fruit avec son pinceau) ̶ la traversée est toujours à reprendre, « porte après porte », « sans aucune certitude ». Ici est toujours tenté par le là-bas. Ici inscrit le présent en signe d’approbation, de confiance.

S’en suivent Trois dédicaces, au caillou, à l’arbre, au papier. Il s’agit encore de toucher, d’étreindre la réalité, de caresser sa substance.

« Les mots ne prennent pas toute la place, ils tremblent et la page autour d’eux » nous dira plus loin dans ses notes (p 81) le poète. Comme le peintre, il sait combien le vide fait respirer les formes dans l’espace, ravive la présence, ici, de chaque mot. C’est pourquoi dans « Prises d’air », il est tant question de confiance, de don, d’écoute, d’échos. Confiance au temps puisque « Rien ne s’achève / si nous marchons / sans peser / sur les feuilles mortes ».

Dans « Polyptyque de novembre », le passage furtif d’un arc-en-ciel célèbre la lumière et plus loin encore demeure sa splendeur quand l’écorce de l’arbre transmet le message de l’humus jusqu’aux plus fines branches. La mémoire rapporte aussi des cendres et de la boue mais tout sera accueilli, en aube bienvenue avec « tous les lieux favorables, chacun à sa place / pour la prochaine heure ».

Ainsi nous réanime le poète, ainsi se combat le désespoir, ainsi nous enseigne le témoin de l’instant accompli avec l’enfant qui peut-être est la clé.

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