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Pierre Dhainaut, État présent du peut-être

Il faut saluer la naissance de la nouvelle maison d’édition de Mathieu Hilfiger, Le Ballet Royal, inaugurée par le très beau livre de Pierre Dhainaut : État présent du peut-être. Déjà l’objet-livre, au design sobre et élégant, suscite le désir de lecture. Ce livre est composé de trois mouvements (« Suite sans titre », « Un temps de dédicace », « L’école du large ») en correspondance admirable avec l’aquarelle de la couverture peinte par Caroline François-Rubino, toute en légèreté de touches qu’on dirait de pur souffle. 

Pierre Dhainaut, État présent du peut-être, Le Ballet Royal, 2018

Pierre Dhainaut, qui a récemment publié un autre livre avec Caroline François-Rubino (Paysage de genèse, Voix d’encre) et des poèmes dans le numéro 72 de Diérèse, semble avoir trouvé en cette artiste une forme d’alter ego peintre, tant poésie et peinture échangent ici une réciprocité de preuves sous le signe de l’aquarelle, vocable apte à définir aussi le travail de l’écriture. 

Au centre du livre, l’expérience de la « nuit », mais pas n’importe quelle « nuit » : « ‘la nuit des temps’ // celle qui a rendu la neige obscure / la mémoire impuissante à la ressusciter » (p. 9), « la nuit, la nuit sans rémission » (p. 17). Tout le livre est tendu vers le dépassement de « l’épreuve » (p.14) de cette « nuit » ontologique. Tout d’abord par le risque d’un accord précaire de la « nuit » et de la « neige » : « ‘Neige’ et ‘nuit’, les deux mots ensemble » (p. 9), comme le suggère déjà le vers initial de ce livre qui n’a peut-être pas de plus intense désir que celui de « transmettre / au plein jour une âme, une poignée de neige » (p. 15). Mais pour que l’accord de la « nuit » et de la « neige » puisse être trouvé, il faut pour Pierre Dhainaut que ce soit un « enfant » qui le formule : « ‘Neige’ et ‘nuit’, les deux mots ensemble, / selon cet ordre ou l’ordre inverse // qu’un enfant les répète, ils se confondent, / leur murmure envahit les chambres, // s’unit au silence et l’aimante » (p. 9). On retrouve ici la place centrale de « l’enfant » salvateur dans la poésie de Dhainaut. La « main » du poète « tremble » toujours dans une main d’ « enfant », et ce tremblement les unit au plus profond : « Tu te penches, il est là l’enfant que tu évoques, / ta main tremble en la sienne » (p. 28). L’ « enfant », qui pour Pierre Dhainaut et Yves Bonnefoy « porte le monde » (Dans le leurre du seuil), est aussi celui qui donne le sens et le rythme, c’est-à-dire l’origine même de la poésie. Ainsi de la « petite fille », figure initiatique qui joue de la « marelle » : « la petite fille / en sautant de l’un à l’autre évitait de frôler / les bords, trébuchait, repartait, variant le rythme, / quelques minutes, une journée entière / et tous les jours, elle se croyait au paradis » (p. 25). C’est aussi « l’enfant » qui guide Pierre Dhainaut vers le foyer incandescent de son œuvre – « l’écoute », franchisseuse de « nuit » par excellence : « la profondeur noire, est-elle noire / puisqu’il (l’enfant) écoute ? » (p. 19). Pour que la « nuit » soit non pas abolie mais « réapprise », il importe que le poète soit un être d’ « écoute » : « Nous réapprendrions / la langue des nuits ou des souffles / comme des yeux ne s’appuyant que sur l’ouïe » (p. 21). Dhainaut est ici au plus près du beau titre de Claude Vigée : Apprendre la nuit (Arfuyen, 1991). Pour Dhainaut, il y a une consubstantialité féconde et bénéfique de la poésie et de « l’écoute », comme le suggère déjà la quatrième de couverture : « Elle (la poésie) instaure dans le temps mesuré, morcelé, de nos existences celui d’une écoute incessante ». Aussi Dhainaut fait-il partie de cette famille de poètes, de Rilke à Bonnefoy, que j’ai pu appeler « poètes de la clairaudience »[1]  ((Michèle Finck, Épiphanies musicales en poésie moderne, le musicien panseur, Champion, 2014. Pour Dhainaut, voir en particulier la page 13.)). Ce n’est que sous le signe de cette triade – « la neige », « l’enfant », « l’écoute »- que le poème selon Dhainaut peut naître de la « nuit » elle-même : « De la nuit un poème émane, saurait-il / comment, il n’en dirait rien, / il ne veut pas savoir où il se rend, / l’infini lui réclame un visage en confiance, / un visage d’enfant » (p. 23). Mais pour que poésie il y ait, il faut ici selon Dhainaut que le poème tende vers ce qu’il nomme, avec Bonnefoy, « le simple », et qu’il se ressource sans cesse dans l’intervalle des blancs, par où les mots respirent. À cet égard, le travail des blancs dans l’écriture de Dhainaut entre en correspondance avec les blancs interstitiels de l’aquarelle en couverture de Caroline François–Rubino. Ce n’est que trempé dans le « simple » et le silence du blanc, que le poème, si frêle soit-il, a le pouvoir d’’ « écarter les murs », comme l’exprime un des plus beaux poèmes du livre, tercet admirable : « si frêle, un poème / écarte les murs, / dehors le lierre approuve » (p. 45).

Encore faut-il réfléchir au titre fertile de ce livre : État présent du peut-être. La quatrième de couverture éclaire ce titre de façon intense et elliptique à la fois. Pierre Dhainaut y dissocie la « poésie » du « poème », pensant (avec d’autres) que la « poésie » est plus que « les poèmes » qui lui accordent « l’hospitalité » : « La poésie en acceptant l’hospitalité des poèmes s’y ressource, s’y ravive, elle ne déserte que ceux qui ont la prétention de la retenir. » S’impose ici une ouverture sur la fécondité du « peut-être » dans la poésie contemporaine, qui est avant tout une poésie du « peut-être ». Que l’on pense au « récit en rêve » d’Yves Bonnefoy « deux musiciens, trois peut-être » ou à l’approche de Claude Vigée selon qui « peut-être » est l’un des « noms » de « la présence de Dieu »[2] ((Sur le « peut-être » en poésie moderne et contemporaine, voir Michèle Finck Poésie moderne et musique, ‘vorrei’ et ‘non vorrei’, Essai de poétique du son, Champion, 2004, p. 369-372.)). À cet égard Pierre Dhainaut, dans sa rayonnante quatrième de couverture, propose une des définitions les plus exigeantes de la poésie : « La poésie est le ‘peut-être’ toujours en devenir, les poèmes, de livre en livre, de porte en porte, en proposent un ’état présent’ provisoire, lui aussi mobile ».