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Pierre Grouix : Appelé à disparaître. Poème

 

Peut-être parce que nous sommes de la même génération (j’ai croisé Pierre Grouix à l’E.N.S.-Fontenay, et nous avons un moment travaillé ensemble la phonétique de l’ancien français pour l’agrégation de lettres), je retrouve dans Appelé à disparaître ce goût et ce travail de l’intertextualité et de la « référencialité » qui faisait sens, dans les années 80 et 90, non pas comme obligation ou coquetterie universitaire liées à la culture structuraliste et aux grilles d’analyse des textes que fournissaient Roland Barthe et Gérard Genette, mais comme un élément de construction du lien social et du lien européen qui, pour le premier se défaisait alors (en Angleterre plus qu’ailleurs, en Suède et en Norvège moins qu’ailleurs) et pour le second se faisait, au contraire, mais dans une perspective qui était davantage celle des langues, des gens et des littératures que celles des actuelles convergences économiques … De cette espérance morale du lien entre ceux qui parlent, entre ceux qui écrivent et par conséquent entre ceux qui lisent, Pierre Grouix est un témoin pratiquant, comme le signale la dernière page de son texte : « le texte comporte des citations, parfois très légèrement modifiées, de René d’Anjou, Guillaume Apollinaire, Christian Bobin, » (suivent 22 autres noms encore, dont le sien même). Car il s’agit pour lui de construire sa parole avec celle des autres, de pratiquer l’écho, la gemme secrète, l’amoureux embrassement, l’hommage, l’appui peut-être (comme j’ai fait moi-même et essayé d’en théoriser le sens). Il ne s’agit pas pour le poète de prendre en otage ni de s’accaparer de la beauté qu’on serait incapable de produire soi-même, loin s’en faut ! Mais d’afficher la richesse secrète d’un espace lyrique, qui fait comme une chasse à l’objet contenu et, comme souvent chez Pierre Grouix, à l’être à qui le poème est offert.

Car, en effet, ce poème est offert. Ces 90 pages d’éloge et d’élégie sont adressées, manifestement, à la belle dame sans merci, tout en l’étant à toute féminité. Peut-être parce que j’ai suivi un peu, jadis, et que je peux témoigner de la « réalité vécue » de son « tourment du chèvrefeuille », de la grande et définitive histoire d’amour isoldéenne et scandinave de l’auteur, je sui sensible à cet esprit de constance et d’inconsolable durée qui fait de Pierre Grouix un de nos actuels grands et authentiques poètes de l’amour absolu. Mais cela dépasse la dimension anecdotique d’un « tiré d’une histoire vraie » : sa poésie s’ensource intuitivement autant que culturellement dans l’amplitude de « l’allégresse et mélancolie » du chant médiéval, des laisses et des lais de Marie de France ou des poètes courtois, à quoi un Apollinaire fut lui aussi sensible, à quoi a puisé aussi Saint-John Perse, sinon Claudel. Mais cette poésie élégiaque et ample proche de l’ancien, est aussi, par la forme, la scansion, la possible lecture discontinue ou redistribuée, de celles qui appartiennent pleinement à la poésie moderne et post-moderne : celle de la déstructuration et de la restructuration, comme on a parlé en peinture de l’abstraction et de la refiguration, ou de la nouvelle figuration.

De ce travail de la forme réussi, il faut laisser parler la musique et les vers, l’hymne et les sens, les leçons pour les hommes : pour les hommes en particulier, car c’est ici un amoureux des femmes qui parle, des femmes solaires du nord, lui pourtant héritier du sud et connaisseur de Fès, mais ambassadeur des cultures et des poésies scandinaves, traducteur de Bo Carpelan et de bien d’autres (comme le rappelait un numéro récent des HSE).

 

« nous n’aimions rien de nous que nous n’aimions d’abord en elles
nous devions aux femmes le meilleur de nous-mêmes, ce que nos mères naguère avaient aimé de nous
elles nous aimaient davantage qu’elles-mêmes, nous ne savions comment nommer l’île où elles devaient nous conduire
nous n’aimions de nous que ce que les femmes aimaient, bruissement léger des feuilles ou messe basse de l’eau des rivières
l’eau sous l’eau et comme son ombre claire, l’eau seconde, artésienne, souveraine souterraine »

 

« ce que les femmes nous disaient, les mots de leur amour, nous en avions besoin pour vivre
ce dont nous rêvions en silence, la lumière à nos yeux, là où le monde allait, les femmes nous l’offraient d’un baiser aux lèvres »

 

« les femmes ouvraient le chant qui n’entend pas périr, ligne de feu, hymne grave, voix de beauté
à moins d’une note de la fin de leur chant, la libellule reprenait son vol, l’espace sa liberté
les femmes ne disaient nullement mille et une choses et leur contraire, leurs lèvres se ramenaient à la ligne précise, exacte et une, le chant, aimer toujours, aventure belle »

 

« nous n’imaginions pas de seconde vie après celle-ci, de territoire secret au-delà du taquet de la mort
nous n’opposions pas de résistance au déchiré de nos cœurs fibre à fibre, au pillage de nos sangs par les soins de la foudre
nos cœurs cesseraient et la lumière pour finir perdrait nos yeux, notre vue, le monde »

 

« les femmes cesseraient les dernières et le monde avant elles »

 

« à tout prendre nous aimions mieux laisser
nous ne dirions plus que la légende de l’amour, cette idylle ou cette fable
qu’on ne nous cherche ailleurs qu’au cœur détruit de la lumière
disparaître, disparaître surtout »