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Pile ou face ou la contingence révélatrice

Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, publié par Stéphane Mallarmé avant sa mort, ouvre à des interprétations diverses. Ce poème iconoclaste, qui s’étale sur onze doubles pages, joue avec toutes les variations typographiques, tailles de polices, majuscules, italiques, espace scriptural.

Mais ce qui ressemble à une contingence des mises en œuvre graphiques concourt à l’élaboration d’une polysémie porteuse de sens, et des pluralités d’interprétations qui ont valu au « coup de dés » et à son auteur cette réputation de poème/poète hermétique. Mais parler d’hermétisme serait postuler qu’il n’existe qu’un seul sens, difficilement perceptible dans certains cas. Ors la notion de contingence, celle qui est inhérente à la production du texte, à laquelle s’ajoute celle de sa réception, est un élément clé de la prise en compte des déploiements sémantiques d’une œuvre. Comme le lancer d’une pièce de monnaie, le pile ou le face, convoque le hasard, ou bien autre chose, mais n’est en aucun cas prévisible, le sens produit par un énoncé est soumis à des paramètres aléatoires qui interdisent toute prédiction quant à une interprétation prédéterminée.

Stéphane Mallarmé, Un coup de dé, lu par Denis Lavant.

 

Un lancer de pièce de monnaie, somme toute, que ce jeu entre un émetteur et un récepteur, que cette rencontre de deux subjectivités, qui unissent des paramètres imperceptibles qui seront à l’origine du dévoilement d’un univers sémantique unique.

C’est dans cette combinatoire complexe, le pile et le face, le lancer de la pièce de monnaie, dont le résultat est aussi hasardeux que la coïncidence qui amène un émetteur à croiser un récepteur, que se trouve convoquée, de manière contingente, la pluralité des plis, replis, doublures et ourlets du tissu textuel. Un palimpseste, une tapisserie qui trame à chaque fois un paysage différent, un coup sur pile, un coup sur face, dans ce jeu avec les potentialités illimitées du signe.

Un coup de dé jamais n'abolira le hasard, édition originale annotée par Stéphane Mallarmé, Sotheby's.

Le texte comme un palimpseste dévoile alors de multiples couches sémantiques. On peut considérer son déploiement comme une source infinie de potentialités, fruit de l’interaction entre un émetteur, l’auteur, et un récepteur, le lecteur/spectateur. Il est soumis à de multiples étapes de perception, qui concourent toutes à son effacement, à sa recréation, à des lectures infiniment renouvelables… Cette disparition révélatrice n’est pas une perte, bien au contraire. Il s’agit d’une combinatoire apte à mettre en jeu le signe, à le contextualiser autrement, à l’actualiser de multiples manières, afin d’ouvrir à une polyphonie significative et à chaque fois nouvelle.

 

Philippe Jaccottet, Sur la poésie, 1974.

Cette mise en œuvre remet en question la pensée logocentrique du signe. L’univocité du sens est une théorie qui de Platon à Saussure a mené à l’élaboration d’une démarche linguistique qui a fixé le signe dans un carcan sémantique perçu par les poststructuralistes comme réducteur. Le texte, et son unité, le mot, est soumis à des bouleversements multiples, à des interprétations et à des réactivations improbables et inattendues. Dans cette optique les liens qui existent entre le signifiant et le signifié devient aléatoire et s’opèrent des glissements de sens indéterminés et illimités d’un signifiant à un autre.

La déconstruction postule donc une absence de structure centrale, et de sens univoque. Déjà certains auteurs avaient tenté cette déstructuration en imaginant des dispositifs particuliers. Au début du 20ème siècle, Victor Segalen et Paul Claudel, dans Stèles1 (1912) et Cent phrases pour éventails2 (1927) ont voulu remettre en question cette idée d’une production univoque du sens. Ils juxtaposent des idéogrammes et des textes en français. Ni Claudel ni Segalen ne connaissent l’écriture chinoise. Il s’agit pour eux d’une écriture autre, qui vaut pour sa calligraphie. Ils les emploient comme des symboles (au sens saussurien) qui figurent le monde des idées. Ils sont donnés à voir, et sont perçus comme des intermédiaires entre l’œuvre picturale et l’écriture. Dans Cent phrases pour éventails3 Paul Claudel calligraphie des mots français en les mettant en scène comme des idéogrammes. Certaines lettres sont espacées par de larges blancs, qui demandent au lecteur de s’arrêter précisément sur un mot en particulier. 

Poèmes en cavale, jeudi 9 avril au Pannonica, Nantes. Lecture d'un extrait de "Stèles", de Victor Segalen, par Christian Doumet

 

Ce dispositif a pour effet de prolonger la perception que le lecteur en a, de le donner à voir afin qu’il puisse le contempler, d’en réactiver les potentialités. Les mots deviennent alors des entités autonomes, tous les sens dont ils sont porteurs apparaissent dans les blancs laissés entre leurs lettres.

Ne peut-on rapprocher cette mise en œuvre avec les différents niveaux de lecture et les graphies variées qui figurent inévitablement dans tout texte ? Ce qui est certain, c’est qu’il s’agit là d’éléments non textuels aptes à générer du sens, tout comme le paratexte et les éléments extradiégétiques viennent compléter, enrichir, parfois en altérant pour révéler, les unités de langue qui constituent une globalité textuelle ouverte à toutes les actualisations. Rares sont les imprimés qui ne présentent qu’une seule typographie, qu’un seul niveau de lecture, etc.… On peut aller jusqu’à affirmer, comme le suggérait Derrida, que la polyphonie sémantique est présente au sein même du langage.

 

Yves Bonnefoy, La poésie est fondatrice d'être, France Culture, juillet 2016.

Il s’agit alors de rendre perceptible cette infinité de potentialités, afin de faire apparaître ce que Derrida a appelé des « différances », opérées par les mises en situation du texte. Une déconstruction générative de sens, une révélation perceptible grâce à l’effacement qui devient paradoxalement découverte de la pluralité sémantique du signe. L’enjeu est alors d’inventer des combinatoires qui permettent des productions sémantiques multiples, comme la juxtaposition du texte avec l’image choisie de manière aléatoire, le jeu avec l’espace scriptural, le work in progress qui permet de produire le texte en alliant son inscription figée dans l’espace/temps avec un moment appréhendé dans sa dimension anecdotique.

C’est cette démarche qui préside au travail de Wanda Mihuleac, qui use de tous ces possibles, afin de révéler une multitude de dimensions sémantiques du texte, de l'image, de l'image et du texte juxtaposés complémentaires et révélateurs des potentialités démultipliées par la rencontre de ces différents supports. Ce travail postule de considérer l’écrit comme un palimpseste, mais en creux, car la réécriture est opérée par l’effacement progressif des signes, ce qui permet de rendre compte des ouvertures du texte qui en l’occurrence déploie une pluralité de lectures possibles. Il s’agit alors de creuser la peau des mots, de les brûler, de les effacer, et de graver ces strates signifiantes qui émergent de sa disparition sur du parchemin, à la manière des palimpsestes. Métaphore de l’épaisseur du derme et des différentes couches qui le composent, qu’il s’agit de trouer, de creuser, pour fouiller l’amplitude sémantique du signe et atteindre sa chair, sa pulpe, sa matière génératrice de sens infinis.

 

 

Les spectres de Jacques Derrida, Différences et traces, France Culture, Les chemins de la connaissance, 26 janvier 2011.

Ces tentatives de restitution des possibles illimités du texte, en juxtaposant, en enlevant, ou bien en creusant, permettent de tenter d’approcher ses possibles et d’activer ses diverses potentialités sémantiques grâce à des combinatoires isomorphes convoquées d’un niveau à l’autre. Il s’agit aussi de rendre compte de la créativité du sujet parlant.  A ce titre on peut penser à la grammaire transformationnelle qui use des transformations obligatoires et/ou facultatives qui permettent de passer de la structure de base aux suites terminales de la production d’écrits, grâce à des réarrangements, des permutations, des effacements, des additions. Ces manipulations permettent de produire un nombre infini des phrases réellement possibles et dans lesquelles les composantes livrent une somme d’énoncés à chaque fois différents.

Il n’est alors pas interdit de dire que ces productions de textes aléatoires, anecdotiques, sont aptes à rendre perceptible l’éventail des possibles d’un même texte, qui n’est autre que finalement la rencontre entre une forme endormie et un récepteur. Ce dernier actualise l’énoncé de manière particulière, car il charge les signes de sa subjectivité. Et si la mise en œuvre de tout texte est un acte, sa déconstruction en est un aussi. L’effacement loin d’être une aporie est donc un acte d’écriture qui offre aux signe la possibilité de déployer le vide constitutif du langage dés lors qu’il n’est pas actualisé. Et ce vide n’est pas vide, loin de là, il porte l’infini des potentialités du sens.

Philippe Jaccottet, Eclaicies.

 

Notes

[1] Œuvres complètes de Victor Segalen, tome 2, Robert Lafont, collection Bouquins, Paris, 1995. [1] Paul Claudel, Cent phrases pour éventails, Gallimard, collection Poésie, Paris, 1996. [1] Op. cit