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Plantations – Constant Tonegaru

Trad. Stéphane Lambion ∙ Éditions Abordo ∙ mars 2022

 

Constant Tonegaru naît en 1919 à Galaţi, au sud-est de la Roumanie. Sa vie est marquée par une opposition politique permanente, d’abord au régime fasciste d’Ion Antonescu durant la Seconde Guerre mondiale, puis au régime communiste à partir de 1945.

En 1949, il est arrêté par la police politique roumaine et il est accusé d’atteinte à la sécurité de l’État. Il est envoyé en prison ; sa santé s’y dégrade jusqu’au point où, pour ne pas être accusées de sa mort, les autorités le renvoient chez lui. Il meurt à Bucarest le 10 février 1952, laissant derrière lui une œuvre poétique d’une densité et d’une richesse rares.

Femeia Cafenie - Constant Tonegaru

∗∗∗

Rétrospection

J’attends que les vaisseaux partis vers un horizon de terre sans point cardinal
m’apportent l’image où serrant la crosse du fusil comme un violon
j’ai arrêté le boston dissonant que je faisais valser dans ma tête
avec un petit bruit qui au-delà des lignes a éteint je ne sais qui avec sa cigarette.

Au moment où j’ouvrais des boîtes de conserve à la baïonnette,
préoccupé par la faim, par des surfaces de terre et des intentions mystiques,
je coupais des hommes banals de dimensions diverses
qui désertaient vers l’inconnu sous la pression des données statistiques.

La nuit s’étalait comme un drap sur un brancard avec un mourant
mais des flocons aux reflets de naphtaline se glissaient quand même
à l’endroit où avec un petit bruit on éteint une vie et une cigarette
en attendant de détruire la dernière cargaison d’essence.

De l’absence de mes bateaux aux flancs oints de goudron
coulés peut-être sous l’effet de tant de neiges silencieuses, je n’ai crainte ;
sur mes boucles je garde encore quelques flocons d’une neige qui n’a pas fondu
assez pour écrire un poème.

 

 

∗∗∗

L’oiseau noir

Je ne sais comment diable a fait l’homme au chapeau melon,
il avait dans sa cabane une cage avec des tigres affamés
qui rongeaient à travers les barreaux des os de vaches
et au fond il y avait encore un endroit de jaune drapé
où immobile le célèbre corbeau croassait :

                                                             – Nevermore !

Sur la toile figurait quelque part Edgar Poe.
Une canaille te disait à son sujet :
               – Edgar Poe ?... un ivrogne américain,
né en telle année et mort à l’hôpital
il a peut-être même été un gangster,
mais c’est vrai, il a édité « Graham’s Magazine ».

Le dimanche les gens sont malins,
ils se promènent sur les boulevards, ils vont au cinéma,
quelques-uns à la foire vont voir des tigres du Bengale
nés en captivité à Huși ou à Focșani
et le corbeau du poème qui a traversé l’océan.

Une fois un fou enfui de l’hôpital
en tunique bigarrée et avec un journal pour chapeau
a voulu voler le corbeau.
                                              Il y eut bataille, commissaire et scandale
et sans cesse à l’entrée t’invite un infirme,
le corbeau étant empaillé, l’homme au chapeau melon était ventriloque.

 

 

∗∗∗

Un peu d’alcool

Comment les étoiles sont montées au ciel, je ne sais pas,
mais la Lune, vraiment, je la mettrais sur un porte-manteau
pour qu’elle ne bouge plus, traditionnelle,
et je lui déchargerais dessus une carabine Manlicher

Peut-être qu’après tout je resterai résigné
attendant que les loups se faufilent dans les congères
le ventre rentré et reniflant dans le froid
pour manger, avec les éditeurs, des poètes dans leurs assiettes.

Comment les étoiles sont montées au ciel, je ne sais pas,
ni comment trois d’entre elles sont restées sur une étiquette ;
il est écrit : JAMAÏQUE virgule COGNAC IMPORTÉ
et sur la photo une créole sourit, coquette.

La bouteille est plate. Cela pour rentrer dans la poche.
Maintenant elle est vide. Quand les meutes aboieront sur la Lune,
– vraiment, elle avait embrassé des seins bruns de señoritas –
avec soif, je boirai sa lumière à pleins poings.

 

∗∗∗

Compte rendu d’automne

Messieurs,
j’ai voulu écrire quelque chose au sujet de l’automne aussi,
mais cet automne a été banal
car tous les automnes sont identiques
                             et je vous assure :
Aucun n’a de thème original.

J’habite près du cimetière
et je vois la ville de loin.
             Depuis des tuyaux de radiateur
ou peut-être même depuis les usines
             la fumée ressemble à de l’encens brûlé ;
quant aux morts, ils ne viennent plus ici depuis un an
             et les miséreux perdent leurs aubaines.

Les croque-morts à la solde non payée
jouent un dentier à pile ou face aux carrefours
pour acheter des boucles d’oreille de pacotille à leur bien-aimée.
Avec des chiens tachetés, à la déchetterie, ils se lancent
des regards de napoléons affamés.

Messieurs, ça a été un automne misérable
et le Soleil ne cessait de refroidir comme les poêles en fonte.
Un cochon criait comme une scie sauteuse.
                                        Depuis lors même
les grands fantômes ne veulent plus passer
en tenant par la main les fantômes plus petits

 

Plantations, de Constant Tonegaru, paraîtra début mars dans la collection bilingue des éditions Abordo, avec une préface de Linda Maria Baros.

Présentation de l’auteur

Constant Tonegaru

Constant Tonegaru était le fils de l'officier de marine galicien, avocat et publiciste Constantin Tonegaro, et le petit-fils du procureur général de la Cour d'appel de Galati, Daniel Zorilă. La grand-mère du côté maternel, née Hangiof, était issue d'une famille aisée de Galati, qui possédait notamment l'hôtel Metropol. Le poète appartient à la "génération perdue" des écrivains qui n'ont pas réussi à se faire un nom, leur destin littéraire ayant été coupé par l'instauration du régime communiste. Propulsé dans le monde littéraire par Vladimir Streinu et son ami Barbu Cioculescu, il a été remarqué et retenu par tous les grands critiques littéraires qui se sont penchés sur son œuvre. Entre 1945 et 1949, il est membre, avec Vladimir Streinu, l'écrivain saint-gallois Iordan Chimet, Pavel Chihaia et L. Barral (secrétaire de la nonciature papale à Bucarest), de l'association "Mihai Eminescu", une organisation clandestine de défense de la culture, un réseau de sauvetage de l'élite intellectuelle roumaine. Sa vie de bohème est brusquement interrompue en 1947, lorsqu'il est arrêté pour "conspiration contre la sécurité de l'État". Le poète a résisté à la torture et au régime carcéral de la prison d'Aiud sans trahir ses amis, et n'a été libéré qu'en 1951. Un destin tragique qu'il traduit pleinement dans ses vers : " Ainsi fut / un Ange rejeté et une malédiction : / "Tu seras gaspillé comme l'eau des sources..." ".
Pavel Chihaia évoque dans des pages d'une grande sensibilité le portrait physique et moral de l'écrivain : "d'une maigreur et d'une taille imposantes, couvert d'un béret serré et délavé sur une épaisse paire de lunettes, il traversait les chemins comme un mât, avec un but précis, imperturbable face aux adversités et aux tempêtes de la vie. Sa fantaisie sans fin, sa gaieté, sa non-conformité aux fausses valeurs qu'on lui imposait, sa pureté d'âme, ce romantisme allié à une ironie subtile mais tranchante, cachaient une intransigeance qui allait jusqu'au sacrifice".
Dans une lettre suicidaire adressée à Vladimir Streinu, Constant Tonegaru s'est ouvert : "mon cœur... battait honnêtement pour quiconque s'en approchait...". Je ne voulais pas la faire passer en contrebande par des convictions qui ne m'appartiennent pas, c'est-à-dire qu'il n'était pas dans ma nature de faire un cirque de la poésie pour gagner mon morceau de pain". Ce "Peer Gynt de la poésie", comme l'a appelé plus tard Ion Vartic, est mort peu après sa sortie de prison, ne laissant derrière lui qu'un seul volume de poésie sous le titre "Plantations", publié en 1945 par la maison d'édition des Fondations royales. Ce volume a été suivi en 1969 par "L'étoile de Vénus", dont le manuscrit a été confié à l'imprimeur par Barbu Cioculescu, et en 2003 par "La plantation de clous", qui comprend l'ensemble de son œuvre littéraire.
Au sous-sol du Musée de la littérature roumaine, le masque mortuaire, le moulage de la main du poète et un buste réalisé par le sculpteur Ion Vlad restent des souvenirs. Le bâtiment de Bucarest où le poète Constant Tonegaru a vécu et créé entre 1932 et 1952 porte une plaque commémorative en souvenir de la disparition du poète.

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