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Plus Loin Qu’ailleurs (extraits)

 

Avant de disparaître au loin, plus loin que l’œil humain puisse lancer sa flèche, les dieux secouèrent le firmament, firent chuter sur mon front quelques fragments d’infini et insufflèrent en mon for la nostalgie de l’Absolu. Un tison ardent planté dans la chair tendre, dès la naissance : l’écho du silence frappant dans ma poitrine ; la présence en l’absence, jaillie de l’océan des âges comme une vague d’équinoxe. Comment pouvais-je souffrir que l’on m’abandonnât aux chimères du devenir, que la plus éclatante des lumières me promît au crépuscule d’un âge sombre ? Où que se tournait mon visage, je ne voyais qu’un monde aux temples d’ombres et l’ombre de l’absence recouvrant chaque atome de l’univers : des troupeaux errer à la surface de la terre, leurs fronts cogner les parois d’un labyrinthe en trompe-l’œil ; des bergers nains, boursouflés de vents mauvais, démoraliser les masses pour mieux les dominer ; des mains anonymes détourner la grande roue de l’histoire dans les chambres froides du pouvoir ; « la Bêtise au front de taureau » – vieille, laide et puissante – commander aux étoiles éteintes et aux quatre vents de cieux vidés de leur Dieu.

Ce siècle sans ciel et sans ancrage n’était qu’un mirage ; cette poignée de sable jetée dans l’océan de l’existence, qu’une fable : ce n’était pas moi. Je le savais. Je l’éprouvais. Quoi que je fisse, je demeurais spectateur ; quoi que je visse, étranger au spectacle. Ces hordes de morts vivants qui titubent au bord du vide me donnaient le vertige. Toute cette chair chaude ivre du vin de l’oubli me donnait la nausée. Tout était trop laid pour être vrai. Je priais que l’on m’arrachât au long sommeil des Hommes, que l’on m’offrît amour et vérité, conjugués à l’éternel présent. J’eusse aimé que le réel apparent tombât comme un voile au pied d’une Réalité plus vaste, qu’il s’y brûlât sur-le-champ : pour toujours. Rêves d’Ailleurs. Rêves de plus loin qu’ailleurs. Mes poumons cherchaient l’air des grands larges, celui qui manque cruellement.

 

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                       « Ainsi l’œil, égaré sur une vaste plage,
                       Voit les flots fugitifs s’éloigner du rivage,
                       Décroître, s’aplanir, bientôt n’offrir aux yeux
                       Qu’un tranquille horizon confondu dans les cieux »

                        Louis Raymond de Carbonnières

                       

Le premier amour conjure le spectre d’un monde d’adultes aux ailes rouillées, aux rêves effondrés, aux bras d’automates qui s’ouvrent devant vous mais ne se referment plus. Il prend la place du théâtre mondain, du mensonge citoyen et d’un devenir aux temples déserts, mitoyens de la misère au front ridé. Rideau. Place au soleil. À tous les soleils levants.

 

  La lumière est ici, avec elle.

 

  Elle se révèle à mon regard naturellement, comme le printemps dévoile le bleu du ciel ou l'or de votre peau. Elle retire lentement fards, masques et parures et m’offre la vision d’une elle-même ensorcelée, d’une elle-même ensorcelante : une elle-m’aime et moi aussi.

 

 Jaillie à vif d’une flamme virginale, la passion nous prend tout entiers dans son souffle animal : les étincelles du soleil parcourent nos corps au galop dans un fracas d’océans.

                

 Nous régnons en ce monde où l’être aimé devient tout, l’unique visage de ce qui n’a pas de visage, cet ailleurs sans rivage qui soudain s’offre à nu. Nous régnons en serviteurs de la première brûlure, livrés à la ferveur  et à la dictature de nos dix-huit ans.

       

 

            Nos corps sont des cygnes sauvages glissant sur la rivière du désir ; nos cœurs, deux vagues qui s’élèvent au flux et reflux de nos souffles impatients, puis replongent en leur source indivise, enterrant l’espace et le temps sous le sable mouvant d’insondables abîmes. L’immensité qui m’appelle, c’est l’océan qu’elle m’accorde, tout entier, en un enlacement. Et j’ai pour elle le même océan dans les bras. Que puis-je, sinon suivre l’onde occulte qui m’emporte loin des étouffoirs terrestres, nos corps siamois pour seule attache ?

 

  Si l’infini est sans attaches,  le sien est une attache de sang et de lumière, un lien  d’amour indénouable. Quelle âme résiste à l'ivresse du vin d’amour, et au désir d’absolu qui en pressa la vigne ?  Quels amants n’abritent point, au saint-des-saints de leurs corps entremêlés, la mémoire d’une plénitude à faire renaître ? 

 

  Nous sommes ivres ; et notre ivresse, sans descente : cinq années d’insolente beauté, de toute puissance insolée, cinq années que nous traversons comme un seul jour, une seule nuit blanche, voyageurs sans bagages sur un continent sans saisons, dans la canicule d’un été perpétuel.

 

   Et puis vient la chute.

 

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            Le pacte avec les cieux est rompu. Le paradis se dérobe sous nos pieds : un vent maudit s’obstine à nous faire chuter de plus haut que nous-mêmes, avec une patience implacable. De mois en mois, puis d’heures en minutes et de secondes en premières, chaque pierre de notre temple imaginaire s'effondre dans un lent attentat du réel.

 

 Au dernier souffle de la passion, il ne reste de nos visages qu’icônes déchues ; deux gueules d’anges déchirées par la lame d’un amour profané jusqu’aux reliques. Il ne reste que nos visages sans âme, et nos yeux inaptes à soutenir la vision de la chute.  Il ne reste qu’elle et moi : rien.  Rien que la nausée dont la sensation précède la proclamation : le désamour.

 

  Le désamour est un séisme. Il emporte la mémoire de ce qui fut sacré, de ce qui fait tout, de ce qui n’est plus. Il emporte tout dans sa chute irrésistible, même votre ombre et sa lumière. Il vous laisse à demi-mort enseveli, sous les décombres d’une rupture qui fend la terre, dans une solitude peuplée d’ombres muettes : la possession et la dépendance, l'euphorie et le manque, la fusion et l'absence sont des stupéfiants millénaires dont la faim est vaste et dont la fin dévaste.

       

 

 

 

 

 Tant de ciel perdu.

 

  Vous rêvez d’être l’exception, vous n’êtes que la règle : le premier amour vide votre sac de billes pour le remplir d’étoiles, mais cet éclair brutal porte en lui la foudre qui les éteint, finalement, toutes une à une.

 

 L’amour borde une dernière fois votre lit, et vous donne le baiser du grand soir.

 

 Pourquoi ?

 

 Pourquoi la passion n’échappe-t-elle pas au   mouvement des marées, à la loi des contraires, au va-et-vient de l’ombre et de la lumière, à la mécanique imperturbable du déclin  de toutes choses  ici-bas ?

 

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   Je demeure seul, sans le pansement d'une parole, sans le calmant d'une réponse. Les mots ne pansent plus les maux, ils perdent provisoirement de leur magie, de leur superbe. Ils sont des oiseaux sans ailes, des flèches au souffle trop court qui retombent avant d'avoir atteint leur cible. J’erre sans elle dans le déni de sa vaine absence, comme un fantôme dans l’immensité trompeuse de temples en ruine.

 

  Je dérive en silence, des jours et des lunes, sur la mer de servitude qui inonde chacune de mes cellules en deuil, avant d’échouer par la grâce du temps sur l’autre rive des amours mortes, ivre du roulis de ma douleur naufragée. En me levant, dos à la mer, face au soleil, j’entends les baguettes du futur rosser le tambour de mon cœur, comme si le temps jusqu’ici suspendu au vestige du passé frappait de nouveau à ma porte, m’ordonnant de lui ouvrir enfin, et de reprendre ensemble notre danse avortée.

  Je dois renaître de ce battement imperturbable, maintenant. Regagner le temps perdu à chercher ce qui n'est plus, ce qui n’est pas. Me lever, me reconstruire dans le vide et dans l'urgence d'un désespoir libératoire : dans la reddition de mes illusions sur l’autre, sur moi, sur l’éternité. Je sais désormais que la passion des hommes est exclusive, fusionnelle, psychotrope, mais que l'essentiel est la durée qui lui échappe, le temps qui l'écharpe.

 J’accepte ce qui est : ce que je crois être. Ce désespoir blanc, fruit paradoxal d’une pulsion vitale, me délivre de la prison du manque. Le manque est là, mais plus ici ; du moins brûlé-je de m’en convaincre, avec l’impatience de ceux qui doutent encore.

 

 

  Plus tard, la rage d’embrasser la multitude se propage dans l’or de mes cellules, quand j’entends monter dans la gorge de l’absurde ce cri d’impuissance qui m’arrache au long sommeil des sens :

 

  « Puisque tout est transitoire, je les aimerai toutes. Et aucune. » 

 

 C’est ainsi que le désir rallume pour moi son flambeau, pour moi tout entier criant femmine.

 

 

Extrait de Plus Loin Qu’ailleurs (Editions du Cygne, juillet 2013)