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Poèmes

Manifeste Orphique

 

 

 

 

 

Convoquer les lieux, les ancêtres
glisser le long des fleuves
défier l'immobile, déplacer des montagnes
partir in petto vers les confins du cosmos

Frapper d'un coup sec et précis
ce qui dans l'ordre du pouvoir enferme
s'affranchir du savoir obligé
de la pesanteur qu'on nous impose

Ouvrir des échappées si belles
qu'elles sidèrent le défricheur
ôter les œillères, les bâillons
les brûler avec le goémon

Inventer des noyaux durs
qu'on avait pas su prévoir
faire subir au mental
une brusque poussée de bas en haut

Habiter le monde sans le détruire
lever des cantiques des plaines, des brousses
se frotter au bidonville, faire de l'eau neuve
retrouver le fil de l'histoire

Errer dans les jours aplatis
en exprimer le fabuleux
prendre un éclat de lumière
allumer une idée comme un feu

Métisser la chaîne et la trame
de tout ce qui tombe sous l'œil
dans l'oreille sous la main
frôler un précipice sans fin

En ressortir plus pur, plus vrai
abolir l'obéissance docile
anéantir indifférence et mépris
se montrer patient
avec la manifestation de la vérité

D'un mot faire sauter les entraves
qui encore nous retiennent
se déshabiller de la peur
qui encore nous enclave

Ne plus mettre de barrières
entre les peuples
abandonner le pigment de la peau
pour dire qui on est

Driver les aléas intérieurs hors du corps
ne pas hésiter à louer la beauté
la chercher où elle est insoupçonnée
la trouver là où on pense qu'elle n'est pas

Reléguer la surface des choses
pour l'attirance du reflet
– la conserver pour les caresses –
s'engouffrer dans les profondeurs toutes proches

Ne pas se laisser enterrer avant l'heure
danser les funérailles quand elles sont là
ne pas oublier les prisonniers
prier si ça aide

Tailler les mots dans le diamant
couler le poème dans le flux
les cataractes, les torrents et les houles
veiller à ce que les feuilles soient vivantes au matin

Surveiller les fontaines pour les faire boire
et l'inconnu pour qu'il flamboie
pondre un œuf de temps en temps
mais pas trop souvent

Dézinguer le mensonge comme il vous dézingue
se mêler au troupeau mais rester franc-tireur
faire la sentinelle pour ceux qui dorment
renaître à loisir de ses cendres

S'ébattre sur des grèves
qui ont vu des hommes
mourir pour des guerres
qui n'étaient pas les leurs

Quitter les rails, traverser les impasses
faire proliférer les mots qui embrasent
rêver tout haut, ne pas s'effrayer de la dérive
en apprécier toute la vélocité

Briser coque, gangue, cosse, cabosse
faire du poème une énergie renouvelable
frapper la note juste pour une juste cause
faire fructifier les visages de l'amour

Naviguer de la chair à l'esprit
ou de l'esprit à la chair
de la musique à la pensée
du silence à l'invention des âmes

Allumer des ravages
dans le silence des choses tues
brandir un tison et réduire l'esclavage
exhumer un secret, exulter sous la pluie

Avec les femmes, partir planter
80 millions de palétuviers
ouvrir sa gorge comme on ouvre un calice-liberté
venir au monde, y rester, dans sa nudité

Allumer l'obscur
annuler le gène de la barbarie
trouver la veine, la percer
ne pas hésiter à frayer avec l'ombre

Suivre les voies de Vénus
goûter son écume
conjurer les désastres
nourrir son âme de fulgurance et d'infini
boire le ciel

Balbutier les matins de barreaux
ouvrir toutes les cages
répertorier le rythme de chaque être, de chaque chose
en épouser la respiration jusqu'à l'extase

Naviguer en aveugle vers une côte
où se pressent des pirogues peintes
où les enfants sillonnent
entre les tambours chaloupés et les filets

Faire pousser la musique
dans les caves et dans les champs
célébrer la splendeur de la lande
démesurément

Quitter la réclusion volontaire
lancer un regard incendiaire
à ce qui nous a brisés
d'un geste, rendre les briseurs obsolètes

Alors, on pourra entrer en rébellion ouverte
remettre l'imagination en selle
à chaque moment du jour et de la nuit

Alors, on verra les jeux de mots
pousser sur les arbres
avec à chaque nœud, de chaque branche
un charbon ardent

On verra partout le soleil à minuit
la braise couvrira la surface des lacs
on ira pleurer de joie
devant la candeur des jardins.

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

(ou bien)

 

 

 

 

 

1

 

 

 

Pour être libre
je me fonds à la brume
ainsi peut-être, inch’allah
je passerai de nébuleuse à planète

A la recherche d’un rivage
pour célébrer les vagues
qui se déroulent
sans témoin

je chanterai vos rêves égarés
oscillant tout le jour
entre deux sommeils diffus
refusés par votre nuit

sans jamais rompre le lien
de contempler la mer
pour que la vie revienne
dans le morne de vos yeux

et raviver le cœur
empli d’ombre de ceux qui ont perdu
jusqu’au souvenir de leur voix
noyée par tant de cris.

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 

2

 

 

 

Pour Brigitte Maillard

 

 

 

La chambre scellée
laisse passer les oiseaux
ainsi l’extérieur s’invite encore en moi.

L’absence d’horizon
ouvre toutes les perspectives
un coin de nuage figure l’univers.

Fenêtres closes, je vois le monde, sa splendeur
et celui que l’homme en son horreur
fait virer à sa perte.

L’acharnement d’êtres chers,
le fil d’une lame
la lente et sure diffusion du poison.

C’est de là qu’au sortir des tempêtes
après le ravage du ciel et des flots
dans le calme de la nuit finissante

le flou du matin qui frissonne
des cicatrices miraculeuses couvrent mon corps
la faculté d’oubli si fertile.

C’est ainsi que parfois, je sais
réduire le mensonge et pour un bref moment
recoudre le ciel et la terre.

Un œil lavé, un corps léger, un sang neuf et clair
de cette brèche s’élèvent
de nouvelles musiques

Sans partition, sans métronome
une coulée de mots s’écrit seule à plein flot
à la fois source, chute et envol.

 

 

 

 

 

3

 

 

Pour Paul Dirmeikis

 

 

 

Ma pensée au ciel s’allonge
la lumière monte dans les nuages glacés
pour suivre les flots de l’air.

Ainsi ma pensée, à peine un murmure
entre la mémoire de l’avant
et l’image à venir.

Parfois, le bonheur d’une voix ténue
perce le ciel jusqu’à des hauts-fonds
de réseaux inespérés.

Plus d’abscisse, plus d’ordonnée
juste l’incertitude
d’une ouverture sans borne

comme un banc d’oiseaux
se dissipe et se rassemble
à la pointe du jour.

Entre la mémoire et l’imaginé
se tressent dans le ciel
des résilles incalculées.

Rien que le flux, invisible à l’œil nu
de ce qui met la pensée
en transe.

Des veines de sang rosé
de lait bleuâtre
irriguent ma tête et les nuées.

Dans le ciel glisse un chant
une louange, un esprit, un ange
un poème fantôme.

Aux berges effacées
le silence devient prière
dans cette grâce, les larmes du sacré.

 

 

 

 

 

4

 

 

 

Mort de Julien Gracq

 

 

 

 

La ville que j’ai délaissée, tentacule
le monstre inachevé
fut rasée par un rayon.

La presqu’île
pour toujours flétrie a sombré
dans les eaux de pestilence.

Pourtant la route exaltée résonne
comme un chant et la forêt lancinante
se prend d’un envol brutal.

Pas à pas la rivière si difficile
à percevoir dévoile ses racines
et se met à mourir sous mes yeux.

A découvert, un château aléatoire
se recule à l’infini
un balcon fragmentaire s’ennuage.

A l’envers de mon œil, l’océan
danse sur la corde raide
le rivage en gloire monte au ciel.

 

 

 

 

 

5

 

 

 

Sur le chemin, au-dessus du chemin
sous la falaise et sous la glaise
sous le feu nourri d’une géante rouge
ou d’une super nova

l’instant se compacte et remplit tout l’espace
j’éteins l’obscur et me retrouve partout
vaporisée en grains de poussière
dans les particules de l’air.

Je parle une langue inconnue
mais transparente
les mots sont des graines, des ferments
des levains, des racines plongeantes, des filaments

Une langue de lumière surgie
d’un trait obscur dans le ventre du ciel
comme un amour éclose le clair
sous les arches de la nuit

Car les amants du soleil filtré ou de l’aube
qui savent s’ouvrir à l’univers
au-delà même
de toute mémoire

éprouvent l’espace
comme un corps sans limites
par cette flamme qui nourrit nos langues
au lait de l’invisible

Cet instant où tout à la fois
– parturiante de l’infini –
on vient, on est au monde
on accouche de mondes inédits

lorsque la nuit n’oublie aucune enclave
s’élance vers un nouveau jour, plus véloce
éblouit sans détruire
au seuil d’un être dont on ne sait rien

Il suffit d’un mot, d’un germe
un lieu, un dieu qu’on n’a pas convoqué
d’une question immense
qui ne trouve pas de réponse

dans un brusque changement
de l’espace et du temps
baignée par la nudité du rivage
cette flamme explique la nuit

comme une âme.