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Poèmes à dire, anthologie de Z. Bianu

Il y a un paradoxe certain à publier un livre intitulé "Poèmes à dire", là où il aurait fallu un enregistrement sonore.  Mais le coût de ce dernier aurait sans doute été prohibitif… Zéno Bianu, l'auteur de cette anthologie, signe une présentation captivante où il explique et situe précisément les choses : "Vous lisez ces textes des yeux, et vous sentez qu'ils ont été écrits à voix haute – et qu'ils exigent, peut-être, de recouvrer cette voix. Vous sentez qu'il convient de les dire pour faire surgir tout leur secret (pas toujours visible à l'œil nu)." Dès lors, le territoire qu'explore "Poèmes à dire" est parfaitement circonscrit : "Les poèmes choisis ici […] marquent, chacun dans leur registre, leur filiation avec toutes les traditions orales de la planète […]. Ils en reprennent les procédés majeurs : échos, répétitions, refrains, énumérations, ritournelles, etc. Soit une respiration, un rythme, une danse vocale – l'écriture d'un corps." Affirmations qui viennent en contradiction avec cette autre trop péremptoire me semble-t-il : "Car le poème est toujours l'énergie d'une voix – il est chant…". Non, pas toujours ; la poésie visuelle, la poésie spatiale (d'un Pierre Garnier, par exemple) échappent au chant, elles se situent ailleurs ! "Poèmes à dire", par son titre même, suggère donc à l'amateur de remplacer la lecture silencieuse par la voix…

      L'exercice de l'anthologie est dangereux pour l'anthologiste. On l'accusera diversement. Pourquoi tel auteur et pas tel autre ? C'est l'éternel reproche, à quoi l'on rétorquera que c'est d'abord un choix personnel. Au lecteur alors de constituer la sienne selon le beau mot de Paul Éluard qui disait en substance que le plus beau choix de poèmes était celui que l'on faisait pour soi. Ou de collectionner les anthologies pour avoir une vue précise (tant que faire se peut) du sujet abordé. Mais il est une autre critique plus pertinente : ce livre est publié dans la collection de poche Poésie / Gallimard. Et, comme par hasard, quand on examine les sources, sur 101 poèmes réunis, environ la moitié provient du fonds d'éditeurs appartenant aujourd'hui au groupe Madrigall (l'anagramme ne dissimule guère Gallimard) créé par Antoine Gallimard il y a quelques années… Le choix  ressemble alors plus ou moins à un catalogue… Cette pratique n'est pas isolée, de nombreux anthologistes fonctionnent ainsi, sans doute sur instructions de l'éditeur de l'ouvrage. Car l'édition est d'abord une affaire d'argent et là, il s'agit de faire quelques économies sur l'achat des droits. Le choix est alors singulièrement limité car une bonne partie de l'édition de poésie se fait en dehors des grands éditeurs soucieux avant tout de rentabilité. Mais c'est un autre débat qu'il faudrait ici ouvrir !

           Faut-il, pour autant, bouder son plaisir ? Certes non ; un plaisir qui peut revêtir sans doute diverses formes selon les goûts du lecteur. Si les poèmes choisis par Zéno Bianu illustrent parfaitement les procédés qu'il énumère dans sa préface, ces mêmes poèmes toucheront ou non, plus ou moins, peu ou prou la sensibilité des uns et des autres. Pour ma part, mes préférences vont à Appollinaire (et son Émigrant de Landor Road), Pierre Reverdy, Paul Éluard, Antonin Artaud (et son Van Gogh, le suicidé de la société)… Mais il y a aussi Aragon (l'insolence et l'extrême liberté de ton de Poème de cape et d'épée – faussement intitulé Poèmes … et imprimé en romains ! me réjouissent), la gravité de la Berceuse à Auschwitz de Pierre Morhange, l'humour de Léon-Gontran Damas dans Solde… Et si Zéno Bianu a retenu un extrait de Codex de Maurice Roche, je reste sur l'expectative car ce poème est à égale distance de la poésie visuelle et de la poésie sonore… Et puis, il y a des poètes plus rares comme Bernard Noël, Franck Venaille (que j'ai découvert, il y a longtemps, dans Action poétique et dans Chorus), et quelques autres…

      ... que j'ai appréciés pour diverses raisons (idéologiques, sentimentales, littéraires, personnelles…) qui n'ont rien à voir avec les critères de Zéno Bianu ni avec l'aspect sonore (encore que…). C'est là que le poème va droit au cœur, indépendamment du choix de l'anthologiste. Et je ne doute pas qu'il en sera ainsi pour nombre de lecteurs de ce livre.